Article body

Introduction

Au cours des trois dernières décennies, nous avons assisté à la multiplication des dispositifs institutionnels de participation. La gestion participative et le partenariat font dorénavant partie du discours et des pratiques des administrations publiques (Thibault, 1995). Ils constituent notamment une réponse à une demande d’implication active des acteurs sociaux dans les décisions affectant la cité et la gouverne de l’État. La création de nouveaux arrangements institutionnels axés sur la participation de la société civile exige de redéfinir le rôle de l’État dans la gestion des rapports sociaux ainsi que dans l’orientation et les modalités du développement.

À l’instar d’autres domaines d’intervention publique, la gestion de l’environnement s’oriente maintenant davantage vers une approche collaborative, responsabilisante et territorialisée. Dans le domaine plus spécifique de l’évaluation des impacts sur l’environnement (ÉIE)[1], la plupart des dispositifs, mis en place par plus d’une centaine de pays et d’organisations à travers le monde, comportent des dispositifs participatifs. Les modalités de participation varient d’une juridiction à l’autre en ce qui concerne notamment l’identification des participants, l’ampleur et le moment de la participation. Toutefois, la plupart de ces dispositifs comportent l’obligation de rendre publique l’information sur le projet, ou encore prévoient la possibilité de tenir des consultations. Plus récemment, des processus de négociation et de collaboration multipartite, fonctionnant sur une base régulière, sont apparus tels les comités de vigilance ou de suivi environnemental. Avec la création de procédures d’ÉIE et de dispositifs permettant la participation des acteurs sociaux aux décisions d’environnement, d’aucuns parlent de l’émergence d’une nouvelle « gouvernance environnementale » qui favoriserait le développement durable ou DD (Bruhn-Tysk et Eklund, 2002).

Cependant, même si la participation des acteurs sociaux à la gouvernance environnementale est une valeur largement acceptée, cela ne constitue pas une raison pour faire l’économie d’un questionnement sur son apport réel aux plans social, politique et administratif. L’idée que la participation a davantage valeur de symbole démocratique que d’outil efficace de gestion, de coordination des actions et de développement favorisant une répartition plus équitable du pouvoir entre les acteurs sociaux au sein de la société, est encore répandue parmi les participants et les observateurs. L’examen détaillé de cas portant sur une nouvelle gouvernance environnementale nous permet d’effectuer une confrontation entre la théorie et la pratique, entre une croyance et des faits.

Dans le présent article, nous présentons les résultats d’une étude de cas sur la participation des acteurs sociaux à l’évaluation et au suivi des impacts du mégaprojet industriel d’Alma au Saguenay–Lac-Saint-Jean[2] (Alcan). La question centrale à laquelle nous tentons de répondre est la suivante : dans quelle mesure la participation des acteurs sociaux, tant à l’étape de l’évaluation (audiences publiques) qu’à celle du suivi des impacts (comités multipartites), a : 1) contribué à l’identification et à la prise en compte des conséquences sociales et environnementales du projet ; 2) favorisé un dialogue entre les acteurs sociaux ; 3) permis un arbitrage plus équitable des intérêts coprésents ; 4) contribué à une meilleure répartition du pouvoir entre les acteurs sociaux dans le sens d’une maîtrise sociale territoriale (Côté, 2004).

Notre étude de cas s’inscrit dans une réflexion plus globale sur la place d’une gouvernance environnementale participative, quatrième pilier d’un développement durable viable, à ajouter à la trilogie environnement, économie et social. Le présent article se compose de trois parties : 1) définition des concepts centraux à l’analyse, 2) présentation et description du cas à l’étude selon les formes et les étapes de la participation des acteurs sociaux, 3) analyse et bilan de la participation et de la conduite des acteurs. Enfin, en conclusion, nous revenons sur la question en sous-titre : la nouvelle gouvernance, pratique ou utopie ?

De la gouvernance environnementale à la participation citoyenne

Le concept de « bonne gouvernance » a été popularisé dans les années 1980 par les organisations du milieu financier et du développement international (Hewitt de Alcantars, 1998). Certaines études sur la gouvernance situent l’exercice du pouvoir en dehors de la sphère de l’État à proprement parler et l’étendent aux acteurs sociaux et économiques, aux processus, ainsi qu’aux réseaux qui se constituent dans la société civile[3].

Cette réflexion répond à des préoccupations de nature descriptive, car elle vise à créer un nouveau cadre théorique pour décrire les changements qui se produisent actuellement dans l’exercice du pouvoir (Merrien, 1998), et qui se traduisent par le renforcement des régimes[4], véritables entités de pouvoir qui agissent en marge des gouvernements et des États nationaux. La manifestation la plus concrète de ce phénomène serait la création d’organismes de coordination à l’échelle internationale (Organisation mondiale du commerce, Banque mondiale, Fonds monétaire international) qui échappent au contrôle des États nationaux (Jessop, 1998). Le renforcement des régimes s’observe également à l’échelle nationale et locale dans le contexte du changement du rôle de l’État, de dirigeant à coordonnateur, et de la présence grandissante du secteur privé dans les affaires publiques et sociales.

La réflexion autour du concept de gouvernance répond également à des préoccupations de type normatif, car elle s’inscrit dans une recherche de nouvelles approches de gouverner. Rendre le « gouvernement de l’État » plus flexible face à la complexité grandissante de la société et le rendre plus efficient dans le contexte de la crise financière des institutions publiques constituent des thèmes qui reviennent constamment dans la littérature sur la gouvernance.

Parallèlement à cette approche néolibérale, des chercheurs en sciences sociales ont adopté et fait valoir une approche humaniste axée sur la transformation sociale[5]. Par exemple, certains utilisent l’expression « gouvernance territoriale » pour désigner l’apparition de nouveaux mécanismes de l’action collective au sein des territoires. D’autres encore y voient une concertation entre une pluralité d’acteurs, allant de l’État au marché en passant par la société civile (Morin, 1998). Enfin, des auteurs voient dans la gouvernance un quatrième pilier du développement durable viable, au même titre que l’économique, le social et l’environnemental (Loinger, 2004). À la suite de ces auteurs, à travers une perspective de développement durable viable, nous abordons la gouvernance comme une conduite collective décisionnelle, réunissant tous les acteurs territoriaux selon un mode partenarial, en vue d’une planification et d’une gestion mieux intégrée des ressources et d’une prise en considération des conséquences environnementales et sociales des changements (Gagnon, 2001a). Cette gouvernance s’appuie sur une participation citoyenne et responsable.

Toutefois, plusieurs recherches empiriques tendent à démontrer que la pratique, liée aux efforts de changement social, a rarement été à la hauteur des espérances et de la théorie. La nouvelle gouvernance, orientée sur la transformation sociale par une gestion participative, collaborative, voire partenariale, a souvent été entravée par des contraintes politiques et financières. Comme le souligne Atkinson (1998), les exemples ne manquent pas où il a fallu que les partenaires se plient à des systèmes de gestion, de prise de décision et de représentations dans lesquels les objectifs et le poids des acteurs plus faibles se sont dilués, coupant court à une décision libre, éclairée et collective. Du reste, comme le souligne ce dernier :

Les partenariats ne se développent pas dans des espaces vides et leur développement ne saurait être un processus neutre. […] La constitution et le fonctionnement de tels partenariats seront toujours biaisés au bénéfice de la coalition dirigeante, à ce point que la participation de la population, au lieu d’augmenter son pouvoir, peut très bien lui en ôter encor.

Atkinson, 1998 : 80

Ce point de vue rejoint les critiques formulées par Kothari (2001) concernant les pratiques partenariales. Contrairement au postulat répandu voulant que la participation des acteurs sociaux aux processus décisionnels permette la réalisation de projets mieux adaptés à la réalité locale et suscite des processus d’empowerment (ou prise en charge du développement) à l’échelle locale, cette dernière défend plutôt la thèse que la participation encourage la réaffirmation du contrôle et du pouvoir par les acteurs dominants, qu’elle peut conduire à la création de normes sociales à travers l’autosurveillance et la construction de consensus, et qu’elle « purifie » la connaissance et les espaces de participation à travers la codification, la classification et le contrôle de l’information, ainsi que son analyse des représentations.

Les critiques sur les pratiques participatives associées à une nouvelle forme de gouvernance sont fort nombreuses. Par contre, les analyses montrant les enjeux, les gains et les pertes de tous les partenaires se font plus rarissimes. En adoptant une triple perspective épistémologique, à la fois empirique, phénoménologique et critique, une étude de cas approfondie a permis de mieux évaluer le poids des acteurs sociaux dans le processus de gouvernance environnementale, impliquant notamment un acteur territorial dominant, la multinationale Alcan, implantée dans la région du Saguenay–Lac Saint-Jean depuis plus de soixante-quinze ans[6].

La participation des acteurs sociaux à l’évaluation et au suivi des impacts du projet à l’étude a été analysée sur trois plans : 1) les conditions de la participation, 2) la conduite des acteurs sociaux et 3) les résultats de cette participation du point de vue de l’empowerment des acteurs locaux.

Les concepts opératoires d’analyse

L’étude des conditions de la participation vise à déterminer la nature de l’opportunité de participation offerte aux acteurs sociaux : les participants, le moment de la participation dans le processus décisionnel, le mode participatif, la portée de la participation, etc. Pour étudier le processus, nous nous sommes intéressés à la théorie de l’action communicative Theory of Communicative Action (TCA) d’Habermas et l’application qu’en font Webler et Tuler (2000). Les auteurs proposent un modèle basé sur deux métacritères : l’équité et la compétence. La notion d’équité renvoie à ce que les participants sont autorisés à faire dans un processus décisionnel délibératif, à savoir : être présent, s’exprimer, participer aux discussions (demander des clarifications, s’opposer, questionner, débattre), participer au processus de décision (résoudre les désaccords et clore la controverse).

L’autre concept opératoire concerne la conduite des acteurs. Cette dimension s’impose de plus en plus dans les études sur la participation qui s’intéressent à l’attitude des acteurs sociaux et à leur implication dans les dispositifs participatifs (Margerum, 1999), à l’effet de facteurs comme la culture et l’histoire pour expliquer le degré de participation (Botes et van Rensburg, 2000), aux attitudes et à la capacité des acteurs sociaux à saisir l’occasion de participer (Palerm, 2000). En somme, la prémisse de ces recherches est que les dispositifs participatifs n’interviennent pas dans un vacuum social. Dans notre étude de cas, nous nous sommes intéressés à la conduite des acteurs comme révélateur des normes et des pratiques sociales et culturelles existantes dans le milieu d’accueil, et à leur influence sur l’efficacité de l’évaluation des impacts environnementaux (ÉIE) comme outil favorisant la maîtrise sociale du changement.

Enfin, le concept d’analyse des résultats a été retenu afin de confronter notamment la théorie et la pratique et d’amorcer une réflexion sur la plus-value de la participation des acteurs sociaux aux processus décisionnels. Le concept d’empowerment, à l’instar du DD, s’appuie sur une participation citoyenne (Rich et al., 1995), sur un partenariat favorisant la santé de la communauté et le développement des individus (Fawcett et al., 1995). À la suite de Le Bossée et Lavallée (1993), retenons que l’empowerment est :

[…] un processus par lequel une personne, qui se trouve dans des conditions de vie plus ou moins incapacitantes, développe, par l’intermédiaire d’actions concrètes, le sentiment qu’il lui est possible d’exercer un plus grand contrôle sur les aspects de sa réalité psychologique et sociale qui sont importants pour elle ou pour ses proches. Ce sentiment peut déboucher sur l’exercice d’un contrôle réel.

Le Bossée et Lavallée, 1993 : 17

Comme le suggère cette définition, l’empowerment décrit à la fois un processus « empowering » et un état « empowered » qui, par extension, ne s’appliquent pas uniquement à l’individu, mais également à l’organisation et à la collectivité (Zimmerman, 1995 ; Rich et al., 1995). Selon Whitmore et Kerans (1988), la clé de l’empowerment est la participation, qu’ils décrivent comme un processus de développement. L’élément central de ce processus est l’étendue du pouvoir que peuvent exercer les participants dans le processus décisionnel (p. 51). Cependant, selon Rich et al. (1995), la participation ne conduit pas nécessairement à l’empowerment. La participation au processus décisionnel peut être « empowering » ou « disempowering » selon la nature et l’issue de l’expérience. Le « disempowerment » se produit lorsque les citoyens ou la communauté perdent la maîtrise de la gestion de leurs affaires et cela, même si, comme l’ont démontré les auteurs, les citoyens ont eu l’occasion de participer au processus décisionnel. C’est à partir de ces concepts dits « opératoires » que nous analyserons le cas à l’étude.

Le cas de la participation des acteurs sociaux à l’implantation du mégaprojet industriel d’Alcan à Alma (Québec)

Le cas étudié est intéressant sur plusieurs plans. D’abord, sur le plan des dispositifs mis en place pour favoriser la participation, l’ampleur des moyens déployés est considérable. D’entrée de jeu, il importe de mentionner que le complexe d’Alma est un des premiers projets industriels assujettis à la Procédure québécoise d’évaluation et d’examen des impacts sur l’environnement (PÉEIE). La procédure comporte l’obligation pour le promoteur de réaliser une étude d’impact suivant la directive du ministre de l’Environnement et la possibilité de tenir une enquête et une audience publiques sur le projet par le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), une agence gouvernementale créée à cette fin. De plus, même si cela n’est pas prévu formellement à la procédure, suivant la recommandation du ministre de l’Environnement dans sa directive, le promoteur a tenu une consultation au moment de réaliser l’étude d’impacts, soit avant l’enquête et l’audience publiques du BAPE.

En cours de procédure, les acteurs territoriaux se sont mis d’accord pour former deux comités multipartites de suivi (l’un centré sur la maximisation des retombées économiques lors de la construction et l’autre, sur les impacts environnementaux de l’aménagement industriel). De plus, une équipe de recherche de l’UQAC s’est engagée à faire un suivi des incidences sociales (www.uqac.ca/msiaa).

Ensuite, sur le plan des enjeux soulevés par le projet, la construction du complexe industriel est susceptible de modifier, à divers degrés, positivement ou négativement, plusieurs dimensions de la « qualité de vie » des communautés environnantes (la qualité de l’environnement, l’économie locale en lien avec la création d’emplois et les retombées pour les entreprises régionales, l’aménagement et la modification d’infrastructures de transport, l’accès au logement, etc.).

Enfin, il importe de préciser que le projet intervient dans un contexte économique difficile après la perte de plus de 6500 emplois dans le secteur de la production de l’aluminium dans la région du Saguenay–Lac Saint-Jean (SLSJ) au cours des trente dernières années. Le projet bénéficiait donc d’un niveau élevé d’acceptabilité sociale compte tenu de ses retombées économiques. D’ailleurs, il était convoité depuis une quinzaine d’années par la Ville d’Alma, attirée par les retombées fiscales estimées à plus de six millions de dollars.

Les quatre dispositifs participatifs mentionnés précédemment ont été analysés. D’abord, en ce qui concerne la préconsultation organisée par le promoteur, 2181 personnes ont assisté aux 45 rencontres. Les publics les plus fortement représentés sont les employés de l’entreprise (1488), des représentants du milieu économique (269) et les voisins (181).

Quant à l’enquête et l’audience publiques du BAPE, 12 personnes ont participé à la première partie de l’audience[7]. Pour la deuxième partie, 40 mémoires ont été déposés et deux interventions verbales ont été réalisées. Seulement 11 personnes (26 %) sont intervenues en leur nom propre ; la majorité des intervenants étaient constituée des représentants de groupes organisés. Dans cette catégorie, près de la moitié représentait des organismes publics et privés à vocation économique. Au-delà de ces chiffres, l’analyse des résultats des consultations sur le plan du contenu démontre le peu d’opposition manifestée. L’enjeu économique dominant a eu pour effet de bloquer tout questionnement critique.

Le Comité d’aménagement et de suivi environnemental (CASE)[8] a été créé le 2 mars 1998 par une résolution du conseil municipal de la Ville d’Alma, au moment où débutaient les travaux de construction. Ce comité avait pour mandat de participer à la planification de l’aménagement du site, de contribuer à minimiser les effets nuisibles des travaux de construction et de faciliter les communications avec les citoyens voisins du site. Mais, en réalité, l’activité principale du comité a consisté à faire la liaison entre le promoteur et les personnes ou organismes représentés au sein du comité. Durant la période de nos observations, de janvier 1998 à décembre 2000, le CASE s’est réuni 16 fois à une fréquence non déterminée.

Le Comité de suivi pour la maximisation des retombées économiques a été créé le 11 novembre 1997 par le conseil d’administration du Conseil régional de concertation et de développement (CRCD) de la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean[9]. Son mandat consistait notamment à contribuer à l’atteinte, et même au dépassement du potentiel estimé de retombées économiques aux plans local (14 %) et régional (46 %), à faire le suivi des résultats obtenus et à faciliter la communication entre les différents partenaires de cette démarche. Dans les faits, ce comité a servi à faire un arbitrage entre les entreprises régionales et la multinationale. Durant la période de nos observations, soit de janvier 1998 à avril 2001, le comité s’est réuni 31 fois jusqu’à l’octroi des derniers lots de construction.

Le bilan de la participation et de la conduite des acteurs [10]

Malgré ces dispositifs, le bilan de la participation des acteurs sociaux à l’évaluation et au suivi des impacts est plutôt partagé. En effet, la participation semble avoir eu peu d’effet sur l’empowerment de la communauté locale, Alma, et, plus particulièrement, des voisins immédiats du site industriel affectés directement par les travaux de construction[11]. Également, la participation n’a pas eu d’effet significatif sur la façon de faire du promoteur. Nous analysons ces résultats à partir de deux types de facteurs : 1) les facteurs institutionnels, soit la procédure d’ÉIE et les dispositifs participatifs afférents, et 2) les facteurs sociaux, soit la conduite des acteurs.

En ce qui concerne les facteurs de type institutionnel, rappelons d’abord que l’ÉIE intervient tardivement dans le processus décisionnel, soit après que les principales composantes du projet furent déterminées par le promoteur. Aussi, le choix du site, décision déterminante sur le plan des incidences sociales puisque le complexe industriel est situé en milieu habité, n’a pas été soumis à l’ÉIE ni à la consultation. L’analyse comparative des sites envisagés a été réalisée avant le déclenchement de l’ÉIE. Le rapport d’étude d’impact se limite à présenter sommairement les considérations économiques et politiques sur lesquelles s’appuie la décision[12]. Le deuxième facteur explicatif concerne la qualité et la pertinence de l’information produite par l’ÉIE. L’étude d’impact qui comporte de nombreuses lacunes[13] ne permet pas d’établir les enjeux du projet. Par exemple, malgré la somme des informations colligées dans l’étude d’impact sur les émissions atmosphériques et les rejets liquides estimés, il est pratiquement impossible de savoir si la réalisation du projet a un effet sur la santé des populations limitrophes ou s’il y a des risques associés. Le troisième facteur, influençant négativement le bilan de la participation, concerne l’absence d’une méthode d’intégration des données tout au long du processus d’ÉIE. En effet, chaque étape a donné lieu à la réalisation de rapports de synthèses distincts[14] qui se caractérisent par une structuration de l’information différente, rendant leur usage très difficile aux fins de la compréhension des enjeux et de suivi des impacts. Peut-on alors parler de participation éclairée ? Le quatrième facteur retenu concerne le suivi des préoccupations des participants. Les deux consultations n’ont pas servi à identifier et à prendre en compte des conséquences sociales et environnementales dans la planification du projet et l’élaboration de mesures de suivi, mais plutôt à répondre aux questions des participants et à trouver des solutions de communication publique aux problèmes susceptibles d’en affecter l’acceptabilité sociale. En nous basant sur l’information disponible, nous n’avons pas trouvé d’indication, ni chez le promoteur, ni dans les comités de suivi, sur la manière dont celles-ci ont été considérées ou incorporées à un moment ou l’autre de l’évaluation et du suivi. En ce qui concerne plus particulièrement l’audience publique, après une analyse approfondie du verbatim et de l’ensemble de la documentation, il apparaît clairement que plusieurs préoccupations, valables selon nous, par exemple celles relatives à la santé, n’ont pas été analysées.

À l’étape du suivi, les attentes et les préoccupations sociales exprimées lors des consultations sont demeurées sans réponse. Aussi, le CASE n’a établi aucune procédure de suivi des impacts au sens propre du terme[15], c’est-à-dire une procédure par laquelle on relève et analyse les impacts pouvant résulter de changements non prévus ou de changements qui ont été anticipés, mais mal évalués dans l’étude d’impact, ce qui n’est pas sans conséquence. En effet, par exemple, en réaction aux plaintes reçues des résidants d’un quartier concernant la circulation intense de véhicules lourds, le comité a proposé des mesures d’atténuation pour améliorer la sécurité et réduire les inconvénients. Des mesures ont été prises pour réduire et appliquer les limites de vitesse, ainsi qu’un nouvel horaire limitant les activités de transport à certaines heures. Mais aucune évaluation des impacts n’a été faite. Aussi, les changements occasionnés par l’augmentation de la circulation pour les populations riveraines comme le niveau de bruit ambiant, la contamination de l’air par le sable, la sécurité des résidants, ainsi que les conséquences sociales de ces changements, comme la perte de sommeil, l’augmentation du stress, les changements d’habitude de vie, les risques d’accident, n’ont pas été documentés ni analysés (Côté, 2001). Même si rien n’avait pu être fait parce qu’il était impossible d’arrêter la circulation, ce qui aurait eu pour effet de ralentir, voire d’interrompre les travaux de construction dont l’exécution était assujettie à un échéancier serré, les informations sur les impacts de la circulation auraient pu contribuer à sortir de l’isolement les résidants qui avaient décidé d’exprimer leur mécontentement dans la communauté qui les considérait d’entrée de jeu comme des « chialeurs ».

Par ailleurs, au regard de la conduite des acteurs, il est important de mentionner que le projet était perçu par les politiques et la majorité de la population comme essentiel à la survie de la communauté, et partant, bénéficiait d’un niveau élevé d’acceptabilité sociale. L’entente tacite entre le promoteur et la communauté à cet égard peut être résumée de la façon suivante : sous réserve de la volonté du promoteur de réaliser le projet en partenariat avec le milieu, voire de faire preuve de transparence en diffusant l’information sur le projet et en participant à des instances multipartites de suivi, ainsi que de prendre des mesures pour maximiser les retombées du projet en favorisant la participation des entreprises et l’embauche de main-d’oeuvre à l’échelle locale et régionale, le milieu est prêt à faire des sacrifices pour permettre la réalisation du projet.

Selon notre analyse, cette « entente tacite » a eu pour effet d’empêcher une réelle liberté d’expression. Aussi, plusieurs groupes parmi les plus critiques des activités d’Alcan dans la région ont choisi de ne pas se présenter à la préconsultation et de ne pas participer à l’audience publique du BAPE[16]. Également, l’entente a eu préséance sur toutes considérations qui auraient pu émerger du processus d’évaluation et de suivi des impacts. Les consultations ont été plutôt l’occasion pour les leaders politiques et économiques de rappeler les termes de l’entente tacite, entre le promoteur et la Ville d’Alma. Plusieurs participants aux consultations avaient même tendance à minimiser les impacts du projet, et cela, même s’il avait été démontré lors de l’audience publique que, malgré l’utilisation de technologies modernes, le mégacomplexe d’Alma avait pour conséquence d’augmenter le niveau des émissions de certains contaminants comparativement à l’ancienne usine.

Le niveau élevé d’acceptabilité sociale a eu en outre une incidence sur le travail des comités de suivi. Lors des entrevues réalisées avec les membres du CASE, certains ont déploré l’attitude wait and see du comité, l’expliquant par le niveau élevé d’acceptabilité sociale et la pression ressentie parmi les membres pour qu’ils soient tolérants. Dans le cas de la circulation intense de véhicules lourds dans un quartier résidentiel, lors de la construction, plusieurs membres du comité répétaient, à l’instar des commentateurs dans les médias et de plusieurs élus, que les protestataires n’étaient pas les seuls affectés par les travaux de construction et qu’ils devaient être patients, et cela, d’autant plus qu’il s’agissait d’inconvénients temporaires (Côté, 2001).

En somme, il ressort que la procédure d’ÉIE et les dispositifs participatifs afférents n’ont pas induit de processus d’empowerment. Les dispositifs n’ont pas favorisé une prise en compte réelle des préoccupations des participants et des enjeux du projet et l’amorce d’un processus de réflexion à l’échelle de la communauté basé sur les résultats de l’ÉIE. Ils ont plutôt servi à encadrer un processus de négociation en continu des conditions de réalisation du projet. Les dispositifs n’ont pas suscité parmi les participants au suivi l’émergence d’un sentiment de compétence par rapport aux impacts du projet et le développement de la capacité de faire valoir leurs intérêts. En outre, la participation aux comités multipartites n’a pas donné lieu à un processus d’appropriation du suivi de la part de leurs membres qui se percevaient comme des observateurs plutôt que comme des participants actifs du suivi. De plus, les dispositifs de participation n’ont pas permis le développement de la capacité des participants à influencer les décisions sur le plan des moyens : les connaissances, les ressources matérielles et la capacité de convaincre. Enfin, le bilan de la participation, quant à la capacité des autorités et des citoyens à travailler ensemble afin d’en arriver à des décisions qui permettent de régler les problèmes ou d’obtenir les résultats désirés, est plutôt décevant. Le cas de la circulation intense de véhicules lourds sur le territoire urbain illustre le manque de communication entre la Ville, les citoyens et Alcan.

Conclusion

Eu égard aux concepts de gouvernance environnementale et de participation citoyenne, favorisant l’émergence d’un nouveau modèle de développement durable et viable, les résultats de cette étude de cas tendent à démontrer que la procédure d’évaluation environnementale québécoise et même la formation volontaire de comités de suivi n’ont pas engendré de processus d’empowerment, de renforcement des capacités des acteurs territoriaux, voire une meilleure maîtrise par la communauté d’accueil d’un aménagement majeur sur leur territoire d’appartenance. La participation a eu pour conséquence une mise en valeur et un contrôle de l’acceptabilité sociale, par les acteurs dominants (la Ville et le promoteur), au détriment des acteurs faibles, plus démunis, moins organisés et non présents (générations futures). Dans le présent cas, la participation a contribué à renforcer les normes sociales tacites, favorisant ainsi l’autocensure, étant donné l’existence d’un consensus préalable à la participation formelle.

Le cas étudié révèle les limites de la participation citoyenne aux décisions touchant l’environnement, basée exclusivement sur une démarche formelle de nature légale et des stratégies participatives basées exclusivement sur l’initiative individuelle et la volonté de ces derniers d’exprimer leurs préoccupations ou leur opinion ouvertement lors d’une consultation ou au sein de comités multipartites. Comme on l’a vu, les pressions exercées au sein de la communauté, qui percevait le projet comme essentiel à sa survie en raison de l’importance de ses retombées économiques, ont fait obstacle à une participation libre et éclairée où les options demeurent ouvertes jusqu’à l’autorisation du projet. Ce type de situation, qui n’est pas forcément unique – pensons seulement aux pays en voie de développement ou encore aux territoires fragilisés – demande à revoir les formes et les conditions de participation citoyenne, notamment là où l’enjeu économique domine. En effet, l’identification et la prise en compte des conséquences sociales du projet, les modalités de dialogue entre les acteurs sociaux, l’arbitrage plus équitable des intérêts coprésents, tout cela nécessite des modes de participation adaptés à ce type de contexte social, économique et politique. Les lieux de participation formelle de même que les comités de suivi devraient être indépendants du promoteur. Les organisations responsables de la participation publique, dont le BAPE, devraient aussi garantir, au besoin, l’anonymat, fournir à la communauté une analyse plus fouillée de l’ensemble des préoccupations publiques, assurer un suivi des préoccupations énoncées de même que des engagements du promoteur, eu égard à des objectifs territoriaux, dont la création d’emplois pour les femmes. Pour réaliser ces objectifs, des méthodes d’investigation, telles que les entrevues individuelles, les rencontres de type focus group, les forums électroniques de discussion, etc., doivent être utilisées afin de joindre les groupes sociaux et les individus, là où ils vivent, et qui n’osent pas participer à des rencontres trop contraignantes par leurs formalités. De plus, la procédure d’évaluation environnementale devrait être appliquée à la planification territoriale stratégique. Plusieurs questions comme celle des impacts cumulatifs des activités industrielles sur un territoire donné ne peuvent être traitées adéquatement à l’échelle de l’analyse de projets particuliers.

Pour que l’évaluation environnementale puisse prétendre devenir un outil de nouvelle gouvernance et renseigner qualitativement, éclairer les choix collectifs, une révision de cette procédure majeure s’impose : elle doit tenir compte du contexte social et territorial, intégrer toutes les dimensions de la qualité de vie ainsi que les valeurs des parties prenantes, rendre transparents les choix méthodologiques des experts et, enfin, documenter des scénarios dont celui du statu quo. Pour favoriser un empowerment des collectivités, inscrit dans une économie et une société du savoir, cela demande d’abord une volonté de la part des acteurs politiques et économiques pour reconnaître l’ensemble des habitants d’un territoire comme des acteurs à part entière, c’est-à-dire comme des producteurs et des détenteurs de savoirs. Les nouvelles responsabilités d’évaluation environnementale collaborative et interactive, confiées à la communauté crie de l’étude du projet de détournement de la Eastmain, seront sans aucun doute source d’enseignements pour les futurs projets d’aménagement affectant les individus et les communautés.