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Le livre écrit par Alain Pessin offre une relecture de Howard Becker à partir de quelques grands thèmes constituant le corpus de ce grand artiste de la sociologie américaine. Artiste et sociologue, puisqu’on y apprend l’importance pour cet auteur de sa condition de musicien de jazz dans l’émergence de sa conception de la sociologie. L’auteur, à la recherche du fil conducteur de l’oeuvre de Becker, relaie l’idée qu’elle se résumerait à l’étude de la manière dont les gens font les choses ensemble. Comment et par quels mécanismes faisons-nous de la musique ou travaillons-nous à une oeuvre d’art ou à une étude sociologique ? Sur un autre registre, mais toujours en continuité avec cette idée du faire ensemble : que se passe-t-il lorsque quelqu’un rejoint un groupe et fume de la marijuana ? Ce faisant, Pessin nous amène à comprendre autrement une série de concepts sociologiques du livre de base tout en nous entraînant à la rencontre de l’auteur The Outsiders. De format réduit, à peine une centaine de pages, il s’agit pourtant à la fois d’un ouvrage sur la manière de faire de la sociologie ou d’un excellent livre d’introduction à la sociologie en général, et d’un point de vue passionnant sur l’un des derniers rejetons de l’École de Chicago. L’ouvrage va donc plus loin qu’une présentation des grands travaux de Becker ou de son parcours sociologique. Dans les faits, la facture de l’ouvrage rappelle la manière de faire de la sociologie de ce dernier. On y retrouve le même préjugé pour l’émotion : « ce qui me passionne dans l’anthropologie sociale n’est pas tellement la théorie, mais plutôt le côté romanesque du terrain de recherche » (cité par Pessin : 15). Il s’agit donc d’un livre à lire et à offrir à ceux qui ont entrepris de se consacrer à la sociologie afin qu’ils maîtrisent un peu mieux Les ficelles du métier[1].

Les six parties du livre dévoilent divers ouvrages ou concepts propres à l’oeuvre de Becker. Reprenons-en quelques-uns. Le premier chapitre, intitulé « Ceux qui planent et les autres », aborde évidemment son célèbre ouvrage sur les fumeurs de marijuana. Pessin remet en contexte la manière originale de traiter la délinquance de Becker. On y apprend que l’articulation de ce concept, sans en être entièrement tributaire, s’appuie ou s’effectue par le biais de la sociologie des professions. On sait que les premiers travaux de Becker étaient largement influencés par cette approche privilégiée par les boys de l’École de Chicago. À cet égard, il avait en compagnie de Geer, Hughes et Strauss participé à la réalisation de la fameuse étude Boys in White : Student Culture in Medical School qui portait sur les résistances des étudiants de médecine à l’égard des demandes et attentes de leurs professeurs et de l’Université à leur égard.

Il est dès lors pertinent de considérer la délinquance sous l’angle de la sociologie des professions. On peut subséquemment s’attendre à retrouver les concepts de normes, de règles, de convention, etc. Ce faisant, nous nous retrouvons cependant devant une tout autre lecture. Plutôt que de mettre l’accent sur l’anomie ou sur la désorganisation sociale qui peuvent être considérées comme des facteurs causant la délinquance, le regard de Becker se porte sur la manière de faire ensemble de la délinquance. Il ne cherchera pas à s’attarder aux causes sociales, mais poussera plus loin ce qui était déjà très présent chez ses prédécesseurs de l’École de Chicago, à savoir la recherche sur les mécanismes du microsocial en jeu dans cet univers de la délinquance. Les questions qui guideront alors sa recherche se poseront directement aux sujets sociaux, soit par le biais de l’observation ou de l’entrevue : comment se construit l’expérience d’être stoned ? Pourquoi certains choisissent d’adopter ce mode de vie ? Parce qu’il s’agit d’un mode de vie : « la déviance, comme toute chose, est donc quelque chose que l’on fait ensemble » (p. 24). La pertinence de la sociologie de Becker réside dans le fait qu’elle permet de toujours garder au premier plan le sujet social, de le voir devenir acteur, se trouvant à apprendre les normes en participant, mais aussi pour participer à un univers social qui possède ses propres règles, son code propre. Cette sociologie s’intéresse donc au sens donné par les acteurs. Elle ne peut qu’être critique à l’égard des approches essentiellement statistiques où la vérité se cristallise autour d’un coefficient de corrélation :

Tous les facteurs qui contribuent à produire le phénomène étudié agissent simultanément ; elle cherche à découvrir la variable ou la combinaison de variables, qui « prédira » le mieux le comportement étudié. Par exemple, dans une étude sur la délinquance juvénile, on s’efforcera de découvrir si c’est le quotient intellectuel de l’enfant, le quartier où il vit, la désunion de son foyer, ou telle combinaison de ces facteurs qui rend compte de sa délinquance.

Dans Doing Things Together, cité par Pessin : 28[2]

Au chapitre 3, intitulé « La culture en mouvement », on traite de la conception de la culture exposée dans les ouvrages de Becker tels que Le monde de l’art et son Propos sur l’art. Il s’agit d’une définition de la culture où le courant interactionniste se fait le plus présent. L’influence de l’École de Chicago, mais aussi plus particulièrement celle de Blumer, dont le mentor était Mead, y est palpable. Encore une fois, relisons Becker (cité par Pessin : 74) :

Les gens peuvent agir ensemble, car ils comprennent ce que les autres vont faire et peuvent donc s’y adapter. Chacun essaie de deviner ce que les autres vont faire et ajuster son comportement en fonction, permettant aussi le développement d’une compréhension partagée de ce qui se passe, de la manière dont cela devrait se passer, du résultat attendu.

Il serait pourtant erroné de penser que dans ce processus, les conflits seront entièrement absents. À la manière de Mead, ils y sont, mais permettent surtout de créer un autre niveau de rencontre entre les acteurs (voir Mind, Self, and Society[3], p. 303). Dans un autre ordre d’idées, on se trouve en présence d’une vision de la culture diamétralement opposée à celle qui a cours dans la sociologie française, que Pessin appelle sociologie de l’extériorité ou de l’imposition et qui caractérise une tradition de Dukheim à Bourdieu où la norme est vue comme extérieure aux individus, qu’elle appartient à un ordre propre, qu’on appelle « fait social » ou « structure sociale ». Pour poursuivre, il attribue, avec raison, une réticence méthodologique à Becker à accorder « à des abstractions une capacité opératoire. Ni la norme, ni le “fait social”, ni la “structure sociale”, ni même la convention ne sont des réalités pratiques. La question est toujours : qui y a-t-il derrière, qui les assume, qui les rend opératoires ? » (p. 75). Pessin poussera plus loin la différence entre ces deux corpus, français et américain, ou encore plus objectivement nommés soit l’extériorité / imposition et l’interactionniste symbolique. Il se référera à la position des sujets, privilégiée dans chacun d’eux. Il s’ensuit une brève critique épistémologique qu’on regrette qu’elle se laisse distraire par l’ironie. Par ailleurs, l’amorce est remarquable :

De Durkheim à Bourdieu, toute tradition de la recherche sociologique s’est fondée sur le soupçon. Les acteurs seraient en réalité agi à leur insu, traversés par des logiques structurelles qui les dépassent et leur sont ordinairement inaccessibles – sauf à devenir eux-mêmes des sociologues, lesquels, titulaires par effet de méthode d’une lucidité exceptionnelle, deviennent capables de montrer que, lorsque les acteurs croient faire quelque chose, ils font en fait autre chose.

p.115

Ce n’est qu’un court passage, mais qui questionne la place des acteurs dans la théorie sociale, questionnement que l’on retrouve aussi au centre du livre de Becker Les ficelles du métier et qui est peut-être trop peu présent dans cet ouvrage.

Ce livre d’Alain Pessin comporte cependant certaines faiblesses, dont deux en particulier. La première, plutôt d’ordre formel, touche la traduction. Certains termes perdaient parfois de leur sens ou en prenaient un autre même si le travail a été correctement exécuté en général. À titre d’exemple, le choix du terme « cave » pour traduire square n’est pas dénué d’intérêt, mais le mot « carré » aurait mieux rendu la façon dont les musiciens désignent les autres, soit ceux qui ne voient pas le monde comme eux. Le terme « cave » a ici un sens péjoratif que n’a pas le terme square. Deuxièmement, nous aurions aimé que soient établis de manière plus explicite les liens entre Becker et l’École de Chicago. Bien que cette filiation soit en filigrane dans le texte, elle s’inscrit davantage dans un sillon historique ou à partir des auteurs qui ont précédé Becker. Il aurait été très intéressant sinon plus pertinent d’aborder les filiations de ce dernier au plan théorique ou épistémologique. Peut-être que l’auteur de Un sociologue en liberté aurait alors dû dévier de son but et écrire un texte plus « savant » ; je n’en suis pas certaine. Les éléments d’une réflexion théorique et de l’ancrage de Becker dans la philosophie y sont toujours présents et apparaissent au détour, soit chaque fois qu’il est question du rapport à l’objet sociologique, à la manière que le sociologue construit son monde, à la place des acteurs dans la construction théorique. Est-ce un choix ou une limite ? Il est toujours heureux de constater qu’il reste des livres à écrire. Chose certaine, la lecture de celui-ci est recommandée !

Pour conclure, le livre de Pessin nous guide à travers l’oeuvre de Becker en montrant les images fortes et en lui rendant justice. Même si c’est trop brièvement, il permet aux lecteurs de comparer les différentes approches sociologiques, les différentes écoles et c’est foisonnant d’idées. Ce livre a le mérite de s’adresser à un très large lectorat. Les étudiantes et étudiants d’un premier cycle en sciences sociales et humaines apprécieront la souplesse du style qui permet de comprendre aisément les relations entre les concepts et les enjeux que pose cette oeuvre sociologique. Les lecteurs plus spécialisés seront agréablement étonnés par les angles choisis par Pessin pour présenter certains concepts. En plus de faire preuve d’une excellente connaissance de Becker, il amène son lecteur à réfléchir sur la portée épistémologique de certains a priori qu’on ne questionne plus, du moins pas avec cette liberté. Le livre, Un sociologue en liberté, dont le titre n’est pas anodin, mérite que l’on y consacre le temps voulu. Les quelques réserves émises plus haut ne réduisent en rien le plaisir de la lecture ou relecture d’une oeuvre qu’il fait bon de fréquenter à nouveau en ces temps d’efficacité et de données probantes !