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NPS –Michel Lacroix, vous êtes connu pour votre engagement social dans l’Outaouais et pour un inlassable travail dans le domaine de la solidarité internationale. D’où vient cet alliage ? Quel est l’itinéraire qui vous a ainsi façonné ?

Ma sensibilisation aux questions sociales remonte probablement à mon adolescence. J’ai été membre du mouvement des scouts. Je me souviens particulièrement de ce mot d’ordre qui dit que le gros protège le petit. On y tenait aussi des discussions sur les inégalités sociales. Même si ça ne portait pas ce nom-là, je crois que le scoutisme m’a permis de faire mes premières analyses sociales.

Par la suite, je suis entré au Grand Séminaire et j’y avais un ami fort engagé dans l’action catholique rurale, la JRC ou Jeunesse rurale catholique. Je trouvais ça fort intéressant. Puis au moment où j’ai été ordonné, des jeunes ont demandé à ce que le diocèse démarre la JOC, la Jeunesse ouvrière catholique. À ce moment-là, j’ai vraiment eu la piqûre. J’ai été particulièrement interpellé par toute la question de la pauvreté et ça n’a pas cessé depuis. Mon intérêt pour la question sociale s’est essentiellement bâti avec la JOC. La méthode de l’action catholique avec son voir-juger-agir a été une école de formation pour plusieurs au Québec. Les échanges et la réflexion qui accompagnaient l’action m’ont convaincu de l’importance d’appuyer l’action sur une solide analyse sociale.

Une deuxième expérience allait bientôt aussi devenir marquante dans mon engagement futur. En 1968, j’étais animateur de pastorale dans une polyvalente de Hull. J’ai travaillé avec des adolescents mais aussi avec de jeunes adultes. À l’été, j’ai accompagné un groupe d’étudiants universitaires au Mexique. L’expérience s’est révélée le plus grand choc de mon existence. C’était mon premier contact avec le tiers monde. Je me suis retrouvé dans des montagnes mexicaines, chez les Indiens, dans des familles si dépourvues que des enfants y mouraient de faim. J’ai développé un sentiment de révolte qui me dépassait, j’ai vécu un tel choc que j’ai dû revenir avant la fin du séjour. C’est alors que j’ai fait le choix de m’engager dans la solidarité internationale. À peu près au même moment, Monseigneur Charbonneau, premier évêque de Hull, et Jacques Beaucage ont organisé une session sur l’animation sociale, l’origine de ce qui est devenu l’Assemblée générale de Hull.

J’ai ensuite demandé de poursuivre mes études ; j’aurais voulu aller en France, à Lille, mais je me suis retrouvé à Montréal au Centre de pastorale du mouvement ouvrier (CPMO). C’était en octobre 1970. Encore une fois, les circonstances me plaçaient en situation de réflexion quant à la question sociale, ce qui s’insérait parfaitement dans mes études, où je m’adonnais surtout à la sociologie et à la recherche-terrain. Je me suis aussi intéressé au FRAP. De retour à Hull, Monseigneur Charbonneau m’a demandé d’aller à l’Assemblée générale de l’Île de Hull (AGIH). J’y ai travaillé de 1970 à 1976. Avec une équipe formidable, nous avons fait tout un travail d’enquête-participation centrée sur la culture populaire. Nous travaillions par pâtés de maison. On y distribuait un questionnaire et y retournions ensuite pour des échanges et des débats. C’est ce qui a donné naissance aux comités de citoyens de Hull. En même temps, à partir de 1974, je faisais parti d’un comité de bénévoles qui démarrait graduellement Développement et Paix dans notre région. Sachant l’importance du contact direct avec le Sud, et avec le soutien de l’Agence canadienne de développement international (ACDI), nous avons organisé un premier échange entre des militants du Honduras et de l’Outaouais. Un groupe de l’Outaouais est allé au Honduras. Ça a donné un élan à l’organisation de Développement et Paix dans l’Outaouais.

En 1976, j’ai pu avoir six mois de ressourcement. J’ai presque fait le tour de l’Amérique latine même si j’ai concentré mon séjour dans trois pays : le Honduras, le Brésil et le Pérou. La théologie de la libération y fleurissait et je m’intéressais au travail de conscientisation des populations. J’y ai surtout découvert comment on utilisait la culture populaire comme outil de sensibilisation et d’éducation. J’étais émerveillé de tout ce qu’ils pouvaient faire à partir du théâtre, de la chanson, de la danse et même à travers des jongleurs. On utilisait toute la culture populaire pour faire prendre conscience aux gens de certaines situations les opprimant. Au Québec, il y a également eu des marches, de la musique, des chants et du théâtre populaire qui ont eu un impact qui n’était pas à négliger.

Par la suite, je suis devenu organisateur communautaire à mi-temps au CLSC de Gatineau qui ouvrait alors ses portes et je consacrais l’autre mi-temps au Mouvement des travailleurs chrétiens, mouvement d’action catholique en milieu ouvrier. Mon travail au CLSC m’a passionné, à ce point, que j’ai fini par m’y investir à temps plein. Parmi les dossiers qui m’ont stimulé, je peux mentionner l’organisation de coopératives, dont une coopérative alimentaire et une coopérative artisanale, ainsi que le démarrage d’un comité de citoyens dans Gatineau. Au bout de quelques années, nous étions trois organisateurs communautaires au CLSC, une équipe formidable et bien active dans ce milieu disparate, avec des écarts entre des populations nanties et des poches de pauvreté, milieu alors en pleine expansion, où s’installaient plusieurs jeunes familles. Après trois ans au CLSC, me voilà de nouveau sollicité par l’international, ce qui aboutit à un emploi comme animateur régional à Développement et Paix. À part un bref séjour de trois ans dans des fonctions administratives pour le diocèse, j’ai été actif à Développement et Paix jusqu’en 1999. Mon territoire a varié selon les périodes. Pendant un certain temps, j’ai ratissé l’Outaouais en entier et même la région de Mont-Laurier, le diocèse d’Ottawa secteur francophone, ainsi que Montréal. J’étais en charge de l’organisation des collectes de fonds et de l’éducation qui y était afférente. C’était tout un défi à relever en plus de ce défi personnel de la cohérence. En effet, je crois que le travail de solidarité internationale ne peut s’effectuer sans une solidarité avec les militants populaires d’ici.

NPS –Vous avez un itinéraire qui vous a situé souvent dans la mouvance du mouvement communautaire dans l’Outaouais. Si vous jetez un regard rétrospectif sur les dernières 30 années, quelle expérience en tirez-vous en ce qui concerne le communautaire ?

La première chose qui me vient à l’esprit est l’apprentissage sur le terrain que les premiers militants ont dû effectuer. Dans l’Outaouais, aucune formation théorique ni même populaire ne préparait au travail terrain dans le domaine social. On était en lien avec des militants de Montréal ayant un cheminement assez semblable au nôtre, dans un milieu qui offrait au moins quelques occasions de se former. L’un de mes constats en termes d’évolution est que les militants du communautaire sont aujourd’hui beaucoup mieux préparés. Ils ont des études souvent universitaires parfois collégiales, bénéficient de multiples formations offertes par des syndicats, des organisations communautaires ou participent à des colloques ou sessions d’orientations pour militants et intervenants. Cela s’ajoute à l’apprentissage sur le terrain qui n’en a pas pour autant perdu de sa valeur.

Un autre élément d’analyse de ces 30 années est qu’il faut toujours situer les événements dans leur contexte social global. Il y avait au Québec, fin des années 1960 et début des années 1970, une conjoncture particulière. C’était le lendemain de la Révolution tranquille ; c’était Mai 68 ; c’était après le Concile du Vatican II. Le Québec vivait de fortes remises en question et les idées nouvelles circulaient ouvertement. Les comités de citoyens étaient très actifs. Les gens se mobilisaient rapidement autour d’enjeux locaux et de revendications sociales. Il ne faut pas croire pour autant que c’était facile. C’était aussi ce que l’on appelle souvent l’époque marxiste-léniniste. Je me réfère ici aux tensions du mouvement populaire entre les divers groupes partisans d’idéologies différentes. Ça a été particulièrement difficile avec les tenants du mouvement marxiste-léniniste. Malgré ces conflits et tensions, le contexte favorisait les grandes mobilisations sociales. Aujourd’hui, c’est différent. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent qu’il n’y a plus moyen de mobiliser les gens. Je pense que le milieu populaire s’organise autrement pour remettre les choses en question et revendiquer.

Un autre élément important, dans les acquis des dernières années, me semble être la concertation. Il y en a maintenant davantage qu’à cette époque. Aujourd’hui, il y a dans Hull, ou ailleurs dans la région, des tables de concertation, où les gens travaillent ensemble. À mes débuts, les quelques militants engagés étaient presque seuls à travailler. L’élite locale nous percevait négativement. Le soutien des élus politiques, tant au niveau provincial que local, était absent. La naissance du CLSC, Pauline Marois étant alors la première directrice, a donné une première impulsion à la collaboration du service public avec le milieu populaire. Aujourd’hui, on constate que des intervenants du CLSC, des militants des groupes communautaires et des intervenants du diocèse vont travailler en partenariat à des tables mais aussi sur le terrain. Ça, c’est un acquis.

Finalement, le social s’est lié à la dimension économique. Ce sujet de fond demeure tabou mais, selon moi, cela est extrêmement positif. Lorsque depuis des années nous voulons que les personnes reprennent du pouvoir sur leur vie, on ne peut négliger qu’un des leviers pour le faire se trouve au niveau économique. Il y a 20 ans, on avait tendance à dire que le domaine économique ne nous intéressait aucunement. Paradoxalement, c’est à cette époque que l’on a mis sur pied des coopératives de toutes sortes, du logement coopératif, des restaurants et des garages coopératifs et même des épiceries. Peut-être cela a-t-il trop évolué en parallèle avec un social d’entraide et de réponse aux besoins des plus démunis. Aujourd’hui, le message est que ça n’est pas en parallèle, mais que ça fait partie de l’emploi des travailleurs du social. Lorsque tu travailles dans des quartiers appauvris, je pense que l’aspect économique de la vie des familles et du quartier reste primordial.

NPS –Ce sujet de la dimension économique de l’intervention sociale nous entraîne sur le terrain de l’économie sociale. Sujet de débats, de recherche et pôle de développement de nouvelles interventions, l’économie sociale ne laisse aujourd’hui personne indifférent. Où vous situez-vous dans ce débat ?

Je crois beaucoup à l’économie sociale même avec ses limites. J’y crois comme projet et non comme acquis. Je pense que le Québec, malgré des acquis en ce domaine, n’est pas allé au bout de ce que peut donner l’économie sociale. Bien sûr, on connaît les caisses populaires et d’autres coopératives qui ont de l’importance au Québec. Il faut toutefois veiller à ce que la dimension communautaire du mouvement coopératif ne soit pas perdue de vue. Là aussi, des contre-courants exercent des influences, des courants valorisant l’excellence et le capital d’abord. Le Mouvement Desjardins n’y échappe pas. L’économie sociale doit s’intégrer à un projet qui veut davantage de justice sociale. C’est là, à mon sens, la signification de l’attribut social qui fait partie de l’expression économie sociale. Il y a parfois de vieilles institutions de l’économie sociale qui ont tendance à l’oublier comme des caisses populaires qui quittent les quartiers populaires ou des villages, où elles ont longtemps été au coeur de la petite économie locale.

J’ai eu une période de sérieux questionnement par rapport à l’économie sociale. J’avais tendance à croire que l’on inventait encore des trucs pour les pauvres. Des petites « jobines de pauvres » qui ne mènent pas très loin. Je me suis ravisé en ce qui concerne le projet d’économie sociale porté par une partie du mouvement communautaire. J’ai vu dans les pays du Sud des expériences d’économie solidaire ou d’économie sociale qui me donnent de bonnes raisons de croire que cela contribue réellement à changer les choses. Par exemple, au Brésil, j’ai été récemment mis en contact avec le mouvement des paysans sans terre. Là, j’ai constaté qu’à travers ce qui ressemble à l’économie sociale, il y avait moyen d’additionner des forces, de mener à bien des revendications et d’organiser des populations locales. J’y ai vu une organisation porteuse d’un projet de société qui comptait des réalisations tangibles. Il y a là aussi des tensions mais, globalement, l’expérience est progressiste. Des gens de la ville venus travailler la terre, des gens qui apprennent l’agriculture dans la perspective de s’organiser pour se donner une société plus juste. C’est un bel exemple de ce qui peut résulter de l’alliance de l’économique et du social. J’ai aussi eu l’occasion de connaître les « tontines » au Sénégal et d’autres expériences de microfinance en Afrique et en Amérique latine. Ce que j’ai vu au Sud me donne à croire qu’il y a aussi quelque chose à faire au Nord. D’ailleurs, prochainement, je pars pour l’Afrique pour environ six mois. Entre autres choses, je veux aller voir de plus près les formules de microfinance qui existent en Afrique et étudier à quoi ressemble leur projet d’économie sociale.

NPS –Vous faites le lien entre les projets du Nord et ceux du Sud. Votre engagement à Développement et Paix et votre intérêt pour la solidarité et la coopération internationale y sont sans doute pour quelque chose.

Lorsque j’ai commencé à Développement et Paix, j’étais comme bien d’autres. Sans le dire trop fort, parce que ça faisait un peu paternaliste, on voulait aider les peuples du tiers monde à se prendre en charge. Je trouve que j’ai vécu une belle époque de la solidarité internationale, une époque où les mentalités ont évolué. Les gens du Sud nous ont défiés là-dessus et nous ont dit : « C’est pas vous autres qui allez nous développer, c’est nous autres les sujets du développement. Ce que nous attendons de vous, c’est la petite goutte d’eau qui nous manque, mais c’est nous qui sommes les maîtres d’oeuvre là-dedans. Vous, vous apportez un appui. »

Une délégation d’évêques du Sud surtout du Brésil, dont Monseigneur Camara du nord-est du Brésil, est venue au Nord et nous a dit, à nous de Développement et Paix : « Vous nous envoyez de l’argent pour des programmes de Développement et Paix. Merci beaucoup. C’est très important, mais nous on aimerait que vous en gardiez la moitié chez vous. » Je vous assure que ça a fait sursauter bien des gens. Ils ont ajouté : « On pense que vous devriez travailler autant à sensibiliser le monde chez vous que nous aider à faire des programmes de développement chez nous parce que les causes de notre sous-développement se trouvent ici. » Développement et Paix a eu un choc et n’a pas accepté de garder la moitié de l’argent ici, l’organisme trouvait que c’était trop radical. Par contre, ces arguments nous ont fait réfléchir et ils ont donné un gros élan à nos campagnes de sensibilisation. Ces propos nous ont forcés à nous regarder, nous aussi. Entendre que « les causes de notre sous-développement sont chez vous » a provoqué toute une réflexion. Je suis content d’avoir vécu cette époque de changement de mentalité pour m’inscrire rapidement dans l’optique de la solidarité internationale plutôt que dans celle de la coopération internationale qui a eu de la difficulté à sortir de l’« assistentialisme ».

La question des causes du sous-développement ou du « mal-développement » et celle de la pauvreté chez nous m’apparaissaient fort apparentées. Se regarder en fonction des difficultés du tiers monde signifiait pour moi se regarder aussi en fonction des problèmes d’appauvrissement chez nous. J’arrivais du milieu populaire et j’étais sensible à ces questions. Je me souviens d’avoir proposé, à l’assemblée provinciale du Québec de Développement et Paix, d’appuyer la lutte des assistés sociaux. Le directeur général de l’époque m’a rabroué en disant que nous n’étions pas un organisme qui travaillait à stimuler la solidarité chez les gens d’ici, mais chez les gens du Sud. Pourtant, aujourd’hui à Développement et Paix, c’est dans le programme officiel des animateurs de créer des liens avec les groupes communautaires et de se solidariser avec les luttes régionales en y apportant une dimension internationale. On essaie d’établir des liens entre les gens qui luttent ici pour s’en sortir et ceux du Sud qui tentent d’en faire autant. On élargit notre vision du développement social. C’est donc tout un changement qui s’est opéré en 25 ans. Voici quelques exemples. Dans l’Outaouais, Développement et Paix participe à la Table des Organismes volontaires d’éducation populaire, les OVEP. Un représentant siège aussi à la Coalition populaire de l’Outaouais, où l’on retrouve des groupes de femmes, des syndicats, des groupes du milieu populaire, des étudiants et des militants du mouvement écologique. À une échelle plus large, en mai 1999, l’organisme a participé à la mobilisation et à la manifestation devant le Parlement canadien pour demander l’annulation de la dette des pays les plus pauvres.

NPS –Le changement de mentalité passe souvent par l’éducation. Comment cela s’est-il traduit à Développement et Paix ?

Développement et Paix est un organisme canadien d’après-concile, comme le Comité catholique contre la faim en France, Misereor en Allemagne et d’autres organisations ailleurs dans le monde. L’Église voulait associer la paix, la justice et le développement des peuples. Au Canada, on a d’abord démarré un Fonds national d’aide pour les pays en voie de développement, ce qui, avec le temps, s’est transformé pour devenir l’Organisation catholique canadienne pour le développement et la paix, que l’on appelle communément Développement et Paix. La solidarité internationale est le principe moteur de l’organisation. En fonction de ce principe, 50 % des fonds ramassés vont dans le tiers monde, 20 % est réservé aux situations d’urgence, au maximum 10 % est consacré à l’administration et 20 % est affecté à l’éducation. L’organisme n’est pas voué à la coopération au sens classique. Il n’envoie pas de coopérants dans le Sud et ne participe pas directement à l’exécution des programmes qu’il soutient. Il a plutôt trouvé des partenaires dans les pays du Sud. Ces associations partenaires appartiennent au mouvement social local, elles s’inscrivent dans une dynamique de changement social et de lutte contre la pauvreté. Le soutien au Sud passe par un travail au Nord pour changer les conditions qui entretiennent les inégalités. C’est là où l’éducation prend encore du sens pour sensibiliser la population canadienne aux conditions vécues au Sud et pour déclencher un réflexe de soutien aux projets du Sud et du Nord.

Les activités d’éducation pivotent autour de deux campagnes canadiennes conçues autour de thèmes que l’on exploite pendant deux ou trois ans. Celle du Carême de partage au printemps est sans doute la plus connue du grand public en raison de la collecte de fonds qui l’accompagne à travers les paroisses. Elle est plus large que cet appel au soutien financier et s’étend en général de janvier à juin par l’intermédiaire de multiples activités locales ou paroissiales de sensibilisation à la réalité des pays du Sud.

Il faut cependant savoir que l’éducation dépasse nettement l’opération Carême de partage. Une cinquantaine de personnes et des bénévoles bénéficient d’une formation intensive de deux jours en rapport avec le thème central de chaque campagne. Les thèmes varient selon la conjoncture internationale comme « L’industrie agro-alimentaire : Qui nourrit qui ? » ou « L’effacement de la dette des pays les plus pauvres ». Ils peuvent également être plus circonscrits, comme celui qui a ciblé pendant deux ans la sensibilisation à la situation prévalant en Afrique du Sud, ou encore la campagne concernant Nike et Levi Strauss et les conditions de travail. On a d’ailleurs pu constater que les thèmes des dernières années ont été accueillis favorablement par le public. Lors de la sensibilisation aux conditions faites aux travailleurs des grandes entreprises, menée durant une campagne d’automne, 146 928 cartes postales ont été envoyées à Nike et 124 484, à Levi Strauss. L’an dernier, dans le cas de la pétition demandant l’annulation de la dette des pays pauvres, 480 000 signatures ont été recueillies. L’éducation est une affaire de longue haleine et exige un travail récurrent pour vraiment faire évoluer les mentalités et faire en sorte que les gens d’ici ne fassent pas qu’aider ponctuellement des plus pauvres qu’eux. Ils doivent se sentir concernés par ce qui se passe ailleurs dans le monde. Concernés dans leurs habitudes de consommation, concernés dans leur solidarité avec le mouvement populaire ici et concernés dans leurs pressions et leurs choix politiques. Pour en arriver là, il faut que la réalité du Sud prenne forme à leurs yeux, en étant plus informés sur ce qui s’y passe et en établissant des liens de sympathie et de solidarité avec des gens et des groupes du Sud. C’est dans cet esprit que Développement et Paix invite souvent des militants de divers pays à venir chez nous. Par exemple, des Péruviens sont régulièrement venus échanger avec des Québécois dans diverses régions du Québec pour activer la solidarité et le partenariat. Ils ont été reçus par des paroisses, des groupes populaires, des cuisines collectives, des entreprises d’économie sociale, etc. Des personnalités bien connues ont aussi circulé au Québec, des gens comme Rigoberta Menchu, Prix Nobel de la paix, qui, je vous l’assure, ne laisse personne indifférent. Mon travail à Développement et Paix m’a aussi permis de participer à une autre forme de sensibilisation, celle des voyages d’immersion dans des pays du Sud. J’ai accompagné des groupes d’immersion dans des séjours au Chili, au Pérou, au Sénégal et au Brésil. L’éducation passe alors par le face-à-face et la prise de conscience sur le terrain.

NPS –La rencontre entre gens du Nord et gens du Sud est parfois la point de départ d’échanges ultérieurs. Certains d’entre eux prennent la forme de jumelages. Y voyez-vous une expression viable de solidarité ?

J’ai de fortes réticences en ce qui concerne les jumelages, où l’un donne généreusement à l’autre sans échange réciproque réel. J’ai vu des jumelages de paroisses du Nord à des paroisses du Sud où le Nord donnait et le Sud recevait. Ça ne fait pas beaucoup évoluer ni les gens d’ici, ni les gens de là-bas. Mais, j’ai aussi vu des jumelages qui exprimaient une réelle solidarité. Par exemple, j’ai participé pendant deux ans au comité de solidarité internationale de la CSN. L’évaluation des jumelages expérimentés à la CSN a amené l’organisation à tirer deux conclusions que j’ai retenues. La première conclusion est que les jumelages doivent être des entreprises à long terme et non pas des échanges ponctuels réduits à quelques rencontres sur un an ou deux. Il faut prendre le temps de s’apprivoiser, d’établir une réelle communication et de développer des activités de solidarisation de part et d’autre, si l’on veut entrer dans une réelle dynamique d’échange. La seconde conclusion est que les jumelages ne doivent pas être l’affaire d’une seule personne. On entend par là qu’il faut que le groupe ou le syndicat concerné se sente partie prenante du jumelage sans quoi l’expérience risque de mourir si l’initiateur vient à partir. La question de la langue a aussi été évoquée. Des expériences avaient été amorcées avec des syndicats en Amérique latine, mais plusieurs d’entre elles n’ont pas duré en raison des difficultés de communication ou parce que seulement une ou deux personnes, au Nord comme au Sud, maîtrisaient l’espagnol et le français. J’ajouterais deux autres conditions pour qu’un jumelage donne de bons fruits. D’abord, il faut que les deux groupes entretiennent des intérêts communs. Par exemple, il m’apparaît plus profitable de jumeler des professeurs avec des professeurs, des infirmières avec des infirmières ou un syndicat avec un autre qui a le même champ d’action. Le courant de sympathie passe plus vite quand les gens se comprennent à partir de champs d’intérêts communs et pas seulement en fonction d’un problème, si important soit-il, dans leur environnement. Il faut ensuite que les échanges entre les groupes soient réguliers, c’est-à-dire assez fréquents pour que l’intérêt se maintienne. La rencontre en personne m’apparaît aussi importante. Il faut se connaître réellement. Il y a là une question d’attachement. L’expérience ne peut pas se passer seulement au niveau intellectuel : il faut se sentir les uns les autres.

NPS – On pourrait dire de Michel Lacroix qu’il fait partie des artisans de la solidarité internationale. Une contribution de l’Outaouais à la dynamique québécoise de solidarité.

Je suis content que vous mentionniez la question de l’Outaouais comme partie prenante de la dynamique québécoise. Étant moi-même originaire de l’Outaouais, je suis particulièrement sensible à la méconnaissance de notre région par un grand nombre de Québécois. Ce n’est que dans les années 1970 que le Québec a commencé à réaliser avec plus d’acuité que l’Outaouais faisait partie du Québec et non pas de l’Ontario. Notre région a de la difficulté à se donner une identité propre ou, du moins, à faire reconnaître son identité. Son histoire est méconnue et a contribué à faire en sorte que les gens ont de la difficulté à se démarquer d’Ottawa. Encore aujourd’hui, combien de fois il m’arrive dans des réunions, à Montréal ou ailleurs, de me faire demander : « Comment ça va à Ottawa ? » Les gens le font par ignorance ou insouciance, mais cela témoigne de tout un passé et nous y sommes sensibles. L’Outaouais a longtemps été considéré la banlieue misérable, quasi honteuse, d’Ottawa, ce qui a entraîné des réactions de mépris et d’incompréhension difficiles à vivre. L’Outaouais a une histoire ouvrière digne des belles traditions ouvrières et forestières québécoises, mais n’a pas développé la fierté qui aurait dû émerger de cette histoire. La région était oubliée de tous. L’Église n’y a pas développé de diocèse distinct de celui d’Ottawa avant 1963 et, même aujourd’hui, la région de Pontiac relève encore du diocèse de Pembroke. La région ne possédait aucune institution universitaire. Lors des travaux de la commission qui a donné naissance au rapport Parent, on a découvert que les écoliers du Pontiac, même au primaire, passaient des examens scolaires en provenance de l’Ontario. Le gouvernement québécois ne développait pas la région et laissait les citoyens dépendre des services de santé ontariens. Même les déplacements entre notre région et le reste du Québec s’effectuent encore aujourd’hui en passant par l’Ontario. La fameuse autoroute 50 entre l’Outaouais et la région montréalaise, on en parle depuis les années 1970. Québec a trop longtemps fermé les yeux en ce qui concerne l’Outaouais. Le fédéral y a vu. Des quartiers de Hull ont été expropriés pour installer des édifices fédéraux à Hull, en fait, c’étaient les quartiers en bordure de la rivière face à Ottawa. La Loi d’accès à l’information a récemment permis de découvrir que le tout avait été planifié par le gouvernement Trudeau pour installer une zone d’appui libérale francophone au Québec. Le tout avait été planifié en fonction d’en arriver un jour à intégrer une partie de l’Outaouais dans la capitale nationale. Comme je le disais, on aurait avantage à mieux connaître notre histoire récente et ancienne. Philemon Wright, considéré comme le fondateur de Hull, passe pour un héros ; en fait, c’était un exploiteur américain, venu ici pour faire de l’argent, qui a fait la vie dure à tous ceux qui ne se soumettaient pas à ses volontés. Une ville de tradition ouvrière qui célèbre Philemon Wright comme son héros, j’ai bien de la difficulté avec ça.

Ma contribution s’est faite comme celle de bien d’autres en travaillant fort, le plus souvent dans l’ombre. C’est bien certain que du côté de Développement et Paix, grâce à des amis qui m’ont conseillé, j’ai développé dans la région un modèle de collecte de fonds et de campagne de sensibilisation qui a, par la suite, été adopté dans l’ensemble du Canada. J’en suis fier parce que c’est un modèle qui responsabilise les gens à tous les échelons de cette vaste entreprise. Mais parler de la contribution globale de l’Outaouais au Québec, c’est difficile. Tout ce qui voulait bouger à Hull affrontait des obstacles complexes. Les gens progressistes, le moindrement à gauche, devenaient persona non grata pour l’élite locale. C’est souvent ailleurs que nos gens de l’Outaouais ont été découverts. Moi, ce qui me faisait avancer, c’est le travail de solidarité au Québec ou avec des gens d’ailleurs.

Ces années-ci, on parle de façon défaitiste de la mondialisation de l’économie. Il ne faut pas se leurrer. Il est vrai que la mondialisation des marchés dans la perspective capitaliste est fort critiquable et apparaît comme un géant difficile à affronter. Mais la mondialisation de la solidarité, c’est aussi quelque chose. C’est une réponse, d’après moi, à la mondialisation de l’économie et à ses virages néolibéraux. La mondialisation de la solidarité, c’est mettre sur pied des réseaux internationaux. Par exemple, les syndicats ont ce qu’il faut pour faire cela. Il faut concevoir des modes d’organisation et des structures qui favoriseraient la mondialisation de la solidarité. Ça doit se faire à tous les niveaux depuis le local jusqu’à l’international. Au local, je pense même au travail d’organisation communautaire. Il y a des groupes de certains quartiers de Hull qui n’ont pas de réseau qui leur permet de voir ce qui se fait ailleurs. Je pense qu’il est important d’aider ces gens-là à établir des liens avec ce qui se fait ailleurs ; de savoir que d’autres poussent dans le même sens qu’eux. Ce qui est fait par d’autres, ça sert de miroir. C’est une des leçons de la solidarité internationale qui vaut pour le développement local chez nous. La mondialisation de la solidarité, c’est le contre-courant où je choisis d’investir.