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Dans cet ouvrage de synthèse, Patrick Fougeyrollas nous livre trente années de réflexion sur l’évolution du concept de handicap, de même que sur les principaux enjeux sociaux, économiques, politiques et scientifiques qui y sont associés. Prônant une définition rigoureuse et moderne du handicap (dont l’expression positive s’exprime par la participation sociale), l’auteur fait état des avancées, mais aussi des résistances constatées au Québec, premier laboratoire d’expérimentation international de politiques sociales à visée inclusive. La politique gouvernementale À part… égale[1] demeure à cet égard avant-gardiste. Celle-ci invite tous les acteurs à agir de façon concertée autour des besoins particuliers des personnes ayant des limitations fonctionnelles afin de favoriser leur pleine participation sociale.

Promouvoir une société inclusive et solidaire favorisant l’égalité des chances pour les personnes ayant des incapacités (motrices, sensorielles, intellectuelles, etc.) demeure néanmoins une entreprise difficile, constate l’auteur. Cela requiert de la part des gouvernements une réelle volonté politique, mais cela exige aussi un solide engagement de la part de tous les acteurs, engagement s’exprimant par de nouvelles façons de faire. Également, cela implique leur adhésion à la définition moderne du handicap, laquelle prend tout à la fois en compte les facteurs personnels, environnementaux et les habitudes de vie d’une personne dans une société donnée. Car, pour l’auteur, il n’y a pas de véritable participation sociale sans la réalisation des habitudes de vie d’une personne autour d’un projet de vie et sans la prise en compte des obstacles éventuels à sa quête d’autonomie.

Patrick Fougeyrollas, en tant qu’anthropologue, mais surtout en tant qu’être humain, nous invite dans son essai à explorer l’univers social, politique et symbolique québécois. Prenant appui sur ses qualités d’observateur, de chercheur engagé et d’analyste réputé, il nous offre une véritable synthèse des recherches menées depuis trente ans à l’échelle internationale dans le champ du handicap.

L’ouvrage se divise en douze chapitres fondant en quelque sorte l’argumentaire de l’auteur. Dans le premier chapitre, celui-ci adopte une posture phénoménologique pour situer son point de vue, celui d’un anthropologue, mais aussi celui de l’homme qui se questionne sur sa condition, de l’artiste capable d’inventer son itinéraire singulier, à son image, différent des autres. Par la métaphore de la funambule, l’auteur nous jette au coeur de l’instant présent et des possibles qui s’ouvrent à lui et à ses semblables, conscients de leur existence. La précarité de la funambule avançant en équilibre sur son fil est en effet tributaire de la solidité de la toile de solidarité humaine qui fonde son existence.

Dans le deuxième chapitre, l’auteur retrace quelques moments forts ayant marqué l’évolution des connaissances relatives au handicap dans le champ des sciences humaines. En appelant à des auteurs influents tels que Bateson, Watzlawick et Erickson, qui ont fait avancer la connaissance relative aux systèmes de communication et de représentations régissant les comportements humains, Fougeyrollas affirme son parti pris pour une conception écosystémique du handicap. Pour lui, seule une meilleure prise en compte des facteurs environnementaux favorisant la participation sociale peut mener à l’édification d’une société plus inclusive et plus solidaire. À cet égard, si l’auteur constate une évolution des connaissances théoriques associées au handicap, il observe un problème persistant sur le plan des pratiques sociales. Enfin, il introduit son concept d’habitude de vie, élément clé de son modèle conceptuel, le « Processus de production du handicap » (PPH), où l’environnement joue un rôle de premier plan. « Le concept d’habitude de vie inclut tout ce qui est socialement appris et déterminé comme significatif » pour la personne (p. 32).

Le troisième chapitre est important; il marque l’allégeance de l’auteur au mouvement communautaire de défense et de promotion des droits des personnes handicapées. Situant son action au Québec, Fougeyrollas rappelle les grandes étapes qui ont conduit les personnes ayant des « corps ou des fonctionnements humains différents » à un mouvement de solidarité sans précédent. Par un exercice inédit de prise de parole, il souligne ainsi la conquête de l’autonomie de toutes ces personnes jusque-là privées de l’exercice de leurs droits. Comme le rappelle l’auteur, le discours axé sur la promotion des droits sociaux est en fait né en réaction à un discours expert visant à traiter ou à réadapter les corps jugés « dysfonctionnels ». Or, pour construire une telle solidarité sociale, il aura fallu cette prise de conscience collective du traitement injustement réservé aux corps différents.

Dans le quatrième chapitre, l’auteur retrace les grandes lignes marquant l’évolution du concept du handicap à l’échelle internationale, par l’entremise des travaux de révision de la Classification internationale des déficiences, incapacités et handicaps (CIDIH), mais aussi, de façon particulière, au Québec. Exposant le travail réalisé par l’équipe québécoise sur la CIDIH, l’auteur se positionne dans le débat sur le handicap. Pour lui, il y a dans l’adoption de la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF), en 2001, la résignation à une forme de compromis politique. Dénonçant la dominance du discours médical et l’influence anglo-saxonne, Fougeyrollas perçoit dans ce long processus de révision inabouti un effort de standardisation. Au mépris des connaissances scientifiques, cette démarche menée à l’échelle internationale par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’est soldée par une classification inachevée qui néglige la prise en compte des facteurs environnementaux dans le processus de production du handicap.

Le cinquième chapitre dresse un bilan des vingt-cinq années d’application de la politique À part… égale (OPHQ, 1984) et de l’empreinte laissée par cette politique sur la société québécoise. Depuis son adoption, Fougeyrollas constate « une expression des besoins de plus en plus structurée des personnes et des familles » (p. 135). Cela se traduit notamment par un accroissement des ressources destinées à soutenir les personnes avec des besoins particuliers. En revanche, l’auteur rapporte le manque de pouvoir dont dispose l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ) pour contraindre les acteurs à adapter leurs mécanismes d’accès aux ressources pour favoriser la participation sociale. L’auteur déplore « la légitimation des mises en priorité de services, des restrictions d’accès aux aides et soutiens requis, des stratégies de gestion orientées par les représentations culturelles fondées sur le pouvoir des experts » (p. 139) ainsi que la persistance des catégorisations de clientèles qui induisent une fragmentation des services.

Dans le sixième chapitre, l’auteur présente le modèle conceptuel québécois, le « Processus de production du handicap » (PPH), qui résulte des efforts soutenus du comité québécois pour proposer une version alternative à la CIDIH. Cherchant à décrire la personne humaine dans ses fonctionnalités, mais surtout dans son rapport dynamique avec un environnement qui contribue à ses choix, le PPH s’avère un modèle anthropologique de développement humain. Ouvert à la critique, le PPH, auquel l’auteur a beaucoup contribué, a subi plusieurs modifications depuis sa première version adoptée en 1992. Récemment, les facteurs identitaires ont été intégrés aux facteurs personnels pour compléter le modèle.

Dans le septième chapitre, l’auteur présente deux instruments innovants conçus à partir du PPH : la « Mesure des habitudes de vie » (MHAVIE) et la « Mesure de la qualité de l’environnement » (MQE). Destinés aux cliniciens et aux gestionnaires soucieux d’améliorer la participation sociale des personnes ayant des limitations fonctionnelles, ces outils constituent des opérationnalisations du PPH visant à 1) identifier les « habitudes de vie » des personnes en situation d’exclusion sociale et 2) à identifier des obstacles ou des facilitateurs à la participation sociale des individus ayant des limitations fonctionnelles. La MHAVIE permet de déterminer le niveau de réalisation des habitudes de vie d’une personne en regard de douze catégories d’habitudes de vie, tandis que « la MQE permet de déterminer l’influence de l’environnement sur la participation sociale d’une personne » (p. 189).

Dans le huitième chapitre, Fougeyrollas présente les résultats d’une étude exploratoire portant sur les représentations sociales de professionnels dans un centre de réadaptation en déficience physique. Cherchant à mieux cerner l’influence des facteurs environnementaux dans le processus de production du handicap, l’auteur met en évidence les attentes, mais aussi les représentations qu’ont les professionnels à l’égard des personnes prenant part au processus de réadaptation, lesquelles peuvent agir favorablement ou défavorablement sur la participation sociale.

Dans le neuvième chapitre, l’auteur souligne l’insuffisance persistante des institutions québécoises à réaliser le processus d’inclusion sociale. Pour lui, le système actuel ne réussit toujours pas à répondre aux besoins particuliers des personnes ayant des limitations fonctionnelles. La dépendance de ces personnes à l’égard du système sociosanitaire pour obtenir une réponse « partielle » à leurs besoins témoigne de ce manque de vision des gouvernements qui pensent le handicap de manière sectorielle. Ce chapitre se termine sur un vibrant plaidoyer pour la mise en place de mécanismes d’accès aux ressources et aux services mieux adaptés aux besoins des personnes ayant des limitations fonctionnelles, en accord avec les orientations de la politique À part entière[2].

Enfin, les chapitres dix, onze et douze concluent l’itinéraire de l’auteur. Dans ces chapitres, l’auteur partage ses convictions, celle d’un savoir-vivre ensemble en cessant d’apprécier la différence des personnes ayant des incapacités en termes de manque, d’imperfection, mais comme un attribut de la diversité, de l’incroyable richesse humaine. Par un poème qui exprime la démarche de l’écrivain, de la personne humaine qu’il est, l’auteur réitère sa métaphore de la funambule évoluant sur le fil d’une toile où le parcours, la direction et la sécurité ne sont jamais déterminés à l’avance, mais se construisent au fur et à mesure des rencontres, des nouveaux liens qui se tissent avec ses semblables, sur la grande toile que constitue l’univers social et symbolique humain.

Essai ambitieux portant sur « les transformations réciproques du sens du handicap », La funambule, le fil et la toile constitue un ouvrage original, iconoclaste, qui fait voler en éclats une conception désuète du handicap portée par un discours expert. Appuyant ses arguments sur la force du mouvement communautaire québécois, sur son expérience personnelle et professionnelle, Fougeyrollas réussit avec brio à faire état de l’évolution conceptuelle du handicap. Ayant acquis une solide réputation dans le champ du handicap, cet auteur dénonce la persistance d’un discours institutionnel qui tend à décontextualiser la « capacité » d’une personne à réaliser « ses activités » de la vie quotidienne et à réaliser « ses » rôles sociaux, en ne prenant jamais en compte les éléments de son environnement. Évoquant par sa poésie la beauté fragile de l’existence, Fougeyrollas propose ici un essai fort, qui fait l’éloge de la subjectivité, du droit à la différence, lesquels assurent la pérennité de la diversité humaine!