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La conjoncture des années 1990 a mis en évidence d’importantes luttes sociales pour la démocratie, luttes qui avaient, dans la décennie précédente, favorisé l’essoufflement et le recul d’un certain nombre de régimes autoritaires et de dictatures militaires. Cette nouvelle conjoncture a également fait apparaître un certain militantisme économique et le déploiement de réseaux d’économie solidaire. Dans de nombreux pays du Sud, les mouvements associatifs locaux dans les bidonvilles tendent en effet à prendre le devant de la scène sociale et politique depuis un peu plus d’une décennie dans le cadre de la constitution de véritables gouvernements locaux. Ils sont également de plus en plus actifs sur le terrain économique. D’où les notions d’économie populaire, d’économie du travail et d’économie solidaire liées à celle de développement local (Corragio, 1999). Parmi l’ensemble des initiatives, nous avons étudié de plus près quelques expériences fort révélatrices de cette nouvelle dynamique : Villa el Salvador, au Pérou, un bidonville de 350 000 habitants en banlieue de Lima, aujourd’hui devenu une ville dans laquelle la mobilisation sociale des résidents, l’économie solidaire et le développement local ont constitué des éléments déterminants dans la lutte contre la pauvreté ; Pôrto Alegre, au Brésil, municipalité de plus d’un million d’habitants, laquelle pratique une politique de décentralisation de ces budgets au niveau des quartiers, politique dite de budgets participatifs ; Fortaleza, également au Brésil, municipalité comptant 1,8 million d’habitants, qui s’est engagée dans un vaste programme de construction de logements populaires en collaboration avec les associations locales.

Les recherches sur les organisations économiques populaires et le développement local aujourd’hui en Amérique latine demeurent encore bien exploratoires, surtout celles dans lesquelles on trouve une décentralisation du service public combinée à l’initiative des milieux populaires des bidonvilles. Mais la construction conjointe de l’offre et de la demande de services (privés, publics et services d’économie sociale) existe bel et bien. Dans certains cas, elle est liée à des politiques budgétaires décentralisées. Aujourd’hui, dans la foulée de Pôrto Alegre et de Villa el Salvador, des centaines de municipalités dans de très nombreux pays d’Amérique latine (Brésil, Argentine, Pérou, Chili, Uruguay, etc.) s’intéressent à cette perspective nouvelle qui ouvre des voies encore insoupçonnées. Pour notre part, c’est de ce côté que nous avons orienté nos plus récents travaux de recherche[1]. Sous toutes réserves, compte tenu du caractère encore exploratoire de nos travaux, nous formulons les trois propositions uivantes :

  • Les nouvelles expériences de développement local en Amérique latine sont le produit d’une rencontre entre une population marginalisée et des leaders associatifs inscrits dans le sillage de mouvements sociaux locaux.

  • Ces expériences sont généralement aussi le produit d’une rencontre entre le leadership populaire issu de communautés locales et d’organisations non gouvernementales (ONG) nationales qui assurent, par leurs compétences, un soutien professionnel nécessaire à leur développement comme municipalité et collectivité organisée sur le plan sociospatial (les groupes de quartiers) et socioéconomique (micro-entreprises lancées par des groupes de femmes, des groupes de jeunes, des petits entrepreneurs et des petits commerçants).

  • Ces expériences savent aussi mettre à profit une coopération internationale décentralisée, celle qui favorise par exemple des jumelages de municipalités, d’écoles, de centres de santé, etc., et des soutiens techniques divers (aide à la petite entreprise).

Des expériences innovatrices de développement local

Villa el Salvador : un bidonville organisé sur fond de développement communautaire et de coproduction de services avec la municipalité

Villa el Salvador est un bidonville de 350 000 habitants, en banlieue de Lima. Cette municipalité se caractérise par son haut degré d’organisation sociale : non seulement plus de 3 000 associations y sont aujourd’hui actives, mais celles-ci mènent leurs activités dans un cadre très évolué de développement local et communautaire. Villa el Salvador a en effet su, dès ses débuts en 1971, aménager son territoire par groupes résidentiels autour de 120 places communes. Elle a également soutenu son économie locale par une stratégie de développement d’un district industriel cogéré par la municipalité et les associations locales d’entrepreneurs. À Villa el Salvador, les prises de terrains n’ont pas été qu’une simple occupation des lieux. Au point de départ, avec le concours de militants chrétiens, de militants de mouvements politiques de gauche et de professionnels d’ONG liméniennes, Villa el Salvador a doté d’une forme particulière son organisation sociale en faisant de groupes résidentiels les unités de base de l’organisation de son espace. Le groupe résidentiel comprend en moyenne 384 familles organisées par pâté de maison, soit entre 2 000 et 2 500 personnes. Les familles disposent de maisons regroupées autour d’une place commune réservée aux services de base qu’elles ont en commun : l’école maternelle, le centre de santé, le local communal, le terrain de jeu. Villa el Salvador planifiera ainsi son développement en créant en quelques années 120 places communes. Chaque place aura son groupe résidentiel et chaque groupe résidentiel, ses délégués à la Communauté autogérée de Villa el Salvador (CUAVES). Ce faisant, Villa el Salvador a innové surtout en brisant le modèle colonial classique des villes d’Amérique latine (Zapata, 1996 ; Tovar, 1992). Mais Villa el Salvador est demeurée jusqu’à la fin des années 1980 une ville-dortoir. Villa el Salvador cherchait cependant à développer sa propre économie. Le parc industriel de Villa el Salvador est le fruit d’un travail d’organisation progressif des petits entrepreneurs disséminés un peu partout dans le bidonville et, au départ, très faiblement réseautés. L’autoridad autónoma, celle qui gère le parc industriel, a dû affronter des obstacles qui ont limité sa capacité de mener à bien ses objectifs. La période de démarrage (1990-1992) a été particulièrement difficile en raison de la violence politique qui secouait le pays en général et Villa el Salvador en particulier. Cependant, en 1992, la relation entre la Ville et les entrepreneurs se renforce. On assiste à ce moment-là à une proposition de développement intégral basée sur la commercialisation, l’assistance technique, la production, le financement et la formation entrepreneuriale.

Au cours des dernières années de la décennie 1990, l’activité industrielle de Villa el Salvador a été renforcée par l’émergence de services de soutien technique. En plus du Centro de promoción empresarial, service de soutien aux entrepreneurs qui relève directement de la municipalité de Villa el Salvador, d’autres centres de soutien technique ont vu le jour. C’est le cas notamment du centre de soutien Aconsur, une institution à but non lucratif créée à l’initiative de la coopération italienne et du ministère de l’Industrie du Pérou. Ce centre offre des services aux micro et petites entreprises, particulièrement au secteur textile et aux groupes de femmes tricoteuses appartenant aux secteurs populaires de Lima. En misant sur le regroupement de petites unités de production locales plutôt que sur une hypothétique implantation de grandes entreprises, Villa el Salvador a incité les artisans de la production locale à s’organiser par champ professionnel au sein d’entreprises débordant le seul cadre familial et à mettre en commun leurs achats, leur machinerie et la commercialisation de leurs produits. Aujourd’hui, après 10 ans d’efforts, les résultats sont probants : sur une population active de 100 000 habitants, Villa el Salvador réussit à regrouper, à partir de son parc industriel comme pôle de développement, 1 200 petites et micro-entreprises fournissant 37 000 postes de travail, dont 12 000 permanents et 25 000 saisonniers (Azcueta, 2001).

La population de Villa el Salvador a ainsi acquis, après plus de 30 ans de travail d’organisation, une large expérience dans la gestion de ses propres projets et le contrôle de son développement. Ce modèle, profondément ancré dans la tradition communautaire indienne, n’aurait probablement pas survécu s’il y avait eu au Pérou une industrialisation et une prolétarisation massives de la main-d’oeuvre. Mais cette culture a trouvé dans plusieurs bidonvilles de la capitale un terrain propice au caractère informel aujourd’hui encore prévalant. Il faut voir là un premier facteur de réussite de Villa el Salvador comme expérience de développement local et de démocratie à une échelle qui déborde le microdéveloppement. Mais cette mise à contribution de la culture locale de type communautaire, au sens ancien de ce mot, n’explique pas à elle seule la réussite de cette expérience. Si aujourd’hui plus de 3 000 associations (groupes résidentiels et associations sectorielles) s’activent à Villa el Salvador et animent la Communauté urbaine autogérée de Villa el Salvador (CUAVES) à partir d’un réseau de voisinage très structuré, cette communauté s’est aussi donnée des attributs de la modernité en créant une collectivité publique, une municipalité, un peu moins de 15 ans après ses premiers développements. Villa el Salvador s’est en effet détachée de Lima en devenant une municipalité en 1984. Pour ce faire, comme pour la mise sur pied des groupes résidentiels et la CUAVES, elle a su mettre à profit plusieurs ONG nationales de même que des organisations de coopération internationale (OCI).

En 1999, un plan sur 10 ans, basé sur les principes administratifs de la planification stratégique, a été mis sur pied par la municipalité. Alors que le premier plan (en 1983) avait été élaboré surtout par des professionnels appartenant à des ONG qui collaboraient avec Villa el Salvador, cette fois-ci Villa el Salvador, comme municipalité, crée ses propres instances de formulation d’un plan : d’abord, des assemblées publiques, puis des tables de concertation territoriales et sectorielles, enfin, au bout de huit mois, une consultation publique réalisée à domicile par 2 500 jeunes, auprès de la population de 16 ans et plus, dans le but d’identifier les problèmes les plus fortement ressentis par la population. Villa el Salvador, en l’an 2000, a affecté 30 % de son budget d’investissement à l’approbation des comités de gestion des 10 zones de Villa el Salvador[2].

La municipalité de Pôrto Alegre et son budget décentralisé par quartiers

Pôrto Alegre est la capitale de Rio Grande do Sul, un État brésilien populeux (10 millions d’habitants). Fondée au milieu du XVIIIe siècle par des immigrants açoriens, Pôrto Alegre est aujourd’hui une grande agglomération qui compte 1 300 000 habitants de plus de 25 ethnies différentes. Gouvernée depuis plus de 14 ans (1988) par une coalition de gauche conduite par le Parti des travailleurs (PT), cette municipalité a engagé un processus de participation où 40 000 citoyens collaborent à l’élaboration du budget municipal. En 1988, le Parti des travailleurs (PT) est élu aux élections municipales. Il est réélu pour un deuxième mandat en octobre 2000 avec plus de 63 % des voix. Depuis son arrivée au pouvoir, la population de Pôrto Alegre expérimente une nouvelle forme de démocratie, au niveau local, fondée sur une politique dite de budgets participatifs. Cette politique intègre les résidents dans la prise de décision en ce qui concerne l’affectation des deniers municipaux. Chaque quartier choisit lui-même, lors de débats et de consultations publiques, les travaux souhaités, les priorités de développement et les projets à mettre de l’avant afin de répondre aux besoins de la population locale. En outre, chacun des 16 quartiers de la municipalité élit, lors de la tenue d’assemblées, des représentants qui siègent au conseil municipal afin de présenter les propositions élaborées lors de ces consultations. L’habitat, le transport en commun, la voirie, la cueillette des déchets, les égouts, l’alphabétisation, les établissements locaux de santé et de services sociaux, la sécurité, la culture…, voilà autant de sujets d’une politique municipale désormais sous surveillance de citoyens organisés en assemblées locales de l’orçamento participativo (le budget participatif), lesquelles assemblées décident fondamentalement de deux choses : 1) un ordre de priorité des questions de développement relatives à leur quartier ; 2) un ordre de priorité des projets. Les habitants d’un quartier peuvent ainsi donner priorité au logement et choisir la construction d’une cité ouvrière pour les plus défavorisés. Par la suite, les habitants du quartier suivent la réalisation du projet arrêté en dernière instance, surveillent la qualité des travaux, ont accès aux comptes… Résultat : les travaux coûtent en général 30 % moins cher, constate C. Dutilleux[3].

De cette façon, les détournements de fonds et la corruption sont rendus extrêmement difficiles et les résultats souhaités par la population, plus près des attentes initiales. Les habitants de Pôrto Alegre récoltent présentement les fruits de cette participation citoyenne. En effet, 99 % des résidents sont maintenant raccordés au réseau d’eau courante et 79 % des ménages bénéficient de la collecte des ordures ménagères. Cette idée de la participation citoyenne fait son chemin. Des stratégies similaires ont été mises sur pied dans tout l’État de Rio Grande do Sul (également sous la gouverne du PT). Étant donné le succès remporté par le budget participatif, personne n’hésite maintenant à qualifier Pôrto Alegre de « laboratoire social »[4]. Comme quoi l’expérience a des effets d’entraînement, en septembre 2000, Villa el Salvador organisait la première rencontre péruvienne de portée internationale sur les budgets participatifs avec des représentants de la Guyane, de l’Uruguay (Montevideo), de l’Équateur (Quito), du Brésil (Santo Andre et Pôrto Alegre), de 10 municipalités de la région métropolitaine de Lima et d’une quinzaine d’autres du reste du pays[5].

Fortaleza, la relance d’une collectivité par des programmes de logement populaire

La ville de Fortaleza, capitale de l’État du Ceará situé dans la région Nordeste du Brésil, a une population qui est passée de 1,3 million d’habitants en 1980 à 1,8 million en 1991 (date du dernier recensement). En novembre 1985, une femme membre du Parti des travailleurs devient mairesse de Fortaleza. Elle le restera jusqu’en 1988, ce qui permet à la municipalité de mettre en chantier un programme de construction de logements populaires : 6 000 logements seront construits par l’État et 3 500 par la municipalité. Ce sont donc près de 10 000 habitations qui sont déjà bâties avant qu’une ONG française, le Groupe de recherche d’échanges technologiques (GRET), propose au début de la décennie 90 un nouveau projet pilote, le mutirão 50, dont l’objectif est de réaliser une micro-urbanisation pour une cinquantaine de familles du quartier Rondon. Ce premier projet va par la suite devenir la référence et la source d’inspiration du programme Comunidades, qui visera, selon les mêmes principes et les mêmes méthodes, un changement d’échelle : d’une part, réaliser dans six nouveaux quartiers de l’agglomération de Fortaleza environ 1 000 logements (un peu plus de 150 logements par quartier) avec infrastructures de base et, d’autre part, développer simultanément un programme de création d’emplois et d’activités ainsi qu’un système permanent de formation continue pour tous les acteurs et les bénéficiaires du programme.

Le programme Comunidades

Le programme Comunidades a fait l’objet d’une convention, signée par le gouvernement de l’État, dans le cadre de la coopération technique entre la France et le Brésil. Cette convention associe étroitement la municipalité de Fortaleza et le GRET. Le programme Comunidades est fondé sur une double structure, ce qui le rend original : le GRET travaille, tout d’abord, avec une ONG brésilienne, le Cearah Periferia (CP), la municipalité de Fortaleza et les organisations populaires de base, lesquelles forment l’ossature du programme. Le GRET travaille, d’autre part, avec le gouvernement de l’État du Ceará, en particulier le SEPLAN (Secrétariat d’État à la planification) et le STAS (Secrétariat d’État au travail et à l’action sociale) et des structures de formation supérieure : l’Université fédérale du Ceará et l’École technique fédérale. En 2000, l’activité des programmes mis en place est en progression constante. Les programmes touchent désormais plus de 3 800 familles. 2 500 d’entre elles ont remboursé ou sont en cours de remboursement. Le taux d’impayé se révèle particulièrement faible dans le contexte brésilien (inférieur à 8 %). Il s’avère désormais possible d’engager quelque 1 200 nouveaux dossiers par an. Les programmes ont gagné 7 nouveaux quartiers ; de plus, 15 associations nouvelles et 41 nouveaux groupes ont pu être constitués, notamment au sein d’associations déjà impliquées. Le rôle du Cearah Periferia, l’ONG locale créée en 1991, à l’initiative du GRET et avec son appui constant, s’affirmera au cours du déroulement et de l’emboîtement des programmes. L’ONG a démontré et renforcé sa capacité dans les trois volets de la maîtrise d’oeuvre : social, technique, financier. Son rôle aura été déterminant dans le changement d’échelle du programme et dans la formation des équipes municipales et des responsables des associations[6].

Trois expériences parmi d’autres

Les trois expériences présentées ici (Villa el Salvador, Pôrto Alegre, Fortaleza) rejoignent celle de La Florida à Santiago, capitale du Chili (Reyes et Scalpello, 1999), celle de Temuco, capitale régionale de l’Araucanie toujours au Chili (Donovan, Williamson et Diaz, 2000), ou celle d’El Agustino au Pérou (Cotera Fretel, 2000), expériences étudiées par nous ou par des collègues dans la même période. Qu’est-ce que ces expériences de développement local traduisent ? Dans un premier temps, nous y avons vu un nouveau « local », un « local » de concertation qui n’exclut pas, contrairement à ce qu’on pense habituellement à ce propos, la conflictualité sociale. Mais derrière ce nouveau « local » et cette concertation, quels sont les dynamismes sociaux qui opèrent et quelle direction prennent-ils ? Et quels en sont les principaux acteurs ?

Le développement local en Amérique latine : quelques caractéristiques et fondements

Les principales caractéristiques

Les initiatives de ce type en Amérique latine viennent d’abord confirmer un nouveau type de développement local, au sens d’une approche participative territorialisée, caractérisée par plusieurs activités et plusieurs partenaires, qui favorise un premier développement dans un environnement politique moderne. Le premier registre a trait à la participation citoyenne. Par exemple, Villa el Salvador illustre bien ce que peut être l’aménagement social de l’espace urbain à l’échelle d’une population de 350 000 habitants organisés autour de 120 places par groupe résidentiel. Deuxièmement, ces initiatives font la démonstration de la possibilité pour une collectivité publique de posséder les attributs politiques de la modernité en combinant la démocratie représentative, c’est-à-dire le suffrage universel, l’élection d’un maire et de conseillers, le développement d’un service public municipal, etc., avec la démocratie directe (les consultations de quartiers sur le budget municipal à Pôrto Alegre, par exemple).

Ces expériences démontrent aussi qu’avec une approche de développement local, il est possible d’impulser des entreprises à partir du « rez-de-chaussée » de l’économie nationale, de l’économie de subsistance communautaire présente dans ces communautés (Verschave et Boisgallais, 1994). Par exemple, les activités économiques informelles[7] de Villa el Salvador étaient des activités de petites entreprises familiales, peu ou pas réglementées, utiles à la survie de ces familles, mais pratiquement pas inscrites dans un processus d’accumulation. La politique de développement d’un parc industriel est venue amorcer la sortie du « rez-de-chaussée » de cette économie de survie en lui faisant prendre l’escalier qui conduit à l’accumulation dans un cadre plus collectif. Le parc industriel de Villa el Salvador s’avère, à cet égard, particulièrement révélateur. Ces expériences révèlent aussi l’importance de capitaliser sur la coopération internationale : des organisations de coopération internationale (OCI), des municipalités et des fondations du Nord coopèrent avec des États régionaux ou des municipalités qui s’étaient vues obliger de déserter leur fonction de régulation par le service public à cause des pressions des programmes d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI).

C’est en additionnant et en combinant tous ces éléments que les habitants de ces communautés locales ont pu jusqu’à maintenant s’inscrire dans le processus de décision de leur municipalité, mais aussi, et peut-être surtout, mettre en oeuvre, avec le concours de leurs partenaires internationaux, la construction de logements, d’écoles, de marchés, de centres de santé, de réseaux de micro-entreprises, etc. Ces initiatives locales ne réussissent pas ce développement sans tensions ni débats. Mais dans un processus de longue durée, c’est une culture démocratique qui s’y forge en y greffant les cultures communautaires préexistantes par un croisement de la démocratie municipale, des dispositifs participatifs mis en place par et avec les habitants et des réseaux d’économie populaire et solidaire. Une conviction soutient les dirigeants et les associations actives dans ces processus : la démocratie ne peut résoudre tous les problèmes, mais elle demeure encore la meilleure option dans un contexte de crise de l’État et de dérive majeure de l’économie de leur pays (Arocena, 1998).

Les fondements liés à ce type de développement local

Il convient cependant d’expliciter un peu plus les fondements culturels, économiques et politiques de ce nouveau type de développement local. Premièrement, le mouvement social (associations, ONG locales et groupes locaux autonomes ou liés à des partis politiques de gauche) engagé dans ces expériences de développement local a su miser, au plan socioculturel et sociospatial, sur les traditions communautaires pour construire une organisation sociale à partir du niveau microsocial. Ce faisant, il a mis en marche un des moteurs délaissés du développement, soit l’enracinement sur un territoire. L’impératif de disposer de lieux collectifs appropriés de prise de parole et de prise de décision est en effet une clé.

Deuxièmement, le mouvement social local a misé, au plan économique, sur ce qu’il est convenu d’appeler le premier développement, c’est-à-dire des systèmes locaux d’échange et de production, l’« économie de rez-de-chaussée » dont parle Braudel (1985) : les marchés urbains élémentaires et les petites boutiques d’artisans, les petits ateliers de production, sorte de plancher de la vie économique, lesquels forment les indispensables ressorts sur lesquels le développement à une autre échelle devient possible. L’organisation des entreprises par champ professionnel débordant le cadre familial, la création d’un cadre politique et légal approprié, la mise sur pied de dispositifs d’accompagnement tels un centre de promotion des produits, une agence de commercialisation, etc., viennent par la suite offrir un soutien à ces systèmes locaux. Si on porte la réflexion sur un horizon historique et spatial plus important, ces expériences permettent de mettre en doute les politiques traditionnelles de développement et de coopération internationale de la façon suivante : les sociétés industrielles nées en Europe au siècle dernier ne se sont-elles pas précisément construites, depuis plusieurs décennies, sur une « économie de rez-de-chaussée » ? Une des conditions de développement économique vient dès lors s’appuyer sur des systèmes locaux de production et d’échange économiques et sociaux et non les éliminer en les considérant comme obsolètes. Ce que la plupart des théories du développement ont fait en misant sur la seule construction d’États nationaux. Dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Braudel (1979) développe la thèse d’une économie à trois étages composée d’une économie de subsistance (le « rez-de-chaussée »), qui est une économie informelle de la « débrouille », puis d’une économie de marché local (au premier étage) et finalement d’une économie-monde (à l’étage supérieur). Sur une longue période, l’économie s’est d’abord constituée à travers ces systèmes locaux d’échange d’une économie de subsistance, réalité trop longtemps ignorée ou sous-estimée par la plupart des politiques de développement.

Troisièmement, le mouvement social en amont de ces initiatives a misé, au plan sociopolitique, sur la démocratie représentative et la démocratie directe. Les populations locales apprennent à se structurer par-delà leur réseau de voisinage et d’entraide (corvées collectives, par exemple) en devenant une société civile locale active et inscrite dans le développement d’une dynamique de gouvernance locale moderne et intégrée, assumée en bonne partie par un leadership de type associatif. L’accompagnement d’ONG et d’OCI engagées à leurs côtés avec une expertise et une offre adéquate de services fait le reste.

Un « local » de concertation

Dans un contexte de réorganisation du système productif, de mondialisation des échanges économiques et de réorientation du rôle des États, l’État, les collectivités publiques et les communautés locales sont appelés à jouer un nouveau rôle dans la production de services collectifs. La dynamique sociale d’aujourd’hui, présente dans ces expériences, est davantage faite de concertation et de partenariat : 1) le développement local d’aujourd’hui n’est plus seulement un développement par le haut (top down approach) suscité par des pouvoirs publics au sein de communautés à l’aide de transferts sociaux en provenance de l’État national ou d’institutions internationales ; 2) le développement local d’aujourd’hui, instauré par des mouvements associatifs, n’est pas non plus exclusivement alternatif et exclusivement par en bas (bottom up process). Le processus engage plus d’acteurs, le pôle associatif, le pôle public local et le pôle marchand, avec la conviction sous-jacente qu’il n’y a pas de développement local réussi sans État ni contre l’État. En d’autres termes, de nouveaux modes d’intervention des pouvoirs publics et de nouvelles interfaces publique / associative / privée sont élaborés pour faire face aux situations nouvelles (Reilly, 1995).

Certes, ce nouveau local de concertation et de partenariat peut, à première vue, sembler traversé par l’idéalisme et le consensus. L’histoire de ces expériences révèle bien au contraire que tout cela se construit et s’obtient « à l’arraché » : de nouveaux acteurs n’entrent jamais en scène sans bousculer habitudes, traditions, préjugés et intérêts de ceux qui sont déjà sur scène. Concertation et partenariat n’excluent pas le conflit. Mais le partenariat fournit un autre aboutissement : les populations touchées ne laissent plus aux autres le soin de construire de nouvelles institutions. Elles y participent de plain-pied en forçant la porte lorsque cela s’impose.

La coopération internationale dans le développement local

De la collecte de déchets soutenue par des jumelages avec des villes européennes ou nord-américaines, au soutien à des organisations, des services s’adressant aux femmes, aux échanges culturels entre des jeunes de municipalités du Nord et du Sud en passant par le soutien de la coopération technique de pays du Nord à de petites entreprises de communautés du Sud, la coopération au développement a su se renouveler. C’est dans cette diversité d’une coopération internationale décentralisée que ces initiatives ont trouvé écho et permis de lancer leur propre développement (Lévy, 2000). Dans tout cela, trois coordonnées de coopération internationale sont devenues cardinales : 1) les ONG évoluent comme autant de passerelles entre le Nord et le Sud ; 2) la coopération internationale décentralisée permet de mettre à profit les municipalités et d’autres institutions apparentées dans le cadre de jumelages ; 3) de nouveaux réseaux internationaux – Nord / Sud – de solidarité et de développement ont émergé.

À ce chapitre, en effet, avec les années 1990, nous avons assisté à une remontée non seulement du « local » et de sa transformation, mais aussi de son internationalisation. Plusieurs réseaux internationaux ont donné la mesure de l’élan nouveau que prend ce travail de développement local qui cherche à augmenter son impact en modifiant ses échelles d’intervention. Mentionnons à cet effet la Conférence internationale de Lima en 1997 pour laquelle se sont réunies plus de 275 personnes (principalement des ONG et des associations), provenant de 32 pays, pour atteindre deux objectifs : a) définir le concept d’économie solidaire et sa viabilité à l’approche du prochain millénaire ; b) établir les possibilités pour des échanges internationaux Nord-Sud (Ortiz et Munoz, 1998)[8]. Elle était soutenue par des ONG canadiennes et européennes. La deuxième Conférence internationale de ce réseau qui s’est tenue au Québec en 2001 (400 personnes de 40 pays dont 25 du Sud) a donné naissance à un comité international de liaison à 4 pôles (Europe et Amérique du Nord, Afrique et Amérique latine). Mentionnons également la naissance en 1997 de l’Alliance pour un monde responsable et solidaire à la suite d’un appel signé par 1 417 personnes de 100 pays (Alliance, 1997). L’Alliance est soutenue par une fondation suisse, la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme[9]. La solidarité dans le champ de la coopération internationale est une tendance récente[10]. Elle est éducative (au Nord) et sociale (au Sud), mais elle est aussi économique et politique :

  • socio-économique d’abord, c’est-à-dire qu’elle travaille à soutenir le développement économique des bidonvilles : 1) en misant sur des réseaux internationaux d’échange et de commercialisation de produits du Sud ; 2) en structurant l’entraide pour la transformer en mutuelles, en caisses d’épargne et de crédit, en habitats populaires et coopératifs autour d’espaces communs ; 3) en faisant des prêts, plutôt que des subventions ou des dons, par l’intermédiaire d’organisations de microfinance et de microcrédit qui permettent de lancer de petites entreprises ; 4) en favorisant des jumelages d’écoles, de centres communautaires, de municipalités, de paroisses, de syndicats qui favorisent l’échange sur les plans professionnel, technique et culturel ;

  • politique ensuite, c’est-à-dire qu’elle anime des mobilisations qui permettent par exemple de torpiller un sommet comme celui de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle (1999) ou d’influencer fortement un sommet comme celui de Rio en 1992 sur l’environnement (8 000 ONG présentes), celui sur la condition des femmes dans le monde à Pékin (1996) ou celui de Genève en 1998, point de convergence d’une marche mondiale contre l’exploitation des enfants.

C’est le modèle nord-américain du Global Trade Watch, observatoire créé par Public Citizen, (l’organisation de Ralph Nader, défenseur des consommateurs américains) qui favorise le fair trade, ou commerce équitable, et dénonce le free trade. C’est également le modèle européen de Greenpeace, qui développe une technologie alternative de réfrigération en Allemagne (le « Frigovert »).

En guise de conclusion

À propos du développement local et de l’économie solidaire au Sud, les recherches en sciences économiques et sociales commencent à se faire plus nombreuses : que ce soit pour signifier sa présence à l’échelle de la planète et chiffrer son importance au Sud comme au Nord (Salamon et Anheier, 1998) ainsi que signaler son renouvellement au Nord (Defourny, Favreau et Laville, 1998), son émergence au Sud (Defourny, Develtere et Fonteneau, 1999 ; Develtere, 1998) ou l’importance des mouvements et des ONG qui la soutiennent (Fall et Diouf, 2000 ; Develtere, 1998). Certaines recherches vont plus loin en mettant en relief ses rapports complexes avec les pouvoirs publics et sa contribution à la restructuration d’un État social (Defourny, Favreau et Laville, 1998) ou encore en la situant dans un cadre plus large, celui d’une économie plurielle (Aznar et al, 1997 ; Sauvage, 1996). Dans cette foulée, il faut surtout relever que la face cachée de la mondialisation néolibérale, sa contrepartie en quelque sorte, c’est la remontée du « local », c’est-à-dire le croisement des solidarités territoriales et d’entreprises locales (privées et collectives). L’érosion des compromis sociaux et la remise en question des règles institutionnelles qui ont constitué la base du développement de l’après-guerre dans les pays du Nord (le modèle fordiste et providentialiste), puis dans les pays du Sud (le modèle développementiste) constituent le coeur de la crise actuelle : la mondialisation néolibérale provoque une concurrence croissante entre pays et la montée de l’exclusion et de la précarité. La criseactuelle engendre également un déficit démocratique, car les États, surtout dans le Sud, deviennent de plus en plus redevables à des acteurs qui leur sont extérieurs, tels que le FMI et la Banque mondiale (Smouts, 1995).

Les associations au Sud, comme la coopération internationale Nord-Sud, ont subi les contrecoups de cette crise et vivent donc un temps fort d’incertitudes (Bessis, 1997). Mais la crise a libéré un espace inédit pour l’innovation sociale. Cependant, pour participer pleinement à la construction de nouvelles régulations sociales et donc à une démocratisation du développement (Sen, 2000), cela suppose que les nouvelles initiatives d’économie solidaire et de développement local dépassent le stade de l’innovation et puissent se généraliser. Comme l’illustrent fort bien les expériences présentées dans cet article, la question de l’institutionnalisation de l’innovation se pose alors, de même que la question de leur reconnaissance et de la coopération effective avec les pouvoirs publics et les grandes institutions internationales (Office of International Trade (OIT) et United Nations of Educational, Scientific and Cultural Organization (UNESCO), par exemple). « Il y a certaines choses que je ne referais pas si je devais recommencer. L’une d’elles est l’abolition du gouvernement local et l’autre est le démantèlement des coopératives. Nous étions impatients et ignorants. » (Julius Nyerere, président de la Tanzanie, cité par Develtere, 1998) Le bilan de l’ancien président socialiste Nyerere de la Tanzanie prend ici tout son sens : aucun État ne peut faire l’économie de gouvernements locaux et des coopératives dans le développement de la société.

Les gouvernements locaux – et la démocratie participative qui l’accompagne dans les initiatives présentées – offrent les avantages de la proximité, c’est-à-dire la possibilité d’intervenir sur des questions qui concernent l’organisation de la vie quotidienne (services locaux de transport en commun, équipements localisés de services de santé et de services sociaux, etc.) à une échelle qui est objectivement accessible à la majorité des citoyens et sur un territoire certes à géométrie variable, mais susceptible de favoriser l’appartenance à une communauté. L’économie populaire et solidaire, de son côté, favorise le décollage de communautés locales, leur premier développement et, ce faisant, leur insertion dans le développement économique général d’un pays. La coopération internationale a beaucoup à tirer de ces expériences en orientant son travail en direction du soutien aux mouvements sociaux locaux, à la démocratie politique locale et au premier développement.