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La majorité des recherches traitant de la vie quotidienne des sans-emploi le font du point de vue des obstacles rencontrés et des difficultés éprouvées par les personnes dans leur rapport à l’emploi, à la sphère privée et aux institutions publiques. Au sein de cette littérature, le pauvre est un exclu, victime de forces sociales et de déterminismes qui le dépassent. L’univers de référence est celui d’un monde bipolaire où « la fracture sociale » sépare les in des out. Dans ce schéma, l’exclu apparaît écrasé par le poids de la vie, il a de la difficulté à concevoir des projets, c’est une personne humiliée, défaite, apathique. Les concepts explicatifs utilisés font appel aux notions de précarité, de vulnérabilité, de ghettoïsation et d’isolement des personnes (Laberge et Roy, 1994). Une position analytique apparentée consiste non plus à s’intéresser aux attributs de la pauvreté, mais à analyser les processus qui y conduisent. Dans cette perspective, s’élaborent des figures complexes de disqualification (Paugam, 1993), de désinsertion (De Gaulejac et al., 1994) ou de désaffiliation sociale (Castel, 1995). Dans tous les cas, c’est le processus de « chute sociale » qui est au coeur de l’analyse (Autès, 1995), le présupposé théorique commun étant que le lien social, comme élément de sens entre des individus et entre l’individu et l’État, se dissout, se délie.

On peut se demander si ce processus de « déliaison » sociale n’est pas, de manière concomitante, un processus de construction-reconstruction d’autres formes de liens sociaux. Le pauvre serait aussi un acteur doté de ressources, qui a (éventuellement) des projets, qui est inscrit dans un espace social local (le quartier ou la commune) dans lequel il peut recréer du lien social (Eme et Laville, 1994 ; Klein et Lévesque, 1995). Ce sont alors les potentialités de changement social que revêtent les situations de sans-emploi, de pauvreté et de chômage, de marginalité qui sont mises de l’avant. En poussant à l’extrême la représentation véhiculée par ce genre de recherche, on aboutit à l’image paradoxale du chômeur heureux, à la pointe de l’innovation sociale. Comme le souligne Simon Wuhl (1994), il est difficile, et même dangereux, de faire porter le poids de l’innovation et de la recherche d’alternatives à des personnes qui n’ont généralement qu’une envie, celle d’accéder au système qui les rejette. Cependant, considérer l’espace dans lequel vivent les personnes sans emploi en lui-même et pour lui-même peut nous fournir des indices de reconstructions en cours (Barel, 1990). En cela, l’absence d’emploi, la pauvreté ou l’exclusion ne sont pas uniquement l’absence de quelque chose, une « chose » qui serait définie par une norme d’intégration plus ou moins idéalisée, mais également un facteur de changement social (Castel, 1996).

Sans nier l’existence de processus de « chutes sociales », nous proposons de considérer la capacité d’adaptation des personnes sans emploi, en présupposant qu’on ne peut pas vivre longtemps avec une identité définie uniquement par la négative (l’absence de travail), même si les acteurs ne sont pas les seuls maîtres à bord (Demazière et Dubar, 1996 ; Schnapper, 1981). Nous avons choisi de travailler sur les récits de personnes sans emploi, dans deux pays, le Québec et la France, du point de vue de la construction de formes identitaires (Dubar, 1996). L’objectif général est de vérifier que des « espaces sociaux » – autonomes – de construction-reconstruction identitaire existent et de déterminer dans quelle mesure ils sont différents d’un pays à l’autre. Après avoir précisé le dispositif de recherche, nous verrons que l’espace social dans lequel vivent les sans-emploi n’est pas un espace homogène : on y trouve une multitude de croyances et de pratiques très différentes. Cependant, cet espace n’est pas non plus anomique. À travers les récits des 52 personnes rencontrées, il est possible de repérer des communautés de croyances, où les personnes non seulement partagent un « univers de croyances » (Dubar, 1996), mais ont le sentiment de partager une situation avec d’autres sans-emploi. Au total, quatre grandes formes de récits ont été repérées, indépendamment de la société considérée. À côté des « formes » plus classiques de discours qui correspondent aux « figures » connues des sans-emploi désaffiliés ou en grande difficulté, on trouve des formes de résistances quotidiennes qui correspondent à de véritables actes politiques.

Le dispositif de recherche

Vingt-cinq personnes ont été rencontrées à Montréal au mois de novembre et au mois de décembre 1996[1] et vingt-six dans la région grenobloise, en France, au mois de mars et au mois d’avril 1997. Le choix de la population s’est fait selon le principe de la méthode boule-de-neige où des entrevues antérieures suggèrent les répondants ultérieurs (Bourdieu, 1993 ; Macdonald, 1994). Le principe de saturation a déterminé le nombre d’entrevues (Binet et Shérif, 1992). Nous avons également privilégié la recherche systématique de « cas négatifs » qui contredisent le modèle provisoirement saturé (Desmarais et Grell, 1986) afin de résoudre le problème de la « représentativité de l’échantillon ». Les personnes rencontrées au Québec habitaient la ville de Montréal et étaient toutes prestataires de la sécurité du revenu. Les personnes rencontrées en France habitaient la région grenobloise et bénéficiaient du revenu minimum d’insertion (RMI). Sur le total, 39 répondants avaient entre 25 et 35 ans, 6 entre 18 et 25 ans et 6 entre 35 et 43 ans[2]. Il s’agit majoritairement de « jeunes adultes » censés être à un point tournant de leur vie en ce qui concerne leur identité professionnelle.

Dans le langage de Przeworski et Teune, nous utilisons le Most Different System Design (1970) qui consiste à choisir deux ensembles structurellement distincts afin de montrer la similitude des relations qui existent entre les variables, indépendamment du contexte structurel (Badie et Hermet, 1990). En effet, en France et au Québec, les structures politiques (province au sein d’un État fédéral d’un côté, État centralisé de l’autre), économiques (économie de marché libérale au Québec, économie mixte[3] en France) et culturelles (culture nord-américaine, culture européenne) apparaissent fortement contrastées (Merrien, 1994 ; Esping-Andersen, 1999). De plus, la forme concrète du chômage varie d’un continent à l’autre : en Amérique du Nord, le risque de chômage est élevé, mais sa durée est courte, alors qu’en Europe, le risque de chômage est moindre, mais sa durée est longue (CERC, 2001). Si, en dépit de ces différences, les résultats s’avèrent identiques, la méthode comparée permettra de conclure que malgré la société de référence, la situation de sans-emploi conduit à la construction de formes identitaires similaires.

Encadré 1

Le profil général des personnes rencontrées

Le profil général des personnes rencontrées

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L’analyse privilégiée ne cherche pas à faire un traitement quantitatif des entrevues, mais un traitement qualitatif sur deux axes : un axe thématique prédéterminé (le rapport au travail, le rapport aux institutions publiques et le rapport à la sphère privée) construit à partir des pratiques individuelles rapportées et un axe de la « rationalisation des discours », retracé à travers des configurations d’argumentation (Demazière et Dubar, 1997). Lecroisement de ces deux axes d’analyse nous a conduit à identifier quatre formes particulières de récits.

Les formes de résistance et de non-résistance quotidiennes

Dans toutes les entrevues, la conscience de la position de subordination des personnes – par rapport à l’administration publique ou au reste de la société – est présente. Mais cette conscience ne signifie pas pour autant acceptation ou inaction de la part des prestataires. L’analyse des « pratiques quotidiennes » des sans-emploi relatées dans les récits nous a permis de répertorier six « types » de débrouillardise et de non-débrouillardise sociales : le type isolé, assimilé, militant, aspirant-militant, débrouillard et rebelle[4]. À chacun de ces types correspondent des « univers de croyances[5] », qui sont autant de manières de rationaliser les situations individuelles. Même si la conscience des limites de l’autonomie et le sentiment d’impuissance face aux situations individuelles sont très présents dans les récits, tous les discours mettent en valeur le je différencié des autres. Chaque entrevue crée ainsi un « univers de croyances » spécifique. Il est néanmoins possible de repérer des entrevues « typiques » auxquelles d’autres récits correspondent également[6]. Au total, on trouve d’un côté les formes de non-résistance (la forme de la désaffiliation sociale et la forme de « l’assimilation ») et de l’autre, deux formes de résistance, la forme de la « résistance à la société » et la forme de la résistance à l’action publique. Dans ces dernières, les « identités attribuées » sont rejetées par les personnes et elles y opposent des « identités pour soi » généralement ancrées sur un projet, professionnel ou de vie, relativement précis. La différence principale entre ces deux grandes formes de récits concerne, in fine, la légitimité de l’action publique et de l’ordre social pour les prestataires[7].

Dans la forme de la désaffiliation sociale, les trajectoires de vie des personnes peuvent être très contrastées, mais l’univers de croyances partagé est relativement homogène. Le récit de Djemil nous sert ici de référence. Djemil, 25 ans, vit en France, chez ses parents. Il est prestataire du RMI depuis un an. Il n’a pas de projet professionnel particulier et « ne sait pas quoi faire dans la vie ». S’il est inquiet pour son avenir, il ne sait pas comment s’y prendre et « se sent coincé ». Pour lui, le RMI, c’est « un peu d’argent de poche » parce qu’il est logé et nourri par ses parents. Par comparaison, Marie-Hélène, 35 ans, vit seule à Montréal. Elle a eu de sérieux problèmes de violence conjugale avec son ex-conjoint. Depuis quelques mois, elle a un nouveau logement et tente de « passer à autre chose ». Si du point de vue factuel ces deux récits n’ont aucun point commun, ils partagent une représentation du temps des sans-emploi. L’absence de projet professionnel se trouve liée à de grandes difficultés à se projeter dans l’avenir. Cette situation où le futur semble bouché ou incertain et le présent peu enviable est vécue de manière très inquiétante. Cependant, ce manque de satisfaction par rapport à la situation présente ne se traduit pas par une animosité particulière à l’égard des institutions. L’absence de repères identitaires accompagne le sentiment, très fort, de ne pas avoir de contrôle sur sa vie et, surtout, de ne pas savoir comment obtenir ce contrôle. Il est intéressant de noter que Djemil suit une formation, abandonnée deux ans auparavant. Comme pour Marie-Hélène, qui termine un programme communautaire dans une cuisine collective, cette « mise en activité » ne signifie pas pour autant « le bout du tunnel », mais plutôt le fait « de faire quelque chose » ou de « se lever le matin ». Il est également important de souligner que « la désaffiliation » comme figure ne signifie pas forcément l’absence de relations sociales. Djemil vit au sein de sa famille, a des amis, mais se sent « seul avec ses problèmes ». Il me dira d’ailleurs au cours de l’entrevue que « quand on est comme ça (mal dans sa tête), il n’y a pas grand-chose que les autres peuvent faire pour t’aider ». La « désaffiliation » s’exprime d’avantage par le manque d’ancrage social dans la vie quotidienne (par rapport au travail et à l’environnement de proximité) – et le fait de « mal vivre » cette situation – que par une absence de liens sociaux.

La deuxième forme de récits, la forme de l’assimilation, apparaît plus complexe. La logique d’identification aux catégories officielles s’exprime par l’intériorisation du statut de « chômeur », particulièrement en France, dans les récits des jeunes diplômés à la recherche d’un premier emploi. Les discours ne véhiculent pas de culpabilité par rapport à la situation de prestataire, perçue comme « normale » parce que partagée par un ensemble de personnes. L’individu se considère essentiellement « en recherche d’emploi », le temps sans emploi étant tout entier consacré à cette tâche. Dans ces récits apparaît le sentiment d’être des cas « à part », différents des autres prestataires du RMI, avec lesquels personne (et notamment les institutions) ne sait trop quoi faire. On note à la fois un processus d’identification à un groupe qui vit une situation semblable (celui des jeunes diplômés qui recherchent un emploi) et un processus de différenciation des autres prestataires.

Les récits où prime une logique de reconstruction sociale construisent, eux, un univers de croyances distinct. L’intériorisation du discours des agents concerne la nécessité de se « reprendre en main » en termes de fonctionnement social et non d’intégration professionnelle. Les personnes tentent de « régler » un problème de « dépendance » (drogue, alcool, médicaments) et apprennent à se débrouiller seules. Elles ont conscience d’évoluer au temps t[8] dans un environnement ultra-protégé tout en ayant le sentiment d’avoir besoin de cet environnement pour se reconstruire. Les récits sont très axés sur le présent, et la relation avec les agents ou les personnes qui supervisent les stages est primordiale (elle peut aller jusqu’au sentiment de dépendance). L’univers de croyances se construit en rupture avec le passé et autour du sentiment de « renaissance » que cette rupture procure. Dans certains récits, la « réhabilitation » est individuelle, mais également sociale (c’est aussi aux yeux « des autres » que je me réhabilite) ; alors qu’ailleurs, le processus de reconstruction sociale concerne avant tout la personne et sa capacité à « fonctionner » en dehors des paradis artificiels. Le temps sans emploi n’est pas perçu comme un passage plus ou moins obligé, un sas ou un transit, mais un temps présent dont la fin n’est pas prédéterminée.

Enfin, la logique de la reconstruction professionnelle se trouve dans les récits où les prestataires sont en train de suivre une formation ou un stage. Parfois, le projet coïncide avec les aspirations de la personne et est même l’élément déclencheur du processus de reconstruction ; parfois, le stage ou l’expérience de travail coïncide avec « la remontée » de la personne qui « avait touché le fond » et lui permet de se réorienter au niveau professionnel. Dans ces univers de croyances de la non-résistance, les institutions du marché et de l’État sont des lieux incontournables et non remis en cause dans leur fonctionnement. Les récits ne font pas référence à une injustice, la situation présente est acceptée soit comme une fatalité, soit comme un processus devenu « normal » parce que partagé par plusieurs. Les représentations des institutions passent par la relation avec l’agent ou les responsables des stages ou formations, celui-ci pouvant représenter le « guide » dépositaire de la planche de salut. Dans ces univers, il n’y a pas de remise en cause de la légitimité de l’action de l’État, même si les jeunes diplômés reconnaissent l’inefficacité de cette action. Dans les deux autres formes de récits, en revanche, on note une véritable résistance à l’action publique ou, plus généralement, à la société.

La forme de résistance à l’action publique a pour objectif ultime la reconnaissance sociale des autres « pour ce qu’on est ». Cette volonté d’intégration à la société passe par un rapport conflictuel à l’action de l’État, généralement non valorisé. Cette résistance implique le refus de considérer le temps sans emploi comme une période de recherche d’emploi, de non-activité. Le travail est, ici, plus qu’une activité, c’est un choix de vie, une passion à laquelle il est nécessaire de se consacrer pleinement. L’objectif de cette forme de résistance est de sortir de l’aide gouvernementale pour vivre de manière autonome de son art ou de son métier. Même si dans aucun récit la situation de bénéficiaire est une situation durable et enviable, il apparaît que l’aide financière est perçue comme un minimum qui permet de ne pas « lâcher prise ». Ce schéma n’est pas très éloigné de celui des formes de non-résistance dans la mesure où l’objectif est aussi l’intégration aux normes dominantes. Cependant, l’atteinte de cette intégration passe par la défense d’un projet de vie qui n’est pas forcément en conformité avec les attentes du système politique auquel on appartient. Dans le récit d’Olivier, la difficulté à faire accepter son projet de vie par les agents administratifs est latente. Olivier a 26 ans. Il n’a jamais vraiment manqué d’emploi et pourtant il a souvent été considéré, du point de vue administratif, comme un sans-emploi. Alternant travail au noir et de fréquents voyages en Europe, ce n’est que récemment que son inscription à l’aide sociale s’est stabilisée. Ce changement de « statut » correspond à des changements survenus dans sa vie. Marié depuis quelques mois, il apprend à vivre avec un enfant de quatre ans et tente de monter sa propre association pour éventuellement en vivre. Ses relations avec les institutions sont complexes. Il a toujours su tirer parti de toutes les possibilités offertes par les institutions, que ce soit pour « apprendre » ou pour augmenter le montant de son chèque, et, en même temps, il entretient une relation de principe avec son agent qu’il trouve absolument inutile du point de vue de la réalisation de son projet.

Dans d’autres récits partageant le même univers de croyances, le rapport aux institutions et à la légitimité de l’État vont s’exprimer sur un mode différent. Le récit de Michel entre complètement en collision avec la catégorisation officielle de ce que devrait être un « prestataire ». Il considère le RMI comme le salaire qui lui est attribué en échange de sa contribution à la société, à travers ses peintures. Le RMI devient un « dû », le minimum octroyé par un État et une société qui ne sait pas reconnaître autrement ses artistes. Le récit d’Olivier est, lui, plus ambigu à cet égard : il a tendance à rejeter ou au moins à sérieusement mettre en doute l’idée selon laquelle le bien-être social serait un salaire pour les artistes, faute de mieux, et en même temps il utilise la prestation comme un moyen de mener à bien son projet « d’artisan ». Dans tous les cas, la légitimité et la finalité de l’action de l’État sont redéfinies dans les récits des personnes. Ce travail de distanciation par rapport au discours officiel peut se faire à partir d’un sentiment fort d’injustice ou simplement d’autonomisation de ses aspirations individuelles (Olivier). Cette forme de résistance se caractérise par un univers de croyances construit autour d’une représentation idéale du travail et une réappropriation de l’intervention de l’État. Relativement individuelle, elle peut conduire à des alliances stratégiques avec d’autres figures de résistance, parfois dans une action collective ponctuelle (coopérative de travail ou association de défense des droits), mais à plus long terme, ces résistants nourrissent tous l’espoir de se faire une place personnelle sur un marché existant ou un marché à créer.

À noter que dans d’autres récits, la réappropriation de l’action publique ne concerne pas tant la prestation comme aide financière, comme dans le récit d’Olivier, mais la représentation dominante de ce que représente le « temps de bien-être ». Dans le récit de Dolorès, mère de famille seule, le temps sans emploi est un temps plein qui trouve sa légitimité dans la trajectoire de vie (le choix de s’occuper de ses enfants) et qui n’est pas directement relié à la perception d’un mauvais fonctionnement de l’intervention de l’État ou du système. Il peut également être perçu et vécu comme un « temps de repos » entre deux petits boulots éprouvants ou encore un temps « pour se retrouver », après un « échec » professionnel ou personnel.

La deuxième forme de résistance, la résistance à la société, s’exprime par le conflit ouvert, l’engagement social et la mobilisation, ou encore par le développement d’un discours virulent d’opposition au système. Dans les récits de Djalila et Thierry, parents de deux enfants, l’opposition s’exprime par rapport à « l’offre d’insertion » du RMI formulée par l’assistante sociale chargée du dossier familial. Les rapports avec l’assistante apparaissent extrêmement tendus, celle-ci ayant déjà enclenché la suspension de l’allocation quelques années auparavant. De même, au moment de l’entrevue, Djalila et Thierry viennent de signer un contrat d’insertion qui prévoit la recherche d’un contrat « emploi-solidarité » (CES), mais qui ne semble pas correspondre à une volonté de leur part. Si aux yeux des institutions « ils ne font rien », de leur point de vue, beaucoup de choses sont effectuées dans une journée, que ce soit la recherche de nourriture (Djalila) ou le fait de « gagner sa croûte » (Thierry). Dans le discours de Thierry, la légitimation de la situation et du rapport avec l’assistante sociale passe par l’affirmation de son autonomie et la différenciation de ce qu’il est par rapport au « statut » d’assisté. Les demandes de l’assistante sociale (faire un CES) sont rejetées au nom « d’une ambition supérieure » et de la capacité à faire autre chose, tout seul. La vie est menée en marge du « système », sans respecter les « règles » imposées (le RMI est « une couverture »). On note également une forte ambivalence entre, d’un côté, le refus de l’intégration proposée par l’assistante, interlocutrice principale, et, de l’autre, la volonté (chez Djalila) « d’avoir son truc à soi ». Dans cet univers de croyances, il n’y a pas de volonté explicite de changement social. Pourtant, à la différence de la forme de résistance précédente, la volonté d’intégration et de reconnaissance sociales n’est pas le moteur principal de l’action. Dans le récit de Thierry et Djalila, c’est plus l’opposition « au système » qui préside au cours de la vie, les événements biographiques relatés n’étant pas posés au nom de principes supérieurs, comme une représentation idéale du travail ou la volonté d’un engagement social.

La dimension collective de la résistance à la société fait référence à deux phénomènes bien distincts : une action collective formelle et « conscientisée » visant expressément le changement social et une action collective informelle conduisant au changement social, mais n’étant pas intégrée comme finalité dans les récits des personnes. Le premier aspect est lié à l’apparition de nouveaux groupes, comme ceux de défense des chômeurs, qui développent à la fois des activités visant à défendre des droits (notamment, le droit au travail) et des actions qui ont pour but de modifier le statut social des sans-emploi. Le travail de terrain réalisé n’avait pas pour objectif premier d’étudier ces regroupements de personnes sans emploi. Néanmoins, pour certaines des personnes rencontrées, l’action collective avait un sens à un niveau formel ou informel. Pour Anne-Marie (41 ans), la rencontre avec ATD Quart-Monde a été « la lumière au bout du tunnel » lui permettant de reprendre goût à la vie. Avec un médecin de l’organisme, elles ont le projet d’ouvrir un centre d’accueil d’urgence qui permettrait de répondre à un besoin (vécu par Anne-Marie plusieurs fois au cours de sa vie) actuellement non couvert. L’implication à ATD lui a également permis de « prendre du recul ». L’univers de croyances d’Anne-Marie s’organise autour de principes éthiques supérieurs : le désintéressement (« je veux faire du social vraiment humain, pas sur le fric, sinon je serais pas mieux que les foyers »), la lutte aux injustices et l’action sociale. Son engagement social est clair : si pour elle le travail, c’est la vie (comme pour l’artiste), il ne s’agit pas de faire uniquement ce qu’on aime, mais aussi d’aider les autres et d’avoir un impact sur la société. Alors que l’aspect matériel est souvent rejeté dans son récit, la reconnaissance sociale de ses capacités professionnelles apparaît vitale. Elle veut absolument réussir son examen d’aide-soignante, qu’elle a déjà passé sans succès trois fois, pour être reconnue pour ses compétences et non parce qu’elle est connue localement.

Pour d’autres personnes rencontrées, l’implication dans la communauté locale se fait à un niveau beaucoup plus informel. Dans ces récits, il n’y a pas de croyances exprimées quant à la nécessité de s’impliquer avec d’autres pour faire changer les choses. Ils s’organisent plus autour du « plaisir d’aider les autres » ou du fait que les gens « aiment le monde ». Ce type de discours peut d’ailleurs accompagner un projet de vie proche des formes de non-résistance, en termes d’intégration sociale et de rapports aux institutions. Cependant, l’univers de croyances construit est en porte-à-faux avec le monde du travail marchand. Dans les quartiers de l’est de la ville de Montréal, des réseaux de femmes se créent sur la base de la débrouillardise quotidienne (recherche de nourriture, de vêtements pour les enfants, par exemple). Ces réseaux se transforment peu à peu en un véritable système d’économie solidaire, fonctionnant à un niveau local en lien ou non avec d’autres organismes plus institutionnalisés. Basée sur l’échange mutuel de services, la réciprocité (garder les enfants, faire des courses) et le don, cette économie solidaire permet non seulement l’amélioration de la vie matérielle, mais également la réalisation d’activités qui, individuellement, seraient impossibles. Par exemple : organiser des repas collectifs, faire des goûters pour les enfants, organiser des sorties culturelles ou des loisirs entre voisines, se partager le travail pour ce qui est des commissions ou de la recherche de vêtements afin de bénéficier des meilleurs prix. Ces femmes sont généralement impliquées bénévolement dans une ou plusieurs associations de quartier et sont très actives dans les écoles de leurs enfants. À l’opposé de l’image d’isolement social, elles n’ont généralement jamais travaillé, ou n’ont occupé que des « petites jobs », et ne cherchent pas d’emploi. Elles consacrent, en moyenne, vingt heures par semaine à l’organisation domestique (courses, repas, achats, ménage), en groupe ou individuellement, et le reste du temps est passé avec les enfants, les amis ou les bénévoles des groupes communautaires. Ces femmes, très actives, sont à l’aise dans une logique de bénévolat, mais complètement démunies dans une logique marchande d’employeur-employé. Certaines d’entre elles, sous la pression de leur agent, finissent par accepter une formation ou un retour aux études, mais le monde du travail ne constitue pas leur référence identitaire première. En situation de pauvreté, ces femmes-mères, souvent célibataires ou divorcées, se sont construit un univers où la référence première est celle de l’engagement dans la communauté locale. Ici, le travail salarié n’est pas la valeur centrale et omnipotente de l’existence. Même s’il n’est pas rejeté en tant que tel, il ne fait pas partie de l’univers des personnes.

Si ce retrait dans la sphère communautaire, plus contraint que choisi, s’appuie sur une implication sociale dans un groupe ayant des liens avec les institutions dominantes (conflictuels ou de coopération), il peut conduire au changement social. En cela, il représente une action politique directe. L’étude récente de St-Amand et Kérisit (1998) montre d’ailleurs que certaines des expériences communautaires, comme les cuisines collectives, sont de réels leviers de changement social, même si ces expériences restent fragiles. En revanche, si la résistance se construit uniquement à partir d’une implication à un niveau informel, ou non relayée par des groupes plus institutionnalisés, elle ne permet pas d’avoir le sentiment d’une emprise directe sur le réel. Les femmes montréalaises se construisent un espace de survie et innovent au niveau des pratiques sociales locales, mais elles n’ont pas, seules, les capacités de se construire une « citoyenneté alternative », en dehors du salariat traditionnel. Elles ont une « place sociale locale », construite en réaction à la nécessité, mais non un projet de vie basé sur une valorisation théorisée des relations non marchandes.

Au total, la forme de résistance à la société est composée de trois univers distincts de croyances : un discours d’opposition marqué par le refus de l’intégration sociale proposée ; un discours d’investissement communautaire marqué par la priorité donnée aux relations sociales ; et un discours d’engagement social qui seul vise expressément le changement social. Dans les trois cas pourtant, on peut considérer la résistance exprimée comme une prise de position proprement politique.

De la résistance quotidienne comme acte politique : la permanence des situations indépendamment du contexte national et institutionnel

L’espace des sans-emploi existe comme terrain de lutte et d’innovations sociales et politiques. Il connaît aujourd’hui une institutionnalisation de plus en plus raffinée dans les deux sociétés, qui prennent des directions différentes. Cependant, les personnes sans emploi développent, elles, des formes de non-résistance et de résistance, identiques en France et au Québec. Le rapport à l’absence d’emploi, par les contraintes qu’il pose, apparaît plus déterminant que la structure institutionnelle dans laquelle il s’exprime. Ainsi, le travail réalisé ne permet pas de qualifier la situation des personnes prestataires des plus difficiles au Québec, parce que la stigmatisation attachée au fait d’être « sur le BS » est plus forte, ni des plus faciles en France, parce que les possibilités « d’insertion sociale » sont plus largement ouvertes. L’invariance des formes de récits montre, à l’inverse, que la marginalisation (sociale et économique) induit des pratiques quotidiennes et des univers de croyances semblables.

Par ailleurs, par l’affirmation verbale de leurs droits politiques et sociaux fondamentaux et par le refus de cautionner une économie qui fonctionne grâce à la marchandisation des hommes, les formes de résistance à l’action publique et à la société empêchent en partie l’autoreproduction du système. Certains comportements microsociologiques et microéconomiques qui nous ont été rapportés ne correspondent pas aux normes qui voudraient que les personnes sans emploi se plient, sans contestation, aux règles de la contrepartie des programmes sociaux et qu’ils acceptent de jouer le jeu du « chercheur d’emploi ». On peut imaginer qu’à terme, de telles attitudes ont un impact sur le fonctionnement du système lui-même, notamment à travers le changement des représentations dominantes à force de négociations interindividuelles (Demazière, 1995). D’autre part, par agrégation de comportements, les sacrifices liés aux choix négatifs de rester sans emploi plutôt que d’être travailleur exploité peuvent avoir un impact social global faisant autant entrave au principe du workfare ou des in-work benefits[9] qu’au fonctionnement d’une économie à bas salaire, sans protection sociale. En elles-mêmes, ces résistances n’amènent pas d’alternative directe, mais elles permettent la remise en cause des représentations sociales dominantes du chômeur, de l’assisté social et du travailleur.

Ces phénomènes émergents n’annoncent ni la fin du travail ni celle de l’exclusion. Cependant, l’idée que ceux qui sont considérés comme atomisés et anomisés, ceux qui sont désignés « des populations en grandes difficultés présentant de sévères contraintes à l’emploi », ceux qu’il faut à tout prix insérer et remettre au travail, sont aussi des citoyens, au sens plein du terme, qui résistent politiquement. Ce fait-là est peut-être une réalité à prendre en considération. Ainsi, la plupart des travaux examinant les « populations exclues » ou « marginalisées » ne prennent pas en compte la situation de subordination qui est intrinsèque à celle de sans-emploi. Les analyses proposent alors des résultats où ce sont les variables sociologiques (âge, statut marital, niveau d’éducation, sexe) ou les types de trajectoires biographiques qui expliquent les processus de « chute sociale ». Ces recherches nous apportent évidemment une connaissance nécessaire et louable. L’image présentée n’en est pas moins tronquée. Il ressort en effet de notre analyse que le conflit existe. On peut même avancer qu’il est recherché parce qu’il est source de reconstruction identitaire, les situations individuelles les plus inconfortables étant celles où le conflit est absent. Le conflit existe par rapport à l’action de l’État et s’exprime généralement – mais pas obligatoirement – à travers l’agent administratif, mais aussi par rapport au fonctionnement actuel du marché du travail. L’indignité de la subordination à un patron ou à un petit boulot et celle liée à la position de prestataire sont les sources principales de résistances rencontrées. Ainsi, comme le supposent certains auteurs (Shragge et Deniger, 1997), on peut alléguer l’existence d’une résistance à l’offre d’insertion. Cependant, les formes de résistances ne peuvent s’expliquer à partir d’une analyse en termes de classe sociale. Ce qui est dénoncé par les personnes sans emploi rencontrées concerne l’exploitation, l’exclusion économique et la pauvreté, mais aussi le déni de reconnaissance identitaire et le non-respect de la différence. En d’autres termes, la domination culturelle est autant combattue que la domination économique[10]. Pour parler en termes wébériens, les formes de résistances des prestataires ne se situent pas uniquement dans une logique de lutte de classes, ni dans une logique unique de lutte de statuts sociaux. Il s’agit véritablement d’une « lutte des places » (De Gaulejac et al, 1994), certains choisissant les lieux, les formes et la nature de ces places. Cette tension entre, d’une part, la dimension de la redistribution des richesses et, d’autre part, la dimension de la reconnaissance identitaire constitue le fondement éthique des formes de résistance politique.