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Un nombre croissant de familles est appelé à prendre en charge un proche adulte dépendant (un parent âgé en perte d’autonomie, un proche ayant des incapacités physiques ou intellectuelles ou aux prises avec des problèmes de santé mentale). Elles le seront de plus en plus en raison, d’une part, des politiques de désinstitutionnalisation mises de l’avant par l’État et, d’autre part, en raison de l’augmentation des populations adultes aux prises avec des dépendances de plus en plus graves et chroniques. Il n’est plus à démontrer que les familles, et particulièrement les femmes, constituent la pierre angulaire de l’organisation des soins aux adultes dépendants et que le maintien à domicile ne pourrait être possible sans leur contribution (Baines, Evans et Neysmith, 2001 ; Guberman, 1999 ; Garant et Bolduc, 1990). Les institutions offrant, pour la plupart, leurs interventions aux seuls malades en phase aiguë, ce sont au sein des familles, les femmes, qui assument la majeure partie du travail quotidien de la prise en charge.

Or, non seulement ce travail peut avoir des effets négatifs dévastateurs sur les femmes qui l’assument – épuisement, isolement social, dépression, perte de toute vie personnelle, familiale, sociale et professionnelle, conflits familiaux, sentiments d’anxiété et d’impuissance, détérioration de la santé physique, fardeau économique (Chaire Desjardins en soins infirmiers à la personne âgée et à la famille, 2003 ; Fast William et Keating, 1999 ; Côté et al., 1998 ; Gallagher-Thompson, 1998 ; Hooyman et Gonyea, 1995 ; Guberman, Maheu et Maillé, 1991 ; Guberman et Maheu, 1997 ; Biegel, Sales et Schultz, 1991 ; Zarit,1991) –, mais il est aussi socialement dévalorisé et en grande partie invisible.

Comment faire reconnaître ce travail ? Comment sortir les femmes d’une situation potentiellement opprimante et nocive ? Afin de répondre à ces questions, cet article débute par une courte mise en situation de ce que signifie prendre soin d’un proche adulte ayant des incapacités, dans le cadre du domicile, et du contexte dans lequel se réalise ce travail. Par la suite, nous regarderons les possibilités liées à la rémunération du travail de soins. Pour introduire notre pensée sur des solutions collectives à la reconnaissance des soins, nous présenterons quelques prémisses qui sous-tendent notre compréhension du travail de soins, pour conclure sur des interrogations concernant des stratégies de reconnaissance.

Contexte des soins assumés par les femmes à domicile

Notre démarche de recherche sur la prise en charge des proches adultes dépendants nous a révélé que ce travail ne peut être saisi dans sa globalité et sa complexité sans la prise en compte du contexte et des conditions particulières dans lesquels il s’actualise (Guberman et Maheu, 1997 ; Guberman, Maheu et Maillé, 1991, 1993). Ainsi, le travail salarié des femmes, le désengagement de l’État et l’accroissement des populations dépendantes constituent des transformations majeures qui ont traversé les familles et les politiques sociales ces dernières années et sont à ce titre des éléments essentiels et caractéristiques de la prise en charge à domicile. La mise en évidence de ces éléments nous apparaît indispensable en ce qu’ils définissent le caractère spécifique de la prise en charge dans les familles. Ils permettent en outre de mieux saisir la réalité globale et invisible du travail requis et d’évaluer de façon plus juste ses implications pour les membres concernés dans le contexte des familles.

Les caractéristiques des personnes maintenues à domicile

Les femmes ne sont désormais plus seulement appelées à prendre en charge des personnes en légère perte d’autonomie (personnes visées initialement par les programmes de maintien à domicile), mais « les personnes maintenues à domicile sont aussi âgées et souvent aussi mal en point que celles qui se trouvent en centre d’accueil et avec beaucoup moins de services pour pallier leur perte d’autonomie » (MSSS, 1988 : 46). Nous savons aussi que la majorité des 480 000 Québécois et Québécoises vivant dans la communauté ayant besoin d’aide pour accomplir leurs activités quotidiennes reçoivent cette aide de leur entourage. Ce chiffre prend en compte une grande partie des 74 200 personnes affectées par une démence et des 70 580 personnes présentant des incapacités intellectuelles ou atteintes de déficience mentale, et se trouvant ainsi placées dans une situation de dépendance forte ou modérée (Institut de la statistique du Québec, 1998).

Deux principaux facteurs ont contribué à ce changement : a) l’accroissement significatif des populations dépendantes, aux prises avec des troubles graves et chroniques, s’expliquant par le vieillissement de la population, d’une part, et le développement de la pharmacologie et de la technologie médicale, d’autre part ; b) le désengagement de l’État, la désinstitutionnalisation et la réduction de services institutionnels. Le travail des soins dans les familles s’est donc transformé. Nous assistons à un véritable transfert des soins de l’institution au domicile. Les familles sont non seulement appelées à prodiguer des soins spécialisés, mais doivent en plus mobiliser et coordonner un ensemble de ressources professionnelles et de services externes pour assurer le maintien du proche dans le milieu (Côté et al., 1998 ; Guberman et al., 1993).

Les caractéristiques de la prise en charge dans le contexte des familles

Contrairement à l’institution, dans laquelle toute l’organisation est axée sur les soins aux malades, la prise en charge dans le contexte des familles prend place parmi les activités quotidiennes des personnes soignantes : leur vie personnelle, sociale et familiale et leur travail salarié. Elle s’ajoute et s’intègre à celles-ci. L’analyse critique de l’univers domestique de Vandelac et ses collaborateurs (1985) et l’analyse interactionnelle des soins de Corbin et Strauss (1988, 1990) mettent en lumière le caractère propre à la prise en charge dans le contexte du domicile. Ce faisant, elles font émerger tout le travail invisible qui entoure cette responsabilité.

Ainsi Vandelac et ses collaborateurs (ibid.) font apparaître que l’univers domestique obéit à une tout autre logique que celle du monde du travail. Ici, il y a enchevêtrement des différentes sphères de vie. Elles n’existent pas en pièces détachées. Il y a accomplissement de tâches simultanées, concomitantes et juxtaposées et non pas hachurées, découpées comme dans le monde du travail. Corbin et Strauss (ibid.) appliquent cette logique aux soins prodigués par les familles et montrent que ces soins sont inextricablement liés aux différentes sphères de vie des membres concernés : sphères de la vie personnelle, sociale, familiale et du travail salarié. Il y a interdépendance et constante interaction. Un équilibre doit être maintenu entre les besoins du proche dépendant et ceux du soignant, associés à chacune des sphères de vie. Les auteurs avancent que cette finalité occupe une place centrale dans le travail de prise en charge dans les familles et qu’elle est assurée par ce qu’on appelle le travail de conciliation (Guberman, Maheu et Maillé, 1993). Il s’agit d’un travail invisible qui consiste à multiplier les acrobaties, les négociations, les ajustements et réajustements de toutes sortes.

Si les soins ne peuvent pas être réduits à des activités concrètes, car ils impliquent un aspect de « travail émotionnel » (Hochschild, 1983), ils représentent également un lien social (Lavoie, 2000). Néanmoins, il ne faut pas minimiser les exigences des activités concrètes. Non seulement il faut prodiguer les soins à la personne dépendante (soins personnels, activités de la vie domestique, soins médicaux, surveillance, soutien psychosocial), mais il faut également assumer deux autres composantes importantes, souvent ignorées, qui sont la médiation avec la communauté et les ressources, ainsi que l’organisation et la coordination de la prise en charge. Ce travail s’apparente à maints égards à celui des travailleurs et travailleuses de la santé et des services sociaux, et a peu à voir avec une conception naturaliste des soins. Ces éléments de contexte déterminent et définissent le caractère particulier des soins dans les familles. Ils ne se limitent pas à un travail d’aide directe à la personne et englobent un important travail de mobilisation de ressources, de coordination et de conciliation entre de multiples besoins souvent conflictuels.

La part des proches

Finalement, il faut noter que les proches des personnes ayant des incapacités assument la plus grande part des soins à ces personnes. L’enquête québécoise sur les limitations des activités (Institut de la statistique du Québec,1998) révèle que parmi les 480 000 personnes ayant besoin d’aide pour accomplir leurs activités quotidiennes, seulement 7,4 % recevaient de l’aide des CLSC, environ 10 % n’ont pas de réponse à leurs besoins et les autres dépendent principalement de leur famille et de leur entourage. Même pour celles qui ont recours aux CLSC, ces derniers ne fournissent qu’environ 10 % de l’aide nécessaire, le reste étant comblé par l’entourage (Institut de la statistique du Québec, 1998 ; Thériault, 1991).

En dépit de la valeur et de la quantité des soins dispensés par les familles et les femmes, on refuse d’associer ceux-ci à du travail, les assimilant plutôt aux tâches domestiques, au maternage, à la gratuité, à l’aide naturelle. Ces soins se trouvent banalisés à l’intérieur des activités quotidiennes et normales des familles et des femmes (Saillant, 1991 ; Therrien, 1989). Ainsi, on renvoie une image réductrice de ce travail encore trop invisible. Cependant, si l’on conceptualise les soins en tant que travail, du moins une grande partie de ces soins, à ce titre, ils peuvent être rétribués.

Quelques enjeux entourant la rémunération des soins

L’un des problèmes importants dans les débats entourant la rémunération des soins est la tendance à dichotomiser, entre privé et public, travail rémunéré / travail gratuit, État / famille. Historiquement, cette idéologie des sphères séparées a dévolu les soins aux femmes à l’intérieur du foyer, et le rôle de pourvoyeur aux hommes à l’intérieur du marché, contribuant ainsi à l’exclusion des femmes de la citoyenneté (Williams, 2001 ; Lamoureux, 1996). Cette division permet de retracer les frontières entre ce qui appartient, ou devrait appartenir, à la vie privée de la famille, à la sphère du marché, ou à celle du public. Aux femmes les valeurs de communauté, responsabilité, gratuité, don, devoir et les émotions ; aux hommes celles de l’individualisme, la compétitivité et la rationalité. Au début du xxe siècle, la sphère domestique est devenue un havre à l’intérieur d’une société individualiste et l’on a assisté à une sacralisation des soins (Williams, 2001 ; Roberts, 1997). Selon Williams, cette sacralisation a amené la désignation de tout travail accompli dans cette sphère par le terme soins (care), rendant invisibles les tâches « sales » : telles changer des couches sales ou laver le plancher. Donc, ce travail « d’amour » se faisait nécessairement gratuitement. Ou comme West l’indique « où il y a de l’intimité, il n’y a pas de compensation[2]  » (dans Roberts, 1997). Ainsi, les rapports sociaux tels qu’ils se développent à travers le dernier siècle dissocient le travail des soins des droits économiques[3]. Historiquement, le travail accompli dans la sphère privée n’a pas de valeur monétaire et celles qui l’exécutent n’ont pas droit aux bénéfices associés au travail salarié : la pension de vieillesse, l’assurance-chômage et la protection de la CSST (quoique cette situation se soit transformée pour les aides domestiques). Par ailleurs, on considère qu’il revient aux citoyens d’assurer leur autonomie, notamment à travers l’emploi, car c’est l’emploi qui confère les avantages qui leur reviennent de droit (Shklar, 1991).

Historiquement, les personnes associées à la sphère privée, les femmes, les enfants et les domestiques, ont donc été longtemps (ou sont encore) exclues de la citoyenneté (Glenn, 2000 ; Lamoureux, 1996). La notion libérale de la citoyenneté définit les citoyens comme des personnes libres et autonomes ayant des responsabilités et des droits égaux. Cette définition conduit à exclure du domaine de l’égalité (Pateman, 1988) les personnes non autonomes en raison de leur catégorie (femmes, esclaves) ou de leur condition (incapacités physiques ou mentales). Cependant, l’augmentation du nombre de personnes ayant des incapacités a créé une demande pour des soins rémunérés dans les autres sphères, comme alternative ou suppléant au travail gratuit assumé par les proches dans la sphère domestique. Il y a eu une augmentation importante de l’investissement public pour assurer le maintien à domicile, mais aussi l’expansion des agences privées et la multiplication de travailleuses autonomes. On a donc, jusqu’à un certain point, désagrégé les diverses composantes du travail de soins en dichotomisant entre soigner et se soucier, entre un travail instrumental, rationnel, mesurable et monnayable et un travail expressif, émotif, non mesurable et non rémunérable. On a désacralisé certains aspects des soins qu’il devient donc possible de déléguer à des personnes étrangères à la famille.

Par ailleurs, l’idéalisation du modèle familial et du caractère « naturel et spirituel » des soins donnés gratuitement par les femmes nous amène à ne vouloir rémunérer que les aspects instrumentaux et visibles du travail, tout en les déqualifiant (étant donné qu’ils font principalement partie du travail « naturel » fourni par les femmes à l’intérieur du foyer), tandis que les aspects « don » de la composante émotive et affective du travail sont glorifiés (Neysmith, 1998). Prenons l’exemple des familles d’accueil ; il est considéré approprié de rembourser les frais assumés par leurs responsables, mais on accepte moins l’idée de leur verser un salaire. Le prétexte avancé est que le versement d’une compensation financière pour leur travail de support, d’éducation et de soin, changerait l’essence même de leur rôle de suppléant, basé sur un modèle familial. On craint également que la perspective d’un salaire n’oriente les motivations des familles d’accueil dans une direction mercantile (Neysmith, 1998), ce que Wiliams appelle « l’anxiété de la marchandisation » (2001).

Est-ce que la marchandisation des soins prodigués aux proches, et donc leur rémunération, doit être exclue de tout discours féministe ? Nous sommes plusieurs chercheuses, dont des féministes, qui soutenons l’hypothèse que le paiement des soins dans la sphère non marchande n’éliminera pas les aspects de sollicitude et d’affection qui entourent leur exécution, pas plus que leur non-paiement ne les garantit (Leat et Gay, 1987, dans Neysmith, 1998). Opposer les services publics, trop impersonnels, trop rigides et manquant de sensibilité, à l’amour et au don inconditionnel des familles nous amène à occulter les problèmes d’exploitation, d’injustice, de violence, d’abus et de moralisation qu’on retrouve souvent dans ces dernières.

Il est tout à fait possible de concevoir qu’un travail rémunéré puisse être réalisé dans un climat d’affection. L’histoire et la réalité actuelle du travail des femmes nous en offrent de nombreux exemples : les gardiennes, les auxiliaires familiales, les aides domestiques, ainsi que de nombreuses femmes payées au noir par des proches ou des voisins pour un travail de soins (Waerness, 1987). Par ailleurs, Leira (1994) avance l’idée qu’il n’est pas évident que les soins soient plus adéquats ou meilleurs s’ils sont accompagnés d’émotions ; ils sont seulement différents. Les soins peuvent, de façon acceptable, impliquer différents degrés d’affection. Selon Waerness (1987), déplorer la rémunération des soignantes familiales en prétextant que l’introduction de valeurs marchandes dans la sphère privée pourrait altérer la qualité des soins ou le rapport entre soignante et personne malade est une évaluation reflétant un point de vue de la classe moyenne. Cette évaluation est contredite par l’expérience des soins rémunérés des femmes des classes laborieuses dans les sphères privée et publique. De plus en plus de recherches démontrent que des travailleuses prodiguant des soins salariés établissent des rapports d’affection personnalisés avec leurs clients et qu’elles accomplissent fréquemment un travail qui va au-delà de leur description de tâches et de leur temps de travail (Stone, 2000 ; Aronson et Neysmith, 1998). Par ailleurs, l’idée qu’un paiement en échange de soins familiaux transformerait des rapports intimes de dons en rapports instrumentaux ou marchands ne semble pas être confirmée par les expériences concrètes en Suède ou en Grande-Bretagne (Keefe et Fancey, 1998 ; Waerness, 1984). En Suède, par exemple, les femmes offrant des soins à un proche à domicile sont considérées comme des employées salariées, la plupart à temps plein. Elles sont payées un montant équivalent à celui gagné par les travailleuses des services formels. Le salaire dépend d’une évaluation effectuée par la municipalité quant au niveau de soins requis par la personne ayant des incapacités. Les femmes dans ce programme reçoivent aussi des avantages sociaux incluant le droit de prendre leur retraite à 65 ans.

Dans un autre registre, attribuer une valeur économique aux soins nous permet de rompre avec la relation donatrice de soins et récipiendaire de soins qui implique un rapport d’inégalité où le récipiendaire se trouve en posture d’endetté, ayant rarement quelque chose à offrir en échange des soins. En monnayant la prise en charge familiale, on permet à la personne dépendante ou à son mandataire d’entrer dans un rapport d’échange : l’argent contre un service. Idéalement, ce paiement permettra à la personne dépendante de préserver son autonomie dans la façon de répondre à ses besoins. De plus, reconnu et légitimé comme un emploi rémunéré comportant valorisation et gains pour les femmes autant que pour les hommes, le travail de soins serait plus perçu comme relevant d’un choix (Hooyman, 1990). Finalement, en conceptualisant les soins en tant que travail rémunérable et non pas en tant qu’activité inhérente à la féminité, nous mettrons en place des conditions pour que les femmes qui les assument aient accès à des droits sociaux découlant de la citoyenneté tels que l’assurance-emploi, le respect des normes minimales de travail, les régimes de rentes, etc., qui ne s’offrent qu’aux travailleurs et travailleuses, c’est-à-dire à des personnes qui accomplissent leur responsabilités de citoyens et citoyennes.

Des balises pour une politique de rémunération des soins familiaux

À partir de ces réflexions, nous aimerions proposer quelques principes de base qui pourraient guider l’élaboration d’une politique de rétribution des femmes soutenant un proche ayant des incapacités.

Trois principes de base

  1. Une politique de rémunération des soins familiaux (PRSF) doit viser à ce que la rémunération de ce travail tienne compte de sa valeur marchande, c’est-à-dire de sa valeur sur le marché du travail. Que ce travail soit accompli par une proche ou par une travailleuse du secteur public ou privé, il devrait être rémunéré par un salaire adéquat incluant des avantages sociaux, les congés légaux et des vacances.

Les travaux de Keefe et Fancey (1997, 1998) démontrent que tous les régimes de rémunération des femmes pour le travail de soins en Amérique du Nord se sont révélés être plutôt des programmes de sécurité du revenu. Ce qui implique des critères d’admissibilité basés sur le revenu, qui doit être très faible. Dans certains cas, il s’agit de suppléments aux programmes d’aide sociale. Par ailleurs, les sommes attribuées sont peu importantes et ne représentent aucunement une tentative de rémunérer le travail accompli. Des études québécoises estiment que la valeur de celui-ci se situe entre 10 $ et 14 $ l’heure, rejoignant les taux appliqués dans le secteur privé (Rose et Ouellet, 2002 ; Hébert,1997), mais inférieurs à ceux du secteur public.

  1. Une PRSF doit offrir un principe de choix, d’engagement volontaire. La prise en charge, combinée à l’insuffisance et / ou à l’inadéquation des services publics et communautaires, a un impact négatif sur l’insertion des femmes sur le marché du travail. Un programme de rémunération ne doit en aucun cas constituer une pression supplémentaire, obligeant les femmes à modifier leurs liens avec le marché du travail.

  2. Le paiement aux proches ne doit pas devenir un prétexte pour enlever ou refuser des services. On ne doit pas attendre d’une personne qu’elle assume des responsabilités de soins jour et nuit, et sept jours par semaine, que ce travail soit partiellement ou pleinement rémunéré ou pas.

Une condition essentielle : une politique à visée sociale et non économique

Ces principes ne pourraient se réaliser qu’à une condition, à savoir qu’un programme de paiement aux proches soit un programme à visée sociale et non pas à visée économique. Suivant les constats de Baldwin et Twigg (1991), la rémunération ne peut pas être considérée isolément. Elle doit s’inscrire dans une stratégie globale visant à : a) maximiser l’autonomie des personnes ayant des incapacités (réduisant ainsi le travail des proches) ; b) offrir des choix véritables aux femmes pour que la décision d’assumer les soins auprès d’un ou une proche ne devienne pas une solution du dernier recours ; c) assurer un soutien aux aidantes à domicile qu’elles soient rémunérées ou pas. Regardons plus en détail la portée de ces objectifs, chacun comportant plusieurs éléments :

  1. maximiser l’autonomie des personnes ayant des incapacités, notamment avec :

    • une politique du logement visant à supporter des logements sociaux, des logements adaptés, des hébergements de type léger et intégrés dans la vie communautaire, etc. ;

    • une politique de soins de santé offrant, notamment, un accès aux équipements et à la technologie pertinents et des services d’orientation, de réhabilitation et de réadaptation ;

    • le maintien, voire le renforcement d’un programme de sécurité du revenu pour garantir un revenu suffisant permettant d’être en mesure de faire des choix.

Le choix premier des personnes ayant des incapacités est de ne pas dépendre de leurs proches. Les recherches menées dans différents pays révèle qu’ils veulent préserver leur intimité (Shanas, 1979). Une chercheuse norvégienne, qui a étudié les préférences des personnes quant au choix entre l’aide familiale ou celle des services publics, constate que l’opposition entre la responsabilité qu’un enfant adulte accepte de prendre pour aider ses parents vieillissants et ce que ces derniers sont prêts à imposer à leurs propres enfants est au coeur de la question. Les parents ont peur de surcharger leurs enfants et choisissent de recourir à des solutions alternatives chaque fois qu’ils en ont la possibilité. Comme toute personne, jeune ou âgée, ils trouvent plus facile de donner que de recevoir ; plus facile d’être le pourvoyeur indépendant que le bénéficiaire dépendant. La dépendance à sens unique n’a probablement jamais produit des bons rapports familiaux. De leur côté, des jeunes adultes ayant des incapacités physiques, intellectuelles ou mentales, des personnes de 20, 30 ou 40 ans, veulent conserver la possibilité de mener une vie autonome. Ils ne considèrent pas qu’il est normal de cohabiter avec leurs parents et d’être encore dépendants de ces derniers.

Le deuxième objectif qui s’avère une condition de réussite d’un programme de paiement aux proches est le suivant :

  1. créer les conditions permettant aux femmes de faire de véritables choix :

    • s’attaquer aux conditions de leur insertion sur le marché du travail par de la formation, l’action positive, l’équité salariale, etc. ;

    • organiser le travail en fonction de la réalité de la vie hors travail ; et garantir davantage de flexibilité aux hommes et aux femmes.

Enfin, le troisième objectif :

  1. assurer un soutien adéquat aux soignantes qu’elles soient rémunérées ou non :

    • le droit à une réévaluation régulière de la situation ; de l’aide pratique appropriée ; du soutien psychosocial ; des contacts avec des personnes dans la même situation pour échanger au sujet de leurs expériences, briser leur isolement et pratiquer des échanges de services (possibilité de collectiviser le travail) ; des programmes de répit ; des programmes de formation sur certains aspects de la prise en charge ;

    • l’aide à la réinsertion professionnelle si nécessaire.

À ce sujet, Glendinning (1992) souligne l’importance pour les femmes qui sont actuellement sur le marché du travail et qui souhaitent prendre en charge les soins à un proche, de ne pas rompre leur lien d’emploi même si elles réduisent le nombre d’heures de travail. Parmi les raisons qu’elle invoque, nous retenons celles-ci :

  • le travail salarié accorde un statut et une identité à l’extérieur du foyer et garantit des contacts sociaux pour quelqu’un qui risquerait, sans cela, de se trouver dans une situation d’isolement et de contraintes ;

  • à long terme, les soignantes qui se sont retirées du marché du travail ou qui ont éprouvé des difficultés à y accéder, en raison de la prise en charge qu’elles assumaient, ont de grandes difficultés à y retourner à la fin de la prise en charge.

En conclusion, Glendinning remarque qu’il serait plus approprié d’assurer une combinaison de travail rémunéré et de prise en charge rémunérée dans des proportions choisies par les soignantes, plutôt que d’offrir la possibilité de prendre un congé, même en garantissant une réembauche.

Les consignes de Baldwin et Twigg et Glendinning sont d’autant plus importantes au regard de la nouvelle mesure française, la Prestation spécifique dépendance (PSD). Celle-ci est un type d’allocation directe versée à une personne âgée ayant des incapacités, qui lui permet d’engager une aide ménagère. Chose nouvelle, on peut dorénavant engager des membres de sa famille. Pennac (2002) est plutôt critique à l’égard de cette mesure. D’abord, le fait que les compétences acquises par les femmes à travers ce travail ne seront jamais reconnues en dehors de ce rapport privé lui apparaît comme un fait à prendre en considération. Elle signale également que la rémunération d’un membre de la famille mène à une baisse des services publics destinés aux personnes âgées. Enfin, elle constate que cette mesure confine encore davantage les femmes dans des rôles familiaux. À la suite d’une analyse de quelques études empiriques portant sur les impacts de l’embauche des femmes de la famille à travers la PSD, elle montre les autres pièges de ce programme : la retraite d’autres membres de la fratrie en faveur de celle qui reçoit de l’argent ; une situation paradoxale pour celles qui croient en la responsabilité collective face aux besoins des aînés mais qui ont des besoins économiques. Leur situation financière peut les conduire à assumer ce travail même s’il ne correspond pas à leurs valeurs. Cette mesure va à l’encontre d’un salaire aux femmes aidantes versé directement par l’État à celles-ci, car avec le programme français, la personne âgée devient un employeur et la personne engagée, une employée de ce dernier.

Bien qu’elle présente des aspects problématiques, une mesure de rémunération des soins est une façon directe et concrète de les reconnaître. Dans le cadre d’une politique globale à caractère social, visant d’abord l’autonomie des personnes ayant des incapacités, elle donne un choix aux femmes. Par ailleurs, il y a plusieurs obstacles au développement d’un tel programme. Le premier, et non le moindre, est le coût énorme que représentera une rémunération équitable des proches soignantes à domicile. Il est estimé que si le travail des proches québécois assumant l’aide à un proche était rémunéré, il équivaudrait à plus de quatre milliards de dollars (Le Vérificateur général du Québec, 2001). Il faudrait en outre définir les tâches à rémunérer et sur quelle base. Bien qu’il y ait nombre de difficultés à appréhender dans l’application d’un tel programme, il n’en reste pas moins qu’un grand nombre de femmes soignantes ont des besoins économiques qui doivent être satisfaits, et une compensation monétaire ne doit pas être totalement exclue. Par ailleurs, au-delà des problèmes de mise en oeuvre, le plus grand désavantage d’une telle solution reste, comme l’a indiqué Pennac, qu’elle consacre aux femmes l’assignation des soins à l’intérieur de la famille.

La reconnaissance du travail de soins dans les familles : quelques prémisses de départ sur notre compréhension de ce travai

Les modalités de reconnaissance du travail invisible mises de l’avant sont façonnées par les valeurs et présupposés qui sous-tendent notre compréhension de ce travail. Est-ce un travail qui représente des activités normalement attribuées aux femmes dans la famille ? Qui doit être responsable pour compenser les incapacités des personnes et subvenir à leurs besoins ? Pour bien comprendre les modalités de reconnaissance que nous mettons en évidence dans la prochaine section, il faut d’abord en expliquer les prémisses.

  1. Dans notre société, la prise en charge des personnes dépendantes relève de la responsabilité collective et non pas de la responsabilité des femmes qui, individuellement, se trouvent à accomplir ce travail. Si les personnes vivent de plus en plus longtemps, n’est-ce pas grâce aux développements collectifs en hygiène, en pharmacologie, en technologie médicale ? Ces mêmes éléments sont responsables, en grande partie, du fait que des personnes peuvent vivre de longues années tout en étant atteintes de plusieurs maladies chroniques et débilitantes. La société a investi dans ces moyens et elle est donc responsable de cette situation. Ce sont ainsi des décisions collectives, et non des décisions familiales, qui ont concouru à l’accroissement du nombre de personnes ayant besoin de soutien. Si cette responsabilité collective peut être déléguée à des individus jusqu’à un certain point, cette délégation ne doit pas compromettre la vie ou la qualité de vie de celles qui l’assument.

  2. Il est faux de dire que les femmes choisissent d’assumer la prise en charge de leurs proches ou que le seul motif ou même le principal motif de toutes les femmes est l’amour et le don de soi (Hooyman et Gonyea, 1995 ; Guberman et al., 1992). S’il peut y avoir des rapports affectifs très forts, il est aussi vrai que les rapports de prise en charge sont structurés de façon coercitive devant l’absence de véritables choix et d’alternatives réelles dans une société basée sur une division sexuelle du travail (Baines et al., 2001 ; Guberman et al., 1992 ; Hooyman et Gonyea, 1995). Comme l’indique Bourdieu (1980) :

    Comment peut-on ne pas voir que cette décision, si décision il y a, et le « système de préférences » qui la sous-tendent, dépendent non seulement de toutes les décisions antécédentes du décideur, mais aussi des conditions à l’intérieur desquelles ses « choix » ont été faits. Celles-ci incluent tous les choix de ceux qui ont choisi pour lui, à sa place, en préjugeant de ses jugements et ainsi donnant forme à ceux-ci. L’organisation actuelle des soins dans la famille est ainsi davantage une conséquence des politiques sociales maintenues par une rhétorique morale, plutôt que le reflet d’un choix authentique visant l’épanouissement de chacun.

Reconnaissance sociale – solutions collectives

Les soins : un droit de citoyenneté

Si nous ne nous opposons pas en principe à l’idée de rémunérer des actes de soins prodigués entre proches et si nous y voyons une réponse intéressante au besoin de faire reconnaître ce travail, nous considérons par ailleurs que les meilleures solutions pour atteindre cette reconnaissance des soins sont celles qui ne confinent ni n’isolent les femmes dans la sphère privée de la famille, et qui sont fondées sur une véritable conception communautaire et collectiviste des soins. Si, comme nous l’avançons plus haut, les soins aux personnes ayant une incapacité relèvent de la responsabilité collective, nous devons chercher des solutions à sa reconnaissance qui ne reposent pas principalement sur une répartition sexuée et privée de ce travail. Pour une partie de ces soins, celle qu’il est possible de déléguer, nous croyons que sa reconnaissance passe par la reconnaissance de son statut en tant que droit de citoyenneté. Si ces soins devenaient un droit de citoyenneté, cela modifierait fondamentalement le paradigme actuel qui définit les soins comme étant principalement une responsabilité individuelle et familiale à être assumée par les femmes.

Ce droit pourrait se traduire par un panier de services garanti à toute personne ayant une incapacité. L’accès universel à un minimum garanti de services assurerait l’équité entre les personnes et dégagerait les femmes dans la famille de plusieurs tâches de soins. Ceci implique, bien sûr, un financement adéquat des services publics. En posant la question des soins comme une question de droit des individus, les femmes se trouvent à s’allier à tous les groupes sociaux qui représentent les intérêts des personnes ayant des incapacités et qui revendiquent la reconnaissance des soins à travers leur droit d’accès à ces soins.

Assumer les soins : un choix véritable

Ainsi que Bourdieu l’analyse, un choix est toujours façonné par les conditions à l’intérieur desquelles il est fait. Pour élargir les horizons des choix privilégiés par les personnes ayant des incapacités et les femmes qui les entourent, il faut modifier les messages sociaux et l’organisation sociale pour qu’ils soient « défamilialisés ». Cela implique, notamment, l’existence d’un éventail de ressources de soutien suffisant, incluant des alternatives résidentielles qui ne seraient pas des institutions, mais plutôt des milieux de vie de taille modeste, offrant des services tels que les foyers de groupe, les appartements supervisés, les logements sociaux, c’est-à-dire la possibilité de ne pas recevoir les soins à domicile. Lorsque l’entourage accepte de prodiguer les soins, il doit être soutenu par une gamme de services accessibles, intégrés, flexibles, appropriés et qui tiennent compte des différences culturelles à tous les niveaux.

Devant ces alternatives à la prise en charge familiale, authentiques et socialement acceptables, les femmes en âge d’occuper un emploi peuvent maintenir un lien avec le marché du travail plutôt que de le quitter pour s’occuper de leurs proches, ce qui est la réalité de plusieurs d’entre elles. Déjà, la vaste majorité des femmes ayant des enfants mineurs maintiennent leur lien d’emploi avec un minimum d’interruptions, depuis, notamment, la valorisation et l’expansion du réseau des garderies (Corbeil et al., 1994). Dans une étude que nous avons menée (Guberman et Maheu, 2000), la majorité des soignantes à qui nous avons proposé de choisir entre recevoir une allocation équivalente à leur salaire pour assumer la prise en charge à temps plein ou rester sur le marché du travail ont choisi la deuxième option. Sur 25 soignantes, seulement trois accepteraient de quitter leur emploi en faveur d’une allocation. Les autres indiquent que le travail est une soupape, une forme d’évasion, un échappatoire qui assure un équilibre entre la prise en charge et d’autres activités de la vie et qui protègent leur santé mentale. Il est aussi une façon de s’épanouir, une source de satisfaction personnelle et d’indépendance. Plusieurs affirment qu’elles ne pourraient jamais rester à temps plein avec la personne malade parce que c’est trop contraignant, trop démoralisant, trop vidant, qu’elles n’ont pas la patience ou les compétences pour assurer une prise en charge à temps plein et qu’elles craignent l’isolement. Quelques-unes parlent en outre des impacts négatifs d’un arrêt de travail prolongé sur leur carrière ou l’insertion dans leur milieu. Personne n’a relevé qu’une rémunération changerait leur rapport à leur proche ou que leur travail ne pouvait se monnayer. D’autres études (Keefe et Fancey, 1997 ; Lewis et Meredith, 1988 ; Sommers et Shields, 1987) indiquent qu’en général les soignantes, qu’elles soient salariées ou pas, préfèrent recevoir des services de soutien flexibles et hautement individualisés, plutôt que des compensations financières. Ainsi, il nous semble que la lutte pour la reconnaissance d’une partie des soins passe toujours par son transfert en dehors de la sphère domestique pour que les soins accèdent au statut d’activité méritant une prise en charge collective.

Glenn argumente dans le même sens, puisque selon lui, la société doit repenser la notion de citoyenneté. Afin de mettre les soins au centre des droits des citoyens et des citoyennes, il faut repenser la famille comme le lieu principal des soins, tout en étendant le concept de famille. Fondamentalement, les citoyens et les citoyennes doivent avoir le droit de recevoir des soins par des personnes autres que les membres de leur famille. La Dutch Carers Association des Pays-Bas, quant à elle, pose un peu différemment la question de la reconnaissance des soins (Pijl, 2002). Elle propose de considérer les femmes qui prennent soin de leurs proches d’abord et avant tout comme des fournisseuses de soins qui, même si elles ne sont pas rémunérées, doivent être soutenues par des programmes et des conditions de travail équivalentes à celles dont bénéficient d’autres fournisseurs de soins. On doit s’assurer qu’elles aient les habiletés et les compétences nécessaires pour accomplir les tâches qu’elles assument et leur offrir de la formation lorsque nécessaire. Comme toute travailleuse dont la charge de travail peut se révéler trop lourde, ces fournisseuses de soins doivent être en mesure de bénéficier d’un soutien. Elles doivent recevoir de l’encadrement de personnes ayant plus d’expérience qu’elles et avoir accès à des échanges avec d’autres personnes qui assument le même travail qu’elles. Finalement, elles doivent pouvoir bénéficier d’une législation qui assure des heures de travail raisonnables, la santé-sécurité au travail et un recours à des aides techniques pour le travail lourd. Selon cette association, une telle approche changera la perception actuelle – qui présente les femmes qui offrent des soins comme des personnes dépendantes de la société – en une vision qui voit leur contribution à la société en tant que travailleuses.

De toute évidence, il devient impératif de mener un débat social large autour de la reconnaissance et de l’organisation des soins aux personnes ayant des incapacités. En redéfinissant les soins comme une activité qui n’est pas naturelle, qui n’appartient pas spécifiquement à la sphère domestique, on amorcera un processus de changement. On confrontera l’hégémonie du discours dominant qui a encore tendance à sacraliser les soins et la famille, même si on constate de plus en plus une délégation vers les secteurs privé et public. En effet, le pouvoir de nommer est le début d’un changement de paradigme.

Par ailleurs, cela ne signifie pas que les femmes n’auraient plus d’élans de « sollicitude » à l’égard de leurs proches, qu’elles cesseraient de se soucier et de sentir qu’elles ont une part de responsabilité dans le bien-être des autres. Il nous semble qu’une fois le droit aux soins reconnus, nous sommes en meilleure posture pour revendiquer des modifications sociétales permettant à toute personne de se soucier de ses proches. Déjà, l’ampleur des besoins d’aide des personnes ayant des incapacités a poussé les gouvernements et les entreprises à mettre en place des dispositions qui tiennent compte des responsabilités familiales des travailleurs et travailleuses. Le congé de compassion proposé par le gouvernement fédéral est un bon exemple d’une mesure qui tient compte des responsabilités de sollicitude, car elle permettra aux travailleurs et travailleuses de bénéficier d’un congé rémunéré afin d’accompagner un proche gravement malade ou en phase terminale[4]. Quoique non rémunéré, ce congé constitue une reconnaissance des responsabilités des personnes envers leurs proches. L’augmentation des congés pour responsabilité familiale de 5 à 10 jours dans la Loi sur les normes minimales du travail est un autre pas dans la même direction[5].

Il est actuellement mal vu d’insister sur le rôle de l’État et de revendiquer une plus grande implication de celui-ci. La dépendance à l’égard de l’État est critiquée à la fois par la gauche et la droite. Il est vrai que les féministes ont un rapport ambigu à l’État. D’un côté, elles sont au premier rang de celles et ceux qui critiquent l’État dans son rôle de contrôle social, et pour son caractère patriarcal, raciste et sectaire. D’un autre côté, elles sont les premières bénéficiaires de gains importants lorsque l’État collectivise des activités qui, autrement, seraient assumées par les femmes dans la sphère domestique, et à travers des législations visant l’équité et l’égalité des sexes. À cet égard, ne pas exiger que l’État joue son rôle de représentation de la collectivité dans sa responsabilité envers les personnes ayant des incapacités revient à nier que les femmes ont encore à gagner à travers l’intervention étatique. L’augmentation du recours au marché et au secteur informel (ou tiers secteur) aura des conséquences néfastes pour les femmes soignantes. Par ailleurs, en proposant de revendiquer plus de services publics, on doit être vigilant et s’assurer que l’organisation des soins répond véritablement, de façon flexible et adaptée, aux besoins des individus dans le respect de la diversité et dans un souci d’équité (Neysmith, 1998).

Conclusion

Afin de faire reconnaître le travail de soins assumé par les femmes auprès de proches adultes, nous croyons que le principal élément stratégique doit consister en sa transformation en travail salarié, principalement à travers son transfert de la sphère domestique à la sphère publique. Par ailleurs, certaines femmes vont vouloir continuer à assumer une grande partie des soins et nous soutenons l’idée que ces femmes devraient être compensées ou rémunérées en équité avec les salariées du secteur public.

La conjoncture nous semble mûre pour un débat de société sur la façon d’organiser les soins. Les femmes de la génération de la dernière vague du féminisme sont actuellement confrontées à la dépendance de leurs parents. Ayant intégré une identité construite autant, sinon plus, autour de leur vie professionnelle que de leur vie familiale, ces femmes sont mises devant les dilemmes posés par l’organisation actuelle des soins : combler les lacunes du système de santé en prenant soin de leurs parents malades, ou maintenir leur emploi et leur autonomie financière ? De plus, ces mêmes femmes doivent penser à leur propre avenir et à ce qu’elles désirent au moment de leur propre perte d’autonomie. Elles sont un réservoir de militantes potentielles pour signaler l’urgence de repenser notre système de santé, fondé sur la disponibilité des femmes à la maison.

Les travailleuses qui offrent des soins rémunérés ont aussi un grand intérêt à ce débat. Le gel des budgets, les coupures de personnel et l’augmentation de la clientèle, notamment en maintien à domicile, ont eu pour conséquence des contraintes de plus en plus fortes qui les obligent à n’offrir que des activités instrumentales, coupées des gestes de sollicitude (Côté et al., 1998 ; Armstrong et Armstrong, 1996). Plusieurs études révèlent que ces travailleuses tentent malgré tout d’offrir des soins relationnels de qualité même si ces derniers ne font pas partie de leur description de tâches (Stone, 2000 ; Aronson et Neysmith, 1997). Il est dans leur intérêt également que l’organisation des soins reconnaisse toutes les composantes de ces derniers dans la description de tâches des fournisseuses de soins.

En 1998, Neysmith a écrit : « Des coalitions qui représentent un large éventail d’intérêts sont essentiels afin de nous permettre de contester les préceptes et les pratiques d’un paradigme néo-libéral qui dépeint une subordination totale des droits et revendications à la citoyenneté sociale, aux forces “naturelles et inévitables” d’une économie de marché mondialisée » (1998:19, traduction libre).

Elle a écrit cela au beau milieu des coupures étatiques dans le système de santé. Cinq ans plus tard, nous sommes à un moment de réinvestissement dans ce système et il est plus important que jamais qu’un discours soit entendu relativement à la défamilialisation et à la collectivisation de la responsabilité des soins auprès des personnes ayant des incapacités, et ce par une rémunération équitable.