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Évoquer le rapport entre la théorie et la pratique dans le champ de l’intervention sociale renvoie rapidement à deux débats importants. Le premier questionne l’efficacité de la théorie à conduire la pratique, notamment en regard d’approches, de paradigmes, de méthodes et de théories diverses (Lecomte, 1994, 2000). Le deuxième examine la nature des rapports entre savoirs théoriques et savoirs d’expérience (Racine, 2000 ; Schön, 1994). Dans les deux cas, la réflexion porte sur le rapport épistémologique entre la pratique et la théorie. Il y a maintenant dix ans, la revue Nouvelles pratiques sociales abordait ces questions dans le contexte d’un dossier portant sur les liens entre la recherche sociale et le renouvellement des pratiques[1]. La différence marquée et la difficulté relationnelle entre le monde de la recherche et celui de l’intervention caractérisaient alors la problématisation de la situation.

Le chercheur est intéressé par la connaissance, le praticien par l’action ; le chercheur vise la cohérence théorique, le praticien vise l’efficacité pratique ; le chercheur est préoccupé par l’ensemble et le long terme, alors que le praticien est préoccupé par le particulier et l’immédiat. Il est évident que chercheurs et praticiens déploient leurs activités et leur savoir-faire dans deux mondes différents, chacun avec ses exigences propres, ses contraintes et ses possibilités.

Deslauriers et Pilon, 1994 :30

La situation n’a pas tellement changé depuis. C’est pourquoi, dans ce dossier, en parallèle et en appui aux importants débats sur les diverses manières dont la théorie peut guider la pratique sociale, et sur les rapports entre le monde de la recherche et celui de l’intervention, nous convions les lecteurs à faire un pas de côté. Nous suggérons d’étudier ces questions à partir de la pratique effective de la théorie en intervention sociale, de ses usages, de ses espaces, de ses points aveugles, de ses potentialités, de ses conditions de réalisation et de ses méthodes. Car, malgré la distance entre les deux univers, les praticiens et les praticiennes utilisent et produisent des connaissances théoriques à travers leur action et leur travail. Plutôt que de postuler la nécessité de bâtir de nouveaux ponts entre deux différents types de savoir, le théorique et le pratique, nous proposons d’explorer empiriquement les liens qui existent déjà et de voir comment la connaissance théorique est utilisée dans l’intervention ; en quelques mots, de développer une pragmatique de la théorie.

Dans un contexte social caractérisé par une remise en question du rôle de l’État et des institutions publiques, par la dégradation persistante des conditions de vie et par la réduction des moyens mis à la disposition de l’intervention sociale, la pertinence d’un tel examen peut sembler douteuse. Devant une pratique dont les urgences de l’action sont telles, on pourrait également estimer, à juste titre et à bon droit, que la question du théorique ne peut se poser qu’en dehors de la pratique. Un tel choix aurait cependant comme effet de laisser la place à diverses modalités pragmatiques, désignées comme routines, habitus ou coups de mains (Soulet, 1997), qui prendraient la place du théorique et, à cause de leur caractère non explicité, demeureraient soustraites au débat social.

Des connaissances incommensurables

Pour reprendre les termes de Lionel H. Groulx (1994), les thèses de l’homologie (le développement d’une pratique d’intervention basée sur des méthodes similaires à celles de la science) et celles de l’opposition (le caractère irréductible des deux types de connaissance) caractériseraient les rapports entre le monde de la recherche et celui de l’intervention. Ces deux thèses partagent un double postulat fondamental : que les connaissances générées par la pratique sont différentes de celles qui sont produites par une démarche de théorisation et que le rapport entre les deux systèmes de connaissance se ramène à un problème de traduction de l’un dans l’autre. Dans le premier cas, cette traduction est jugée possible et renvoie au développement d’un vocabulaire qui la rendrait possible et, dans le second cas, elle est vue comme irréalisable ; deux mondes condamnés à se côtoyer sans jamais pouvoir se comprendre. Tout en admettant le premier volet du postulat, l’idée de traduire une forme de connaissance dans une autre continue de causer quelques problèmes.

Utilisant les travaux de Kuhn (1993) sur la nature de la connaissance scientifique, Richard Bernstein (1983) affirme que deux systèmes de théories peuvent se révéler incompatibles, incommensurables ou bien incomparables. La compatibilité est liée à l’existence d’un langage commun qui permet l’expression d’un des systèmes dans les termes de l’autre sans qu’une distorsion ne soit produite, rendant alors possible la mesure des deux à l’aide d’un standard commun. Deux systèmes de connaissance peuvent également se révéler incommensurables lorsqu’il est impossible de trouver un langage neutre qui en permet la comparaison point par point. En appliquant ces deux concepts au problème des liens et des relations entre théorie et pratique en intervention sociale, quelques constatations s’imposent rapidement.

À des degrés variables, les connaissances engendrées par chacun de ces univers, le théorique et celui de la pratique, sont compatibles entre elles. Une intervenante qui oeuvre dans une équipe de soins palliatifs en centre hospitalier pourra comparer les objectifs de son action, les valeurs et les principes qui la sous-tendent, ses manières d’intervenir, les connaissances utilisées et produites par cette intervention avec une praticienne d’une équipe de maintien à domicile de CLSC. Cette dernière pourra également s’engager dans une telle démarche avec une autre intervenante qui travaille dans un organisme communautaire. Leurs expériences et leurs connaissances ne sont pas identiques, des différences, divergences et mésententes se rencontreront sans cependant remettre en question les possibilités de compréhension de l’autre. De la même manière, des personnes impliquées dans le monde de la recherche et de la production de théories peuvent également s’engager dans une démarche similaire. Mais, au-delà de cette compatibilité interne, les deux systèmes de connaissance demeurent, entre eux, irrapprochables et la traduction impossible.

Pour l’élaboration d’une pragmatique de la théorie en intervention sociale, l’abandon de l’idée même d’une traduction d’un système de connaissance dans les termes de l’autre se situe à la base de la démarche. Une fois le caractère étranger des différentes connaissances constaté, la traduction devient impossible. Mais, malgré ce constat, la simple affirmation d’une opposition irréconciliable entre les deux mondes demeure insuffisante, insatisfaisante et inacceptable. Il importe de reconnaître qu’au-delà d’une traduction, une démarche de comparaison reste à la fois possible et nécessaire. Reprenant l’exemple classique de Kuhn (1993), la reconnaissance de l’incompatibilité entre les paradigmes newtonien et einsteinien sur l’organisation physique de l’univers n’empêche pas une comparaison rationnelle entre les deux systèmes, ne serait-ce que la simple constatation que le second est plus avancé que le premier et offre plus de possibilités de compréhension de l’univers qui nous entoure. De la même manière, l’importance des différences entre deux organisations sociales n’empêche pas leur comparaison. Les critères de comparaison ne peuvent cependant se retrouver dans l’un ou l’autre des mondes qui en sont l’objet. Plusieurs critères devront être utilisés et construits par et au moyen de cette comparaison. Ils devront être perpétuellement remis en question, mis de côté et remplacés dès que leur utilité disparaîtra.

Accepter que les critères de comparaison (qui deviennent en fait des critères d’appréciation de la validité de la connaissance) puissent demeurer incertains et être continuellement remis en question n’a rien de rassurant. Les affres du relativisme culturel et épistémologique se manifestent alors de manière évidente. Cependant, poursuivant à ce sujet la réflexion de Rorty (1989, 1998), une fois que l’on admet qu’aucun système de connaissance ne possède plus de valeur intrinsèque qu’un autre et lorsque les repères de validité disparaissent, il ne reste qu’un débat social large et ouvert pour guider l’action humaine. Descartes a légué au monde occidental l’idée que le monde de la réflexion est séparé du monde naturel, que le jugement moral sur l’action humaine doit être séparé de celle-ci. Dans une telle perspective, l’évaluation de la validité et de la pertinence d’une connaissance devrait, tout en tenant compte des conditions dans laquelle elle a été créée, être réalisée de manière indépendante de ce contexte. À l’opposé, une approche pragmatique (Dewey, 1925) postule que la séparation entre la réflexion (dans le cas qui nous occupe, la production de connaissance et leur appréciation) et l’action ne peut exister. L’évaluation et la critique de la connaissance sont alors considérées comme des actions qui prennent place dans un contexte social (et non en dehors de celui-ci), doivent se baser sur une méthode dont la rationalité sera également soumise au débat et à l’évaluation et auront comme conséquence la production d’interprétations qui seront utiles pour la conduite de l’action. Le sens d’une démarche pragmatique s’appuie sur un critère d’utilité en remplacement des critères de validité ou de vérité qui sont habituellement utilisés dans une démarche de critique épistémologique. Le pragmatisme ne signifie pas cependant que cette utilité soit exclusivement liée aux intérêts ou aux intentions d’un acteur ou d’un groupe d’acteurs sociaux ; cette utilité doit être dégagée à la suite d’un large débat social.

La théorie et le théorique

Poussant un peu plus loin l’examen des différences entre les connaissances engendrées par une démarche de production de théories et par une action d’intervention sociale, la comparaison entre les deux sera facilitée par une redéfinition de la nature même d’une théorie. Les deux démarches sont le résultat d’une activité humaine, caractérisée par son imprécision, ses perpétuels débats et ses remises en question et traversée par l’intentionnalité et les intérêts de chaque acteur qui y prend part (Kuhn, 1993). La pratique a ses méthodes de production de connaissance et la recherche a les siennes, qui peuvent aussi être l’objet d’analyse et de critique (Latour et Woolgar, 1988). Ces deux modes de production de connaissance constituent en fait ce que Wittgenstein (1986) décrit comme des jeux de langage : l’ensemble des mots, termes, énoncés, narratifs, histoires, considérations éthiques et des manières d’utiliser ceux-ci qui caractérisent l’action des membres d’une communauté. Replacée dans le contexte d’un jeu de langage, la théorie devient alors tout simplement une histoire, une séquence narrative, qui est utilisée pour interpréter une situation sociale et pour guider ou légitimer l’action d’un acteur social. Conceptuellement, elle ne présente pas alors un caractère distinct des histoires qui sont utilisées dans le cadre d’un autre jeu de langage. Théories, construites dans le monde de la recherche, et productions théoriques, élaborées lors des interventions sociales, sont toutes deux des discours qui permettent de prendre un recul par rapport à une expérience personnelle, de dégager des règles de conduite de l’action et de s’engager dans un débat permettant une critique de cette action.

En comparant ces différentes histoires dans le cadre d’un débat social, il importe alors de ne pas tenter de juger de leur validité et de leur pertinence en revenant à une démarche de traduction de l’une dans l’autre ou en rétablissant des critères éthiques ou moraux à portée universelle. Dans un jeu de langage, ce qui détermine la signification d’un terme, d’un énoncé ou d’un narratif, c’est la manière dont ils sont utilisés lors d’une conversation. Le sens d’un terme est lié à son usage (Wittgenstein, 1985). Comprendre la signification d’un terme ou d’une expression signifie simplement être capable de l’utiliser. Dans cette perspective, le développement d’une pragmatique de la théorie en intervention se base sur un examen empirique des usages des différents narratifs explicatifs (théories ou histoires théoriques) par les intervenants dans les conversations qui prennent place avant, pendant ou après leurs interventions. Chacune de ces conversations se situe dans un contexte particulier ; la grammaire (l’ensemble des règles caractérisant l’usage) des narratifs théoriques varie selon le type et la nature de la conversation. Une histoire théorique sera utilisée de manière différente lors d’une conversation avec une personne en difficulté, avec un superviseur clinique, avec un supérieur hiérarchique, avec un enseignant universitaire ou entre collègues. Développer une pragmatique de la théorie en intervention devient alors une démarche qui aura comme résultat de dégager les significations (les usages) du théorique en lien avec l’action sociale et de comparer entre eux ces différents usages.

Une pragmatique de la théorie

Éclectisme, pragmatisme, hyper-empirisme et postmodernisme marqueraient le rapport du travail social à la théorie. Mais qu’en est-il vraiment en pratique ? Surtout, à quoi pourrait ressembler un ensemble de questions qui pourrait guider une démarche permettant de développer une pragmatique de la théorie en intervention sociale ?

Quelles sont les habitudes et pratiques théoriques des intervenants ? Il s’agit alors d’examiner, dans le cadre de différentes situations sociales (rencontres entre intervenants et usagers, entre intervenants et superviseurs, entre intervenants), quelles sont les utilisations de la théorie et du théorique. D’examiner, par exemple, quels narratifs théoriques sont utilisés lors de rencontres de supervision clinique et de comparer cet usage à un type de supervision qualifié de plus administratif. De voir également comment les expériences individuelles des intervenants sont en pratique consolidées à l’intérieur de processus, procédés et narratifs organisationnels, et ce, même si une démarche praxéologique formelle demeure absente. Il serait également possible de s’interroger sur les usages et les destinataires de la théorie en travail social. De voir, par exemple, comment les narratifs théoriques produits dans le monde de la recherche sont utilisés dans le monde de la pratique d’intervention. Comment les intervenants s’approprient, résistent, transforment ou sélectionnent les différents discours théoriques qui proviennent directement du monde de la recherche, qui sont dispensés par des formations spécifiques en cours d’emploi ou bien qui sont inscrits dans la logique des programmations d’intervention ciblée. Comment les praticiens en viennent à mettre de côté certaines connaissances produites hors de leur pratique et à les remplacer par d’autres dans le cadre d’une construction de pratiques subversives ou silencieuses.

Quels sont également les espaces et les règles de jeu pour la pratique théorique pour un groupe professionnel dont les finalités sont si appliquées ? Quelles sont les conditions d’un travail de théorisation dans les diverses organisations publiques et communautaires ? Se demander, par exemple, à quel endroit sont produites les théories utilisées dans des contextes organisationnels divers, s’interroger sur les conditions de participation des intervenantes à ces productions, examiner lors de quelles conversations et comment se construit l’expertise théorique et clinique et voir comment ces statuts sont utilisés. Regarder également quelles sont les pratiques de discussion et d’élaboration des explications, légitimités et finalités de l’action qui se construisent lors de rencontres entre praticiennes du communautaire et intervenants des institutions publiques, dans un contexte formel de négociation, mais également dans la quotidienneté des pratiques.

Outre les incidences de cette réflexion sur le renouvellement ou la mise au jour des pratiques d’intervention et des pratiques de recherche, une telle démarche permettra de réfléchir, sur une base constructive, aux questions relatives à la formation continue, à la supervision et à la reconnaissance des pratiques innovantes.

Les contributions au dossier

Au cours des dernières années, l’engouement des milieux de pratique et de planification de l’intervention autour de la notion d’empowerment s’est développé dans un contexte où la signification même du terme demeurait imprécise, tellement elle est sujette à débats, interprétations et incompréhensions. À cette confusion s’ajoutent les difficultés de traduction d’un mot qui provient d’un autre univers linguistique et culturel. À partir d’une analyse des productions du monde de la recherche sur cette question, Yann Le Bossé propose donc en levée de rideau une exploration de l’ensemble des significations possibles de ce terme. Affirmant qu’une définition, ou une traduction, de l’empowerment doit prendre en considération la simultanéité des dimensions individuelles et structurelles du changement, établir l’acteur social en contexte comme unité d’analyse, tenir compte du contexte d’application, s’assurer que la définition du changement proposé soit faite avec les personnes concernées et se traduise dans une démarche d’action conscientisante, il présente trois des définitions – traductions utilisées couramment. Concevoir l’empowerment comme une appropriation psychosociale renforce l’idée que la personne doit se donner la propriété d’une capacité ou d’une ressource sociale. Cette vision a pour effet de faire porter l’attention sur l’importance d’un changement individuel qui se ferait au détriment d’un changement de nature structurelle, ouvrant ainsi la porte à une vision prescriptive de l’empowerment. Définir le terme comme une habilitation de la personne renforce l’idée d’un transfert de connaissances ou de compétences et, tout en faisant passer au second plan les dimensions globales de l’action, nie le caractère collectif et conscientisant du changement visé. À l’opposé, voir l’empowerment comme le pouvoir d’influencer et comme une modification des rapports de force et de pouvoir à l’intérieur de la société met de côté la nécessaire dimension individuelle du changement. Tout en laissant la porte ouverte au débat, Le Bossé propose en conclusion une nouvelle définition du terme : l’empowerment comme un pouvoir d’agir.

Est-il possible de changer la vision d’un problème social entretenue par un groupe d’intervenants ? Quelles sont les conditions et les moyens d’implantation d’une nouvelle perspective théorique dans un milieu d’intervention ? C’est à ces questions que tentent de répondre Sylvie Hamel, Marie-Marthe Cousineau, Sophie Léveillé, Martine Vézina et Laurence Tichit lorsqu’elles présentent une analyse d’un projet d’implantation d’un modèle d’intervention intégré sur le phénomène des gangs de rue. L’analyse se base sur la mesure de la distance des positions discursives entretenues par divers intervenants par rapport à la modélisation théorique proposée, sur l’appréciation de l’évolution de ces discours et positionnements durant une démarche de discussion et sur le suivi des différentes interprétations du problème social et des moyens à mettre en place pour le contrer. Le modèle proposé à un groupe d’intervenants de provenances diverses (milieu du travail social, scolaire, communautaire et policier), mais tous issus d’une même communauté, se base sur une nouvelle vision du rapport entre les jeunes et les gangs de rue. Au lieu de résulter d’une personnalité déviante ou d’un état de désorganisation sociale, l’appartenance aux gangs serait en fait un moyen de valorisation, d’affiliation et de protection pour les jeunes. La discussion qui s’engage alors entre les chercheurs et le groupe d’intervenants sur une période de trois ans permet de voir quels sont les mécanismes de discussion, d’opposition, d’appropriation et de négociation qui caractérisent la démarche et d’assister, dans le débat entre les acteurs, à une redéfinition des positions initiales, des niveaux de pouvoir et des conflits existants.

La complexité de l’intervention sociale et, à la limite, son caractère incertain se retrouvent souvent à la source des tentatives pour conduire le travail social au statut et à la grandeur des sciences exactes. Dans leur contribution au dossier, Yves Couturier et Sébastien Carrier examinent le développement de pratiques basées sur des données probantes (evidence-based practices) comme la dernière reformulation de ce projet. Liée à la recherche d’une efficacité budgétaire et comptable, la démarche basée sur des données probantes vise la rationalisation du travail social en procédant à l’agrégation des connaissances issues de la pratique, à leur validation par un consensus d’experts et à leur diffusion rapide dans les milieux de l’intervention sous forme de guides de pratique. Utilisant un exemple du champ de la gérontologie, celui de l’évolution des pratiques autour du problème de la continuité des services, le texte explore les enjeux épistémologiques du développement de pratiques basées sur des données probantes. La production et l’utilisation des données, ainsi que les pratiques parallèles ou silencieuses construites par les intervenants, constituent la base d’une opposition sur la nature de la validité de la connaissance (de la preuve) en intervention sociale. Les pratiques basées sur des données probantes sont liées à l’apparition d’un champ sémantique qui structure le rapport au client, le contrôle de l’intervention et les modes d’analyse de la situation. Au-delà d’un repli qui s’appuierait sur la complexité de l’intervention, sur le caractère incontrôlable du relationnel et sur l’indicibilité des pratiques, pourquoi ne pas s’engager dans une démarche de démonstration qui s’appuierait sur le champ sémantique des sciences sociales ?

Utiliser les écrits théoriques de Michel Foucault pour examiner les pratiques quotidiennes dans le champ du travail social ? C’est le défi relevé par Adrienne Chambon qui illustre ici comment l’utilisation du théorique dans un milieu de pratique peut permettre de dénouer l’opposition entre différentes pratiques de connaissance. À partir de la description d’une activité de supervision entre une praticienne clinique et un administrateur d’un service d’aide aux familles, elle se penche sur l’alternance entre pratiques et concepts dans le cadre d’une intervention réflexive qui laisse place aux concepts de type théorique. Cette description permet de voir comment le panoptisme, un des concepts centraux de l’oeuvre de Foucault, donne un sens nouveau aux visions différentes entretenues sur la supervision par la praticienne et son supérieur ; comment l’organisation de cette supervision a pour effet de créer des corridors de pouvoir et de connaissance qui empêchent la distribution latérale des savoirs entre praticiennes. Cette description permet aussi de voir comment des concepts tels le pouvoir pastoral et celui de la circulation du pouvoir permettent l’interprétation de la relation de supervision au moment de la distribution du travail ; comment ce pouvoir, bien au-delà d’une simple imposition, se caractérise par ses tentatives de persuasion bienveillante. Les pratiques du travail social sont souvent opaques, car on ne voit pas très bien ce que l’on fait à tous les jours. D’où la nécessité de ruser avec la pratique afin de pouvoir comprendre ses tenants et ses aboutissants dans toute leur complexité. C’est ce qu’admet l’introduction de la pensée de Foucault directement dans le champ de l’intervention. L’apparition d’un langage extérieur au milieu, en créant une non-familiarité avec l’expérience, donne lieu à l’échange, au débat ainsi qu’à une transformation des formes de l’action sociale.

Par-delà les modes, les nouveaux modèles de pratique, les nouvelles connaissances théoriques, rien ne change. L’intervention sociale demeure une entreprise basée sur la normalisation et la moralisation. C’est le point de départ de la réflexion soumise par Guy Bourgeault. Dans son examen de l’usage des savoirs, théoriques et pratiques, dans la structuration de l’intervention sociale, il soutient que ces usages sont liés à l’action des experts, qu’ils soient théoriciens, chercheurs, praticiens ou décideurs, ce qui a pour effet d’exclure de la définition des problèmes sociaux la contribution de l’autre, celui qui vit quotidiennement ces situations. De plus, l’action de ces experts a également pour effet de se baser sur des généralisations qui ne laissent aucune place à l’individualisation. Malgré les discours qui placent la personne au centre de l’intervention, rien ne permet l’actualisation d’un tel discours. L’usage de ces connaissances se traduit par l’imposition de modèles et de normes de comportement qui transforment la normalité en normatif. Cette normalité se manifeste également dans des actions qui servent à repérer, mais qui ont également comme effet de stigmatiser et de marginaliser, les personnes concernées par l’intervention. Comment se sortir de cette impasse ? Bourgeault plaide pour l’inclusion dans la discussion, dans la définition des problèmes et dans l’expression des besoins, de la connaissance expérientielle des personnes vivant avec le problème. En plus de la connaissance de nature théorique et de la connaissance pratique engendrée par l’intervention, il s’agit donc de laisser une place à un troisième type de savoir qui possède aussi ses critères de validité et ses modes d’élaboration. Intervenir socialement signifie accepter son incertitude quant à des objectifs, des moyens et, surtout, des résultats.

Praticiens et praticiennes éprouvent souvent de la difficulté à parler de leur travail. Cette difficulté peut être liée à la complexité de leur action et à l’impossibilité de la simplifier suffisamment dans le cadre d’un discours social ou à l’absence d’un langage théorique qui permettrait de devenir intelligible dans les milieux de recherche. Refusant de voir cette difficulté comme une carence théorique des intervenants, Yves Couturier et François Huot proposent de considérer le discours des intervenants sur leur pratique comme une forme de théorisation, comme une production théorique de plein droit. Utilisant la notion de théorie en acte, l’article illustre, à partir de matériel amassé lors de diverses activités de recherche, comment l’analyse de ce discours permet de dégager les modèles et principes qui agissent comme guides effectifs de l’action. Ils sont à la fois produits lors de l’action et ils contribuent à l’orienter. L’utilisation de la notion de théorie en acte permet de recadrer les rapports épistémologiques entre les connaissances théoriques et les connaissances pratiques dans un contexte différent : celui de la nécessité d’un débat entre ces différents modes de connaissance.

Pour clore ce dossier de Nouvelles pratiques sociales, Marc-Henry Soulet propose l’abandon de toute prétention de théorisation de la pratique professionnelle en travail social. Parce qu’elle cherche à la fois à épouser de manière proche les formes de l’intervention sociale et à produire un cadre de catégorisation qui pourrait être utilisable dans différents contextes, l’entreprise demeure vouée à un statut de connaissance locale ou indigène. La théorisation de la pratique professionnelle prend habituellement deux formes : une première basée sur l’explicitation des raisons d’agir et la seconde, sur la description des formes d’agir. Tenter de théoriser les raisons d’agir a pour effet de ramener l’intervention à une simple expression de son intentionnalité situant ainsi les pratiques hors du champ de l’analyse et construisant les raisons de l’action en principes qui sont soustraits à l’histoire et à tout processus d’élaboration sociale. Tenter de théoriser les formes de l’action d’intervention se heurte rapidement à la complexité et à la multiplicité des actions et à leur caractère indicible tout en faisant porter l’attention sur le comment de l’action plutôt que sur ses conséquences ou effets. Soulet propose comme alternative d’explorer l’action en lien avec le contexte dans lequel elle prend place. Ce positionnement crée bien sûr une incertitude, car les contextes d’intervention sont caractérisés par leur instabilité et leur mouvance. L’action peut être orientée par l’action, d’une part, ce qui suppose une construction progressive des buts et ressources de l’intervention, la fondation de la légitimité de l’action lors de son déroulement, la démultiplication de la part de l’acteur, la validation mutuelle des actions posées, et par la mobilisation d’une temporalité non linéaire, d’autre part. Dans cette perspective, le travail social devient un cadre d’action caractérisé par cette incertitude.