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S’intéresser à la sortie de la rue relevait jusqu’ici davantage de l’intervention que de la recherche scientifique. Nos recherches[1] sur ce sujet s’inscrivent dans un récent mouvement d’intérêt au sein de la recherche en sciences sociales, lequel prolonge la réflexion sur la marginalité et l’exclusion en y introduisant l’idée d’une alternative possible à ces dernières[2]. Partant de la constatation « qu’il y en a qui s’en sortent », la réflexion sur les processus de sortie pose des questions fondamentales telles que : pourquoi décide-t-on de s’en sortir ? Comment s’y prend-on ? Qu’est-ce que « s’en sortir » ? Une telle réflexion part du principe que la rue n’est pas une situation figée et que l’exclusion ou la marginalité ne sont pas un état, mais, pour la plupart, une situation transitoire dans une histoire de vie. Être jeune de la rue n’est pas, en ce sens, une condition définitive, mais bien une circonstance de vie vécue de manière temporaire.

Dans cette perspective, la sortie de la rue est à comprendre comme un processus dynamique qui relie deux modes de vie opposés : le mode de vie de la rue, considéré comme marginal, et un mode de vie plus conforme à l’ordre prédominant (Bergier, 1996). Cette recherche se veut une lecture de ce passage fondée sur la compréhension des pratiques à travers le sens que le sortant[3] leur confère en tant qu’acteur, cherchant à éviter une définition réductionniste des jeunes de la rue en termes de victimisation ou de délinquance. Nos recherches s’intéressent moins à ce que signifie être jeune de la rue ou à comment vivre après la rue, pour mieux se concentrer sur cet entre-deux dans lequel se trouve le sortant, qui ne vit plus tout à fait selon le mode de vie de la rue, mais qui n’a pas non plus encore adopté celui de la culture prédominante.

Cadre théorique : un rapport à la rue de nature identitaire

Le parcours de sortie de la rue peut être abordé selon différents angles. Au milieu du xxe siècle, notamment avec l’École de Chicago, la marginalité juvénile était associée à la délinquance. Cette approche considère que les jeunes marginaux ne peuvent agir conformément aux normes de la société, car ils ne bénéficient pas d’une socialisation appropriée. Actuellement, la grande majorité des recherches concernant la vie de rue dans les pays dits développés, principalement en Amérique du Nord, se font dans une perspective épidémiologique (Hagan et McCarthy, 1997 ; Roy et al., 2002). Cette perspective considère les jeunes de la rue comme un groupe à risque, qu’il s’agit d’éduquer, de réhabiliter ou de protéger. Ce type de recherche a pour objectif d’établir les comportements des jeunes de la rue, afin de les prévenir. L’accent est mis sur des données de type quantitatif (combien de jeunes utilisent des seringues sales, combien n’utilisent pas de préservatif, etc.) et ont l’avantage de mettre en évidence un certain nombre de tendances et de comportements caractéristiques des jeunes de la rue. Toutefois, comme le dit Parazelli (2000 : 2),

[…] bien que nécessaires à la connaissance du phénomène, les caractéristiques même détaillées d’un groupe social ainsi que l’inventaire global des problèmes vécus par les jeunes de la rue ne nous informent pas d’emblée sur les enjeux de son existence sociale ni sur la dynamique interne de ses membres.

Bessant (2001) va plus loin en suggérant que le recours au comportement à risque pour caractériser les jeunes de la rue vient se substituer au recours aux notions de délinquance et d’inadaptation sociale (utilisées notamment par l’École de Chicago), perpétuant une vision des jeunes de la rue comme irresponsables et dépendants de la supervision des adultes.

Pour notre part, plutôt que de répertorier les comportements des jeunes, nous nous penchons sur le sens de ces comportements : non ce que les jeunes font, mais pourquoi ils le font. Cette perspective nous amène à considérer la rue comme un mode de vie que le jeune adopte, en tant qu’acteur doté d’une capacité réflexive (Mead, 1963). Ce mode de vie est qualifié de marginal, car il ne s’organise pas selon les axes considérés par la culture prédominante comme la condition d’une intégration dans la société (à savoir l’emploi, le logement, les relations sociales, etc.), mais cela ne signifie pas pour autant qu’il soit dépourvu de toute organisation. Il n’existe pas de « vide social », et même la marge a une existence sociale qui lui est propre. Comme tout autre mode de vie, le mode de vie de la rue s’organise autour de normes et de codes qui régissent les comportements individuels et collectifs des jeunes qui l’ont choisi et qui s’y identifient. Avec une telle approche, nous nous inscrivons dans un courant d’auteurs (Lucchini, 1993 ; Jeffrey, 1995 ; Bellot, 2001 ; Parazelli, 2002 ; Hurtubise et Vatz Laaroussi, 2002) qui considèrent l’espace de la rue comme étant potentiellement socialisateur. Cela revient à « analyser leur réalité non pas comme un développement pathologique ni comme la simple expression de la désorganisation sociale ou encore comme une déviance face aux normes, mais davantage comme des tentatives de socialisation » (Parazelli, 2002 : 139). La socialisation est entendue ici comme le processus de constitution du sujet, c’est-à-dire la constitution du système identitaire (Mead, 1963 ; Winnicott, 1975 ; Dubar, 1996). Dans cette perspective, la rue offre un moyen aux jeunes issus d’un contexte familial violent ou indifférent de constituer leur système identitaire. Ces jeunes se sentent rejetés par leur famille et ils ne trouvent pas d’autres références significatives dans la société et la culture prédominante pour se constituer en tant que sujet. Ils choisissent alors la rue comme référence, car elle représente un milieu rejeté, comme eux, par la société et ses institutions (Parazelli, 2002). Ces valeurs opposées à la culture prédominante forment la culture de rue, à laquelle ces jeunes s’identifient, qu’ils revendiquent et qui est porteuse d’un mode de vie (Bellot, 2001 ; Colombo, 2001 ; Hurtubise et Vatz Laaroussi, 2002).

Dans cette perspective, le processus de sortie est considéré comme un processus dynamique de passage entre deux modes de vie (Bergier, 1996, 1998). Ce processus combine ressources extérieures et action des sortants, c’est-à-dire ce qu’ils font de ces ressources externes et le sens qu’ils donnent à ce passage d’un mode de vie à un autre. Les études sur les sorties de diverses situations de marginalité (Bergier, 1996 ; Castel, 1998 ; Fainzang, 1998 ; Lucchini, 2001 ; Caiata-Zufferey, 2002 ; Oeuvray, 2002) soulignent cette dimension dynamique et négociée d’un tel processus.

Méthodologie

L’enquête a été menée par des entretiens individuels, sous forme de récit de vie, auprès de neuf anciens jeunes de la rue à Montréal. Nous avons opté pour la méthode de l’entretien individuel semi-dirigé, car elle permet de s’adapter à la forme de pensée des personnes, tout en fournissant des données objectives sur la situation (Kaufmann, 1996 ; Savoie-Zajc, 1997). La formule du récit de vie permet quant à elle de saisir l’ensemble d’une trajectoire (Houle, 1997). De cette manière, nous entendions respecter le fait qu’une action est toujours contextualisée et indissociable de la trajectoire dans laquelle elle s’inscrit et qui lui donne un sens. Notre échantillon s’est constitué de huit hommes et une femme entre 20 et 36 ans ayant vécu au minimum une année selon le mode de vie de la rue à Montréal, c’est-à-dire que pendant ce temps, en plus de ne pas avoir de domicile fixe, leurs relations sociales, leur revenu, leurs activités et surtout leur sentiment d’appartenance étaient entièrement liés au monde de la rue. Les neuf personnes que nous avons rencontrées ont pu être contactées par l’intermédiaire de travailleurs de rue. Cela peut expliquer l’étrange homogénéité de leurs projets de sortie, qui ont tous un lien avec le monde de la rue. Nous devons admettre que de cette manière nous avons peut-être occulté toute une réalité de la sortie de la rue : celle des personnes qui se sont complètement coupées du monde de la rue. Mais le propre de celles-ci étant d’être devenues « ordinaires » et de s’être dispersées dans des domaines d’activité très différents, il était difficile de les retrouver dans l’espace de temps qui nous était donné pour mener l’enquête. À ces neuf entretiens[4] s’ajoutent deux entretiens préalables avec des intervenants auprès des jeunes de la rue.

Résultats : les paradoxes du processus de sortie de la rue

Rappelons tout d’abord que cette recherche consiste en une étude de cas et que ces résultats ne peuvent donc pas être généralisés : ils tiennent cependant lieu de repères pour penser la sortie de la rue. Une analyse de contenu approfondie (Kaufmann, 1996 ; Landry, 1997) nous a permis de dégager trois aspects du processus de sortie de la rue des jeunes à Montréal : les éléments déclencheurs, la nature paradoxale du processus et les stratégies mises en oeuvre par les sortants. Bien que l’on puisse détecter la présence d’éléments déclencheurs, la sortie de la rue ne consiste pas en un passage clair et net d’un mode de vie à un autre, elle est au contraire caractérisée par l’ambivalence. Nous proposons de penser le processus de sortie de la rue en termes de tensions paradoxales, le passage correspondant à une oscillation permanente entre diverses logiques paradoxales. Enfin, nous avons pu constater que, pour gérer ces paradoxes de la sortie, les anciens jeunes de la rue adoptent toute une série de stratégies pour effectuer ce passage.

Les éléments déclencheurs du processus de sortie

La décision de sortir de la rue, c’est-à-dire de passer à un autre mode de vie, est le résultat de différents éléments qui contribuent à donner un sens à la sortie. On peut néanmoins distinguer des événements qui revêtent un caractère particulièrement significatif pour le jeune. Mais aucun événement n’est déclencheur en soi : ces événements ne sont significatifs que parce que le jeune leur attribue un sens, parce qu’ils interviennent à un moment où il entame une remise en question du mode de vie de la rue (Côté, 1992 ; Mercier, Corin et Alarie, 1999 ; Sheriff, 1999). Ce n’est que dans ce cas qu’un événement déstabilisant, voire traumatisant, tel qu’une overdose, la mort d’un ami ou le fait de tomber enceinte, pourra jouer un rôle déclencheur d’un processus de sortie, comme l’exprime un ancien jeune de la rue.

Ça arrive par hasard, mais c’est pas par hasard, parce qu’il y a quelque chose qui fait que tu allumes. (Yves[5])

L’impact de cet événement sur la trajectoire du jeune est à mettre en relation avec une série de circonstances, liées notamment au temps. Le temps a permis au jeune d’apprendre, d’accumuler des expériences lui permettant d’envisager une alternative à la rue. Mais le temps amène aussi le jeune à se lasser de la rue : celle-ci ne lui offre plus assez de ressources, autant matérielles que symboliques, il n’y trouve plus assez de plaisir et commence aussi à s’épuiser physiquement (Castel, 1998 : 136). Ces différents éléments vont l’amener à réévaluer ce qu’il perd à rester dans la rue par rapport aux avantages qu’il en retire. Cette réévaluation est par ailleurs influencée par le regard social négatif sur ce mode de vie considéré comme marginal, ainsi que la pression sociale amenant le jeune à admettre qu’il y a des éléments de la société qui sont difficiles à éviter et qu’il est illusoire de vouloir en faire abstraction. Enfin, l’influence de personnes significatives pour le jeune complète cette remise en question du mode de vie de la rue, qui le conduit à envisager l’adoption d’un nouveau mode de vie.

La sortie : un processus paradoxal

Ces éléments déclenchent le processus de sortie que nous proposons de lire en termes de paradoxes. Selon Barel, le paradoxe désigne une situation, une stratégie, une attitude qui entraîne un mécanisme de renvoi interminable entre deux pôles contradictoires. Il correspond à « une situation dans laquelle il est nécessaire de faire, de dire ou de penser une chose et le contraire de cette chose. On peut dire aussi que le paradoxe s’exprime dans la double obligation de choisir et de ne pas choisir entre deux ou plusieurs solutions à un problème donné » (Barel, 1989 : 279).

C’est exactement dans cette situation que se trouve le sortant, souhaitant appartenir à un nouveau mode de vie, auquel il ne fait pourtant que se référer dans un premier temps, en même temps qu’il essaie de quitter l’ancien, auquel il appartient encore (Bergier, 1996 : 97). Il se trouve alors en même temps dans l’un et l’autre de ces modes de vie, mais, en fait, plus vraiment dans l’ancien et pas encore dans le nouveau. Cette position d’oscillation le situe alors dans des logiques paradoxales par lesquelles il tente pourtant de s’approprier sa sortie. Son parcours ressemble à celui d’un funambule qui oscille entre des logiques de continuité et de rupture, des logiques de maîtrise et d’insécurité, des logiques d’émancipation et de dépendance et, enfin, des logiques de plaisir et de déception (Colombo, 2001).

Continuité et rupture

La recherche a permis de relever dans le processus de sortie de la rue des éléments de continuité, mais aussi de rupture. La sortie relève de la continuité, parce que le processus est déjà entamé dans la rue, il est dépendant de la carrière du jeune dans la rue. La sortie de la rue ne peut être envisagée qu’à partir du moment où elle fait sens pour le jeune, en fonction des expériences qu’il a vécues dans la rue. Il doit se sentir concerné par sa sortie, c’est-à-dire admettre que la rue ne lui convient plus et qu’il est nécessaire d’envisager un autre mode de vie (Bergier, 1996 : 23). À partir de ce moment, il peut s’approprier sa sortie en la rendant crédible par la construction d’un projet alternatif à la rue. Or, le développement d’un projet, c’est-à-dire la capacité de se projeter dans l’avenir, s’oppose à l’immédiateté qui caractérise le mode de vie de la rue (Côté, 1992 : 148 ; Bergier, 1996 : 91).

Quand t’es dans la rue, tu vois pas plus loin que tes pieds. Parce que si tu pars à voir plus loin, tu vas t’enfarger dans le trottoir et tu vas tomber. Pis en même temps, faut que t’apprennes à regarder plus loin. Parce que si t’as pas de but, si t’as pas de rêves, tu vas rester là aussi. Ça prend une certaine stabilité de regarder plus loin aussi. Parce que c’est vraiment le mécanisme de survie quand t’es dans la rue. (Stéphane)

Le développement d’un projet suppose l’inscription dans une histoire (Bergier, 1996 : 92). Le projet de sortie ne peut être crédible que s’il est construit en continuité avec un passé auquel le jeune aura (re)donné un sens et qui va à son tour en donner un au futur. Toutefois, l’élaboration de ce projet suppose l’adoption de nouvelles références, celles du nouveau mode de vie. Sortir de la rue correspond à un retour à la société instituée, donc à l’adoption des références de la culture prédominante (Caiata-Zufferey, 2002). Mais entre l’abandon de l’ancien mode de vie et l’adoption du nouveau, il existe un vide, un entre-deux où l’exclusion est à son comble (Bergier, 1996 : 100). Pour faire face à ce vide, le sortant va adopter des stratégies identitaires qui cherchent à produire une continuité permettant la rupture (Colombo, 2001 : 52-64). À travers la revendication d’une identité marginale et le choix d’un premier projet de sortie à caractère transitoire, le sortant instaure une continuité entre l’ancien et le nouveau mode de vie, tout en permettant le changement de mode de vie, donc la rupture avec l’ancien mode de vie, sans pour autant le renier.

C’est pas une question de le renier, pas du tout, mais c’est de se dire que j’ai appris des choses là, maintenant il faut que je fasse de quoi, il faut que je passe à autre chose avec ça. (Jean)

Pour pouvoir adopter les normes de la culture prédominante, il faut que le jeune ne se conçoive plus comme jeune de la rue, mais comme faisant partie de la société instituée. Pour ce faire, il doit opérer une « conversion identitaire » (Strauss, 1990), c’est-à-dire adopter une identité nouvelle pour lui, mais aussi pour les autres. Aux yeux des autres, il est considéré comme un « ex-jeune de la rue », ce qui lui confère d’emblée une identité négative (Castel, 1998 : 210). Il se trouve alors face à un dilemme : il ne veut pas renier cette identité d’ex-jeune de la rue, tout en cherchant à être accepté et valorisé par la société. Pour gérer ce dilemme, il va adopter une stratégie paradoxale. D’une part, il va revendiquer cette identité marginale qu’on lui attribue, la faisant passer de négative à positive en se la réappropriant. D’autre part, il va se distancer des comportements de la rue qu’il sait socialement répréhensibles en adoptant des conduites plus conformes à l’ordre prédominant. Tout en ayant un emploi socialement reconnu, un appartement, etc., il va exprimer son attachement aux valeurs véhiculées par la culture de rue à travers le militantisme, l’art ou encore le marquage du corps.

Mais j’ai traîné dans le monde de la rue depuis l’âge de 12 ans jusqu’à… encore maintenant, je me tiens avec des punks. Je suis plus dans la rue, je me drogue plus, mais je reste de même [désigne son accoutrement punk], parce que c’est des valeurs que j’ai adoptées pis que je crois. Si le monde ils s’attendent à ma réinsertion à ce que je change, ben ils vont attendre longtemps. Parce que je vais avoir 40 ans ! À un moment donné, ça a fait son temps, mais les valeurs, ça reste. (Simon)

Cette stratégie paradoxale est soutenue par une structure permettant la reconnaissance de ces transformations identitaires. C’est le premier projet de sortie à caractère transitoire qui joue ce rôle de « laboratoire de transformation », servant d’intermédiaire entre les anciens et les nouveaux repères (Berger et Luckmann, 1986 : 215). La reprise des études, l’engagement dans un projet gouvernemental « de réinsertion » ou encore le travail dans le cadre de l’intervention en milieu de rue jouent ce rôle de transition entre l’ancien et le nouveau mode de vie.

Maîtrise et insécurité

En même temps qu’il tente de trouver un équilibre entre rupture et continuité, le sortant doit aussi gérer une oscillation entre des logiques de maîtrise et d’insécurité. D’une part, il est obligé d’accepter l’insécurité de quitter un monde connu sans être sûr d’acquérir une place dans le nouveau monde. En remettant en cause son ancien mode de vie, il fait le pari de se créer une place dans un monde dont il ne connaît rien (ou peu), où il doit faire ses preuves en bravant la stigmatisation (Caiata-Zufferey, 2002), tout en apprenant une nouvelle manière d’aborder la réalité et en acceptant ses contraintes. D’autre part, il doit se considérer comme capable de s’en sortir et accepter de s’en remettre uniquement à sa propre responsabilité (Bergier, 1996 : 118). Cette insécurité est augmentée par le fait que le caractère définitif de la sortie n’est jamais garanti. Cette insécurité ressort fortement dans les propos de nos répondants :

Ça peut être épeurant. Il y a plein de choses que je pourrais avoir envie de faire, que j’ai jamais faites dans le passé. Or le pas nécessaire afin de les réaliser est pas nécessairement grand, mais il peut sembler immense. (Jacques)

Mais en même temps, s’en sortir, c’est reprendre pouvoir sur sa vie en apprenant à aller au-devant de ses peurs et en donnant à son existence l’orientation que l’on veut. C’est se rendre responsable de ses choix, de ses échecs, mais aussi de ses succès. C’est aussi apprendre à se maîtriser soi-même, mais aussi ses tentations, trouver de nouveaux moyens de maîtriser ses angoisses, autres que la consommation de stupéfiants par exemple. Enfin, ça peut être encore « maîtriser » la société, en se situant dans une logique de transformation de la société plutôt que de soumission ou de fatalisme, notamment à travers l’engagement militant, politique ou social, comme en témoigne l’exemple de Marc :

Ouais, j’ai toujours gardé ce feeling-là d’être en guerre contre le monde. Ma conception de guerre a évolué, c’est plus une guerre d’idées, pas un jeu de gun, j’ai jamais tenu un gun dans ma main et j’ose espérer que je le ferai jamais… Je pense qu’il faut réinventer l’art de la guerre, pour qu’y ait pas de gagnants ni de perdants. T’sais, au lieu de te battre contre quelqu’un, bats-toi contre des problèmes ! Un petit peu idéaliste, tu me diras ! (Marc)

Émancipation et dépendance

La sortie est aussi émancipation, car cette reprise de pouvoir sur sa vie va de pair avec une autonomisation et une responsabilisation du sortant. Or la tension entre un désir d’émancipation et un besoin d’aide et de soutien caractérisait déjà la relation que le jeune entretenait avec la rue, et lorsqu’il en sort, elle continue de marquer ses relations avec son entourage, avec la société instituée et avec sa propre histoire. Le départ dans la rue était marqué par un besoin d’émancipation par rapport à la famille et à la société (Poirier et al. 1999 ; Parazelli, 2002), mais le jeune se rend compte que la rue entraîne toutes sortes de dépendances, notamment à l’égard de produits tels que l’alcool ou les drogues (Moïse, 2000), du groupe de pairs assimilé à une famille de substitution (Parazelli, 2002), d’un éventuel patron ou supérieur ou encore de la société, de laquelle il dépend financièrement. Si la sortie correspond à un besoin d’affranchissement par rapport à toutes ces dépendances, elle n’est pas pour autant exempte de toute dépendance. En effet, la situation de précarité dans laquelle se trouve le sortant rend nécessaire le recours au soutien de l’entourage et des institutions sociales d’aide. La relation ambiguë avec la famille, oscillant entre besoin de reconnaissance et désir d’émancipation (Poirier et al., 1999), doit être redéfinie en regard de l’expérience passée. En outre, la construction d’un (nouveau) réseau social s’impose pour garantir au sortant un accompagnement affectif.

Mais maintenant, tu t’es quand même reconstruit un réseau social ?

Pas encore, je commence, pis je sais pas vraiment comment faire. C’est ça qui est le plus difficile. Parce que moi, j’ai toujours été solitaire. T’sais, j’essaie… Ben là, j’ai une coloc, on s’entend bien, c’est l’fun. Mais, ça se peut qu’elle déménage. Ça, c’est plate [dommage], parce qu’on avait des projets. On aime tous les deux le dessin, la poésie, alors on voulait transformer notre salon en salle de création… (Jacques)

Les institutions d’aide sociale, financière et / ou thérapeutique, quant à elles, apportent au jeune un soutien plus pratique et concret. Enfin, dans la sortie se joue aussi un enjeu de relation à son histoire. La démarche de sortie ne peut se passer d’un retour sur le parcours qui a amené la situation présente et qui va conditionner l’avenir, tout en laissant une certaine marge de manoeuvre au sortant, devenu auteur de son histoire (Bergier, 1996 : 132).

Ainsi, dans sa démarche, le sortant articule des logiques d’émancipation et de dépendance, sachant qu’il est à la fois produit, acteur et auteur, pour reprendre les expressions de Bergier (1996 : 212). Il est le produit de son histoire, sans en être déterminé. Il est acteur, car il oriente et ajuste son action en fonction des contraintes imposées par la société et en vue de finalités qu’il poursuit, sans pour autant échapper à son passé ni au soutien de son entourage et des institutions. Enfin, il est auteur, car il interroge le sens de son existence et en attribue un à son avenir, tout en tenant compte de ses limites et faiblesses.

Plaisir et déception

Il est aussi auteur de son quotidien, cherchant à le rendre plus attractif, en créant de nouveaux espaces de plaisir, qui peuvent toutefois aussi être source de déception. En effet, la sortie est entre autres marquée par la recherche de nouveaux plaisirs, pour remédier à l’épuisement des plaisirs liés à la rue et pour renforcer le rapport au nouveau mode de vie. Cette quête de nouveaux plaisirs n’implique pas de renier les anciens plaisirs, qui sont au contraire considérés comme une expérience nécessaire et même utile dans le nouveau mode de vie. Par ailleurs, certains de ces plaisirs liés à la rue peuvent être conservés dès lors qu’ils sont gérés (consommation de cannabis ou d’alcool par exemple). À cette condition, ils peuvent même aider à la structuration du quotidien sans la rue. Mais ils alternent avec de nouveaux plaisirs, procurés par des activités « banales » du nouveau mode de vie, qui assurent un plaisir lié à la reconnaissance, la stabilité, les contacts sociaux et la satisfaction personnelle qu’elles procurent. Ainsi en va-t-il de la découverte des plaisirs liés au sport et à la nature, par exemple :

C’est ça qui m’a vraiment donné le goût de faire des choses intéressantes. T’sais, là-bas, c’était super. On faisait du vélo là-dedans dans les feuilles mortes […] Il y a rien de mieux pour moi que ça. Ça, c’est une drogue bien meilleure ! (Jacques)

Toutefois, la sortie comporte des leurres, qui peuvent engendrer des déceptions. Bergier (1996 : 137-138) relève deux leurres liés au processus de sortie de situation de marginalité, qui sont le fait de s’en remettre à un scénario de sortie préfabriqué ou, au contraire, le fait de se croire tout-puissant, en mesure de refuser toute aide extérieure. Tous deux peuvent être source de déception, car la sortie est un processus personnel que le jeune doit s’approprier, mais qui est trop lourd pour qu’il puisse l’assumer tout seul.

Ces deux leurres peuvent amener à des régressions sérieuses et le processus de sortie peut alors échouer. Mais d’une manière générale, la sortie est jalonnée de retours en arrière, qui n’ont rien d’une répétition et qui sont même nécessaires au processus (Castel, 1998 : 122). En effet, le processus de sortie est constitué de différentes ruptures : progressivement, le jeune rompt avec la rue en trouvant une autre manière d’assurer sa survie, d’être reconnu, de s’émanciper, de se protéger, etc. Toutefois, ces besoins ne pouvant être satisfaits d’un coup par le nouveau mode de vie, le jeune peut encore avoir recours à la rue pour les satisfaire. Ces « régressions » ont l’avantage de permettre de voir ce qui manque encore dans le nouveau mode de vie et de trouver un moyen de combler ce manque. Ce n’est qu’en passant par cette oscillation permanente entre satisfactions et déceptions que le sortant peut trouver un nouvel équilibre sans la rue.

Comment gérer la sortie ? Les stratégies mises en oeuvre par les sortants

Notre enquête a permis de mettre en évidence une série de stratégies adoptées par les répondants pour gérer les paradoxes de la sortie. Acteurs de leur situation, ils développent des stratégies pour la maîtriser et donner à leur existence l’orientation qu’ils désirent. Une stratégie est un moyen utilisé par un individu pour gérer concrètement une situation délicate. L’intérêt de cette notion est qu’elle permet de prendre en compte les éléments sociaux, collectifs et individuels qui se combinent lorsqu’un individu, en tant qu’acteur, doit gérer sa situation.

La notion de stratégie se situe à l’articulation du système social et de l’individu, du social et du psychologique ; elle permet de lire, dans les comportements individuels ou collectifs, les diverses manières dont les acteurs « font avec » les déterminants sociaux et en fonction de quels paramètres sociaux, familiaux ou psychologiques ils agissent.

De Gaulejac et Taboada Leonetti, 1994 : 184-185

Afin de gérer au mieux la situation ambiguë dans laquelle il se trouve, le sortant met au point des stratégies lui permettant de concilier les enjeux de la sortie, les finalités qu’il poursuit et les ressources dont il dispose.

Les stratégies mises en place par nos répondants leur permettent de gérer les modifications que la sortie de la rue entraîne dans leur rapport à la réalité. Nous proposons de lire ce rapport au monde selon les quatre dimensions suivantes : le temps, les biens matériels, les autres et soi-même. Les différents paradoxes de la sortie traversent toutes ces dimensions. Les résultats de l’enquête révèlent toutefois que le rapport au temps serait plus particulièrement traversé par des logiques de continuité et de rupture, le rapport aux biens matériels par des logiques de maîtrise et d’insécurité, le rapport aux autres par des logiques d’émancipation et de dépendance et le rapport à soi par des logiques de plaisir et de déception.

Afin de gérer son nouveau rapport au temps, le sortant doit briser le cercle vicieux de la survie et de l’immédiateté qui caractérisent le mode de vie de la rue. L’urgence de la survie et la concentration sur l’instant présent ne laissent pas de place à la réflexion. Rompre cette dynamique permet au contraire de mettre en question le mode de vie de la rue et d’y envisager une alternative. Cette dernière ne peut prendre un sens que si elle s’inscrit dans une histoire, c’est-à-dire si elle tient compte du passé, qui explique la situation présente et qui va conditionner le futur et lui donner un sens. Cette vision à long terme est nécessaire à la sortie, mais concrètement, l’adoption d’un mode de vie alternatif à la rue ne peut se faire d’un seul coup. Le sortant doit donc procéder par étapes successives (Castel, 1998 : 150), avançant vers la sortie à son rythme, c’est-à-dire selon ses capacités et ses ressources, comme nous en fait part Jean :

Je veux y aller plus lentement. À un moment donné, je m’étais déjà embarqué dans des affaires grandioses, là, mais je me sentais seul, j’y étais pas allé par étapes. Là, j’en suis à l’étape de me bâtir un réseau social. Avant que je fasse quoi que ce soit, il faut que je fasse ça, rien d’autre. (Jean)

Ce découpage du temps donne une structure solide à l’avenir sans la rue. Il en va de même pour la gestion du quotidien, qui exige une organisation très structurée (Castel, 1998 : 186) : les répondants manifestaient le besoin d’un ordre à travers lequel ils pourraient se repérer dans leur nouveau mode de vie. Celui-ci permet aussi l’acquisition de biens matériels, ce que l’insécurité et l’imprévisibilité de la rue ne permettaient pas. Les biens matériels constituent des repères tangibles pour le sortant permettant d’actualiser son intégration et sa stabilisation, sans toutefois que l’on puisse statuer de la sortie à partir d’eux. Louer un appartement, gérer son argent (apprendre à le dépenser, mais aussi à le gagner et peut-être à en gagner moins[6]), ainsi que posséder des objets personnels et en prendre soin sont autant de stratégies qui lui donnent l’occasion de se responsabiliser et de se rassurer. Cette attention nouvelle aux biens matériels témoigne en outre d’un investissement dans un avenir à long terme sans la rue. Il permet par ailleurs d’acquérir un statut social reconnu par l’ordre prédominant à travers la visibilisation de ces investissements et de ces engagements.

Par ailleurs, la sortie modifie le rapport que le jeune entretient avec les autres. Elle est tout d’abord l’occasion de clarifier les relations avec le milieu familial ; soit elle permet de renouer avec la famille, soit elle amène à en faire le deuil, si la reprise de contact se révèle impossible. Bien que la famille soit souvent à l’origine du départ dans la rue, elle n’en reste pas moins un soutien et un repère essentiel pour le sortant (Castel, 1998 : 115). La sortie exige aussi la rupture avec les relations liées à la rue, ainsi que la constitution d’un nouveau réseau social. Finalement, elle permet l’acquisition d’un statut professionnel reconnu, assurant au sortant une place dans la société.

Enfin, la sortie est l’occasion d’un retour sur soi. Elle exige de prendre soin de soi, afin de se présenter conformément à l’ordre prédominant, de renforcer son estime de soi et d’être à l’écoute de ses propres attentes. Cette nouvelle attention à soi-même passe en premier lieu par une nouvelle attention à son corps : se nourrir, se laver, dormir, se soigner. Se sentir bien dans son corps, ne pas devoir le traîner comme un boulet, libère de l’espace pour se concentrer sur soi et sur ses désirs. Mais elle confronte en même temps le sortant à ses propres peurs, qu’il apprend peu à peu à gérer, afin de retrouver confiance en soi. Le maintien de certaines « habitudes de rue » (consommation de cannabis ou d’alcool, références musicales, habillement, langage, etc.) peut constituer un soutien dans cet apprentissage, mais uniquement dans la mesure où ces habitudes sont strictement contrôlées. Cela suppose la capacité du sortant à faire des choix dans le nouvel éventail de possibilités qui s’offrent à lui (alors que dans la rue, le choix se limitait à « marcher ou crever »), mais aussi d’assumer ces choix de manière responsable.

Alors j’essaie de faire un équilibre là-dedans. Des fois je me trompe, pis là, ça m’amène à une rechute. Mais au moins, j’apprends de mes erreurs. (Jacques)

Nous faisons l’hypothèse que ces quatre dimensions que sont le temps, les biens matériels, les autres et soi-même caractérisent le rapport que tout individu entretient avec la réalité. Le rapport que l’individu entretient avec ces quatre dimensions de la réalité peut être plus ou moins conforme à la norme donnée par l’ordre prédominant. S’il veut quitter la rue et s’intégrer dans cet ordre prédominant, le sortant doit apprendre à entretenir un rapport au monde qui soit conforme à cet ordre.

Par ailleurs, toutes ces dimensions sont liées entre elles et une modification dans le rapport que le sortant entretient avec l’une d’elles entraîne des modifications dans son rapport avec les autres. Il ne peut attribuer de valeurs aux biens matériels s’il ne se situe pas dans une perspective qui dépasse l’instant présent ; il ne peut comprendre le sens d’avoir une meilleure présentation de soi s’il ne cherche pas la reconnaissance des autres ; il n’est pas capable d’effectuer des choix s’il n’imagine pas un avenir qui leur donne un sens, etc. Le cadre dans lequel s’insèrent les stratégies de sortie forme un tout et c’est à chacun de trouver le moyen de donner une unité à ce tout. Par les stratégies qu’il met en place, chaque sortant s’approprie sa sortie de manière à en faire un processus qui lui convienne au mieux et qui le conduise vers un nouveau mode de vie à même de satisfaire ses attentes.

Discussion : la sortie de la rue, processus ou objectif d’intervention ?

Comme nous le disions en introduction, il existe passablement de modes d’intervention où la sortie de la rue est considérée comme un objectif d’intervention. Dans cette perspective, la sortie serait le résultat de l’intervention, qui consisterait à sortir les jeunes de la situation de rue, celle-ci étant considérée comme inadéquate au « bon développement du jeune ». Cette perspective peut être rattachée à la représentation que notre société a de l’adolescence et de la jeunesse. Durant l’Antiquité, l’enfant était considéré comme un adulte imparfait et l’exigence de protection n’entrait pas (ou peu) en ligne de compte. L’introduction de l’école obligatoire au xixe siècle, puis l’apparition de l’État moderne au xxe siècle modifient considérablement la représentation de l’enfance (Lucchini, 1993 : 16). L’enfance devient une catégorie distincte qui s’accompagne de droits spécifiques et qui bénéficie d’une prise en charge par l’État. Cette définition de l’enfant se concrétise à travers les modifications dans les différentes législations (Sudan, 1997). « La notion d’“enfant en danger” devient un concept qui justifie l’intervention éducative et protectrice de l’État, l’accent étant mis sur les effets préventifs de cette action » (Lucchini, 1993 : 16).

Dans un contexte d’individualisme croissant et de rationalité de l’État nation, l’idée est que l’État se porte garant du développement harmonieux de l’enfant et de l’adolescent, afin que celui-ci puisse devenir un citoyen responsable. La vie de rue est alors perçue comme une menace à ce développement harmonieux. En effet, la rue est elle aussi porteuse de représentations, qui varient, bien entendu, selon les cultures. De milieu immoral à espace dangereux, en passant par lieu de débauche, ces représentations ont toutefois en commun un effet de « démonisation » de la rue, considérée comme un endroit inadéquat à la socialisation d’un adolescent. Ces représentations, combinées avec la représentation que l’on se fait de notre société comme étant responsable de ses jeunes, expliquent que l’on se donne pour objectif de sortir les jeunes de la rue. La sortie est considérée comme la solution à la rue, elle-même perçue comme un problème, une « anomalie de parcours ».

Si toutefois on considère la rue comme un espace qui, sans être exempt de danger, peut être propice à un certain développement du jeune (Lucchini, 1993 ; Jeffrey, 1995 ; Bellot, 2001 ; Parazelli, 2002 ; Hurtubise et Vatz Laaroussi, 2002), la question de la sortie de la rue comme objectif d’intervention perd son sens. On est alors amené à penser la question de la sortie de rue davantage en termes de processus dont le jeune est acteur et auteur et qui est le résultat de son parcours. La rue n’est pas vue comme un problème, mais bien comme une étape de ce parcours.

Par ailleurs, poser la sortie de la rue comme objectif d’intervention en fait une définition « en creux » : la sortie n’est définie que comme « n’étant pas la rue ». Cette définition de la sortie par la négative laisse place à toutes sortes de représentations subjectives de ce que peut être la « meilleure » sortie. Qu’est-ce donc que la sortie de la rue ? Nous avons vu que toute tentative de définition linéaire de la sortie est vouée à laisser dans l’ombre les enjeux paradoxaux qu’elle sous-tend. De même, la définition de la sortie en termes de résultat est réductrice, car elle ne tient pas compte du fait que, comme nous avons tenté de le démontrer, tout l’enjeu de la sortie se joue dans le passage d’un mode de vie à l’autre. Enfin, tenter de définir ce qu’est « s’en sortir » revient à définir son contraire, c’est-à-dire créer deux catégories : ceux qui s’en sortent et ceux qui restent. Que penser alors des cas où « s’en sortir est tout simplement réussir à faire face » (Châtel et Soulet, 2002 : 7 ; Oeuvray, 2002) ?

Devant de telles questions, on peut se demander quelle est la place de l’intervention sociale dans un processus dont l’issue prend des formes aussi variées, d’une part, et où la contribution de l’acteur est à ce point sollicitée, d’autre part. Tout d’abord, quelle place y a-t-il pour l’intervention dans un contexte où les formes possibles de sortie sont aussi nombreuses que ceux qui s’en sortent ? Comment intervenir sans connaître l’issue même de l’intervention ? Sur quels objectifs baser son intervention si les objectifs ne peuvent être élaborés que par le sortant ? Quant à l’importance de la part de l’acteur, quelle place laisse-t-elle à l’intervention sociale ? Si l’on considère que le processus de sortie fait essentiellement appel aux ressources de l’acteur, comment penser la contribution des intervenants ? Et ce, d’autant plus si l’on pense à la recherche d’émancipation caractérisant le processus de sortie, qui entre en contradiction avec la relation de dépendance instaurée par le soutien des intervenants (Soulet, 1997 : 254-255).

Poser le problème de la sorte n’implique nullement une position fataliste ou défaitiste. Notre position n’est en aucun cas celle de dire que l’intervention sociale n’a aucun rôle à jouer dans la sortie de la rue, les jeunes de la rue désireux de s’en sortir y parvenant tout à fait, si ce n’est mieux, par leurs propres moyens. Si les jeunes que nous avons interviewés prouvent qu’il est possible de s’en sortir, des issues comme la prison ou la mort nous rappellent que le caractère dangereux de la rue n’est pas un mythe. Loin de nier cette réalité, nous proposons de nuancer le regard que l’on porte sur la vie de rue en s’intéressant davantage au sens que le jeune en tant qu’acteur donne à son processus. Cela permet de recentrer le processus sur le jeune, car la vie de rue comme sa sortie ne peuvent être considérées comme un processus indépendant du sujet. En ce sens, aucune recette de sortie ne peut être offerte.

Il faut nécessairement que la façon de s’en sortir soit personnelle, moi je pense. Parce que sinon, c’est des trucs qui peuvent s’appliquer à plein de monde, pis c’est déshumanisant, je trouve. T’sais, tu fais une thérapie, c’est tel processus, etc. Aujourd’hui, j’y crois de moins en moins. (Yves)

En termes de pertinence pour l’intervention, cette perspective entend éclairer les mécanismes qui sous-tendent le parcours du sortant, afin de mieux l’accompagner ou le soutenir dans ce processus aux moments opportuns, sans toutefois vouloir à tout prix « le sortir ». Comme l’exprimaient bien nos répondants, ce sont eux qui « se sortent » de la rue, chacun à sa manière. La perspective que nous proposons constitue un appel à dépasser un regard exogène sur la sortie de rue, pour comprendre les logiques de sortie à partir du point de vue du sortant. Il est vrai que, comme le relèvent Châtel et Soulet (2002 :10), « s’en sortir évoque […] immédiatement une trajectoire qui s’achève en forme de happy end ». Y aurait-il donc des sorties plus heureuses que d’autres ? Sur quelle base s’établit cette hiérarchisation des formes de sortie ? Pour en revenir à ce que nous disions plus haut, qui peut-on considérer comme ceux qui « s’en sont sortis » ? Des recherches récentes (Châtel et Soulet, 2002) pointent le fait que ce qui peut sembler un happy end conserve souvent fortement des traces du mode de vie antérieur et que, comme nous l’avons vu, ce n’est parfois qu’au prix de cette continuité que peut s’opérer le changement. De même, pris en sens inverse, ce qui peut apparaître comme un échec, comme un cheminement qui semble se figer à mi-chemin révèle une transformation réelle de la situation antérieure. À l’instar de Oeuvray (2002 : 190), on peut questionner la pertinence de « simplement catégoriser ces personnes comme étant celles qui restent, par opposition à celles qui s’en sortent ». La sortie n’est pas tant le résultat que le processus qui y mène, ce processus étant porteur d’une transformation parce qu’il est paradoxal, parce qu’il inclut l’indéterminé. Sortir de la rue, ce n’est ni ne plus y être, ni y être encore, c’est construire la possibilité de s’en sortir.

C’est dans cette construction que l’intervention peut jouer un rôle. Sa contribution ne prend pas la place de l’acteur, mais cherche à renforcer cet acteur. C’est ce que font des modes d’intervention visant l’accompagnement du jeune plus que sa sortie, par exemple, à Montréal, des organismes comme La Réplique, L’Intervention par les pairs, le PIAMP (Projet d’intervention auprès des mineurs prostitués) ou le projet du Dispositif de négociation et de concertation de groupe à groupe. L’intervention se pense alors davantage en termes d’autonomisation du jeune, amené à assumer sa part d’acteur dans son processus. Démarche paradoxale s’il en est une, puisque alors être autonome veut dire pour le jeune s’en remettre à l’intervenant (Soulet, 1997 : 254-255). Toutefois, si le renforcement de la capacité d’acteur en appelle à une aide extérieure, cette aide n’est pas au principe de la sortie. Elle n’est là que pour « armer » le sortant voulant s’engager dans un processus qu’il ne peut construire que lui-même, avec les ressources dont il dispose.

Conclusion

À partir des données d’une enquête réalisée en 2001 à Montréal, nous avons pu établir des repères pour comprendre le processus de sortie de la rue chez les jeunes. Nous invitons à penser la sortie de la rue non en tant qu’objectif d’intervention, mais plutôt en tant que processus construit tout d’abord par le jeune lui-même. Ce processus, passage d’un mode de vie marginal (celui de la rue) à un mode de vie plus conventionnel, est caractérisé par le paradoxe. En effet, c’est le propre de tout passage de n’être ni l’un ni l’autre des deux pôles qu’il relie. Le sortant se trouve dans une situation paradoxale, car à partir du moment où il a décidé de quitter la rue, il n’y est plus tout à fait, sans être encore dans le nouveau mode de vie, dont il doit encore tout apprendre. Il est en même temps dans l’ancien et le nouveau mode de vie. Ce paradoxe se reflète dans l’attitude de nos répondants, qui oscillent entre des logiques de continuité et de rupture, de maîtrise et d’insécurité, d’émancipation et de dépendance, ainsi que de plaisir et de déception. Pour faire face à ces tensions, ils mettent en place diverses stratégies leur permettant de gérer leur nouveau rapport au temps, aux biens matériels, aux autres ainsi qu’à eux-mêmes. C’est dans l’accompagnement du sortant dans cette entreprise de construction de la sortie de rue que l’intervention sociale nous semble la plus appropriée.