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L’ère où les spécialistes prétendaient élaborer les politiques et programmes publics sur la seule base des savoirs scientifiques est révolue. Il est de plus en plus démontré que le débat entourant l’orientation des politiques et des programmes est alimenté par des informations de différentes sources, où les arguments cognitifs se mêlent à ceux liés aux valeurs ou à l’expérience. La division entre spécialistes et profanes, ainsi que la figure même du spécialiste sont remises en cause, dans un contexte où les certitudes de la science sont de plus en plus incertaines, voire contestées. Désormais, le spécialiste est appelé à discuter avec les collectivités plutôt qu’à parler en leur nom. Aussi, le planificateur est-il appelé à renouveler ses conceptions de la planification et de la participation. Si la participation à la planification et à l’action des pouvoirs publics a été introduite en vertu d’objectifs de démocratisation des systèmes et d’accroissement de leur efficacité, les exigences de la démocratisation apparaissent de plus en plus comme des conditions d’accroissement de l’efficacité. Voilà ce dont traite cet article en mettant l’accent sur les pratiques participatives instaurées au cours de la dernière décennie dans le champ de la santé publique québécoise. Son objectif est de contribuer à la réflexion actuelle sur la gouverne de l’appareil public et sur les limites, les difficultés et les potentialités encore inexplorées de la participation comme instrument de démocratisation et d’efficacité de la planification publique.

En première partie, nous rappelons le débat de paradigmes qui a orienté les développements théoriques et la transformation des pratiques planificatrices au cours du xxe siècle. La deuxième partie est consacrée aux pratiques participatives instaurées dans le champ de la santé publique ; nous y discutons du type de participation, des acteurs mobilisés et de leur place dans le processus décisionnel, faisant ainsi écho à ce débat de paradigmes tout en introduisant la troisième partie, qui porte sur l’expérience québécoise. Puis, en dernière partie, nous nous interrogeons sur le chemin parcouru mais aussi sur celui qui reste à parcourir afin d’accroître la démocratisation de la planification et son efficacité.

La planification publique et ses paradigmes

L’émergence de la planification publique dans les sociétés occidentales est généralement associée à la mise en place des États modernes qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, l’État interventionniste ne pouvant opérer sans planification. L’approche rationaliste, hiérarchisée et centralisée a dominé ce développement. La planification rationaliste propose une conception linéaire des programmes, allant de l’élaboration, à l’expérimentation, à la diffusion sans interaction entre la conception et l’application de ces programmes. Ceux-ci sont conçus « optimaux » à leur phase expérimentale et doivent être déployés de façon conforme afin d’atteindre les bénéfices escomptés. Cette approche est fondée sur la valeur prédictive de la connaissance scientifique, qui à elle seule doit suffire à éclairer les décisions, et sur la prétendue neutralité de la science et l’impartialité de la sphère publique devant assurer l’optimisation des choix et l’efficacité.

La critique adressée à la planification rationaliste s’est développée au cours des années 1970 avec la remise en question de l’interventionnisme d’État. Cette logique diffusionniste, qui peut convenir dans des univers, rares, d’évidences universelles et de larges consensus, n’est pas en mesure de proposer des solutions valables devant des problèmes de plus en plus complexes et des environnements incertains. En premier lieu, les seules évidences scientifiques du présent se révèlent limitées comme sources d’information pour planifier l’avenir. En outre, cette approche n’est pas sensible à la diversité, voire à la divergence des intérêts en présence, à la diversité des sources de savoir et aux négociations ayant cours dans la prise de décision et dans l’action. Elle ne reconnaît pas le pluralisme des solutions devant la diversité des situations ni le développement gradualiste de l’action. L’essentiel de la critique adressée à cette approche se rapporte, d’une part, à son incapacité de satisfaire aux exigences d’efficacité des politiques et programmes publics et, d’autre part, au contrôle technocratique exercé sur la décision (Guba et Lincoln, 1989 ; Monnier, 1987).

La question de la participation des acteurs des systèmes et des citoyens à l’élaboration des politiques et programmes publics est alors apparue au centre des efforts de renouvellement des administrations publiques. Cherchant à considérer les dimensions contextuelles et sociopolitiques jusque-là négligées, une diversité d’approches planificatrices caractérise cette ouverture. Ce développement s’est construit à travers des débats entre les perspectives rationaliste et pragmatique, et plus récemment, à travers la perspective communicationnelle qui cherche à inscrire à l’ordre du jour la participation et l’émancipation des groupes les plus marginalisés.

L’approche pragmatique de la planification se définit autour de ce que font les acteurs, les actions qu’ils entreprennent et les discours qu’ils tiennent, plutôt qu’en vertu d’un idéal de rationalité et d’objectivité scientifique. Elle s’est constituée en analysant comment les planificateurs construisent et justifient les politiques et programmes publics. Le plaidoyer des pragmatistes stipule que la planification n’est ni rationnelle ni neutre, que l’information considérée résulte de la sélection et de l’interprétation qu’en font les parties prenantes et que le processus tend à produire une solution convenable et faisable plutôt qu’optimale et techniquement exacte. Les pragmatistes soutiennent que la planification est un exercice politique où l’information est utilisée à des fins stratégiques, où les interprétations de la réalité sont socialement situées, et qu’elle est un processus de négociation visant un ajustement entre de nombreux intérêts. Selon une perspective pluraliste, la connaissance scientifique y est considérée comme étant relativisée par une diversification des sources de savoir et vue comme une série d’argumentations et de contre-argumentations soutenues par les différents protagonistes sur une question d’intérêt. L’efficacité de la planification ne tient alors pas à l’objectivité scientifique du planificateur mais plutôt à sa capacité de reconnaître ce qui est politiquement possible et de négocier des arrangements suscitant l’adhésion des acteurs significatifs, facilitant ainsi l’implantation des politiques et des programmes publics. Sous un angle pragmatique, la mobilisation des acteurs ne vise pas d’abord à assurer la représentation d’une diversité maximale d’intérêts (finalités démocratiques) mais plutôt à s’allier les acteurs requis par la réalisation de l’action (Degeling, 1996).

La principale critique des rationalistes à l’endroit de l’approche pragmatique s’adresse à la légitimité accordée à la négociation entre les groupes d’intérêts comme mécanisme d’élaboration des solutions. La référence au pluralisme qui étaye la position pragmatique est considérée par les rationalistes comme un déni des évidences montrant que les résultats de la négociation entre les différents groupes d’intérêts favorisent inévitablement les puissants au détriment des plus faibles. En soutenant que le résultat de la négociation est, dans les faits, le meilleur arrangement qui puisse advenir, les pragmatistes se soustraient plus particulièrement à leur responsabilité d’équité sociale en matière d’allocation des ressources, une fonction inhérente à la planification.

En contrepartie, l’approche pragmatique peut prétendre soutenir une action transformatrice du social. En vertu du principe du pluralisme, elle vise l’explicitation des différents argumentaires qui charpentent le débat autour d’une question et, en vertu du principe de symétrie, elle refuse toute hiérarchisation des systèmes d’action observés sur le terrain, cherchant plutôt à rendre compte de leur diversité et des articulations entre eux. La représentation symétrique qu’elle défend exclut toute interprétation définitive d’une situation et soutient plutôt que le débat politique n’est pas « décidable scientifiquement ». Sans nécessairement établir des normes pour le débat démocratique comme le propose le courant communicationnel, ces principes constituent néanmoins des leviers pour ceux dont les arguments sont disqualifiés par les porteurs des représentations dominantes (Bénatouïl, 1999).

Le courant communicationnel prend racine dans la perspective des théories critiques et des analyses postmodernes de la planification qui se sont développées au cours des années 1960 et 1970, mettant en cause les idéaux rationalistes. Ce courant s’articule selon le projet habermassien d’une éthique de la communication établissant les normes idéales du dialogue démocratique. Ses exigences éthiques s’élaborent sur le plan des normes procédurales. Si l’issue du modèle pragmatique est déterminée par les jeux de pouvoir, l’approche communicationnelle cherche à ériger de telles normes pour que les points de vue les plus marginaux soient également entendus. L’approche communicationnelle situe d’entrée de jeu la planification dans la sphère politique. Elle endosse l’intention première de la planification rationaliste (essentiellement, déterminer l’action sur la base des connaissances acquises) tout en prenant en compte les dimensions intangibles de la planification (les aspects contextuels et les rapports sociaux), non considérées dans le modèle rationaliste, de manière à en surmonter les limites d’ordre pratique : « La communication devient l’élément stratégique à partir duquel on peut penser des démarches collectives de coopération, de concertation ou de partenariat » (Hamel, 1997 : 316 ; Ozawa et Seltzer, 1999 ; Beauregard, 1998).

Le paradigme communicationnel (et plus largement la perspective de la théorie critique) est surtout questionné eu égard aux circonstances susceptibles de rendre le planificateur capable d’agir selon ses principes. Peut-on vraisemblablement dépasser les structures de pouvoir par le seul fait d’amener les acteurs à en reconnaître les dimensions qui sont inhérentes à leur propre position sociale ? Dans quelles circonstances les acteurs avantagés par les structures en place seront-ils disposés à se priver de ces avantages ? Ces questions font bien ressortir le contexte des démocraties fortement capitalistes de ce début de siècle, où la régulation politique tend à être subordonnée aux règles du marché, et dans lequel opère la planification.

À travers ce débat, illustré à la figure 1, la planification semble toutefois demeurer une opération pertinente en tant qu’exercice d’orientation et de coordination de l’action collective. Une organisation, et, par extension, tout système d’action organisée, ne peut opérer sans projet pour son avenir. Le plan et les autres dispositifs qui prolongent et matérialisent l’intention offrent des moyens de coordonner des activités multiples et d’exercer un contrôle sur le déroulement de l’action. La planification est toutefois une opération complexe vu notamment la tension permanente entre le contexte et le plan. Le traitement du rapport entre plan et contexte dans les termes d’un ajustement conduit à établir une action qui convient. Il ne s’agit pas, en effet, de « jouer le contexte contre le plan », mais plutôt de prendre le contexte en compte dans le plan (Thévenot, 1995). L’approche pragmatique et le courant communicationnel qui en endosse la perspective politique, apparaissent être des paradigmes qui conviennent pour réfléchir cette dialectique. Le plan, qui représente le compromis auquel sont arrivés différents acteurs sociaux à un moment donné, devient le plan en action, comportant la dynamique de son ancrage dans la situation. La planification se transforme dès lors en opération contemporaine et non plus antérieure à la mise en oeuvre. L’espace créé par cet ajustement plan-contexte devient un lieu d’apprentissage collectif et de développement « gradualiste » de l’action. Les acteurs assimilent progressivement les données de la situation complexe et incertaine qu’ils combinent aux savoirs collectifs acquis, dont le plan fait partie, pour produire l’action.

Figure 1

Les paradigmes de la planification

Les paradigmes de la planification

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Parler de complexité et d’incertitude revient à reconnaître la nature de plus en plus enchevêtrée des problèmes que doit affronter la planification dans les politiques publiques et à reconnaître le caractère incertain des connaissances appliquées aux solutions. Chaque problème est relié à d’autres ; il n’y a pas de vision unique et correcte de ces problèmes ; leur définition est ambiguë, ouverte à l’expression de nombreux conflits d’intérêt. L’efficacité des solutions dépend souvent d’événements qui dépassent la portée de l’intervention ; les solutions doivent toucher plusieurs leviers et appellent de nombreuses voies d’action qui ne sont parfois pas sans avoir des effets secondaires imprévus. Les exigences de la planification en situation de modernité avancée font d’elle une activité de portée limitée si le planificateur saisi mal la complexité des situations, s’il ne clarifie pas ouvertement les intérêts et s’il ne cherche pas à dépasser les controverses qui divisent les acteurs à travers des apprentissages collectifs. Si le courant rationaliste aborde la complexité en réduisant les savoirs aux seules connaissances scientifiques, en sectorisant les problèmes et les solutions et en promouvant un développement linéaire de l’action, les paradigmes pragmatique et communicationnel cherchent plutôt à appréhender la complexité en s’ouvrant à la participation, une voie qui s’impose pour faire face à la complexité et réduire l’incertitude. La participation apparaît en effet être une stratégie qui favorise l’élargissement des sources d’information devant l’incertitude et qui permet la diversification des stratégies d’action pour faire face à la complexité.

Au cours des deux dernières décennies, des outils et procédures de la planification participative ont été développés sur des aspects particuliers du processus complexe d’élaboration de l’action, tel qu’il a été représenté par les paradigmes pragmatique et communicationnel. Des modèles à dominante cognitive cherchent une plus grande rationalité par un approfondissement des points de vue de tous les groupes d’acteurs sur les problèmes à résoudre. Celui de Mason et Mitroff (1981) permet à des groupes dont les positions sont opposées d’explorer les fondements de leur propre argumentation et celles de leurs adversaires afin, éventuellement, de délibérer pour trouver des fondements communs. Dans le modèle de Boothroyd (1991), le planificateur travaille avec les acteurs d’une communauté à regrouper les possibilités d’action en scénarios divergents dont il est possible d’analyser les tenants et les aboutissants. Cette forme de simulation du futur favorise l’adoption de solutions plus complètes.

D’autres modèles, à dominante politique, mettent l’accent sur le processus de négociation et de compromis entre défenseurs de nombreux intérêts, qui a cours dans l’élaboration des politiques et programmes publics, et sur le rôle de médiateur (Sabatier) ou de traducteur (Callon et Latour) dans la mise en route des compromis. Le modèle de Sabatier (Bergeron, Surel et Valluy, 1998 ; Sabatier et Jenkins-Smith, 1993) insiste sur le rôle des coalitions de causes dans le développement des politiques publiques. Les possibilités de dépasser les oppositions parfois tranchées entre ces coalitions sont assez minces parce que celles-ci reposent sur des systèmes de croyances dont le noyau profond (intérêts fondamentaux) et le noyau superficiel (stratégies de base privilégiées) sont plutôt stables. Les lieux de jonction visent principalement des aspects secondaires, instrumentaux. Un médiateur (broker) peut jouer un rôle important dans cette transformation s’il a une légitimité aux yeux des coalitions. Callon et Latour (Callon, 1999, 1986 ; Callon et Latour, 1986) font aussi valoir que la production d’un changement passe par des sous-projets qui sont des passages nécessaires pour avancer malgré des divergences de fond. Leurs travaux ont porté à l’origine sur l’analyse des réussites et des échecs d’innovations ; ils en ont tiré une conception pragmatique, centrée sur la « science en train de se faire », par opposition à la conception classique, rationaliste, de la diffusion des innovations. Une des grandes contributions de leurs travaux a été de montrer l’importance de la constitution des réseaux dans la production du changement. Dans leur perspective dite de la traduction, l’innovation, comme construit social, prend forme et se transforme selon les besoins et les intérêts des réseaux d’acteurs qui s’y associent. La réalisation des programmes se présente alors comme une activité progressive et collective qui les déforme au fur et à mesure que les intérêts des organisations se constituent autour d’eux. Les programmes ne s’implanteront que s’ils parviennent à constituer un arrangement réussi, sensé, pour les acteurs qui l’offrent.

D’autres modèles encore, à dominante dialogique, s’attardent à l’espace de délibération et de démocratie que doivent constituer les programmes publics. Ces modèles cherchent à nourrir les débats et les délibérations dans la sphère publique par l’égalisation du pouvoir de prise de parole. Un dialogue authentique est recherché, pouvant conduire à une exploration plus poussée des mondes possibles et à la formation de nouvelles identités. Ces modèles ouvrent la porte à l’interpellation et à la participation de citoyens non institués ; ils insistent sur l’importance de créer un espace stable et sécuritaire pour avoir une continuité qui permette de suivre l’action et de réagir au besoin. Dans la lignée de la pragmatique, Callon et ses collègues (2001) articulent les mécanismes de la démocratie technique dont la finalité est de rendre les démocraties capables d’absorber les débats et les controverses suscités par les progrès des sciences et de la technologie. Forester (2001), le plus accompli des théoriciens du courant communicationnel, explicite la pratique et l’éthique de la planification en tant qu’action sociale. Cette approche cherche non seulement à définir la pratique autour des rôles du planificateur en tant que négociateur, mobilisateur, facilitateur, médiateur, éducateur, mais aussi à introduire une éthique de la planification qui se décline en termes de légitimité du planificateur, de communication compréhensible pour tous, de transparence, d’exactitude et de vigilance à l’égard de la désinformation.

La planification participative dans le champ de la santé publique

La question de la participation apparaît dans le champ de la santé publique au milieu des années 1970 avec l’émergence de la promotion de la santé et l’action sur ses déterminants. L’approche rationaliste de la planification, alors dominante, donne lieu à une première génération de programmes communautaires (community-based program, comprehensive program, community wide program) généralement pilotés par des acteurs externes, agences d’État ou bailleurs de fonds publics ou privés. Ces initiatives cherchent à associer des acteurs ciblés des communautés à des programmes prédéfinis, orientés vers des changements de comportements individuels. Elles ont pour la plupart échoué à entraîner une large participation des populations visées et à se maintenir au-delà de leur phase d’expérimentation subventionnée, conditions pourtant essentielles d’efficacité (Goodman et al., 1993 ; Goodman, Weeler et Lee, 1995).

Les piètres résultats de cette première génération de programmes communautaires ont entraîné vers la fin des années 1980 un élargissement des facteurs pris en compte dans les approches de prévention, renforcé par le mouvement pour la promotion de la santé, porté par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Dans cette foulée, plusieurs États occidentaux ont adopté des politiques ou des stratégies nationales de santé où l’appel au partenariat et à l’intersectorialité est placé au coeur des stratégies. Il est dès lors généralement admis que l’action sur les déterminants, largement situés à l’extérieur des systèmes sociosanitaires, concerne les autres secteurs de la société.

Ce mouvement donne lieu à une deuxième génération de programmes communautaires, appelés « actions intersectorielles au Québec ou de community coalitions aux États-Unis, où la communauté est mobilisée pour la réduction de problèmes spécifiques de santé. Les réseaux sociaux et les organisations (organismes volontaires, églises) sont alors vus comme des ressources et des relais vers les individus pour atteindre ces finalités. Cette deuxième génération de programmes s’est, pour une large part, développée à l’intérieur des paramètres de la logique rationaliste. Plaçant la communauté (plutôt que l’individu) au centre du modèle d’action, les experts et bailleurs de fonds s’intéressent, d’une part, à sa capacité de développer, implanter et maintenir des programmes de prévention / promotion pour atteindre des finalités de santé qu’ils ont préalablement déterminées, et, d’autre part, à la construction de cette capacité communautaire (Goodman et al., 1998, 1996 ; Butterfoss et al., 1996 ; Butterfoss, Goodman et Wandersman, 1993 ; Wandersman et al., 1996). Dans l’ajustement de la logique rationaliste-diffusionniste, les finalités de l’ouverture à la participation sont donc avant tout instrumentales, visant la disposition des communautés à participer (readiness), la capacité d’agir des acteurs, l’appropriation des programmes et leur adaptation aux différents contextes.

L’ouverture à la participation accentue, en santé publique, le débat épistémologique et éthique sur la place des communautés, des citoyens, des associations volontaires et des leaders locaux, en contrepartie de la place des planificateurs, des chercheurs et des bailleurs de fonds, dans la détermination des priorités et l’élaboration des programmes publics. La discussion oppose à la perspective d’amélioration de la communauté (collaborative betterment, community betterment) une perspective de renforcement du pouvoir d’agir des communautés (community development, community empowerment) donnant lieu, l’une et l’autre, à deux modèles types de partenariat. Le premier, de loin le plus répandu, provient le plus souvent d’une initiative de l’extérieur de la communauté et opère sous le contrôle d’acteurs externes sans une réelle influence des populations directement concernées par le problème. Quant à la perspective de renforcement du pouvoir d’agir, elle cherche, à partir des questions prioritaires de la communauté, à accroître son pouvoir et ses ressources (Symes, 2004 ; Labonté et Robertson, 1996 ; Fawcett et al., 1995 ; McLeroy et al., 1994). La voie de l’amélioration des communautés est critiquée pour sa tendance à modifier le rôle des organisations existantes ou leur substituer d’autres finalités établies de l’extérieur, détournant ainsi le potentiel de résolution de problème de la communauté et affaiblissant sa capacité d’action. Elle est aussi critiquée parce qu’elle fait porter le poids du développement sur les compétences des coalitions alors que les conditions de l’économie nationale et locale, la rareté des ressources dont dispose une communauté, ou la discrimination envers elle, amenuisent sa capacité à répondre à une variété de problèmes, malgré une compétence élevée des individus et des groupes et une organisation communautaire bien structurée.

L’analyse des pratiques planificatrices et partenariales révèle que les bénéfices de la participation sont accrus si la dynamique participative mobilise les acteurs porteurs des perspectives pertinentes à la question d’intérêt, si ces acteurs sont mobilisés pour les choix stratégiques (et non seulement instrumentaux) et s’ils sont positionnés dans un rôle de négociation et d’influence (dépassant la consultation) ; également si les arrangements de partenariat sont construits de manière à réduire la subordination découlant du déséquilibre structurel du pouvoir entre les acteurs et s’ils supportent la co-conception des actions (Bilodeau, Chamberland et White, 2002). Cependant, si un engagement élevé des communautés dans la détermination et la conduite des actions a un impact plus grand, pour y parvenir, la modification des rapports de pouvoir vers davantage d’équité doit être régulée au plan des structures et des procédures de la participation. Plus fondamentalement, pour accroître la participation de la communauté, celle-ci doit disposer d’un capital social et d’un minimum d’infrastructures et de conditions économiques afin que la coopération soit possible et qu’un bénéfice mutuel puisse être obtenu (Gillies, 1998).

L’expérience québécoise

Au Québec, trois opérations de planification ont structuré le champ de la santé publique depuis la création, en 1993, de ses instances planificatrices centrale et régionales que sont la Direction générale de santé publique et les Directions régionales de santé publique. La politique de la santé et du bien-être de 1992 a permis d’établir les priorités régionales de prévention-promotion de 1994, qui ont été suivies des Priorités nationales de santé publique 1997-2002 (1997), précurseurs de l’actuel Programme national de santé publique 2003-2012 (2003). L’analyse que nous en ferons cherche à décrire l’évolution des pratiques en référence aux débats qui précèdent.

Les priorités régionales de 1994 ont été mises de l’avant par les régies régionales et leurs directions de santé publique en vertu de La politique de la santé et du bien-être (1992) et de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (Loi 120 de 1991) qui inscrivait la planification dans un cadre régional et une dynamique participative. Ses dispositifs participatifs ont généralement comporté des sondages auprès de la population et l’appel de mémoires auprès des organismes et institutions des secteurs les plus concernés de la sphère publique et de la société civile. Ces priorités ont donné lieu à une variété de programmes se distinguant par des configurations diversifiées d’acteurs locaux (publics et communautaires) et divers arrangements de partenariat. Si, en elle-même, La politique de la santé et du bien-être de 1992 a été élaborée de façon étroite avec le seul milieu de la recherche, elle a suscité une forte mobilisation des régions et des communautés locales dans l’exercice des priorités de 1994 (Dunnigan et Bégin, 2004). Quant aux Priorités nationales de santé publique 1997-2002, elles ont été définies au ministère de la Santé et des Services sociaux en 1990 et reprises en 1995 par la Direction générale de la santé publique et les Directions régionales de la santé publique. Deux consultations internes au réseau ont été menées en 1995 (DSP, CLSC, milieu médical), en plus de la consultation d’experts universitaires et de quelques instances communautaires sur des problématiques ciblées.

La participation à la planification du récent Programme national de santé publique s’est étendue à l’intersectorialité en associant des acteurs d’autres ministères, en plus des experts universitaires et des acteurs du réseau de la santé (DRSP, CLSC). Portée par l’encadrement législatif (Loi sur la santé publique du Québec, 2001) qui prévoit sa traduction en plans régionaux et locaux de santé publique, cette vaste opération mise sur les partenariats déjà établis et requiert la participation d’un nombre importants d’acteurs – CLSC, cliniques médicales, municipalités, milieu scolaire, organismes communautaires et divers ministères –, par le biais de différents dispositifs régionaux et locaux (sondages, appel de mémoires, ateliers thématiques, forums de partenaires) ayant des mandats de consultation et de recommandation et, pour certains, de suivi de l’implantation.

Trois constats se dégagent de ces exercices de planification eu égard à la participation. Premièrement, au palier central-régional, la participation s’est progressivement élargie dans les trois opérations sans toutefois déborder le cadre des institutions publiques. La participation à la planification du Programme national de santé publique 2003-2012, la plus étendue, s’est ouverte à l’intersectorialité, mais les acteurs institués de la société civile n’ont pas été associés, ne faisant pas sortir du monde des professionnels et des experts le débat sur les orientations stratégiques en santé publique. La société civile dispose pourtant de diverses structures de représentation politique, aux paliers central, régional et local, la rendant apte à intervenir sur de telles questions d’intérêts.

Deuxième constat, au palier régional-local, les exercices de planification ont été plus intersectoriels et ont associé davantage la société civile. L’élaboration des plans régionaux de santé publique 2003-2004, à l’instar de la planification régionale des priorités de 1994, a donné lieu dans la plupart des régions du Québec à de larges consultations pour éclairer la décision. En outre, une planification plus interactive a fait appel aux instances de concertation régionales ou locales déjà constituées et admis le positionnement des acteurs dans un rôle d’influence relativement aux décisions stratégiques. Troisième constat, on observe une diversification des dispositifs de la participation qui l’inscrit progressivement dans la logique du compromis pragmatique entre les acteurs intersectoriels mobilisés. Les dispositifs de la consultation passive, qui constituent un ajustement à la logique rationaliste, permettent aux planificateurs de recueillir de l’information en vue de prendre une décision mieux informée, sans que les parties prennent part activement au processus décisionnel. De façon concomitante, des dispositifs de consultation permettant l’interaction directe entre les acteurs mobilisés sont introduits, favorisant leur positionnement dans un rôle d’influence. Puis des dispositifs continus sont introduits avec un mandat de suivi de l’implantation, où s’exerce une participation directe à la décision.

D’une manière relative, bien que largement perfectibles, ces opérations représentent une innovation dans le système de santé et de services sociaux. Aux yeux de plusieurs observateurs avertis, il y a dans le système de soins un fort déficit de participation, à tous les niveaux, plus grand qu’il ne l’est dans le système de santé publique. Pendant que ce dernier se dote d’une loi et d’un programme qui encadrent la participation, le système de soins est principalement alimenté des points de vue de ses administrateurs et dispensateurs de soins.

Dans ces opérations, l’enjeu de la participation de la société civile à la planification centrale mérite d’être examiné. Le Programme national de santé publique 2003-2012 sollicite la participation du milieu communautaire, un acteur important de la société civile, pour sa mise en oeuvre, c’est-à-dire pas tant sur le « quoi faire », que l’on veut fondé sur les savoirs scientifiques, mais sur le « comment le faire » qui se veut articulé selon les particularités des contextes. Cette posture, qui est un ajustement de la logique rationaliste au contexte de la participation, prive la décision sur les choix stratégiques des savoirs émanant des populations directement concernées. Dans le champ de la santé publique, cette position est vite confrontée à la rareté des évidences scientifiques susceptibles d’obtenir un large consensus chez les acteurs concernés, ce qui a pour conséquence de différer la négociation sur les savoirs au palier régional-local où se réalise la mise en oeuvre. L’efficience administrative recherchée (il a déjà fallu trois ans pour l’élaboration du programme) et la validité scientifique du programme vue comme une condition de son intégration dans le système de santé, combinées à la nécessaire mobilisation des acteurs publics (intersectoriels) et communautaires pour sa mise en oeuvre, ont donné lieu à ce compromis d’un programme à participation limitée, mettant de l’avant des choix stratégiques suffisamment souples pour qu’ils puissent être renégociés lors de la phase d’implantation. Dans ce contexte, l’évaluation du programme qui se met en place aux paliers central et régional, selon son degré d’ouverture à la participation, constituera une opportunité de retour critique sur les pratiques planificatrices et les choix stratégiques qui en ont découlé aux trois paliers.

Quels défis pour une démocratisation accrue de la planification participative en santé publique ?

Au plan des défis, il y a certainement la révision des dispositifs de la participation afin qu’ils soient mieux en mesure d’associer les acteurs institués de la société civile, incluant ceux qui défendent des positions marginales, et de soutenir les apprentissages mutuels et les déplacements d’acteurs susceptibles de conduire à des compromis qui tendent à protéger l’intérêt collectif. À cela doivent s’ajouter les mécanismes qui assureront la transparence et la légitimité des processus décisionnels opérant dans des contextes participatifs. Il y a aussi la mise en place de conditions pour que les citoyens qui vivent des expériences, nouvelles ou persistantes, que le système de connaissance en place ne permet pas de saisir, puissent participer à la planification, à l’organisation et à l’évaluation d’une problématique. Parallèlement, une formulation plus adéquate des problématiques ne peut être possible que dans la mesure où les cadres disciplinaires et institutionnels à travers lesquels on regardait les faits deviennent plus souples et s’élargissent. Ainsi, la question de la démocratisation ne se rapporte pas seulement à la participation citoyenne mais aussi à des transformations, au plan de l’interdisciplinarité et de l’intersectorialité, à la manière de définir les problèmes et d’envisager les solutions.

La santé publique contemporaine évolue dans un contexte où la capacité qu’a la science de définir et de résoudre seule les problèmes est remise en question. La science fait plutôt oeuvre utile en s’inscrivant dans le débat social, servant à construire l’argumentaire des différents groupes cherchant à orienter les politiques et les programmes publics. Callon et ses collègues (2001), dans leur essai sur la démocratie technique, explorent les dispositifs de ce débat social ; ils plaident en faveur d’espaces de discussion qui débordent des débats entre experts pour inclure le point de vue des profanes. Leur approche de la participation dépasse le modèle de la consultation, dans lequel la distance est maintenue entre experts et profanes, ces derniers étant exclus du processus décisionnel. Les modèles de co-conception des problèmes et des solutions font sortir l’argumentation de la rationalité scientifique et favorisent l’émergence de solutions nouvelles et différentes. Dans ces modèles, les profanes sur une question ne le sont pas en tout et disposent d’expériences et de représentations des situations susceptibles d’éclairer les débats et de favoriser des apprentissages mutuels. Se dessine là un espace de démocratie délibérative qui peut aider à réfléchir sur les défis actuels qui se posent à la santé publique.