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À l’échelle mondiale, le renouvellement des mécanismes d’appauvrissement et la restructuration des services publics suscitent des réactions vives de la part d’une variété d’acteurs sociaux. Les mécontentements s’expriment de différentes façons : nouveaux réseaux d’activistes, printemps arabe, mouvement des indignés, lutte contre la hausse des frais de scolarité, exigences pour moins d’État, multiplication d’initiatives locales pour contrer la pauvreté et l’exclusion (Porte et Cavalié, 2009; Amir, 2011; Lindgaard, 2012). En marge de ces actions d’éclat, nous retrouvons des initiatives locales qui se déploient dans l’ombre (Klein et Champagne, 2011). Elles sont porteuses d’une forme de critique sociale pensée et agie en réponse à des injustices bien senties (Boltanski, 2009). Ces expériences échappent aux médias, sont peu valorisées par les représentants institutionnels et suscitent rarement l’attention des chercheurs.

Dans la perspective de présenter une de ces initiatives, le présent article se penche sur un projet instauré par l’organisme Parole d’excluEs (Fontan, Rodriguez et Van Schendel, 2010). Ce projet est le fruit d’un partenariat entre Parole d’excluEs, la Société d’habitation populaire de l’est de Montréal (SHAPEM), l’Accorderie de Montréal et l’Incubateur universitaire Parole d’excluEs[1] (ci-après IUPE ou Incubateur).

Après avoir introduit la démarche ayant conduit à l’établissement de ce partenariat, l’article exposera spécifiquement sur le travail réalisé par les membres de l’équipe de l’IUPE. Dans un premier temps, nous illustrerons le processus de recherche développé par l’Incubateur en décortiquant la méthode utilisée pour réaliser une des recherches-interventions réalisées depuis 2008. Deuxièmement, nous nous pencherons sur les avancées et les limites de l’implication citoyenne dans les recherches-interventions menées par l’Incubateur dans le but d’accompagner des actions collectives de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Troisièmement, nous analyserons l’impact qu’a ce type de coproduction des connaissances sur la mise en oeuvre d’une critique sociale capable de remettre en question les mécanismes institutionnels responsables de la régulation providentielle de la société québécoise.

L’incubateur universitaire Parole d’excluEs, un dispositif fondé sur la coconstruction des connaissances et l’accompagnement d’actions citoyennes

Fondé en 2007 par Jean-Marc Fontan et Pierre-Joseph Ulysse, chercheurs associés à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et à l’Université de Montréal, l’IUPE a pour mission de croiser des savoirs et des pouvoirs d’action afin d’accompagner, par la recherche-intervention, les démarches de mobilisation citoyenne appuyées par le modèle d’action développé par Parole d’excluEs. L’Incubateur, en tant que nouveau dispositif de recherche-action, a été mis sur pied en réponse à une demande d’accompagnement adressée à des agents de mobilisation des connaissances du Service aux collectivités de l’UQAM et du Regroupement québécois de recherche partenariale en économie sociale. Le dispositif de recherche a pris la forme spécifique d’un « incubateur universitaire » afin de transférer des pratiques collaboratives universitaires de recherche et de formation présentes au Brésil (Cunha Dubeux, 2004) et qui soutiennent, sur des périodes de deux ans, des initiatives d’économie solidaire en milieu urbain ou rural[2].

La mission de l’IUPE se décline en deux grands axes de travail. Premièrement, l’Incubateur répond aux activités de recherche-action requises pour accompagner des interventions visant les deux terrains où se déploie le modèle d’action de Parole d’excluEs. Deuxièmement, et de façon concomitante au premier objectif, l’Incubateur produit une réflexion critique sur les fondements théoriques et méthodologiques propres au type de recherche-intervention qu’il effectue en réponse aux besoins portés par les différentes instances du modèle d’action de Parole d’excluEs.

Le modèle d’action proposé par Parole d’excluEs pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion à l’échelle d’un quartier circonscrit à l’intérieur d’un des arrondissements de Montréal repose sur la mobilisation de citoyens et de citoyennes, de représentants d’organisations de la société civile, d’agences publiques et de structures universitaires de recherche. Sur chaque site d’intervention, un comité promoteur est chargé d’accompagner un regroupement citoyen représentatif de la communauté concernée. Des représentants d’organismes communautaires et institutionnels ainsi qu’un représentant de l’IUPE siègent à chacun des comités promoteurs[3].

Les premiers travaux de recherche réalisés par l’IUPE sont issus des besoins identifiés par les membres des comités promoteurs actifs sur les sites d’intervention des secteurs Pelletier et Viau. Ces terrains sont situés respectivement dans le quartier centre de l’arrondissement Montréal-Nord et dans le quartier Maisonneuve de l’arrondissement Mercier–Hochelaga-Maisonneuve.

De 2008 à 2011, une vingtaine de recherches-actions ont été réalisées[4]. La moitié de ces dernières abordaient une variété de thèmes : la mobilisation citoyenne (Boisvert et al., 2009), la mixité sociale (Leclerc-André, 2011), le modèle Accorderie des systèmes d’échange locaux (Rolandeau, 2012) et les pratiques d’agriculture urbaine (Renaud et Royer, 2012). Plus spécifiquement, certaines recherches ont permis de systématiser les connaissances sur les processus de travail qui furent mobilisés. À titre indicatif, la première recherche-intervention de l’IUPE a fait le point sur les crtières de sélection utilisés par les membres du Comité promoteur Pelletier pour choisir les locataires des immeubles appartenant à la SHAPEM situés sur l’avenue Pelletier (Brutus, 2008). Une autre recherche se penchait sur la dimension innovante du modèle d’action implanté par Parole d’excluEs (Collectif Parole d’excluEs, 2010) ou sur le processus utilisé pour impliquer les citoyens du secteur Viau dans les décisions d’aménagement de tronçons d’une ancienne voie ferrée adjacents au site d’intervention (Gauthier, 2012; Lévesque et Lambert, 2013).

D’autres recherches visaient la production d’études de faisabilité pour l’implantation de projets précis : par exemple, pour accompagner la mise en place et le développement du Rassemblement pour l’emploi (Londono, 2012) ou pour appuyer l’implantation d’un groupe d’achats pour les deux sites d’intervention de Parole d’excluEs (Akartit, 2009; Enriquez, 2010).

Enfin, des études portaient spécifiquement sur la réalisation de recherches citoyennes. Ces dernières constituent une étape essentielle de la démarche de Parole d’excluEs et de la méthode de recherche-intervention développée pour appuyer des démarches de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Par le croisement des savoirs, ces études définissent, avec les personnes concernées, les grandes orientations adoptées par une collectivité locale pour revitaliser son territoire. Jusqu’à maintenant, les deux recherches citoyennes réalisées ont permis une collecte de données sur les besoins et les aspirations des populations habitant ou travaillant dans les secteurs de l’avenue Pelletier et de l’ancienne biscuiterie Viau (Fontan et Rodriguez, 2009; Boucher et al., 2010). Cette seconde étude servira d’exemple dans les pages qui suivent pour étayer nos propos.

L’étude sur les besoins et les aspirations de la population du secteur de l’ancienne biscuiterie Viau : une méthode ancrée de recherche-intervention

Comment se déroulent ces activités de recherche citoyenne et en quoi la méthodologie scientifique classique de recherche demande à être adaptée? Le projet de Parole d’excluEs s’inscrit dans une approche de réappropriation du pouvoir d’agir collectif, laquelle encourage une prise de parole citoyenne, suscite la mobilisation de résidents et favorise la participation de personnes en situation de pauvreté et d’exclusion à un ensemble d’activités ayant pour épicentre un local communautaire mis à leur disposition. Si le citoyen est le mieux placé pour identifier les problèmes et proposer des solutions, il est aussi au coeur des actions collectives à mettre en oeuvre pour les résoudre.

La conduite d’une étude citoyenne est une démarche de recherche proposée à une population en situation de pauvreté et d’exclusion dans le but de définir collectivement un processus de revitalisation pour un quartier dit « orphelin du développement[5] ». Concrètement, la participation de citoyens à la réalisation de l’étude des besoins et des aspirations du site de l’ancienne biscuiterie Viau a pris plusieurs formes. Des représentants citoyens ont été invités à devenir membres du comité de suivi de la recherche. En fonction de leurs disponibilités et de leurs intérêts, ils ont participé à la collecte de données quantitatives et qualitatives, entre autres par la réalisation d’entrevues avec des personnes résidant dans le secteur. Enfin, ces représentants ont été impliquées dans le travail d’analyse des données et dans le processus de validation des résultats de recherche qui ont été présentés à la population du secteur.

Une fois le comité de suivi mis sur pied, la première étape de la méthode de recherche fut de rédiger des questionnaires ouverts ayant comme objectifs de ne pas induire de réponses et de ne pas occasionner de malaise ou d’inconfort chez les répondants. Les données ont été collectées sous la forme de courtes entrevues, que ce soit des vox pop ou des entretiens individuels de résidents, de responsables d’organismes communautaires, de commerçants ou de représentants d’instances publiques. À chacun de ces groupes correspondait un questionnaire particulier. Les entretiens ont été enregistrés après avoir présenté aux répondants une garantie de confidentialité de leurs réponses.

Sur le plan méthodologique, il importait de s’attarder tant au sens des mots employés lors des entrevues par les répondants qu’à la fréquence des thèmes qu’ils ont abordés. La transcription synthétique des entrevues, en conservant les termes forts et les liens logiques opérés par les personnes interviewées, a permis de répondre à ces deux exigences, ce qui en fait une méthode adaptée, souple et éclectique.

L’analyse thématique a été retenue pour le traitement du matériel récolté (Paillé et Mucchielli, 2008). Dans l’optique de ne jamais trop s’éloigner de la parole des gens, les thèmes ont servi à la production de synthèses construites en reprenant les mots clés employés par les personnes interviewées. Une fois les thèmes identifiés, ils ont été regroupés sous de grandes catégories qui correspondaient aux questions ou au type d’information désiré. Les thèmes ont été regroupés selon leur ressemblance et leur convergence, et ce, tout au long du processus de transcription de l’information.

L’étude, en plus de dégager des connaissances ancrées sur le quartier à partir de savoirs qui sont croisés, vise un deuxième objectif. Elle participe à l’effort déployé par les acteurs du modèle d’action de Parole d’excluEs pour mobiliser différents groupes représentatifs de la population vivant ou travaillant dans le quartier. La réalisation de vox pop et d’entrevues individuelles a permis d’établir un contact avec la population locale en faisant connaître tant le projet porté par Parole d’excluEs que le local communautaire mis à la disposition des résidents. La réalisation d’entrevues auprès de commerçants ou de représentants d’organismes communautaires locaux ou institutionnels régionaux a aussi permis d’introduire ces derniers à la démarche d’ensemble de revitalisation du quartier et de susciter leur intérêt. Enfin, une étude citoyenne participe à la promotion des activités proposées dans le local communautaire. Dans le cas présent, les membres de l’équipe de recherche ont fait la promotion de fêtes et d’activités d’information en distribuant des prospectus ou en sillonnant le quartier avec une charrette et des chapeaux à l’effigie des organisations impliquées. En retour, les fêtes ont servi la conduite de l’étude en facilitant la collecte d’informations auprès de nouveaux répondants. Sur une période de quatre mois, environ 250 personnes ont été consultées.

La présence continue des étudiants dans le local communautaire, selon un horaire varié – de jour et en soirée – sur les sept jours de la semaine, a fait en sorte que des liens se sont créés entre des résidents et des étudiants. Ainsi, des résidents en sont venus à fréquenter le local communautaire simplement pour discuter avec les étudiants. Ces relations dépassèrent celles que l’on observe traditionnellement entre des chercheurs et des « sujets » d’étude, au point où certaines personnes ont exprimé une tristesse bien sentie à l’annonce du départ des étudiants. Afin de souligner leur départ au terme du mandat de recherche, nous avons invité les résidents du quartier les plus près de ceux-ci à un dîner festif qui précédait un séminaire de présentation des résultats préliminaires de l’étude sur les besoins et les aspirations de la population du secteur de l’ancienne biscuiterie Viau.

Enfin, la présence des membres de l’équipe de recherche – tant les étudiants que les chercheurs – a contribué à l’organisation et à la réalisation de tâches connexes. Ainsi, les membres de l’équipe ont participé à des déménagements, à des journées vouées à l’aménagement paysager, à l’organisation, la préparation et la réalisation d’événements comme des fêtes de quartier ou l’assemblée générale annuelle de Parole d’excluEs.

Participation non universitaire à la coproduction des connaissances

Les études citoyennes ont l’avantage de faire entendre le point de vue des personnes directement concernées par la pauvreté et l’exclusion tout en favorisant leur mobilisation afin de les aider à devenir des acteurs de changement. De tels objectifs pourraient-ils être atteints à partir d’un processus de recherche fondé sur une méthode classique de production des connaissances? Nous sommes d’avis que non, et nous relevons trois éléments de distinction pour appuyer ce point de vue.

Le premier élément de distinction est qu’en étant constitué de façon partenariale, le comité de suivi de chacune des deux recherches citoyennes permet tant une appropriation qu’une validation des premiers résultats d’une recherche-action. Certaines contraintes d’ordre culturel rendent difficile la réalisation d’entrevues en profondeur par des étudiants ou des chercheurs. En associant des intervenants ou des citoyens à la réalisation des entrevues, une collecte élargie et approfondie d’information est permise. Ces derniers deviennent alors enquêteurs et réalisent des entrevues auprès de personnes qui s’en tiendraient à des réponses plus superficielles s’ils étaient interrogés par des étudiants ou des chercheurs qu’ils ne connaissent pas ou peu, ou qui refuseraient de les rencontrer. Les questions lourdes de sens posées par des personnes inconnues donnent souvent lieu, en effet, par des réponses superficielles. Pour parler ouvertement des problèmes qu’elles vivent, ces personnes préfèrent être en présence d’intervenants ou de citoyens qui ont leur confiance. Enfin, les discussions au sein du comité de suivi portant sur l’analyse conjointe des résultats, sur le processus de validation des résultats de l’étude en assemblée publique, sur l’intégration des commentaires recueillis dans le rapport final et, finalement, sur l’engagement à long terme des chercheurs sur le terrain font en sorte que l’ensemble du processus se distingue fortement d’une méthode classique de recherche.

En deuxième lieu, la recherche-intervention repose sur le principe d’une présence en continu d’activités de recherche et de chercheurs sur le terrain pour accompagner durant plusieurs années les projets de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Dès lors, les autres besoins de recherche ou de transfert des connaissances qui émergent des travaux des comités promoteurs ou des activités des comités de citoyens peuvent être entendus et donner lieu à de nouvelles activités de recherche. La participation d’un chercheur à chaque comité promoteur est requise afin de permettre un travail de veille et aussi pour donner suite aux questions de recherche qui apparaissent. Lorsque l’analyse des besoins de ces propositions se révèle pertinente, elle se traduit par la production d’une ou de plusieurs recherches-actions.

Lorsqu’une question de recherche est retenue par le comité promoteur, il s’ensuit une démarche méthodologique similaire à celle qui est adoptée pour la réalisation d’une recherche citoyenne sur les besoins et les aspirations d’une population d’un territoire donné. Un comité de suivi est rapidement constitué. Ce dernier devient un espace de gestion collective de la démarche de recherche et assure une mise en contact directe entre l’équipe de recherche et les citoyens ayant manifesté un intérêt pour le thème de la recherche-action à réaliser. Concrètement, lorsque les conditions le permettent[6], des citoyens sont membres du comité de suivi. Ils sont alors en mesure de participer à la collecte de données. De plus, ils sont mobilisés lors de la présentation des résultats, laquelle prend généralement la forme d’une assemblée publique. Enfin, lorsqu’ils en ont l’occasion ils participent aux rencontres de présentation des résultats qui ont lieu lors d’activités de diffusion des connaissances telles que des colloques ou des séminaires universitaires, ou encore des forums ou des rencontres avec d’autres acteurs de la communauté. Ce fut le cas par exemple lors de la présentation des résultats d’une étude sur l’utilisation des tronçons d’une ancienne voie ferrée situés à proximité du secteur d’intervention de l’ancienne biscuiterie Viau, où des élus municipaux avaient été conviés (Lévesque et Lambert, 2013).

Le troisième élément de distinction est que des questions de recherche sont proposées directement par des citoyens. Deux exemples illustrent cette particularité. Lors de la réalisation de l’étude des besoins et des aspirations de 2008, visant le secteur Pelletier, une résidente a remarqué, au début de la démarche de recherche-action, qu’il se faisait rarement des films documentaires sur des « gens comme [eux] ». Elle faisait alors référence aux personnes exclues qui doivent faire face à des problèmes de santé mentale. Nous nous sommes alors basés sur cette observation ou suggestion pour inclure la production de documents vidéo dans la démarche de recherche citoyenne. Une vidéo d’une dizaine de minutes a été réalisée pour chacune des recherches citoyennes. Ces courts documentaires nous ont permis de présenter des données reprenant ou complétant des informations contenues dans le rapport de recherche et surtout de représenter en images et à partir d’une parole citoyenne l’état de situation tel que perçu et exprimé par les personnes filmées[7].

Le deuxième exemple est tiré d’une demande de recherche-action qui a pris naissance à la suite des activités de mobilisation citoyenne qui ont succédé à la présentation des résultats de la recherche citoyenne conduite en 2008 sur le site Pelletier. Des différents échanges entre les citoyens fut dégagée une priorité d’intervention en réponse aux difficultés financières vécues par un nombre très important de familles résidentes de l’îlot. Il a été demandé aux chercheurs de l’IUPE d’aider les membres du Regroupement citoyen de l’îlot Pelletier (RCIP) à déterminer le dispositif qui serait le plus approprié pour répondre rapidement au problème d’insécurité alimentaire vécu par plusieurs familles. Une fois la proposition de recherche retenue et le financement obtenu, deux études ont été réalisées. La première a permis de déterminer les différentes options qui se présentaient aux citoyens de l’îlot Pelletier. La deuxième recherche a pris la forme d’une étude de faisabilité visant l’implantation d’un groupe d’achats. Les résultats de cette étude ont permis de mieux documenter le dossier de financement qui fut déposé par Parole d’excluEs pour obtenir du Centre local de développement de Montréal-Nord les fonds nécessaires au démarrage du groupe d’achats. Ce dernier est en application depuis l’hiver 2010.

En résumé, la participation de citoyens à la réalisation de recherches-actions de type universitaire peut prendre différentes formes. D’une part, cette participation permet d’ancrer la recherche dans des réalités concrètes. La recherche trouve un sens appliqué en contribuant à trouver des réponses aux besoins identifiés par les personnes concernées. S’il est légitime que des questions de recherche émanent de membres de la communauté scientifique, il est tout aussi légitime que de telles questions proviennent de citoyens et de citoyennes.

D’autre part, la participation des citoyens à ces recherches-actions permet leur intégration à l’administration du processus de recherche et aux activités de valorisation des connaissances qui en découlent. Nous parlons ici d’une participation qui se fait en appui et non d’une participation qui se substitue à l’expertise et aux compétences des étudiants et des chercheurs universitaires. L’objet de ce type de recherche est d’assurer une mobilisation d’expertises et de faciliter leur croisement afin d’appuyer, par la coconstruction de connaissances, des actions de revitalisation territoriale et de mobilisation citoyenne.

Les impacts découlant d’un mode participatif de coproduction des connaissances

Parmi les études effectuées par l’IUPE, celles portant sur l’identification des besoins et des aspirations des populations des deux secteurs d’intervention ont pris tout leur sens à partir du moment où les connaissances qui furent coproduites ont contribué aux prises de décision et au passage à l’action collective. Toutes les études qui ont été réalisées n’ont pas nécessairement eu cette portée. Certaines ont permis de mieux comprendre un phénomène sans que cette compréhension alimente en retour la pratique. Nous avons en tête une des premières études réalisée par l’IUPE, laquelle a permis d’illustrer une démarche d’intervention sans permettre d’améliorer les interventions subséquentes visant la réalisation d’objectifs similaires. En termes clairs, la portée de cette étude n’a pas permis un apprentissage et n’a pas conduit à l’adoption de nouveaux comportements de la part des intervenants concernés. Dans ce cas précis, la portée appliquée de cette étude fut très limitée.

Tout autre fut la recherche-action menée sur le thème de la sécurité alimentaire. Elle a encouragé des prises de décision, éclairé des choix et conduit à la mise en place d’un groupe d’achats qui est venu modifier la qualité de vie des résidents et la capacité collective d’agir. La mise en place du groupe d’achats s’est traduite par l’adoption de nouveaux comportements, lesquels sont des indicateurs de la qualité du transfert de connaissances qui fut opéré. Il y a donc eu sédimentation des connaissances coproduites et augmentation du pouvoir d’agir collectif.

Lorsqu’un impact est observable à l’échelle quasi microlocale, est-ce suffisant pour sortir de « l’expérience anecdotique »? Est-il envisageable que ces recherches-actions puissent avoir un impact sur le cadrage institutionnel régional ou national? Peut-on envisager que les actions collectives qui en émergent puissent avoir un effet notable sur la logique de fonctionnement du marché (le rendre plus inclusif) ou sur les politiques publiques (les amener à mieux prendre en considération l’intérêt général)? Peut-il émerger de cette expérimentation des éléments favorables à l’actionnement d’un nouveau mode d’intervention pour le secteur communautaire?

Jusqu’à présent, l’expérience de l’IUPE a permis :

  • de dégager des marges de manoeuvre pour accompagner l’action collective;

  • l’adoption de nouvelles habitudes de vie par les citoyens et citoyennes, donc d’avoir un impact sur le vivre ensemble;

  • de proposer de nouveaux comportements institutionnels afin de diminuer la distance entre les professionnels et les usagers des services publics[8];

  • de démontrer l’importance d’adopter de nouvelles routines cognitives.

Sur le plan de la théorie sociale, il s’agit certes d’un impact important puisque la présence de marges de manoeuvre est essentielle pour que des éléments de changement prennent effet. Toutefois, notre expérience de recherche montre que les marges de manoeuvre proposées et explorées ne se traduisent pas nécessairement par un recadrage sociétal, et ce, ni en ce qui concerne l’action communautaire ni en ce qui a trait aux politiques publiques institutionnelles. Pour y arriver, il faudrait sortir de l’anecdotique et généraliser les innovations proposées en les institutionnalisant. Par exemple, les apprentissages qui se dégagent de l’expérimentation de recherche que nous avons menée avec Parole d’excluEs ont une résonance limitée tant dans les communautés universitaires que scientifiques. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait amplifier la portée des acquis méthodologiques et épistémologiques[9] en déployant les efforts requis pour obtenir une reconnaissance de la part des instances des universités québécoises et de la communauté scientifique en général.

En comparant la méthode de l’Incubateur à celle utilisée par des groupes de recherche classiques, nous n’avons pas l’intention de relancer le débat des méthodes. Les deux types de méthode font état d’une performativité scientifique à efficacité variable[10]. Le fait qu’il y ait rapprochement entre des acteurs et des chercheurs ne garantit pas l’atteinte d’une performativité plus élevée, pas plus d’ailleurs que le fait de conduire une recherche à partir d’une équipe composée de chercheurs chevronnés. La coproduction de connaissances avec des acteurs et des citoyens afin d’appuyer des efforts de revitalisation territoriale ne garantit pas non plus la transformation du cadrage institutionnel d’une société, pas plus qu’ont été capables de le faire les chercheurs universitaires du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC)[11] à l’échelle des États-nations.

Comment atteindre des résultats qui soient structurants pour un vivre ensemble inclusif et durable? Il s’agit de le faire en facilitant par la recherche-intervention critique l’implication des citoyens aux affaires de la société; en travaillant de façon transparente de façon à valider en temps continu les résultats d’une recherche; en liant de manière étroite le processus de recherche au développement d’actions collectives reposant sur des fondements éthiques et moraux, soit ceux de la justice sociale, de l’équité et de la solidarité. Ce sont là autant d’éléments qui représentent des pistes pertinentes pour penser autrement le rapport à construire entre Science et Société.

Cette accessibilité plus grande aux affaires de la société peut difficilement se faire sans une politisation assumée des identités concernées. À l’heure actuelle, la division sociale du travail engendre une déresponsabilisation et une certaine « apolitisation » de l’action par des intervenants institutionnels ou communautaires. Jusqu’à un certain point, l’hégémonie libérale de la modernité avancée, dotée de mécanismes institutionnels phares qui transitent par le marché, l’État et la société civile, opère à partir de logiques d’action spécialisées et segmentées : l’économie est synonyme de « marché » et elle est une affaire réservée aux entrepreneurs du libéralisme; le politique est devenu la responsabilité des partis politiques et de l’État; le social (comme élément restant) est réservé à la société civile et aux associations responsables de la médiation sociale.

L’expérience de recherche-action participative de l’IUPE fait bien voir la richesse portée par une logique d’action qui prend en compte tant le besoin de redonner une place aux citoyens dans la production de solutions collectives à des problèmes sociaux que celui de repolitiser le champ de l’action collective. Elle indique qu’il faut sortir de l’hégémonisme d’une société opérant en silo et d’une économie libérale proposant son désencastrement du social. En reconnaissant l’importance d’une prise de parole de la part des personnes pauvres ou exclues, en appuyant leur mobilisation au sein de structures participatives, en les aidant à s’investir dans des actions collectives, la coproduction de connaissances porteuses de solutions mieux adaptées à leurs besoins se met en marche. En mettant en lumière le non-sens de la distance institutionnelle qui ne cesse de croître entre les organisations publiques et la population, entre les producteurs et les consommateurs, entre les représentants et les représentés, il est possible de réencastrer du politique dans les actions collectives citoyennes et communautaires.

Conclusion

Dans la mesure où l’université est aussi une institution qui voit se creuser une distance de plus en plus grande entre la production de connaissances et les besoins cognitifs portés par la population en situation de pauvreté et d’exclusion, il est important de repenser son fonctionnement (Defraigne-Tardieu, 2012).

Pour sortir du fait anecdotique et ne pas tomber dans l’oubli, comme le fut l’expérience novatrice et précurseure de University Settlement de Montréal (Mauduit, 2011), l’action de l’IUPE demande une certaine forme de généralisation et d’institutionnalisation. Comment y arriver dans un contexte où l’État pense plus au développement managérial de l’université qu’à faire de celle-ci un des acteurs clés dans la recherche de solutions aux grands maux qui cadenassent la volonté et la capacité d’émancipation des populations pauvres et exclues? Pour que l’impact de l’IUPE puisse dépasser la scène infralocale, il importe de faire percoler cette expérience et d’en généraliser la portée au sein même des universités montréalaises et québécoises.

Penser autrement l’université  exige une concertation élargie entre les différentes parties concernées[12]. En d’autres mots, il s’agit de contester de l’intérieur le corporatisme universitaire afin d’élargir la gouvernance de l’université à l’ensemble des communautés concernées par le devenir de cette institution, dont les communautés en situation de pauvreté et d’exclusion. D’une certaine façon, une petite révolution culturelle est requise pour mieux arrimer les trois dimensions de la mission universitaire et surtout pour s’assurer que sa dimension « communautaire » sorte de la marginalité et en vienne à occuper une place centrale.