Article body

Depuis les 15 dernières années, on a vu émerger de nouveaux types d’actions collectives qui se réalisent selon les principes associés au développement des communautés (DC)[1]. On qualifie aussi de plus en plus ces approches de « développement territorial intégré » (Moulaert et Nussbaumer, 2008), qui désigne des démarches de développement global (économique, environnement, social, culturel, politique) ayant le territoire local comme base et mode de structuration de l’action collective.

Certaines de ces pratiques sont d’abord issues d’initiatives locales de mobilisation de différents acteurs provenant des milieux communautaires, institutionnels et même privés. Elles relèvent alors d’une logique communautaire[2] et citoyenne procédant d’une volonté collective amenant une définition « autonome » et partagée du territoire d’intervention, des problématiques ciblées et de la vision de développement recherché. D’autres pratiques sont par contre réalisées sous une impulsion externe, dans la foulée de mesures gouvernementales – et aussi privées – caractéristiques d’une nouvelle action publique axée sur une stratégie de mobilisation des communautés locales. L’État et de grands organismes subventionnaires privés (la Fondation Chagnon, par exemple) ont intégré le recours à la participation citoyenne et à la concertation locale dans les règles de nouveaux programmes. De par leur caractère sectoriel ou thématique défini par l’organisme parrain, ces mesures sont caractérisées par la logique « programmatique »[3] qui les initie et qui amène souvent à considérer au départ le territoire local et les acteurs locaux sous l’angle des ressources à mobiliser pour favoriser l’atteinte des objectifs de programme, selon leurs paramètres administratifs et budgétaires. Les initiatives suscitées peuvent alors laisser place d’une part à des écarts importants entre le discours officiel du cadre de référence de l’initiative et ses conditions de réalisation, et d’autre part à des critiques appuyées sur des analyses réductrices de ces pratiques. Pour dépasser ces tendances lourdes, on doit pouvoir favoriser le déploiement de ces mesures à travers des stratégies favorisant leur adaptation et intégration aux dynamiques locales, de façon à permettre leur hybridation avec la logique communautaire, dans la co-construction d’un nouveau système d’action collective locale et concertée auquel les deux logiques peuvent contribuer (Gourvil, 2011).

Par-delà cette diversité de logiques d’émergence et de contextes d’opérations, qu’ont en commun les pratiques qui tentent de réaliser cette hybridation? Que représentent-elles comme potentialités et comme limites, en particulier en termes de finalités poursuivies et au regard des processus par lesquels elles émergent et se maintiennent, des acteurs collectifs qui les constituent et des stratégies qui les soutiennent?

C’est pour mieux documenter ces thèmes que nous avons entrepris de décrire et analyser un certain nombre de ces démarches de mobilisation collective locale, en vue d’en dégager les éléments théoriques et pratiques permettant de les définir dans leurs éléments d’approches et de modèles transférables[4]. Dans le présent article, nous présentons une pratique terrain que nous avons documentée : l’approche d’animation territoriale dans une perspective de développement durable (ATDD) développée dans la région de Lanaudière depuis le début des années 2000.

Quelques repères historiques

L’approche d’animation territoriale dans une perspective de développement durable (ATDDL) tire ses origines des projets locaux associés au réseau « Villes et villages en santé » et du suivi des forums locaux en développement social de 1998. Dans le cadre d’une mission menée en France par des partenaires de Lanaudière, on a découvert une démarche d’animation territoriale (« l’expérience de Metz ») combinant la participation citoyenne à l’élaboration d’un projet de développement pour un territoire dans une perspective de développement durable. Une formation dispensée par la suite en région par un animateur liée à cette expérience française a été le déclencheur de l’idée d’élaborer et dispenser en région une formation visant l’appropriation des principes et de la méthodologie propres à cette démarche.

Ces activités ont généré la constitution d’un réseau d’acteurs de plus en plus large, le Réseau d’animation en développement durable de Lanaudière (RADDL), qui a rejoint quelque 30 intervenants mobilisés autour de démarches locales dans différents territoires de la région. La Direction de la santé publique de Lanaudière a par ailleurs contribué au développement de plusieurs outils conceptuels et méthodologiques tant de la formation que des démarches d’animation terrain. Ce cheminement conciliant partage d’expertise et écoute active des besoins du terrain a permis que le contenu de la formation initiale soit adapté et systématisé dans un cadre de référence adopté par le RADDL, et traduit en 2010 dans un programme de formation structuré qui sera même dispensé dans d’autres régions (Forest et St-Germain, 2010 : 117). Le cadre de référence (Forest, 2010) sur lequel s’appuie cette formation n’est pas figé; il constitue une sorte de work in progress qui sert de « feuille de route » conceptuelle à une démarche terrain mettant en rapport constant la réflexion et l’action. On peut donc associer la formation à l’ATDD à une approche de formation-action.

Cette approche s’est incarnée dans quelque quinze démarches d’animation locale réalisées dans les six municipalités régionale de comté (MRC) de la région de Lanaudière. Elle s’appuyait partout sur les mêmes concepts et méthodes d’animation, dont le déploiement a cependant connu, à partir de contextes d’origine variés, des rythmes et des formes très différentes. Dans certains territoires de MRC, il a pu exister une seule démarche d’animation locale (en général sur la base d’une municipalité rurale) alors que d’autres démarches ont rejoint plusieurs municipalités et même fait l’objet d’un projet parrainé au plan de l’ensemble du territoire de la MRC. À titre d’exemple, retenons la démarche terrain réalisée dans le secteur nord de Lanaudière, soit le Projet de participation citoyenne de la Matawinie initié en 2004. Celui-ci s’est appuyé sur des mobilisations citoyennes déjà existantes en développement social, suite notamment à un forum sur la pauvreté tenu en 1997 dans la MRC de Matawinie, réalisé en écho à la démarche nationale et régionale du Forum sur le développement social. Ces mobilisations ont conduit à la mise en place de projets « d’animation locale » dans trois municipalités (Saint-Jean-de-Matha, Sainte-Béatrix, Sainte-Émilie-de-l’Énergie) autour de problématiques prioritaires. La formation à l’ATDD dispensée en 2005 par la personne-ressource liée à l’expérience française a permis une mobilisation citoyenne à l’échelle de la MRC sous la forme d’un projet dont « le principal objectif était de développer un territoire sous un nouveau mode, soit avec la participation active des citoyens dans toutes les étapes de développement » (SADC Matawinie, 2008 : 3), selon les étapes de la méthode proposée par l’ATDD. La démarche a culminé à la fin 2006 dans la tenue de la 8e Université de Pays de l’UNADEL, une organisation française vouée au développement local, qui a rejoint plus de 200 participants en provenance surtout de la région de Lanaudière, mais aussi des États-Unis, de la Guadeloupe et du Maroc.

Ce projet de participation citoyenne était « parrainé » et « réseauté » au plan organisationnel par le Comité local de développement social de la Matawinie (CLDSM). Ce comité était reconnu comme une des six tables locales de concertation intersectorielle (sur la base des territoires de MRC) supportées au plan organisationnel et financier par la Table des partenaires du développement social de Lanaudière (TPDSL)[5]. Pour clarifier et consolider l’engagement des partenaires associés au Projet de participation citoyenne de Matawinie, on a explicité dans un document officiel (la Charte de territoire) certaines règles éthiques et méthodologiques que les organismes et les citoyens s’engagent à respecter, et qui réaffirment les principes, valeurs et orientations stratégiques de la démarche (Mercier et Bourque, 2012-a).

Dans ce projet déployé à l’échelle de la MRC, plusieurs leaders de deux municipalités du nord de la Matawinie touchées par des problématiques communes de fermetures d’usines de bois ouvré ont amorcé en 2007 la Démarche d’animation citoyenne regroupant ces deux municipalités. Sous le leadership d’un « noyau porteur » dit Comité de participation citoyenne, des consultations ont d’abord été réalisées par sondages et lors de rencontres publiques auprès de la population des deux villages. La mobilisation s’est poursuivie jusqu’à l’automne 2009 à travers cinq comités thématiques, « à partir des résultats des consultations pour identifier, prioriser et mettre en oeuvre des projets » et élaborer un projet de territoire commun pour la Haute-Matawinie, adopté par les personnes impliquées dans la démarche ainsi que par les conseils municipaux des deux villages (Forest et St-Germain, 2010 : 42).

Des résultats de processus autant que de contenu

Il existe peu de recherches empiriques permettant d’isoler les effets directement liés à l’approche elle-même des autres facteurs qui l’ont accompagnée et contribué à la développer. Il est quand même possible d’établir que les actions de formation et les projets terrain ont généré, durant la période couverte (2002-2010) et dans les territoires impliqués, des réalisations concrètes en termes de résultats, mais tout autant et peut-être davantage en termes de processus. Selon Forest et St-Germain (2010), les retombées dans ces communautés sont d’abord liées aux activités de planification elles-mêmes. Celles-ci ont par exemple stimulé la mobilisation, sensibilisé et initié les participants à de nouvelles réalités, connaissances et outils, favorisé la créativité, l’innovation et le sentiment d’appartenance dans les communautés. On observe aussi que les démarches ont parfois permis « d’ouvrir la porte à un nouveau mode de gouvernance territoriale » et que les plans de développement qui en sont issus ont procédé d’une vision plus large et intégrée, où la qualité de vie et certaines problématiques sociales et culturelles ont pris plus de place. De même, de nouvelles stratégies de développement ont pu être adoptées, permettant de générer des projets mobilisateurs concrets, de répondre à certains problèmes majeurs au plan économique ou d’ouvrir de nouvelles avenues sur le plan du vivre ensemble (loisirs, liens intergénérationnels, place des jeunes). Il s’agit de résultats qui ont certainement une valeur en eux-mêmes, particulièrement en ce qui concerne les processus participatifs. Mais plus fondamentalement, l’élaboration d’un projet de territoire commun pour la Haute-Matawinie permet à l’action collective de se positionner d’une manière plus favorable par rapport à la logique programmatique. Les finalités à poursuivre en termes de développement des communautés étant définies par les acteurs locaux, le recours aux programmes et aux bailleurs de fonds peut davantage représenter un moyen pour les atteindre alors que trop souvent l’action collective doit composer avec la dynamique inverse.

Aperçu des fondements théoriques et méthodologiques

Selon le Cadre de référence du RADDL produit en 2007, les concepts de base réfèrent à un ensemble de valeurs et de principes opérant à plusieurs niveaux : soit la stratégie d’intervention (animation) du Réseau lui-même et des initiatives locales de développement (territoriale) ou les orientations de développement recherché (développement durable), dont la finalité vise l’amélioration des « conditions de vie de l’ensemble de la population d’une communauté, particulièrement des personnes démunies » (RADDL, 2007). Les valeurs mises de l’avant par le RADDL ont trait : 1- à la démocratie participative et à la participation citoyenne; 2- à une stratégie d’innovation privilégiant une vision globale et à long terme; et 3- à la solidarité des acteurs locaux, des formateurs et accompagnateurs ainsi que des citoyens, en misant sur le potentiel des communautés locales définies comme bases de l’action de développement.

L’axe central de l’approche repose donc grandement sur la notion de développement durable, telle que promue suite au Rapport Brundtland, qui est « un mode de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (RADDL, 2007 : 7). Il ne doit pas être abordé uniquement à travers le respect de l’environnement dans le développement économique, mais comme étant issu de la jonction (intégration) des quatre dimensions du développement (social, économie, environnement, culture).

Un second concept-clé mis de l’avant dans le projet de Matawinie reprend l’expression plus classique de développement local de type progressiste ou communautaire, soit un mode de développement abordé dans une perspective alternative au type néo-libéral de l’entrepreneuriat privé et du modèle capitaliste (Favreau et Lévesque, 1996; Vachon, 1993). L’intersectorialité est un autre facteur structurant de la démarche d’ATDD et qui passe par la construction du partenariat entre des acteurs oeuvrant dans différents domaines reliés aux quatre dimensions du développement durable. Issu de l’engagement et de l’implication réelle des organisations (publiques, parapubliques, communautaires, privées) de tous secteurs, le partenariat permet le partage de l’expertise et des connaissances disponibles dans la communauté.

Sur le plan méthodologique, l’approche ATDD peut être décrite sommairement par les grands traits suivants :

  • L’origine des démarches provient en général des suites aux activités de formation à l’ATDD. Les initiatives locales ainsi générées ont permis parfois de provoquer des mobilisations nouvelles, parfois de canaliser des mobilisations existantes, menant à une démarche vers un projet de territoire inspiré par les valeurs et la méthode préconisées par l’ATDD.

  • Le territoire de déploiement d’une démarche en ATDD est à géométrie variable, selon le niveau pertinent visé. Il importe au départ de bien le définir, en s’assurant qu’il constitue un territoire vécu ou de proximité.

  • La démarche globale doit impliquer plusieurs catégories d’acteurs locaux : au premier chef les citoyens (participation citoyenne), mais aussi les dirigeants d’organismes et d’entreprises des différents secteurs, les intervenants en support (accompagnement) et les élus locaux (décideurs politiques).

La participation citoyenne doit être incorporée à chacune des étapes. Ses modalités ne sont cependant pas autrement définies que par les moyens conventionnels (entrevues avec des groupes ciblés, sondages, consultations publiques) et par l’implication dans la gouvernance (noyau porteur) ou des comités d’action. La forme qu’elle prendra et la place qu’on lui fera vont évoluer selon les dynamiques et mécanismes de participation déjà en action dans chaque communauté, ainsi que les circonstances et facteurs déclencheurs de la démarche tout autant que son objet central. Quant aux organismes communautaires, ils ont été peu présents dans les projets de petites localités, leur mandat étant en général défini sur la base d’un territoire de MRC. Par contre, les personnes qui participent au noyau ou à des comités thématiques sont souvent membres ou même leaders d’associations locales (comme l’AFEAS, les Chevaliers de Colomb, des groupes d’entraide). Ils agissent dès lors plus ou moins formellement comme agents multiplicateurs dans la circulation de l’information, et mobilisateurs lors des consultations publiques et dans la réalisation des projets. En ce qui concerne les élus municipaux, on n’identifie pas un rôle de leadership premier pour eux, prônant plutôt que les communautés développent des rapports égalitaires et de co-responsabilisation entre élus et citoyens. Par contre, on doit s’assurer de leur appui réel à la démarche, ou à tout le moins leur ouverture à y participer. Enfin, parmi les acteurs impliqués, on compte les organisateurs communautaires (CSSS) et les autres agents de développement relevant des Centres locaux de développement ou des Sociétés d’aide au développement des collectivités, qui sont les principaux acteurs locaux d’accompagnement d’une démarche, dans un rôle technique ou de support à la coordination.

La démarche proposée dans l’ATDD procède selon une méthodologie rigoureuse (de type élaboration de programme) de définition de problèmes et de planification d’actions, qui se caractérise par :

  • un processus continu d’apprentissage collectif dans l’action (sur les techniques de diagnostic, planification, de travail en réseau et de réflexion prospective);

  • un support d’animation (accompagnement) continu de la part des principaux organismes de services ou de développement.

Comme il s’agit d’une démarche de planification progressive qui peut s’échelonner sur plusieurs années (de deux à trois ans) avant la formulation du plan d’action, lequel est souvent de trois ou même cinq ans, le cycle complet peut donc s’étendre sur une période de cinq à sept ans.

Le caractère original de l’ATDD et ses perspectives pour la pratique

Les défis que présente la mise en oeuvre d’une telle approche sont selon nous à l’avenant de son caractère évolutif et innovateur, que nous pouvons résumer par les faits saillants suivants :

  1. L’opérationnalisation des valeurs du développement durable permet de projeter une démarche de développement à la fois vers une vision globale et à long terme, mais aussi structurante par l’effort d’intégration des grandes dimensions du développement. Cette démarche agit en même temps de guide d’une méthodologie générale appuyant un processus de planification stratégique portant sur un projet de territoire à la fois issu aussi bien que favorisant la participation citoyenne et la concertation intersectorielle. Il faut donc maintenir l’accent sur une vision large et un projet à long terme stimulants et orienteurs, à définir collectivement par une procédure rigoureuse, à traduire en variables et indicateurs évocateurs et structurants qui doivent concilier les actions à multiniveaux (local-global, court-moyen et long termes, multisecteurs...). Considérant les limites inhérentes à toute démarche de planification à long terme, en particulier en raison des changements imprévus dans l’environnement politique et économique, et celles liées aux dimensions de processus favorisant la concertation intersectorielle et la participation citoyenne, on peut mesurer l’ampleur des défis que présentent l’adaptation et la continuité d’une telle démarche.

  2. Une démarche ATDD constitue un cadre et un horizon ouverts sur l’expérimentation et l’apprentissage de nouvelles formes de gouvernance locale participative ou partagée sur la base du territoire vécu. Cette nouvelle « gouvernance territoriale partagée » soulève le défi de la conciliation d’au moins trois logiques qu’on doit apprendre à apprivoiser et « réformer » : celle des institutions publiques, marquées par la culture techno-bureaucratique de programme et l’approche top-down; celle de l’action politique locale (municipale), influencée par la recherche du pouvoir, la vision à court terme et la préoccupation électoraliste; et celle de la participation citoyenne, qui s’inscrit dans l’action concrète à portée plus immédiate, combinant une approche de consommation de services, et le recours à l’entraide, avec une vision large de citoyenneté (Forest et St-Germain, 2010 : 97).

  3. Cette promotion de la démocratie participative soulève le défi de la mobilisation citoyenne qui doit être réalisée en continu et non pas seulement recherchée en séquences occasionnelles. Les démarches locales analysées par Forest et St-Germain (2010) démontrent que le type et le degré de participation citoyenne sont confrontés à plusieurs contraintes : les exigences techniques, méthodologiques et organisationnelles que demandent les procédures et exercices de planification et le suivi des projets et instances; les rapports inégaux liés à l’information, à l’expertise et au pouvoir des acteurs; la culture politique ambiante influencée par l’individualisme et le consumérisme d’une part, la vision éditique et autoritaire de la démocratie représentative d’autre part. L’ouverture à la démocratie participative est par contre liée à l’attitude des élus face à la démarche collective. Selon les auteures précitées, ceux-ci se divisent en deux grandes catégories, soit ceux qui veulent contrôler la démarche et ceux qui y voient l’expression par les citoyens de leurs besoins et leur prise en charge, avec l’appui de la municipalité. Un autre enjeu passe enfin par le rôle et la reconnaissance des organismes communautaires comme porteurs légitimes de cette participation citoyenne, notamment celle des citoyens démunis et marginalisés, et leur implication territoriale par-delà leurs intérêts corporatistes et leur approche sectorielle.

  4. Les tâches essentielles liées au processus, soit la promotion et le support de la démarche, la formation, l’information et la liaison auprès des diverses catégories d’acteurs, en particulier les plus faiblement organisées, représentent ce que nous pouvons appeler le défi de l’éthique de l’accompagnement en développement des communautés. Ce défi se pose en particulier en termes d’équilibre à maintenir entre le leadership professionnel et politique et une approche d’accompagnement favorisant un empowerment réel au niveau des individus, des groupes particuliers, du noyau ou système collectif, et de la communauté dans son ensemble. Ce qui suppose un engagement éthique et déontologique envers la démarche et son autonomie, et une capacité d’adaptation à la dynamique de la communauté.

Le défi de la pérennisation : l’articulation des rapports entre les deux logiques...

Ces éléments de description et d’analyse de l’ATDD sont peut-être déjà en partie dépassés ou incomplets, compte tenu de la dynamique évolutive de work in progress qui l’a caractérisée jusqu’ici. La démarche de la Matawinie s’est mutée en démarches multiples dans cinq villages distincts[6], et le Réseau d’animation en développement durable de Lanaudière qui a initié et encadré l’ATDD n’existe plus en tant que tel depuis 2011. C’est la Table des partenaires du développement social de Lanaudière (TPDSL) qui est devenue la principale instance régionale de promotion du développement des communautés. Elle soutient des démarches de concertation intersectorielle réalisées par les Comités locaux de développement social où les citoyens ne sont pas nécessairement le principal acteur dans une stratégie axée davantage sur la concertation comme projet local à réaliser. D’ailleurs, dans le cadre du Plan d’action régional en solidarité et inclusion sociale (PARSIS)[7], la Conférence régionale des élus (CRÉ) de Lanaudière a donné un mandat d’accompagnement des territoires à la TPDSL dans le but de prioriser les initiatives de lutte à la pauvreté sur chacun des territoires (TPDSL, 2012 : 41). Si certains territoires locaux continuent de mettre de l’avant des démarches de mobilisation citoyenne faisant appel aux valeurs et méthodes de l’ATDD, il ne s’agit pas toujours d’une stratégie s’y reliant de façon explicite et elle n’est pas partagée par l’ensemble des territoires. Ce qui semble indiquer que les actions et la dynamique de la concertation intersectorielle locale liées aux programmes structurants comme le PARSIS sont au moins aussi présentes que l’ATDD dans la vision et la stratégie de support au développement de territoire.

Même si l’ATDD demeure présente dans Lanaudière, elle ne semble pas être devenue la référence en termes de modèle de développement de territoire. D’ailleurs, dans un rapport de la TPDSL de septembre 2012, il n’est jamais fait mention de l’ATDD sauf pour référer, en notes de bas de page, à l’outil de diagnostic développé par l’ATDD. Certes, la TPDSL soutient la participation d’une personne représentant la démarche d’animation citoyenne de Matawinie au Réseau québécois de revitalisation intégrée (RQRI), mais force est de constater que l’ATTD en tant que pratique novatrice n’a pas encore réussi à devenir une innovation sociale au sens généralement admis, soit « toute nouvelle approche, pratique, ou intervention ou encore tout nouveau produit pour améliorer une situation ou solutionner un problème social et ayant trouvé preneur au niveau des institutions, des organisations, des communautés » (Bouchard, 1999 : 2). Pour que les inventions ou les idées novatrices entraînent des changements sociaux, elles doivent franchir la sphère d’influence du milieu qui a mis à l’essai l’invention et être adoptées en dehors de leur cadre initial. L’institutionnalisation constitue l’étape ultime du processus d’innovation sociale. Elle renvoie à une pérennisation qui fait en sorte que l’innovation s’inscrit dans la durée, ce qui implique souvent une intervention de l’État.

À l’évidence, l’ATDD ne semble pas jusqu’à présent avoir « trouvé preneur » à l’extérieur de son milieu d’incubation ni avoir connu une forme d’institutionnalisation. Nous formulons ici deux hypothèses explicatives :

  1. La complexité du processus et sa difficile appropriation par les acteurs locaux semblent problématiques, de même que la lenteur du processus et le délai pour mettre en oeuvre des actions concrètes (Forest et St-Germain, 2010 : 57). On va même plus loin en expliquant possiblement « la lenteur de la démarche par la lourdeur, voire dans certains cas, par une application rigide du processus suggéré par le RADDL » (Forest et StGermain, 2010 : 56). Il est possible que la méthodologie d’intervention élaborée par les promoteurs de l’ATDD soit davantage compatible avec la culture professionnelle et qu’elle le soit moins avec les pratiques d’action citoyenne. Lorsque ces promoteurs s’éloignent de la démarche pour toutes sortes de raisons, dont la prise de la retraite, il devient alors difficile de maintenir la démarche lorsque l’appropriation par les acteurs concernés pose problème. Il devient encore plus difficile d’en favoriser la reconnaissance et la diffusion à l’extérieur des pratiques initiales.

  2. Une deuxième hypothèse concerne les rapports entre les initiatives relevant d’une logique communautaire et citoyenne, et les autres pratiques qui sont réalisées sous une impulsion externe, dans la foulée de mesures gouvernementales – et aussi privées – caractéristiques d’une nouvelle action publique axée sur une stratégie de mobilisation des communautés locales. L’ATDD, malgré ses limites, nous semble relever de la logique communautaire et citoyenne, car elle propose une perspective (développement durable, développement local progressiste) comme orientation et une démarche définie comme feuille de route plutôt qu’un protocole prescriptif. L’ATDD est par définition liée aux conjonctures qui sont à la source des actions collectives locales et aux mesures externes qui doivent les supporter pour qu’elles puissent durablement se déployer. Le risque étant que ces dernières s’appuient davantage sur des pratiques standardisées qu’elles imposent d’une façon directe ou indirecte, plutôt que sur les pratiques émergentes que des approches comme l’ATDD permettent de favoriser, mais au prix d’un investissement en temps et en ressources que tous ne sont pas prêts à consentir. De là, on peut aussi s’interroger sur la capacité – et les conditions pour y arriver – de telles approches à favoriser le maintien de l’équilibre entre l’énergie induite par la co-construction du projet territorial propre issue de la logique communautaire et les pressions à la conformité aux exigences de programmes faisant appel à la mobilisation des communautés et à la concertation tels que se présentent dans certaines régions les plans d’action régionaux en solidarité et inclusion sociale (PARSIS) (Lachapelle et Bourque, 2012).

En conclusion

Comme toute démarche de développement territorial s’appuyant sur les principes du développement des communautés, cette approche expérimentée dans Lanaudière depuis plus de 10 ans ne se présente pas comme la panacée permettant de résoudre les problèmes structurels d’inégalités socio-économiques et de démocratie participative sur la seule base de la mobilisation collective au plan du territoire local. D’ailleurs, le Réseau québécois des démarches de revitalisation intégrée estime que « la lutte à la pauvreté et à l’exclusion sociale doit se faire principalement sur deux fronts : 1) D’une part, par le renforcement du filet de sécurité sociale (augmentations des prestations – suppléments au revenu – financement du logement social, etc.) 2) D’autre part, par le soutien de l’intervention territoriale qui agit aussi sur le long terme » (RQRI, 2009 : 3).

L’ATDD constitue en regard de ce second volet une approche et un modèle en développement présentant un caractère novateur susceptible de contribuer à renouveler les pratiques en développement territorial et en organisation communautaire. Dans son état connu, l’ATDD fournit un cadre de référence et une méthodologie générale qui représentent un « outil » pertinent pour la pratique, à adapter selon l’état des problématiques, ressources et attentes des communautés locales. Dans son territoire d’émergence, sa capacité d’action sur le long terme demeure cependant une inconnue. Avec la disparition en 2011 de la communauté de pratiques que représentait le Réseau d’animation en développement durable de Lanaudière (RADDL), il est possible que l’ATDD ait perdu sa principale structure portante et un levier de pérennisation tout en ayant marqué les pratiques et la culture d’action collective et de développement de cette région.