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Introduction

Dans les organisations publiques, communautaires ou privées, les préoccupations sociales liées aux réflexions éthiques sont grandissantes et le regard porté sur les valeurs mises de l’avant dans les pratiques professionnelles se fait de plus en plus scrutateur. On ne s’étonne guère de voir poindre des analyses sophistiquées des divers cadres axiologiques guidant les actions individuelles ou collectives. Nous avons réalisé une étude portant sur les enjeux psychosociaux et éthiques rencontrés par les intervenants psychosociaux travaillant auprès des aînés maltraités[1]. Parmi ces enjeux fut principalement mis de l’avant le principe du respect de l’autonomie de l’aîné, souvent opposé ou posé hiérarchiquement par rapport au besoin ou au devoir social de protéger les plus vulnérables (principe de bienfaisance). Sans que nous l’ayons eu comme objectif spécifique, les récits de pratique des intervenants se sont révélés riches d’un matériau traitant de l’autonomie non pas sous l’angle de celle accordée à la clientèle, mais bien sous celui de l’expérience vécue par les intervenants dans les organisations. Les praticiens s’interrogent sur l’exercice de leur pouvoir dans leur milieu de pratique, et ce, au regard d’une problématique, celle des mauvais traitements. Nous voulons rendre compte d’une réflexion critique inspirée des propos des intervenants sur l’exercice de leur autonomie professionnelle. Le présent article propose tout d’abord un retour rapide sur les enjeux de l’intervention psychosociale dans des situations de mauvais traitements envers les aînés, puis un exposé sur l’autonomie professionnelle, un bref topo sur les représentations sociales, une description de la méthodologie utilisée, une discussion mettant en parallèle les résultats obtenus et la recension des écrits, avant de se clore sur notre conclusion.

L’intervention psychosociale envers les aînés maltraités

Mauvais traitements : définition et position du problème social

D’emblée, mentionnons qu’il n’existe pas de définition consensuelle et universelle des mauvais traitements envers les aînés. En 2002, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a adopté une définition qui traduit les préoccupations à la fois des aînés, des intervenants et des planificateurs de politiques sociales :

« Il y a mauvais traitement quand un geste singulier ou répétitif, ou une absence d’action appropriée, se produit dans une relation où il devrait y avoir de la confiance, et que cela cause du tort ou de la détresse chez un aîné. Cela peut prendre de multiples formes : physique, psychologique / émotionnel, sexuel, financier ou refléter des formes intentionnelles ou non de négligence ».

traduction libre

World Health Organisation, 2002

L’intérêt tardif manifesté à l’égard des pratiques d’intervention psychosociales auprès des aînés maltraités peut laisser croire à une forme d’ignorance ou à un désintérêt devant l’ampleur et la persistance du problème, et ce, tant de la part des chercheurs et des praticiens que de la société dans son ensemble. Les études épidémiologiques révèlent que de 4 à 7 % au moins des aînés vivant à domicile sont victimes de mauvais traitements au Canada (Podnieks et Pillemer, 1990 ; Pottie Bunge, 2000). À l’instar des connaissances amassées dans les autres domaines de violence ou de négligence commis par des proches, ces données sont remises en cause en raison de problèmes d’ordre méthodologique, dont celui, très délicat, de la dénonciation de proches. Bref, ces pourcentages ne constitueraient que la pointe de l’iceberg (Kozak, Elmslie et Verdon, 1995). Et où est le lobby politique qui dénonce le sort réservé aux aînés les plus démunis ? Il se fait plutôt timide ou objet de revendications de quelques groupes seulement.

Les enjeux soulevés par l’intervention

Qu’ils travaillent dans un organisme public ou communautaire, les intervenants psychosociaux jouent un rôle crucial dans la prévention, le dépistage et l’intervention dans les cas de mauvais traitements. Les difficultés auxquelles ils se heurtent dans l’exercice de leur jugement clinique et dans la prise de décision éthique engendrent certains malaises et soulèvent chez eux des problèmes éthiques difficiles à résoudre (Beaulieu et Leclerc, sous presse ; Giasson et Beaulieu, 2004). Les intervenants relèvent de nombreuses embûches reliées à leur contexte de pratique : manque de soutien clinique et professionnel, absence de lieux où mener des discussions éthiques, insuffisance des ressources financières et humaines (temps, services disponibles), le fait que le travail ne se fait pas toujours en interdisciplinarité et dans un climat non menaçant, etc. Comment l’intervenant psychosocial peut-il exercer un certain pouvoir pour contribuer à améliorer une situation problématique ? De plus, le risque d’épuisement s’accroît lorsqu’il ressent des sentiments négatifs tels que la peur, l’impuissance, le déni, le retrait et le stress et qu’il subit de la pression de la part de ses pairs, de l’organisation, de l’entourage, de la société, etc. Tout cela nous incite à nous interroger sur l’autonomie professionnelle dont il dispose au sein de l’organisation qui l’emploie[2].

Les contextes sociopolitique et législatif

Le cadre sociojuridique, tout comme l’organisation des pratiques, balisent le champ d’intervention et donnent des indications claires relativement à la marge de manoeuvre dont jouissent les intervenants. Au Québec, l’absence de politiques en matière d’intervention auprès des aînés maltraités et l’absence d’une loi de protection des aînés[3] entraînent un certain relativisme. Seuls quelques CLSC se sont dotés de directives en matière de mauvais traitements envers les aînés, quelques organismes communautaires en ont fait leur objet de lutte et d’intervention et quelques régions ont instauré des tables régionales en matière de violence à l’endroit des aînés. Bref, il n’y a pas d’uniformité. En outre, les pratiques sont affectées par les nombreux changements survenant dans le système de soins de santé et de services sociaux : coupures budgétaires, rationalisation et restructuration des organisations, des programmes et des ministères. Cela entraîne des conséquences majeures sur la pratique professionnelle : insuffisance des transferts de ressources humaines et financières vers les CLSC (maintenant devenus CSSS), manque « évident » de coordination entre les principales instances et surcharge de travail occasionnée par la clientèle ambulatoire soignée à domicile par le personnel des CLSC (Conseil central des syndicats nationaux du Saguenay–Lac-Saint-Jean, 2000). Les organismes communautaires ont aussi vu leurs règles changer avec l’adoption des Lois 120 (Loi sur l’abolition de certains organismes publics et le transfert de responsabilités administratives) et 83 (Loi modifiant la Loi sur les services de santé et les services sociaux et d’autres dispositions législatives). Toutes ces transformations façonnent la pratique :

La pratique du travail social met en jeu un certain nombre de valeurs personnelles, professionnelles, organisationnelles et sociales qui, de temps à autre, peuvent entrer en tension ou même en conflit dans certaines circonstances. […] Les principales valeurs qui animent ce que nous pourrions appeler le caractère « vocationnel » de la profession sont menacées, entre autres, par trois phénomènes majeurs que décrit le rapport des états généraux de la profession : les changements dans la société, les transformations dans l’organisation et la distribution des services ainsi que les modifications du contexte professionnel de la pratique.

Fortin, 2003 : 95-96

En conséquence, on se retrouve avec un réseau public agissant souvent comme un pompier ou une boîte postale en référant les aînés maltraités et même les proches qui les maltraitent au réseau communautaire ou d’économie sociale. Par ailleurs, l’ingérence de l’organisation dans l’autonomie professionnelle des intervenants est ouvertement dénoncée :

Sous les pressions des demandes et des contraintes budgétaires, l’employeur tente d’imposer des modèles d’intervention aux intervenantes et aux intervenants psychosociaux. On préconise l’intervention en situation de crise au détriment des approches thérapeutiques et aussi de la prévention.

Conseil central des syndicats nationaux du Saguenay–Lac-Saint-Jean, 2000

L’autonomie professionnelle en intervention psychosociale

Identité et autonomie professionnelle

Les conditions dans lesquelles s’actualise le travail social ont une influence très grande sur le sens et la forme qu’il prend dans un contexte particulier. Elles contribuent dans une certaine mesure à en faire une pratique plus ou moins autonome, mettant ainsi en jeu l’identité professionnelle de celles et ceux qui s’y consacrent.

Fortin, 2003 : 85

La notion d’autonomie fait référence à la « possibilité de décider, pour un organisme, un individu, sans en référer à un pouvoir central, à une hiérarchie, une autorité » (Larousse, 2004 : 102). Dans la relation à autrui, suivant l’approche bioéthique principiste développée par Beauchamp et Childress (1979)[4], le respect de l’autonomie se rapporte au fait de mettre en place les conditions d’un processus décisionnel qui respecte l’autonomie de la personne. Dans le contexte professionnel, l’autonomie repose sur la question de l’identité : on parle ici de « ce qui unit, de ce qui fait “ un ” dans le “ multiple ”. On répond à la question : “ Qui suis-je ? ” » (Larouche et Legault, 2003). Quand les contours de la pratique sont mieux définis, l’intervenant dispose d’une plus grande autonomie, qui lui permet d’exercer plus librement son jugement professionnel. Dans le cas contraire, il patauge entre la rigidité de l’organisme et son manque de structure.

L’exercice du pouvoir

L’exercice du pouvoir est consubstantiel à l’acquisition, à l’accumulation et à la circulation du savoir. C’est donc la fluidité et l’accessibilité à l’information qui amplifient le pouvoir décisionnel des intervenants (Foucault, 1994). Pour sa part, le rôle de l’institution renvoie aux politiques et au cadre législatif dans l’ère modernité-État-nation, qui se veut plus rigide et distanciée des citoyens. Le terme organisation se rapporte au mode d’organisation contemporain, qui apparaît plus proche de l’humain, c’est-à-dire à la gestion participative, horizontale, que l’on retrouve dans les CLSC et en milieu communautaire (Larouche et Legault, 2003). L’ère de la postmodernité ou du relativisme est marquée par le dépassement de l’institution, critiquée à cause de la trop grande rigidité qu’elle affiche dans ses principes : les lois, la gestion verticale, le manque de ressources, la vision à court terme (diminution de la prévention), etc. Les valeurs de l’intervenant peuvent être ou non en dissonance avec celles de l’institution ou de l’organisation (Larouche et Legault, 2003).

Déjà en 1977, Crozier et Friedberg présentaient un modèle d’organisation où les rapports humains ne pouvaient être réduits à une simple logique technicoéconomique. L’organisation doit tenir compte des représentations sociales et des capacités relationnelles des individus. Les fondements de ce modèle reposent sur quatre caractéristiques déterminantes :

[...] l’extension considérable de la réglementation impersonnelle ; la centralisation très poussée du pouvoir de décision éloignant les décideurs de ceux qui seront affectés par leurs décisions ; la stratification des individus en groupes homogènes et séparés les uns des autres par des barrières souvent infranchissables ; le développement de pouvoirs parallèles autour des zones d’incertitude non prévues formellement.

Crozier et Friedberg, 1977 : 168-169

On court le risque de voir s’appliquer la logique bureaucratique, celle de l’impersonnalité et de l’isolement des individus. Ce faisant, on est amené à s’interroger sur l’interinfluence du travailleur et de l’institution (Goffman, 1968). On pense par exemple à :

[…] toute la série d’efforts que l’individu fournit pour s’écarter du rôle et du personnage que l’institution lui assigne. Dans tous les cas, il s’agit de mécanismes de défense du moi, de formes de résistance passive, par lesquelles l’individu s’oppose au système sans néanmoins pouvoir le changer, une forme particulière d’absentéisme qui consiste à prendre ses distances, non par rapport à une activité, mais par rapport à un personnage prescrit.

Goffman, 1968 : 448

Goffman dénonce aussi l’incapacité des institutions modernes à laisser place au flou, à la diversité et à la singularité. En fait, ces institutions chercheraient plutôt à normaliser tous les individus, au risque d’entraîner une certaine stigmatisation (Martuccelli, 1999). Dans ce contexte, il devient difficile pour l’intervenant de tenir compte des zones grises lorsqu’il prend des décisions cliniques. L’ingérence de l’organisation dans l’exercice de l’autonomie professionnelle des intervenants soulève maints problèmes importants en lien avec le contexte de travail. Toutes ces réflexions suscitent plusieurs questionnements sur l’intervention psychosociale auprès des aînés maltraités, plus spécifiquement en ce qui a trait à l’exercice de l’autonomie professionnelle des intervenants.

Que sait-on de l’éthique et de l’exercice de l’autonomie professionnelle chez l’intervenant psychosocial ?

À la suite de sa recension des écrits portant sur l’éthique et le service social, Cossom conclut à « l’indigence d’étude des valeurs, des connaissances morales, des perceptions, des attitudes et du mode d’exercice des praticiens, ou de leur fondement » (Cossom, 1993 : 87). En fait, les résultats des études empiriques amènent à constater que les enjeux éthiques auxquels font face les intervenants psychosociaux découlent directement de leurs réalités professionnelle et organisationnelle. Puisque l’intervenant psychosocial est mû par un souci éthique d’améliorer une situation inacceptable, il souhaite entreprendre les meilleures actions dans l’intérêt de la personne maltraitée. Mais, au-delà des compétences cliniques de l’intervenant, la qualité des pratiques est parfois influencée par le cadre institutionnel.

Dans une recherche qui s’intéresse au cadre de référence de la pratique psychosociale, Barbeau (2000) rapporte l’émergence de tensions liées à des enjeux de reconnaissance d’expertises et de compétences, de balisage ou de contrôle de la pratique professionnelle, de reconnaissance de spécificité professionnelle, d’autonomie professionnelle, d’encadrement et de soutien à la pratique, etc.

L’éthique et le contexte organisationnel

On sait depuis longtemps que les intervenants sont fortement influencés par les exigences de l’organisation et qu’ils se montrent plus bureaucratiques que professionnels quand ils exercent leur jugement (Billingsley, 1964). Ainsi, l’institution aurait une influence déterminante sur l’intervenant et façonnerait sa réponse lorsqu’il se trouve confronté à des questionnements éthiques. Dans un même ordre d’idées, Walden, Wolock et Demone (1990) et Cossom (1993) mentionnent que l’organisme applique une force contraignante. Selon ce dernier, la résistance ou la soumission des intervenants découlent de l’écart existant entre la philosophie préconisée par l’institution et son application.

Cossom affirme aussi que « souvent le praticien n’a ni le temps, ni les ressources consultatives voulues pour examiner soigneusement les dilemmes éthiques » (Cossom, 1993 : 90). D’ailleurs, les travailleurs sociaux se montreraient insatisfaits du soutien éducatif qu’ils reçoivent. En outre, on s’inquiète des capacités d’analyse des intervenants en matière d’éthique. Les programmes de formation accordent de l’importance aux questions éthiques et déontologiques, mais les étudiants, tout comme leurs formateurs, éprouvent de sérieuses difficultés quand ils doivent résoudre des problèmes de cet ordre (Conseil supérieur du travail social, 2001).

Cadre épistémologique : les représentations sociales

« Les praticiens sont les seuls qui peuvent avec justesse réfléchir rigoureusement sur leur pratique et tenter de la conceptualiser » (Gendreau, 1991 : 50). Or, les représentations sociales permettent de comprendre la réalité du point de vue des intervenants, notamment de cerner leurs valeurs et leurs croyances dans le cadre du processus d’intervention psychosociale auprès des aînés victimes de mauvais traitements (Bookin et Dunkle, 1985 ; Clark, 1997 ; Lithwick, Beaulieu, et Gravel, 1999). La représentation sociale constitue « l’emblème de certaines valeurs » (Herzlich, 1972 : 316). Globalement, les représentations sociales s’insèrent dans le courant des épistémologies constructivistes. Ce concept de nature essentiellement sociologique, très utilisé en psychologie sociale, a permis d’améliorer notre compréhension des phénomènes sociaux. Selon Mannoni, le fait d’« étudier les représentations d’un sujet ou d’un groupe revient à évaluer le champ sociocognitif, assorti des validations culturelles y afférant, dans lequel il inscrira de préférence ses actions et interrelations » (Mannoni, 1998 : 59).

Méthodologie

La présente étude utilise les données originales d’une recherche qui traite des enjeux éthiques de l’intervention psychosociale dans les situations de mauvais traitements à l’endroit des aînés. Elle aborde plus spécifiquement l’analyse des données reliées à l’autonomie professionnelle de l’intervenant psychosocial en contexte d’intervention auprès des aînés maltraités. Il s’agit d’une recherche qualitative, à la fois fondamentale et exploratoire, qui s’appuie sur un dispositif transversal.

La population étudiée regroupe des intervenants psychosociaux oeuvrant depuis au moins cinq ans auprès des aînés maltraités en milieu communautaire ou public. À l’aide de la méthode d’échantillonnage boule de neige, 16 sujets ont été recrutés : huit dans la région du Bas-Saint-Laurent et huit dans la région de Québec. Pour chaque région, quatre intervenants proviennent d’organismes communautaires et quatre du milieu public (CLSC, CH). Bien que la formation ne soit pas à proprement parler un critère de sélection de nos sujets, il est intéressant de constater la très nette prédominance du service social comme discipline professionnelle (10) et la grande majorité de sujets féminins (14).

Des entrevues semi-structurées, menées de façon non directive, ont permis d’avoir accès à un contenu très riche. Les principaux thèmes, explorés en profondeur par le biais de questions ouvertes, étaient les suivants : le contexte de pratique, les valeurs et la philosophie de l’organisation, les représentations des personnes âgées, des mauvais traitements et de la clientèle, l’intervention en situation de mauvais traitements, le processus de prise de décision, les valeurs personnelles qui influencent la pratique des intervenants, les enjeux psychosociaux de leur pratique et les enjeux éthiques et dilemmes moraux auxquels ils sont confrontés. À partir des thèmes de notre étude et de nos matrices de codification, l’analyse met l’accent sur les représentations des facteurs positifs et négatifs de l’exercice de l’autonomie professionnelle tels qu’ils ont été identifiés par les intervenants psychosociaux. Alors que nos écrits antérieurs[5] s’intéressaient au respect de l’autonomie comme enjeu éthique dans l’intervention psychosociale auprès des aînés maltraités, la présente étude porte sur les représentations sociales des intervenants quant aux conditions d’exercice de leur autonomie professionnelle.

Résultats et discussion

Les représentations de l’automne professionnelle

L’analyse des récits de pratique des intervenants permet de faire ressortir les représentations sociales qu’ils entretiennent à propos de leur autonomie professionnelle dans leur organisation. Notre inventaire de l’ensemble des aspects positifs et négatifs de l’autonomie professionnelle indique que les seconds l’emportent clairement sur les premiers (tableau 1).

Tableau 1

La représentation des aspects positifs et négatifs quant à l’exercice de l’autonomie professionnelle

La représentation des aspects positifs et négatifs quant à l’exercice de l’autonomie professionnelle

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Par exemple, l’un des intervenants du réseau public affirme :

Les directions misent beaucoup sur notre autonomie, ça, c’est clair. D’abord, on a une mission de CLSC. Moi, j’ai toujours connu une très grande autonomie dans mon travail, ça a toujours existé. Et, du support entre collègues de même profession, on s’en donne beaucoup. Je pense que le fait qu’on ait autant d’autonomie, c’est à la fois un avantage et un désavantage. La corde est longue, mais on peut aussi se pendre avec… Dans ce sens, les attentes de l’organisation sont de mener à terme le dossier, faire en sorte que ça se règle : elle a besoin d’aide à domicile la madame, je vais lui en donner, elle en a besoin, bon… (Entrevue 3).

Cette courte illustration décrit bien l’opposition qui existe entre les valeurs en vigueur dans l’organisation et celles qui sont prônées par le praticien : l’intervention en situation de crise, qui pallie une absence d’interventions préventives et proactives. On constate une certaine « nostalgie » des intervenants devant la disparition graduelle des pratiques préventives, qui constituent pourtant l’une des missions premières des CLSC. De plus, les règles internes veulent que la demande de services se fasse sur une base strictement volontaire, soit une demande directe de la clientèle. Mais, comme il n’y a pas de demande, les intervenants critiquent la structuration des services et les pressions exercées sur eux par la société et l’organisation :

On a l’obligation légale de donner des services suite à une demande expresse et sur une base volontaire. Il n’y en a pas ! Qu’on se retire et advienne que pourra !… C’est dans ce contexte que le professionnel va interpeller les balises et questionner via un comité éthique, via une plainte, via un rôle. Par exemple, la reconnaissance d’une situation qui ne soit pas couverte par la loi, mais dont on a aussi la mission de s’occuper. Sinon, on va aller à ce qui est strictement nécessaire (Entrevue 2).

Cette dernière illustration, de même que la précédente, vont dans le même sens que les critiques formulées par Larouche et Legault (2003) et par le Conseil central des syndicats nationaux du Saguenay–Lac-Saint-Jean (2000) concernant l’amenuisement de la mission à caractère préventif des CLSC à cause des compressions budgétaires et de l’ingérence de l’organisation dans l’autonomie professionnelle des intervenants. Pour ces raisons, les participants préconisent les mesures dites « douces », appelées aussi mesures proactives, où leur action se conjugue à l’évolution du dossier et des besoins de l’aîné maltraité. Ces interventions qui se révèlent extrêmement longues et complexes exigent un investissement important aux plans personnel et professionnel, induisent des attitudes de démission, de malaise et de retrait chez les intervenants qui se sentent comprimés dans un contexte de surcharge de travail, d’alourdissement de la clientèle et de manque de temps et de ressources (financières et humaines). Lorsqu’un aîné refuse des soins ou un service, dans un contexte où l’intervention doit être demandée par le client, les intervenants risquent de s’aligner vers le respect absolu de l’autonomie, c’est-à-dire vers la cessation des services, la fermeture temporaire ou permanente du dossier, bref, vers l’abandon de l’aîné à lui-même. Une approche proactive et respectueuse de la personne humaine s’impose comme moyen de prévenir, de dépister et d’intervenir dans la perspective d’enrayer ou d’amoindrir l’impact des situations de mauvais traitements sur l’aîné.

Cette analyse des représentations de l’autonomie professionnelle reflète davantage les propos des intervenants du réseau public que de ceux du réseau communautaire. La grande variété de structures entre les organismes communautaires empêche de proposer un regard aussi uniforme sur l’autonomie professionnelle. Dans certains milieux communautaires, la principale limite à l’autonomie professionnelle concerne la restriction relative au mode d’intervention permis :

C’était que nous, comme intervention, on n’a pas le droit de faire de l’intervention directe. On disait à nos gens, vous avez des organismes dans le milieu pour vous aider… Ce n’est pas notre but et on n’a pas le droit de le faire, on n’est pas psychologue, on n’est pas travailleur communautaire non plus (Entrevue 4).

Les normes implicites et explicites de l’organisation

Foucault (1994) a mis en évidence le mode de subjectivation du travailleur lorsqu’il est porteur de ses valeurs personnelles, des valeurs de sa profession et d’un bagage expérientiel. Si l’intervenant n’équilibre pas ces éléments, il est pour ainsi dire voué à l’autodestruction. Mais la création de son rôle dans cet espace de tension passe par une construction de sa réalité qui n’est pas exempte de risques de dérapages. Cela rejoint le commentaire émis par un intervenant du réseau public concernant l’importance de son rôle quand il exerce son autonomie professionnelle dans une puissante organisation, et ce, en tenant compte des normes véhiculées par l’organisation et par la société :

On devient très puissant malgré qu’il n’y ait pas de loi ; on devient très puissant comme organisme de santé avec des professionnels qui sont formés selon des normes, des normes d’hygiène, des normes de façons de vivre. On est de plus en plus normatif dans notre société et on peut imposer nos normes et arriver à un résultat qui est complètement l’inverse de ce qu’on aurait souhaité (Entrevue 2).

Le pouvoir réel donné à l’intervenant, qui incite à dénoncer la rigidité imposée par l’institution, peut être mis en parallèle avec la critique faite par Goffman au sujet des risques d’introduire une forme de stigmatisation sociale (Martuccelli, 1999). Cela nous amène à constater qu’un des enjeux fondamentaux de ce contexte d’intervention concerne la difficulté qu’ont les intervenants à considérer les zones grises lorsqu’ils doivent prendre des décisions éthiques, d’une part, et les contraintes liées à la structure de la prestation des services dans l’organisation, d’autre part. En l’absence de directives claires, ils portent les sourdes questions que nous paraphrasons ainsi : « Jusqu’où va-t-on dans ce dossier-là ? Est-ce que mon organisation va me soutenir ? Que faut-il que je fasse valider par mon supérieur ? »

Les attentes et les responsabilités de la société, de l’organisation et de l’intervenant

La question du fossé entre les pressions plus ou moins explicites de la société, les missions des divers organismes publics et privés et les attentes envers le travail individuel et collectif des intervenants suscite de nombreuses réflexions chez les intervenants. Sont-ils des Atlas devant porter la responsabilité de résoudre le problème social des mauvais traitements envers les aînés alors que, politiquement et étatiquement parlant, les préoccupations pour ce problème se traduisent en fort peu de mesures concrètes ? Un intervenant travaillant dans un organisme communautaire témoigne de la représentation qu’il se fait d’une certaine responsabilité incombant au travailleur qui doit assurément adopter certaines valeurs à caractère plus « vocationnel » :

[On a] la responsabilité de bien faire le travail qu’on offre. Je pense d’être toujours au courant de ce qui se passe, des nouvelles choses qui arrivent, des nouvelles connaissances à acquérir au niveau de la violence. J’imagine ce que la société attend de nous […] est aussi de bien remplir le mandat, je pense, pour lequel on est né, finalement. […] On ne fait pas ce métier-là uniquement pour avoir une paie, c’est qu’en quelque part, on doit avoir un peu le profil de l’emploi, ce qui implique d’avoir certaines sympathies et affinités (Entrevue 9).

Cet extrait fait rejaillir la question de l’identité professionnelle des intervenants psychosociaux (Fortin, 2003). Ceux-ci se définissent-ils par leur formation, leur poste ou leur organisation ? Les propos varient, mais on constate que ces divers référents sont hiérarchisés : « Comme professionnel, je ne suis pas uniquement un employé d’un organisme, je suis aussi un professionnel qui est soumis à un code, à un rôle » (Entrevue 2).

Un meilleur respect ou une meilleure promotion de l’autonomie professionnelle dans l’intervention auprès des aînés maltraités passe par une série de transformations à divers niveaux. Bien sûr, les intervenants sont directement interpellés, mais leur rayon d’action est limité s’ils ne sont pas soutenus par l’organisation, voire par la société. Afin de bien comprendre les rôles de tous les acteurs concernés tels que les décrivent les intervenants psychosociaux, nous proposons un tableau présentant un condensé des données et ciblant les pistes de solution qui permettraient d’améliorer les pratiques d’intervention dans une perspective de respect de l’autonomie professionnelle et de l’identité de l’intervenant (tableau 2).

Tableau 2

Les représentations des changements susceptibles de favoriser l’exercice de l’autonomie professionnelle

Les représentations des changements susceptibles de favoriser l’exercice de l’autonomie professionnelle

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Si on veut alléger le fardeau qui pèse sur les épaules des intervenants, le soutien apporté par les cadres et les gestionnaires apparaît presque comme la pierre angulaire du bon fonctionnement des organismes : « Vive l’autonomie ! Mais c’est sûr que si j’ai un dossier complexe, je vais voir mon patron et je lui dis : il faut faire telle affaire, il se passe telle chose » (Entrevue 3).

S’agissant du soutien apporté par l’équipe, les opinions sont divisées. Certains soulignent la richesse de l’appui qu’il procure pour autant que règne un climat de travail non menaçant et non compétitif. En revanche, d’aucuns déplorent le manque de soutien de l’organisation par l’équipe interdisciplinaire, comme cette intervenante du réseau public :

Plus on se sent bien dans l’intervention, plus on se sent armé pour travailler cette problématique, donc ça implique du support de la part d’une équipe, ça veut dire du monde à qui en parler. Et si j’avais ce support, je serais peut-être plus à l’aise dans mes interventions, je me sentirais plus supportée, donc les bienfaits seraient pour la personne âgée. Je pourrais faire beaucoup plus de dépistage. […] On a une facilité organisationnelle, mais dans le fond, ce qui manque, c’est le support professionnel (Entrevue 12).

Conclusion

Notre étude révèle que, dans l’exercice du pouvoir que leur confère leur autonomie professionnelle, les intervenants s’identifient et se réfèrent non seulement à l’organisation, mais aussi à leur profession et à leurs valeurs professionnelles. L’analyse des représentations sociales dégagées des récits de pratique des intervenants psychosociaux permet de documenter le caractère complexe de certaines situations.

Le regard porté sur l’exercice de l’autonomie professionnelle, lequel varie selon les milieux de pratique, permet de dégager certaines tendances. Par exemple, les intervenants du milieu communautaire font habituellement une référence au CLSC de la région quand la situation devient trop lourde ou très complexe. C’est donc dire que la responsabilité réelle et la pression s’exercent principalement sur l’intervenant oeuvrant en milieu institutionnel, et plus particulièrement dans les CLSC, qui constituent, comme on le sait, la porte d’entrée des services sociosanitaires de première ligne au Québec.

L’analyse des récits de pratique confirme le malaise ressenti par l’intervenant qui travaille auprès des aînés maltraités quand il doit exercer son autonomie professionnelle. Tant le professionnel, l’organisation que la société dans son ensemble sont pris en considération dans les réflexions et le discours des intervenants quand ils s’expriment au sujet des besoins et des préalables nécessaires pour bonifier les conditions de leur pratique auprès des aînés maltraités et améliorer la qualité des interventions.

Plusieurs contraintes organisationnelles ont été dénoncées. La réflexion éthique, la supervision clinique, la formation continue, le soutien apporté par l’équipe interdisciplinaire et les gestionnaires, le travail en partenariat avec les différents acteurs de la communauté, la sensibilisation de l’ensemble de la collectivité et l’ajout de ressources humaines et financières sont autant de facteurs qui influencent l’efficacité des interventions psychosociales auprès des aînés maltraités. En tenant compte de ces éléments, on contribuera à diminuer la lourdeur, l’impuissance, l’insatisfaction et l’inaction vécues, dénoncées et exprimées par les intervenants.

Cela dit, nous devrons poursuivre la réflexion sur le rôle, les mandats réels, l’identité professionnelle et l’exercice de l’autonomie de l’intervenant dans le contexte sociopolitique actuel, en mouvance. Ce climat n’est pas sans laisser des traces qui se manifestent par de l’essoufflement chez ceux qui sont au front, sur le terrain, et qui se trouvent aux prises avec la souffrance et la vulnérabilité humaines. Un sentiment d’impuissance risque de se manifester devant les difficiles conditions de pratiques. Comment s’assurer qu’il y ait réponse aux besoins criants qui existent en termes de développement et de planification stratégique, de plans de formation et de supervision clinique au sein des organisations ? Ainsi, une question demeure : sans ajout de ressources et sans vision à long terme chez nos décideurs, est-il possible d’améliorer les conditions de pratique professionnelle des intervenants psychosociaux afin de poursuivre efficacement la lutte contre les mauvais traitements infligés aux aînés ? Il en va peut-être de la sécurité de certains aînés maltraités.