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En septembre 2005, l’INSERM[2] publiait son rapport d’expertise et ses recommandations sur le trouble des conduites chez les enfants et les adolescents[3] qui a donné lieu à un projet de loi sur la prévention de la délinquance. Ce projet de loi préconise de détecter le plus tôt possible (dès l’âge de trois ans) les enfants à risque de devenir délinquants afin de les diriger vers des traitements médicaux. Ce plan de prévention de la délinquance du gouvernement français a soulevé un mouvement collectif de contestation rassemblant professionnels de la santé et de l’enfance, parents, enseignants, etc., afin de dénoncer les risques de dérives : le collectif Pasde0deconduite. Nous avons rencontré l’une des fondatrices de ce collectif et initiatrices de l’appel en réponse à l’expertise INSERM, Christine Bellas-Cabane, pédiatre et présidente du Syndicat national des médecins spécialistes de protection maternelle infantile.

NPSD’abord, qu’est-ce que le collectif Pasde0deconduite et d’où vient-il ?

Le collectif Pasde0deconduite, c’est un ensemble de professionnels et de parents, des intervenants de toutes sortes qui se sont mobilisés contre, à la fois, les recommandations du rapport de l’INSERM sur le trouble des conduites et le projet de loi de prévention contre la délinquance qui reprenait sur le plan politique les recommandations de ce rapport, à savoir d’organiser un dépistage massif et précoce des enfants porteurs de trouble des conduites sous prétexte qu’ils pourraient devenir délinquants. Il y a eu d’abord les 50 premiers signataires qui sont tous des professionnels intervenant globalement dans le champ de la santé : des psychologues, pédopsychiatres, pédiatres, pédiatres en protection maternelle et infantile, etc. Il y a également des professeurs de santé publique et beaucoup de psychanalystes qui se sont mobilisés.

NPSQuelles sont les critiques essentielles adressées au rapport de l’INSERM ?

Les critiques essentielles sont de plusieurs formes. D’abord, il y a le choix de la méthode. Il faut savoir que c’est un rapport d’expertise qui applique au champ de la santé psychique les mêmes règles qu’au champ biomédical. À savoir que la méthode de ce rapport d’expertise regroupe non pas des chercheurs qui font état d’études, mais des experts qui ont essentiellement pour mission de répertorier dans la littérature tout ce qui a trait à un objet. Là, c’était le trouble des conduites défini dans le DSM-IV, la classification américaine pour les troubles psychiques. Or, c’est une classification qui n’est pas reconnue par la psychiatrie et la pédopsychiatrie française. Dans ce rapport, les experts ont fait état d’études venant presque uniquement de la littérature anglo-saxonne parce que c’est la seule repérable sur les canaux d’information internationaux et la seule reconnue, entre guillemets, comme scientifiquement valable. Il n’y a pratiquement pas d’exploration de la littérature nationale sous prétexte qu’il y a très peu de chose sur le trouble des conduites et son dépistage – évidemment, puisque le trouble des conduites n’est pas reconnu comme tel par la pédopsychiatrie française. De plus, il n’y a eu aucune association avec les pédopsychiatres de terrain, les médecins de terrain, les pédiatres, les enseignants, qui travaillent auprès des enfants et qui auraient pu expliquer comment ils prennent en compte les difficultés et les troubles du développement, quelles pratiques de prévention sont déjà développées, s’il leur paraissait qu’il y avait effectivement un problème de repérage et de dépistage, ou s’il y avait un autre problème, et pourquoi on ne reconnaît pas cette entité « trouble des conduites ». Bref, c’est comme si rien n’avait été fait en France de ce côté, d’où le besoin de plus de repérage et de dépistage pour en faire foi.

Ensuite, c’est essentiellement la notion d’approche de prévention non prévenante, mais plutôt prédictive que nous critiquons. À savoir que le rapport parle d’un tempérament qui semble conduire à des troubles des conduites et à la délinquance, il s’agit donc de prédiction, comme si les troubles des conduites et la délinquance ne pouvaient avoir qu’une cause. Il évoque une évolution linéaire en faisant fi de tout ce qui peut arriver à l’enfant aussi bien dans son environnement que dans ses rapports aux autres. Cette approche prédictive nous a paru extrêmement dangereuse parce que l’enfant réagit beaucoup au regard qu’on porte sur lui. Et si on développe des présomptions en ayant dans l’idée que c’est pour éviter que l’enfant devienne délinquant parce qu’il est porteur de trouble des conduites, il risque – attention, je dis bien risque, on n’est pas dans la prédiction – de se conformer finalement à ce qu’on attend de lui. C’est inducteur. Donc, ça nous a paru extrêmement grave.

Puis, les items retenus relèvent plus de l’ordre moral que de la science. Quand on parle de froideur affective, d’absence de remords, de non-reconnaissance de ses forces, d’inventer des histoires, de mentir, pour un petit enfant de trois ans, ça ne nous paraît absolument pas adéquat. Il y a des endroits où l’on aurait repéré presque l’ensemble d’une classe maternelle ou de crèche. Je crois qu’il y a là une confusion entre les registres moraux et les registres médicaux scientifiques, entre les registres éducatifs et les registres thérapeutiques. Et, plus avant, au niveau du projet de loi, entre le registre médical et le registre de la répression de la police. Ça nous a paru extrêmement dangereux. Aussi, certains items, dans certaines situations relèvent de qualités. Par exemple, la curiosité, la baisse du niveau de peur, l’enfant qui ne se contente pas de ce qu’on lui propose, mais qui veut toujours voir ailleurs. Pour nous, c’est associé à un tempérament de petit explorateur, de futur chercheur… Alors que là, c’est considéré comme un tempérament à risque, de même que les tempéraments agressifs, violents. Et c’est là que le milieu, l’environnement de l’enfant intervient : est-ce que les enfants qui présenteraient finalement des tempéraments d’explorateur, de recherche, de créativité, dans certains milieux pourraient évoluer favorablement vers des professions de chercheur, d’explorateur, de sportif de haut niveau, alors que d’autres évoluant dans un milieu plus défavorisé iraient vers la délinquance et le banditisme, voire le terrorisme. Ça nous a paru aussi extrêmement dangereux et pas scientifique du tout.

De plus, il y a beaucoup d’enfants normaux qui peuvent avoir une phase d’agressivité, par exemple. Cela se rencontre quand il y a un stress, un déménagement, un divorce… Il y a parfois une confusion entre le symptôme et le trouble, le symptôme et la maladie. Est-ce que l’on considère le symptôme comme une entité à part entière qu’il convient de soigner ? Ce qui était plutôt la posture du rapport de l’INSERM. Ou est-ce que l’on considère le symptôme comme révélateur d’une souffrance qu’il convient de prendre en compte sans pour autant prédire sous quelle forme va évoluer et va s’exprimer cette souffrance. Ça peut être un trouble de la relation avec une maltraitance, ça peut être un trouble du comportement, un trouble d’apprentissage, une souffrance explicite plus importante, une dépression. Est-ce qu’il n’est pas plus important, comme dit le docteur Bernard Golse, de repérer les enfants qui ont réellement besoin de soins ? Bref, est-ce qu’on ne peut pas prendre en compte la réflexivité du sujet humain avec sa capacité de changement en fonction des rencontres, en fonction des familles des patients, en fonction de son milieu, en fonction de tout ce qu’on ne sait pas et qu’on ne peut pas prédire ?

Nous critiquons aussi ce qui était conseillé pour traiter ces troubles-là : référer rapidement vers les systèmes de soins, développer des thérapies cognitivo-comportementalistes, administrer des traitements antidépresseurs, des psychostimulants, des antipsychotiques. C’est quand même des thérapeutiques extrêmement importantes qui sont préconisées dès l’âge de trois ans, même si ce ne sont pas des traitements spécifiques pour des troubles de conduite, mais qu’on donne d’abord pour des raisons de comordibité avec, par exemple, l’hyperactivité. Et si l’on regarde ce qui se passe aux États‑Unis, c’est aussi une complicité de certains laboratoires pharmaceutiques qui ont intérêt à ce que ces troubles soient reconnus et surtout qu’ils soient traités de cette façon-là.

NPS – Comment a commencé votre implication personnelle dans le Collectif ?

Elle a commencé un an avant le rapport de l’INSERM, avec le projet Bénisti qui était un premier projet de loi sur la prévention de la délinquance, où on parlait déjà de prévention et de repérage précoce. On ne parlait pas encore de trouble des conduites, mais on commençait à parler des enfants qui présentent, disons, une inadaptation dans les crèches ou les maternelles. Initialement, il s’agissait de dénoncer un mauvais niveau en français, un bilinguisme - pas le bilinguisme anglais-français, mais celui de l’immigrant, en particulier de l’arabe ou de langues africaines. Ensuite, il y avait les comportements inadéquats, la déviance et la délinquance dans une évolution linéaire. Le rapport Bénisti préconisait donc ce dépistage précoce, et on demandait aux enseignants de repérer ces enfants et de faire une injonction aux parents de parler français alors qu’ils ne le parlent pas. Pour moi, c’est une erreur fondamentale parce que s’il y a bien quelque chose à faire pour prévenir des souffrances et des pertes de repères aux enfants, c’est de renforcer le lien familial. Et comment peut-on traduire mieux qu’en langue maternelle, j’ai envie de dire dans la douceur de la langue maternelle, ce qui est de l’ordre des berceuses, des contes et des comptines. Je crois que c’est par là que peut se transmettre un processus d’humanisation, avec l’affectivité, le lien. Et obliger à parler français, à mon avis, c’est déjà empêcher une mère de développer cette relation intéressante et essentielle.

De plus, les travailleurs médicosociaux et les éducateurs qui doivent rapporter aux maires de la commune toute personne en difficulté physique, psychique, éducative, sociale, deviendraient ainsi les coordinateurs de la loi sur la prévention de la délinquance, . Pour nous, ce serait perfidement dénoncer la pratique de consultation puisqu’il s’agit de dénoncer les personnes qui viennent s’adresser à nous en toute confiance et donc avec lesquelles on ne pourrait plus développer de liens, qui ne viendraient plus nous voir.

Le rapport Bénisti était sorti au début de 2005. On avait réagi : il y avait un collectif qui s’était organisé avec des groupes de défense des droits de l’homme, la ligue des droits de l’homme, des syndicats, des éducateurs. On n’a plus entendu parler de ce projet de loi. En septembre 2005, le rapport de l’INSERM sort. Puis là, il valide scientifiquement cette notion de déviance précoce, de trouble des conduites précoces et d’évolution vers la délinquance. Donc, dès septembre 2005, le Syndicat national des médecins de protection maternelle et infantile s’est alerté parce que ça ne nous paraissait pas être compatible avec nos connaissances de l’enfant, de ce qu’on attend d’un enfant. Il y a eu des articles écrits par des pédopsychiatres qui sont parus dans la presse, des communiqués de la Société française de santé publique. Puis, en novembre 2005, Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, a inscrit dans son projet de loi sur la prévention de la délinquance cette prévention des troubles des conduites telle qu’elle est recommandée dans le rapport de l’INSERM. Alors, il y a eu une rencontre avec certains professeurs de pédopsychiatrie, des psychologues et des psychanalystes, et l’on s’est mis d’accord sur un texte pour pouvoir appeler à une pétition de façon à ce qu’il y ait une mobilisation importante. On a eu 50 premières signatures et l’on a lancé la pétition fin janvier. À ce moment-là, il y avait déjà 10 000 signatures de nombreux professionnels, des enseignants – c’était bien que ce soient ceux qui se plaignent le plus puisqu’ils travaillent avec ces enfants porteurs de troubles des conduites, qui ont bien vu le danger pour les enfants –, des parents, du personnel de crèches, des parents militants dans les associations de parents et des syndicats. Et à 10 000 signatures, Le Monde a fait un premier article disant qu’il y avait un remue-ménage contre le rapport INSERM.

Donc, pourquoi mon implication ? Parce qu’en tant que pédiatre en protection maternelle et infantile, maman, citoyenne, présidente du syndicat national des médecins de famille, je trouvais ces recommandations, aussi bien sur le plan pseudo-scientifique que sur le plan politique, extrêmement dangereuses pour les enfants. Que mon métier de professionnelle de PMI allait être complètement dévoyé vers la délation et au service de la police et de la répression et qu’on n’allait pas, loin de là, réduire la souffrance des enfants et des familles, mais certainement l’augmenter.

NPS - Quels sont les objectifs et les intentions du Collectif, au-delà de la résistance au projet de loi ?

On a deux objectifs très explicites : aller à l’encontre de ce projet de loi. D’ailleurs, le 17 juin dernier, on a fait le premier colloque « Pas de 0 de conduite », où l’on a sorti le livre Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans. Et, la veille de ce colloque, le ministre de l’Intérieur qui avait rencontré des pédopsychiatres dont certains font partie du collectif Pasde0deconduite, a téléphoné pour dire que l’article 11 du projet de loi sur le repérage et le dépistage précoce des troubles des conduites était enlevé. Pour nous, c’était extrêmement important parce qu’une de nos toutes premières critiques c’était qu’un ministre de l’Intérieur recommande aux praticiens de terrain, aux médecins ce qu’ils devaient faire. C’est une collusion des rôles qu’on trouvait extrêmement dangereuse, même sur un plan démocratique. Donc, ça a été un premier objectif atteint. Il restait la disposition sur le secret professionnel qui n’a pas été levée, alors des membres du collectif continuent à aller régulièrement voir des députés, des sénateurs pour expliquer pourquoi on est opposé à cette disposition, parce que c’est la branche même sur laquelle la prévention est axée, à savoir la confiance des familles et des parents.

L’autre objectif, c’était que l’INSERM reconnaisse que les expertises ont été faites dans une méconnaissance complète des pratiques d’un pays donné sur un objet de recherche donné ; c’est insupportable et c’est complètement invalide. Comment peut-on recommander des pratiques, si l’on ne sait pas ce que font les praticiens de terrain, les praticiens inscrits dans le champ de la santé publique. Ce que nous voulions, c’est que l’INSERM reconnaisse que la méthodologie, le choix des experts n’avait pas été correct, n’était pas éthiquement ni scientifiquement valide puisqu’il ne s’était pas rencontré ni de praticiens de terrain ni d’anthropologues, de sociologues pour définir c’est quoi la normalité, c’est quoi le comportement, c’est quoi l’enfance.

On m’a demandé d’intervenir en tant que présidente du syndicat des médecins de PMI [4] et pédiatre et d’expliquer qu’on ne faisait pas de dépistage des troubles des conduites, que c’est une entité qui n’est pas reconnue par la pédopsychiatrie française et qu’on souhaite plutôt dépister la souffrance de l’enfant et savoir vers qui adresser ces enfants. Le problème, c’est beaucoup plus un problème d’orientation, de prise en charge des enfants, d’avoir des structures adéquates pour les recevoir, pour les accepter, plutôt qu’un problème de dépistage et de repérage. Dans une classe ou dans une crèche, la première chose dont on entend parler, c’est l’enfant qui fait du bruit, celui qui va mordre son petit camarade, celui qui ne va pas vouloir s’asseoir quand on le lui demande. Ce ne sont pas ceux-là qui passent inaperçus, contrairement à ce que le rapport prétendait. Celui qui passe inaperçu, c’est beaucoup plus celui qui est en retrait, en repli, qui reste tranquillement au fond de la classe. Mais lui, il ne va pas déranger, il s’occupe de son côté, fait son dodo mais ne dérange pas. Nous défendons une approche de prévention globale non spécifique, adaptée à chaque situation, et pensons que ce qui est important à cet âge-là, c’est de repérer la souffrance et de pouvoir la traiter.

Les experts du rapport INSERM ont fait preuve de beaucoup de légèreté, de malignité, d’incompétence dans la recherche. On ne fait pas une recherche sans prendre en compte le contexte dans lequel elle s’inscrit. Ce qui ressort, c’est une conception de l’exercice médicosocial qui se généralise, à savoir que tout doit pouvoir être quantifié, évalué, qu’on doit pouvoir suivre à la trace tout ce que font les professionnels, quelle est leur efficacité rapide, et comment ils peuvent prouver la légitimité de leurs actions. Cette démarche est fondée sur l’évaluation des sciences exactes. Il est très difficile de l’appliquer au champ de la prévention ; pour nous, l’objectif est la rentabilité et l’économie à tout prix. Ce sont des mesures conçues pour les systèmes marchands, pas pour les actions médicosociales. C’est la pensée néolibérale qui s’applique à tous les champs sans distinction. Notre action a peut-être permis de mettre ce débat sur la place publique.

NPS - Vous m’avez parlé de différents moyens utilisés par le Collectif pour atteindre les objectifs : la pétition d’abord, les articles qui ont suivi, un colloque en juin dernier, le livre Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans, et des rencontres avec des députés et des ministres. Est-ce que c’est l’ensemble des actions du Collectif ?

Oui, mais il y a eu aussi beaucoup de réunions organisées dans différentes villes et provinces, beaucoup de prises de parole de tous les acteurs dans des colloques ou des réunions au sujet du rapport INSERM. Et il y a eu beaucoup de communiqués de presse pour expliquer notre action parce qu’on avait aussi peur d’une récupération. Il y a eu le livre Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans à la suite du colloque du 17 juin, et les actes du colloque qui vont paraître, édités par la Société française de santé publique. Et le colloque d’aujourd’hui du Syndicat national des médecins de PMI (protection maternelle et infantile), ce n’était pas précisément sur les troubles des conduites et sur le rapport INSERM, mais, évidemment, on en a beaucoup parlé. C’était un colloque sur la notion de prévention et sa légitimité. C’est important pour nous d’y réfléchir parce que les acteurs de la prévention, la PMI ont appris à faire extrêmement attention au lien mère-enfant, extrêmement attention aux bébés, aux compétences du bébé, au regard positif, aux interactions que doit avoir le bébé, à développer tout un espace d’accompagnement et non de contrôle. Et là, le danger c’est que nos services de prévention redeviennent une sorte de service de contrôle plutôt que d’accompagnement qui aide les bébés à grandir en santé.

Il faut qu’on fasse un travail sur le concept d’éducation à la santé parce qu’on développe parfois des dogmes que l’on prétend scientifiques alors qu’ils sont culturels… Souvent les travailleurs sociaux, médicosociaux, les médecins, lorsqu’il est question de la façon dont on élève les petits enfants, ont tendance à faire passer les normes culturelles d’une classe moyenne dominante, leur façon de vivre, comme si elle était validée par la science. Par exemple, ici, on s’inquiéterait beaucoup si les bébés dormaient avec leur maman ou si chaque enfant n’avait pas sa chambre. Alors que dans d’autres pays, il est impensable de coucher un enfant seul, c’est à la limite le maltraiter. Donc, on a beaucoup parlé de la prévention, tenté de répondre à la question cruciale de la prévention au nom de quoi ? Du bien de l’enfant ? Mais qui définit le bien ? C’est quoi le normal ? C’est quoi le pathologique ? Qu’est-ce qu’on veut prévenir ? Au nom de quoi ? Et qu’est-ce que finalement on cache dans nos préventions ? Qu’est-ce qu’on nous demande de cacher ?

NPSVous me parliez de réunions que vous avez tenues dans différentes villes et provinces. Qui prenait part à ces réunions ?

Ça a rassemblé beaucoup de professionnels de petite enfance, des crèches, des enseignants, du personnel médicosocial et aussi beaucoup de parents, des parents inquiets. L’Association des collectifs enfants parents professionnels (ACEPP) a fait un gros travail au sein du mouvement Pasde0deconduite, alarmés par ce que j’appelle le péril sécuritaire auquel ils ont été extrêmement sensibles.

NPS - Quelles sont les modalités collectives de l’organisation du collectif ?

D’abord, on n’est absolument pas structuré : il n’y a pas de président, de secrétaire, rien de tout cela. Nos moyens de communication ont été l’Internet et des réunions téléphoniques très nombreuses et très longues, pendant plusieurs mois et c’est là qu’on décidait des courriers et des communiqués à faire, des interventions que l’on devait faire ou pas. Ensuite, il y a eu les temps forts : le colloque de juin 2006 organisé au théâtre de l’Alliance française, où finalement on a mis des visages sur les voix qu’on avait entendues au téléphone, sur les adresses Internet. Et en septembre, on s’est rencontré à nouveau pour parler de la façon de continuer avec Pasde0deconduite. C’est un mouvement qui est quand même assez vivant, assez combatif.

La venue de Michel Parazelli au colloque de juin nous a permis de rendre compte des confrontations de points de vue. Pour nous, Français, on nous présente souvent nos positions comme rétrogrades par rapport à un autre modèle, celui du Québec et des États-Unis qui serait beaucoup plus tourné vers le progrès, la biologie, la reconnaissance de la science, le modernisme. Et c’est pour ça qu’il a été capital de rencontrer Michel Parazelli dont on a lu les articles sur Internet[5]. Ça nous a aussi permis de rencontrer un petit groupe critique du Québec qui peut nous montrer aussi l’envers du décor de la prévention précoce. C’est important parce qu’on ne veut pas rester campés sur nos positions défensives, on ne veut pas nier les difficultés, on veut simplement essayer de ne pas se tromper de diagnostic et de ne pas prendre comme des difficultés biologiques les difficultés économiques et sociales, comme des difficultés médicales des difficultés éducatives et des changements de structure de la famille. Donc, c’est important de vraiment poursuivre la réflexion, savoir dans quel champ d’action, dans quelles options d’action, on doit s’investir.

NPS - Vous avez dit qu’il y a des parents impliqués dans le mouvement. Est-ce qu’il y a aussi des jeunes impliqués ?

Il y a des jeunes impliqués dans le mouvement, oui. D’ailleurs, les parents, ce sont plutôt des jeunes. La Confédération syndicale des familles nous disait qu’il y a les militants qui ont parfois cinquante ans et puis des jeunes. On a aussi des témoignages dans le livre Pas de 0 de conduite.

NPS - Et ces jeunes, ces parents, à part le témoignage et la participation aux rencontres, comment s’impliquent-ils ?

Certains ont organisé des réunions, ont écrit des textes pour les diffuser dans leurs journaux d’association de parents…

NPS - Vous m’avez parlé des impacts par rapport à l’article 11 de la loi qui a été retiré, de la reconnaissance de l’INSERM par rapport à la méthodologie. Avez-vous noté d’autres impacts ?

Je crois que l’impact principal, c’est de se dire qu’il y a une légitimité à notre résistance, c’est-à-dire que ce n’est pas parce que des recommandations sont faites par un institut prestigieux comme l’INSERM qu’on ne peut pas les critiquer; que même si le modèle de la littérature anglo-saxonne est plutôt reconnu comme seul scientifiquement valide, on peut le critiquer. On essaye de nous dire qu’on veut prévenir la délinquance de l’enfant, mais en fait ce qu’on veut prévenir c’est autre chose qui se passe ailleurs, peut-être dans le domaine de la politique. On veut peut-être plus contenir que prévenir, contrôler qu’accompagner, mais pas vraiment répondre à la souffrance.

Ce qui a été extrêmement important aussi, c’est la rencontre entre les professionnels et les parents sur un même plan. C’est un débat qui n’a pas seulement été exposé dans la presse spécialisée ou dans des journaux lus que par une certaine catégorie de la population, il a été repris par une presse grand public. On a déplacé l’espace habituel du débat scientifique et politique et ça a montré aussi les collusions entre le scientifique et le politique, les influences… Je crois qu’au départ, le Collectif n’a pas forcément mesuré ce qu’il pouvait faire. C’était une indignation, une colère, une envie de montrer l’absurdité de ça. Finalement, ce périple a fait écho à un réel et a montré qu’il y a une convergence d’inquiétudes qui a pu se cristalliser au sein du mouvement Pasde0deconduite.

NPS - Vous avez parlé de la reconnaissance de l’INSERM. Qu’en est-il plus précisément ?

L’INSERM a reconnu que la conclusion de son rapport était discutable. Il a dit qu’effectivement il était important de prendre en compte une approche non prédictive, qui fallait plutôt de l’accompagnement que du contrôle, que les expertises, à certaines étapes, devaient être validées par le comité des troubles de l’INSERM, qu’il faudra y associer des anthropologues, sociologues, enseignants, parents, praticiens de terrain. Je crois que c’est extrêmement important, mais est-ce que pour autant ça va relancer d’autres recherches, je ne sais pas. Est-ce que pour autant ça va nous faire échapper à d’autres expertises du même acabit, ça, c’est l’avenir qui le dira.

NPS - Comment pensez-vous que le Collectif est perçu, soit par l’INSERM ou par les responsables politiques ?

L’INSERM, c’est une grosse boîte dans laquelle il y a plusieurs personnes, des chercheurs différents. Il y en a qui se sont indignés parce qu’une telle expertise invalide, on va dire, l’aura scientifique de l’INSERM. Donc, par là même, leur propre expertise. Pour d’autres, les critiques ont été perçues très négativement, comme si l’on refusait, entre guillemets, la science, les avancées apportées par le cognitivo-comportementalisme, les apports internationaux, en restant dans un débat français. C’est comme si en niant les apports de la génétique, on niait par là même les apports de la science, qu’on était dans un retour à l’obscurantisme. Comme si c’était les psychanalystes contre les cognitivo-comportementalistes et qu’à la limite, on était instrumentalisés par ces querelles d’écoles.

Au plan des politiques, Sarkozy a parfaitement montré qu’en tant que ministre de l’Intérieur, il n’est pas compétent du côté de la prévention de la santé parce qu’il ne sait pas ce que nous faisons. C’est vrai que ce n’est pas facile, mais forcément, quand on résiste, qu’on s’impose, on s’expose à des critiques. Mais je crois que le fait qu’on ait été solidaires - ce qui a été assez fantastique, c’est que c’est un mouvement où l’on n’a pas eu de prise de pouvoir, il n’y avait rien d’organisé, c’est un mouvement où chacun a trouvé sa place, trouvé sa spécificité dans un respect mutuel -, ça a permis à des gens de changer de champ, d’affiner les points de vue. On a fait de la formation continue, ça a été génial parce qu’on a beaucoup lu, beaucoup partagé, beaucoup affiné nos connaissances en pédopsychiatrie, en génétique… Donc, ça a été assez positif.

NPS - J’imagine que ce n’est pas terminé puisqu’il y a encore des articles de la loi avec lesquels vous n’êtes pas d’accord. Quels sont vos projets d’avenir ?

Sur l’aspect de la loi, le collectif Pasde0deconduite, les PMI, le Collectif national d’INSERM, la Confédération syndicale des familles et puis tant d’autres, continuent à lutter contre ce projet de loi et le comportement délateur qui est exigé des différents intervenants. Mais pour Pasde0deconduite proprement dit, on va continuer cette action par rapport à la loi, mais surtout continuer de réfléchir, peut-être organiser une association pour permettre de poursuivre la recherche, mais pas uniquement dans la défense. Aussi continuer d’être en lien avec des associations comme celle de Michel Parazelli au Québec, réfléchir, essayer de voir comment on peut se transformer en espace de réflexion pour interroger nos propres principes, nous permettre d’avancer, peut-être de mieux exercer nos métiers.

NPS - Donc vous comptez maintenir les liens avec le Québec ?

Bien oui, parce que je crois que ce serait intéressant.