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Devant l’exclusion sociale et notamment l’existence de personnes à la rue dans les sociétés occidentales modernes, les mesures oscillent entre logiques d’assistance de l’État social et accent sur la responsabilité individuelle (Ion, 2005 ; Dubar, 1995). Ces variations révèlent des relations à autrui différentes. S’agit-il d’aider, de soulager, d’assister, d’encadrer, de responsabiliser, d’autonomiser ?

Au sein de ces évolutions sociales, mais aussi des manières d’aborder scientifiquement les situations précaires, quel(s) sens les résidents d’un centre d’hébergement et de travail (« La Croisée » à La Roche-sur-Yon, en Vendée, France) donnent-ils à leurs expériences sociales et professionnelles ? Et les jeunes précaires sans domicile fixe (SDF) en Bretagne (France), comment vivent-ils leur marginalité dans la rue et les squats ?

Les exclusions masculines se conjuguent au pluriel. Être vieux ou plus jeune ne peut revêtir les mêmes significations, attentes et conséquences. Tentons de mieux comprendre ces deux populations de grands exclus. Cette attention fine souligne les attitudes, si ce n’est les stratégies, mises en place pour vivre l’instant présent, et pour certains, projeter l’avenir. La précarité est abordée ici à deux instants précaires : l’un en résidence, l’autre dans la rue.

Après un aperçu de l’ancrage théorique accordant, notamment, la parole aux populations précarisées et une présentation méthodologique, nous préciserons les handicaps dont les multiples dépendances, les processus identitaires au sein de situations précaires in situ et in vivo, et, enfin, le rapport au travail.

Des processus d’exclusion multiples

Les marginalités étudiées articulent des difficultés matérielles (manque de ressources financières ou sociales, froid, faim, limitation d’accès aux lieux intimes et d’hygiène, etc.) et une dévalorisation souvent profonde de soi.

La consommation d’alcool prédomine chez les personnes à la rue plus âgées, accroissant le risque de clochardisation. La valorisation culturelle de l’alcool notamment en Bretagne entre en jeu, ainsi que son accès simple et légal. L’alcool s’inscrit de manière plus ambiguë chez les jeunes : à la fois consommé de manière massive, en même temps que d’autres produits (ecstasy, cannabis, champignons), parfois objet de rejet, par distinction avec la figure du clochard et/ou de l’alcoolique. Pour autant, chaque consommation permet aussi de partager des rires et des délires, elle construit du lien dans la destruction de soi (Fainzang, 1996). Elle tend à l’effacement de soi, à la dilution de l’identité (Le Bihan, 2003) ; elle offre une réponse au sentiment d’être en surplus, elle dissout le questionnement sur sa propre place. Être exclu, a fortiori, habiter dehors, c’est être partout et nulle part à la fois.

Tentons de comprendre ces parcours. Le titre renvoie explicitement à l’analyse éliasienne entre established et outsiders (respectivement « établis » et « marginaux ») présentée dans La logique de l’exclusion (Elias et Scotson, 1997) et Outsiders de Becker (1985). Ici, nous appréhendons la manière dont les outsiders se vivent au regard des Established, soit, l’analyse de trajectoires d’exclusion plus ou moins établie, institutionnalisée. Les relations entre marginaux et établis se révèlent alors plus complexes et les catégories moins étanches

Notre étude qualitative repose sur deux hypothèses. La première est que le centre de vie et a minima le restaurant social, les foyers d’accueil temporaires, permettent aux individus de se constituer une nouvelle identité sociale articulant « l’identité pour soi », « l’identité pour autrui » (Dubar, 1995) et la désignation, c’est-à-dire la manière dont les autres vous perçoivent ou vous jugent (Heinich, 1999). L’identité est revalorisée par l’acquisition de connaissances, de dignité, voire d’utilité professionnelle ou bénévole.

La deuxième hypothèse concerne la question de l’abandon de soi, de la « blancheur », l’une des quatre figures typiques des activités à risque avec le vertige, l’affrontement et la survie. Dans la blancheur, la personne précaire « abandonne son nom, son histoire, dilue son identité, se fait transparent, [elle] se livre aux lignes du produit qu’[elle] absorbe ou de l’espace qu’[elle] parcourt » (Le Breton, 1991 : 21). Le produit se substitue au lien social.

Méthode qualitative

Nos analyses s’appuient sur des terrains appréhendés d’une manière largement emphatique. Les enquêteurs participent activement, toujours aujourd’hui, à la vie des exclus comme animateur, salarié dans un restaurant social municipal et, plus récemment, référent auprès de réfugiés. L’analyse des expériences des travailleurs sociaux, des paramédecins, des élus, etc., en « charge professionnelle » des situations précaires, réalisée en Bretagne (ARIS, 2006), précise davantage le contexte de gestion sociale, localement varié, des précarités.

Le premier terrain concerne un centre d’accueil et d’hébergement « La Croisée ». Créé en 1975, il propose aux personnes accueillies d’engager/de s’engager dans un nouveau parcours, notamment professionnel, à partir d’une résidence collective[2]. Dès 1983, le centre propose « un retour à la vie ordinaire en confrontant les handicapés sociaux au monde du travail et à ses règles ». Il met en place des « ateliers de réentraînement au travail et à l’effort [sic] ».

Les résidents du centre ont participé volontairement à des entretiens semi-directifs le soir après leur journée de travail. Une observation directe de plusieurs mois a été consignée dans un carnet ethnographique (hiver 2003/ printemps 2004). Les relations entre les résidents, leurs habitudes quotidiennes notamment sous l’angle des usages corporels, ont fait l’objet d’une recension systématique.

Le second terrain analyse les jeunes vivant à/dans la rue, plus ou moins exclusivement, en région bretonne. Tous consomment des produits addictifs. Les entretiens se sont déroulés dans la rue, un appartement squatté, des parcs, des bars, etc., à Rennes (France, 2003-2004).

Neuf entretiens formels semi-directifs de type histoires de vie (Demazière et Dubar, 1997) ont été réalisés avec les résidents[3] et huit avec des SDF[4]. Les observations directes se déroulent toujours, depuis près de dix ans pour les résidents et quatre ans pour les SDF. Les analyses de contenus visent à recueillir tout à la fois des histoires singulières, mais également leur point de vue sur la manière dont ils perçoivent leur parcours. Notre étude, non généralisable, est un ensemble de points de vue indigènes aux situations précaires qui met en évidence les ruptures sociales, voire les similitudes comme la consommation de produits psychoactifs, les blessures corporelles ou bien la misère affective.

La formulation de questions les moins inductives possible devait favoriser le discours de l’exclu : nous respections les temps de silence, sans enchaîner les questions trop rapidement. Laisser la personne s’exprimer avait pour intérêt d’obtenir des données plus riches et de signifier à l’interviewé que nous étions bien dans une position d’écoute et lui, d’expert. C’est aussi et surtout entrer dans la sphère de l’intime dans une relation de « sujet à sujet ». Avec des populations marginales ou marginalisées, cette exigence déontologique du chercheur est renforcée. Dans une telle démarche compréhensive, « la relation entre un sujet qui observe et un objet est ici remplacée par la relation entre un sujet qui participe et un partenaire » (Habermas, 1976 : 214). Nous acceptons l’idée que « le terrain est humain. L’enquêté est à la fois objet et sujet, et on ne peut éluder le caractère intersubjectif de tout rapport d’homme à homme. Nous pensons que la relation optimale requiert à la fois un détachement et objectivation à l’égard de l’objet de l’enquête, une participation et sympathie à l’égard du sujet enquêté » (Morin, 1984 : 223). Quelques fois, notre rôle de professionnel (« d’établi » pour reprendre la conception éliasienne) n’a pas réussi à se faire assez oublier et la personne s’en est strictement tenue aux questions posées. Évoquons ici l’ambiguïté de mener une enquête sur un terrain connu où un rôle quotidien doit être joué. Nous avons essayé d’estomper au maximum le rapport de force symbolique dû à la différence de statut social, notamment en nous entretenant à côté d’eux et non face à eux, ou bien assis par terre.

Quelques personnes sollicitées ont refusé de participer à l’enquête en invoquant la trop grande pénibilité du passé et des épreuves subies, en ayant « peur de bégayer [dixit] », ou bien en estimant ne rien avoir à dire : « de toute façon, je suis foutu alors... ». Ces derniers mots (ou maux) sont lourds de sens. Très souvent d’ailleurs les thèmes que nous souhaitions aborder sont apparus sans que nous ayons à les solliciter. Parfois l’entretien apparaît comme un combat permanent entre inhibition et exhibition.

Les données recueillies, mais surtout les différents récits ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique, mais aussi structurale (Demazière et Dubar, 1997).

L’analyse met en exergue les ruptures sociales et fait émerger les similitudes (les « homologies structurales ») entre les trajectoires de ces individus, souvent en contact mutuel étroit.

Des populations cumulant les handicaps

Les personnes accueillies temporairement ou durablement sont dans une incapacité partielle ou non d’assurer leur propre existence selon les normes du salariat, de la conjugalité ou de la parentalité. Ils cumulent le plus souvent : vie d’errance prolongée même pour les plus jeunes, histoire familiale difficile, origine sociale défavorisée, traumatisme affectif durable, illettrisme, absence de qualification professionnelle, séjour prolongé en milieu carcéral, troubles psychologiques[5] ou bien problèmes de santé dus à l’alcoolisme principalement pour les plus âgés et à d’autres substances psychoactives pour les autres (Le Bihan, 2003 ; Jourdain, 2004). Ces comportements possèdent un intérêt anthropologique majeur engageant une réflexion sur la dépendance sociale et individuelle (Bodin, Robène et Héas, 2004[6] ; Nahoum-Grappe, 2002). Le temps passé dans la structure confirme la solitude exprimée par les plus loquaces. Pour les plus jeunes, l’isolement est souligné également malgré les regroupements ponctuels au sein des squats ou des raves parties.

Les réalités vécues des précarités masculines

La spirale d’exclusion scande ces histoires de vie « où le cumul des échecs ou le cumul des handicaps demeure […] une cause certaine de l’exclusion sociale » (Xiberras, 1996 : 27-28). Dans cette descente aux “enfers sociaux” : « chaque problème [nourrit] l’autre » (Damon, 2002).

Suivant les données, pointées lors de l’admission, la population accueillie en résidence est majoritairement rurale. Les anciens SDF représentent deux personnes accueillies sur cinq, principalement analysés ici. La même proportion provient d’autres centres d’hébergement et services sociaux, une minorité est admise à la demande de leur famille. Dans l’ensemble, la population est majoritairement célibataire (les trois quarts). Les autres sont en situation de rupture conjugale ou de divorce.

Près de la moitié sait lire et écrire. Lors de l’entrée au centre, quatre sur dix sont bénéficiaires du RMI, un sur trois de l’AAH. Les parcours sont généralement chaotiques entre les nombreux accueils d’urgence fréquentés, les séjours en hôpital et l’errance sur des durées allant de trois à vingt ans ! Actuellement, la moyenne d’âge au centre est de 50 ans et la moitié des résidents y est depuis plus de quinze ans.

Les données concernant les jeunes errants sont moins systématiques. Les contacts sont plus fugaces. Leur indépendance notoire à l’égard des dispositifs d’assistance implique des échanges plus délicats encore. Un enquêté résume brutalement à la suite d’une altercation : « Ce matin, un petit vieux m’a dit : “Faut travailler !” Je fais “Espèce de connard, tu vois pas la taille du handicap : elle va d’une oreille à l’autre !” » (Arnaud, 24 ans).

Certains tentent de réagir activement et symboliquement par le rêve d’une vie meilleure au caractère, parfois, conformiste, banal (avoir un chez-soi, une TV, etc.), d’autant plus qu’ils sont portés par des jeunes, qui, de manières contradictoires, valorisent en apparence, leur marginalité. L’évocation d’une simple parenthèse précaire permet de revendiquer une indépendance d’actions : « rester entre quatre murs, je peux pas, mais à un moment je serai obligé » (José, 19 ans).

L’ambivalence des vies précaires est donc caractérisée : entre indépendance escomptée et dépendance effective, isolement et vie collective, idéaux de normalité ou de conformité et mode de vie en marge, tous deux, plus ou moins imposés.

« Noyau dur » de l’exclusion

Les résidents constituent le « noyau dur » de la grande exclusion pour lesquels les solutions de sortie sont faibles (Chassériaud, 1993). Hommes fragiles, déstabilisés par divers événements sociaux, conjugaux, économiques, voire sanitaires, dont les relations d’enchaînement sont complexes… comme toutes les histoires de vie et plus généralement les expériences humaines (Kaufmann, 2004).

Le cadre autarcique de l’établissement (un château à la campagne), espace de protection nécessaire au début de la prise en charge, se traduit par une assistance prolongée qui prend l’apparence d’un enfermement accepté par la personne, faute de pouvoir espérer mieux. Les jeunes en errance, eux, paraissent plus « libres ». Ils rationalisent parfois leur parcours évoquant l’attirance de la rue et d’un mode de vie qui prétend rompre en tout point avec l’étouffement familial ou social. Rapidement, les contraintes de la rue les rattrapent. La dépendance aux produits les contraint à des déplacements pour obtenir plus facilement du Subutex® par exemple. Leur avenir semble passer, selon leur propre aveu, par l’arrêt de ses dépendances.

Une construction identitaire ambivalente

L’exclusion est processuelle, par conséquent, elle exige selon nous une approche sociologique du même type (Héas et al., 2003 ; Delzescaux, 2001 ; Elias, 1981 : 190). Les exclus font l’objet de jugements de valeur émis sur eux (ils ne veulent pas travailler, ils sont sales, etc.). Ils intègrent progressivement leur marginalité, désignée d’une manière récurrente. La notion de carrière qualifie

[…] le contexte social dans lequel se déroule la vie de tout individu [et simultanément], les significations intimes que chacun entretient précieusement et secrètement, image de soi et sentiment de sa propre identité, la situation officielle de l’individu, ses […] relations sociales.

Goffman, 1975 : 179

Donner la parole aux exclus permet d’appréhender ce qu’ils perçoivent de leur carrière, du système de prise en charge dans lequel ils évoluent, de l’influence de ce contexte social sur leurs identités. Prendre en compte la « parole ordinaire » permet de reconstruire et de donner du sens à des histoires de vie, car « c’est dans et par le langage que le social prend forme » (Demazière et Dubar, 1997 : 38). Permettre aux exclus de se raconter n’est-ce pas en même temps leur permettre de se socialiser, voire de se disculper (Bourdieu, 1993) ? Sans s’inscrire dans une démarche thérapeutique, la parole recueillie ne permet pas seulement de donner du sens à l’histoire de vie de ceux qui nous la confient, elle est aussi pour eux un moyen de (re)découvrir et de sérier les responsabilités sociales et individuelles qui les ont conduits à leur situation d’exclusion.

En faisant cela, ils reconstruisent leur « carrière » tout en commençant, à travers le discours tenu, à lutter contre, et à détruire, la responsabilité progressivement intégrée de leur disqualification sociale.

Les paroles des outsiders : une identité altérée par une carrière descendante

La plupart des personnes enquêtées ont fait référence à des étapes plus ou moins difficiles qui les avaient finalement marquées à vie et sur lesquelles elles ne pouvaient faire l’impasse. L’allusion est parfois la seule manière d’exprimer son parcours : « J’ai été en foyer à la DDASS[7], j’ai pas mal voyagé dans les foyers. (Tu as connu tes parents ?) Ouais, quand même, j’ai eu des histoires familiales et, bref, je me suis retrouvé en galère, tout seul » (Robert, 24 ans).

Au cours de leur enfance, certains ont été placés à l’assistance publique ou en famille d’accueil : « Y’a ma tante, je l’appelle maman. C’est elle qui m’a élevé. Je rêve que moi je suis mort et ma mère est vivante [...] J’arrête pas d’y penser en ce moment [...] Elle me manque... elle me manque beaucoup. Et j’y tiens à ma mère » (Christophe, 47 ans).

Ces « histoires » familiales sont lourdes de conséquences en deçà du processus de résilience (Cyrulnik, 1999).

Issus le plus souvent, mais pas seulement, de milieux sociaux défavorisés, après la traversée d’événements déstructurants (divorce des parents, séparations, violences familiales), la plupart s’enfoncent dans un isolement grandissant, une rupture plus ou moins importante des liens sociaux et, finalement, la solitude.

Parce que quand tu passes 13 ans de ta vie à te faire cogner à coups de poings et à coups de savates dans les reins. [...] Si j’ai parti c’est qu’y a une raison, je veux pas y retourner. Là-bas, je suis un étranger à cette heure. [...] Je l’ai payé cher de conséquences, dépression nerveuse [...] Les images restent, mais j’en parle jamais (Jean-François, 52 ans).

J’ai eu un petit problème avec mon père. Je suis parti sur un coup de tête. Étant SDF, je me suis retrouvé dans la rue. [...] mais étant donné que mes parents ont divorcé de bonne heure, j’étais en concubinage. [Et tu ne voulais pas te marier ?] Mes parents, c’était un échec et j’avais certainement pas envie d’en avoir un (Jean-Claude, 46 ans, SDF, ancien Contrat Emploi Solidarité à Paris).

La misère affective est omniprésente au sein de cette population masculine. Même si elle n’est qu’assez peu évoquée, elle est « la cause d’un repli sur soi et d’un renoncement à élaborer des projets à long terme » (Paugam, 1993 : 242). Rares sont ceux qui osent nous faire part de leur misère affective :

Ma femme a divorcé et j’ai donc fait une dépression […] J’ai des copains, mais c’est pas ça, il manque un peu d’affection avec une femme (Jean Luc, 47 ans, ancien maçon).

Et puis c’est le soir que c’est dur parce que, un gars normal, il rentre du boulot, il retrouve sa femme et ses gosses ! (Jean Claude, 46 ans, SDF à Paris.)

Retrouver une compagne signifie accéder, à nouveau, à la norme perdue. La misère affective, la solitude, la perte de confiance en soi affectent durablement leur identité. Surtout, l’objectif avoué et légal du centre recouvre une rééducation par le travail. Devant les expériences chaotiques des résidents, cet objectif devient parfois un enfermement, une routine sclérosante et limitante…

Des hommes brisés, des vies en pointillées… et une productivité à recouvrer ?

L’âge des résidents, paramètre important, est corrélatif d’un état de santé qui peut se détériorer. Le décalage avec la seconde population plus jeune, et surtout eu égard à l’amélioration générale des conditions de vieillesse au plan national est d’autant plus marquant.

« Avoir 50 ans » est synonyme d’usure patente pour ces exclus, si ce n’est de petite mort symbolique, alors que pour bon nombre d’Occidentaux, elle constitue une période plus faste et consolidée. André (54 ans) et Jean-François (52 ans), les deux anciens ouvriers agricoles font le constat de leur baisse de forme. Le premier rappelle sa force d’antan : « Ils me faisaient porter des sacs de 50 kg, maintenant 30 kg, je ne peux plus, je suis usé […] Il y a une jambe où j’ai de l’arthrose et celle-là a été cassée deux fois. »

Le second exprime d’une manière symbolique extrêmement forte sa perte de puissance physique : « J’ai été obligé d’arrêter par la force des choses. Physiquement, j’ai pas pu tenir. La colonne verticale HS (hors service). »

La charpente que constitue la colonne vertébrale n’est plus considérée comme pouvant soutenir cet homme… debout, c’est-à-dire vivant. Un autre conçoit la mort comme un repos lorsqu’il évoque son « équipe » de la rue : « j’étais SDF sur Cholet. Sur les quatre qu’on était, y’en a deux qui se reposent ». Cette conception de la mort relève d’une histoire et d’une véritable anthropologie, peut-être universelle (Héas, 2004).

Dans une période où la masculinité est questionnée, ces propos résonnent comme un aveu amer de la perte potentielle de masculinité, voire de virilité (Rauch, 2000). Les mots pour dire ce gâchis sont éloquents. Ils naviguent entre connaissance des données générales en termes d’espérance de vie et leur confrontation à chacune des réalités douloureuses vécues entre soi au sein de cet établissement : « J’ai une usure prématurée d’une personne de 65 ans. Et quand ça m’est arrivé, j’avais 42 ans ! »

La projection dans l’avenir est en leur défaveur. Petits vieux avant l’âge, ils la vivent d’autant plus difficilement que leur force et leur virilité symbolisaient leur capacité à travailler. Leur état de santé et/ou du moins la façon dont eux se perçoivent, n’est pas un atout sur le marché du travail actuel. Leur âge ne les incite pas non plus à être optimistes. Pensent-ils pouvoir trouver un travail en dehors du centre ?

Ah non, pas à mon âge (52 ans). Et puis la soudure, je la ferais pas maintenant, la vue commence à baisser alors...

Ah ! Non, non, non... si je travaillais à l’usine, je ferais pas le rendement.

Mon métier, c’est marin pêcheur, ou travailler sur les pétroliers, mais... à l’âge que j’arrive maintenant (55 ans), c’est le bordel !

Leurs réactions et leurs appréhensions de la réalité du monde du travail confirment qu’ils n’idéalisent plus un métier dans lequel, parfois, ils ont été reconnus, ni même leur puissance physique qui était un atout, leur atout essentiel…

Les résidents illustrent admirablement cette « prévieillesse » des exclus (Guillemard, 1996), a contrario de la « néovieillesse » si ce n’est dorée, en tous les cas plus longue et plus sereine de la majorité (des établis). Leur vie diffère ainsi considérablement de celle des actifs du même âge ou des « jeunes » retraités. Car, « au-delà de l’espérance de vie, c’est la vie en bonne santé et en bonne condition physique » qui a évolué alors que les exclus sont contraints à une vie sociale, physique et ludique en retrait (Bodin et Héas, 2002 : 196).

Pour cette population, le rapport au travail reste donc fondamental en termes de construction identitaire et de sentiment d’existence ou d’utilité sociale. L’accès à une activité participe pleinement à leur stabilité et à leur équilibre en leur permettant de retrouver un rythme de vie adapté et surtout le sentiment d’être utile : il est « le meilleur moyen de sortir de l’état de léthargie dans lequel elles ont sombré » (Paugam 1996 : 243). Jean-François nous le confirme lorsqu’il se vante : « Et j’ai jamais été chômeur, et ça, y’en a pas beaucoup qui pourront le faire ! »

Au sein de ce dispositif local, le travail est considéré comme devant permettre à l’individu de se sentir utile, de retrouver une raison d’exister, bref, une existence sociale : « Dans la vie, si on n’a pas de travail, on n’a pas de vie. On n’a pas d’argent, on peut pas aller en voyage, on peut pas acheter de télé par exemple ou un truc comme ça. On peut pas avoir d’argent sans travailler. »

Ce résident espère se rapprocher des established. Car le travail a une fonction symbolique, ce que nous allons préciser maintenant : il donne à la personne le sentiment d’être comme tout le monde, de faire des projets, d’exister, de participer à la vie, de gérer sa vie.

Le travail comme pierre angulaire identitaire ?

La reconnaissance, matérielle et symbolique, par le travail constitue un vecteur essentiel. Le travail de sous-traitance orchestrée par la résidence permet la collaboration avec d’autres entreprises. Certains valorisent leur activité industrielle en omettant consciemment de stipuler qu’ils sont ouvriers au centre. Une nouvelle identité salvatrice d’homme au travail se forge. L’activité d’atelier peut conforter un sentiment d’intégration référant à un nouveau statut, celui de travailleur, en opposition au statut précédent, par exemple, celui de malade psychiatrique.

Le travail va progressivement servir à se débarrasser de la honte de soi, honte d’être différent, non intégré, au chômage.

L’observation directe a souvent été l’occasion de relever des taquineries, des provocations, entre les personnes des différentes équipes. Les ateliers espaces verts et maçonnerie paraissent plus soudés et solidaires. La pénibilité du travail physique, par tous les temps, et son caractère technique sont soulignés par les résidents qui ont le sentiment d’appartenir à une équipe stable, à un groupe. Leur investissement est plus intense et chacun y vit une réalisation de soi plus marquée. Le centre de vie peut, en ce sens, devenir un lieu de socialisation secondaire, susceptible de leur donner envie de progresser professionnellement et socialement.

La nature même des activités de sous-traitance n’est évidemment pas porteuse d’une réalisation de soi par le métier. Les personnes, quel que soit leur degré de motivation, ne se valorisent pas par l’activité elle-même. Les tâches sont souvent simples et répétitives :

Je trie des bagues et puis c’est tout, hein. [Que représente le travail pour toi ?] On s’emmerde pas, c’est tout. [Qu’est-ce que tu voudrais faire d’autre ?] Je sais pas, faudrait en parler à J.-P. [le directeur], mais ce serait de monter un atelier de menuiserie, faire des lits, c’est plus manuel (Yves, 55 ans).

Un autre résident développe une description désabusée du travail réalisé. Bien qu’il se dise fier de son travail, il n’en tire apparemment que peu de gratitude. Son identité professionnelle semble invalidée par le fait qu’il travaille dans un atelier protégé. Il estompe donc son sentiment d’infériorité et adopte une stratégie de dérision et de distanciation en se déclarant « rondelliste[8] » [dixit]. Attribuer une dénomination professionnelle spécifique à « son » travail sur lequel il a peu d’emprise lui permet justement de récupérer un peu le contrôle sur cette activité, et peut-être par ricochet sur d’autres secteurs de sa vie (De Gaulejac et Taboada Leonetti, 1994).

Pour d’autres résidents ayant travaillé par le passé et exercé un métier avant de tomber dans l’engrenage de la désinsertion, l’activité proposée reste souvent insatisfaisante. Pour eux, ce travail hors d’une structure ordinaire n’est pas un métier, c’est une occupation, un pis-aller, même s’ils sont pour cela rémunérés. Le travail proposé renforce une socialisation dans un « entre-soi » dévalorisant et dévalorisé.

La référence au travail a lourdement marqué l’identité sociale des enquêtés âgés. Part essentielle de leur être social rudement mis à l’épreuve, travailler se révèle indispensable à la (re)construction de leur identité. Tous rêvent, ou espèrent, un emploi dans la vie civile ordinaire en se demandant néanmoins s’ils en seraient capables : « Trouver un travail et puis avoir plus de sous. Et puis vivre normalement [c’est-à-dire] avoir un salaire correct quoi ! »

Car, la rémunération du travail effectué peut figer le processus identitaire dans une version négative. Le revenu minimal ouvre droit à des garanties minimales en matière de revenu, de logement et de santé. Il assure le recouvrement des droits fondamentaux reconnus par des papiers à valeur juridique. C’est là une action prioritaire et évidente à mettre en place pour une personne antérieurement sans domicile fixe comme Jean-Claude : « Bon, quand je suis arrivé là, j’avais rien... c’est déjà bien ; j’étais plus que rien, pas de papier, maintenant je suis en règle, j’ai de l’argent. J’étais dehors... »

Cependant, si le RMI donne bien une certaine dignité, il est aussi révélateur de l’exclusion dégradante du marché du travail :

On peut pas évoluer, enfin... c’est plutôt le contraire je veux dire. On nous prend pour... enfin, moi, personnellement, on me prend pas pour quelqu’un d’inférieur, mais je constate que quand je touche le RMI, je suis inférieur que quelqu’un qu’a un salaire. C’est ce que je voulais dire (Jean Claude, 46 ans, SDF, ancien Contrat Emploi Solidarité à Paris).

Moi, ça me dérange quand même... parce que le RMI c’est comme si on était... comment on appelle ça... pauvre ! Qu’on veut pas travailler (Jean Luc, 47 ans, ancien maçon, divorce difficile).

Les enquêtés reconnus aptes au travail se voient assigner un statut d’assistés d’autant plus dégradant que ce n’est pas la référence au travail qui le légitime. Être acculés à toucher le RMI dénote cette perte de dignité-là en se référant alors au bas de l’échelle sociale. Le revenu minimum devient synonyme d’inactivité, voire de fainéantise. Certains résidents préfèrent mentir pour contrôler l’information sur leur statut réel.

La stigmatisation provient également du simple fait d’appartenir au « château ». Ce « centre de fous et de gogols » (dixit un habitant de la commune hôte) et la population de routards et de clochards qui y passe n’a pas toujours bonne presse. Par conséquent, sortir seul, juste après leur travail, ne serait-ce que pour se fondre à la clientèle habituelle d’un bar, permet à l’un ou l’autre d’échapper à la figure du « gogol »…

Marcher dans la rue, se fondre dans la masse des piétons lorsque l’apparence vestimentaire n’est pas trop stigmatisante semble fonctionner de la même manière pour les jeunes SDF. Car se fixer à un endroit faisant fonction d’hébergement même provisoire réduit l’individu à sa précarité en termes d’habitat, généralisant précipitamment l’étiquette précaire.

Le travail de la rue

Les jeunes précaires semblent aux antipodes de ces préoccupations relatives au travail. Leurs expériences sont toujours relatées sous la forme d’expériences malheureuses, d’incompatibilité d’humeur ou d’objectifs. Le travail constitue la suite logique de l’enfermement scolaire, mais aussi familial : « Y’en a marre des foyers, des éducateurs, nana ni nana na. T’es enfermé, t’as des règlements, voilà... T’es pas libre » (Roberto, 24 ans).

Les moyens de survie autre que le travail deviennent plus légitimes. Les vols et les différentes formes de « manche » sont le lot quotidien (Damon, 2002).

Or, faire la manche est un travail dans le sens où l’argent est reçu en échange d’une activité qui exige des manières de faire. Pour preuve, la plaisanterie connue de ceux qui vivent dehors : « Tu ne sais pas y faire ! » Celui qui sait attirer le passant utilise des capacités qui appartiennent notamment au domaine commercial. À l’opposé de la figure de la pitié, il existe une panoplie d’attitudes faites de sourires, de mots, des petits trucs qui font la différence entre une bonne et une mauvaise manche. Par exemple, avoir un beau chiot, dire bonjour à l’entrée du magasin sans rien demander, mais en établissant un premier contact qui ne manquera pas de faire penser au consommateur de mettre un peu de monnaie de côté lors de son passage en caisse, etc.

Il y a un petit jeu, une distance au rôle dans l’action de faire la manche, qui montre les capacités de la personne à travailler, à endurer activement sa situation.

Il est rare de pouvoir supporter de mendier plus de deux ou trois heures par jour. Si le montant des bénéfices avoués, dans ce monde où le fantasme est roi, varie énormément au hasard des discours, les sommes véritablement récoltées se situent aux alentours de trente à cinquante francs par jour.

Declerck, 2001 : 27

La manche comme activité routinière met en scène le spectacle de soi et de sa condition. Avec ses places réservées, ses bons et mauvais jours, ces trucs pour gagner plus, cette activité reste la conséquence pratique d’une pauvreté de ressources monétaires, qui se paie au prix de sa propre exposition aux yeux de tous.

Ouverture

Les carrières des précaires semblent variées y compris au sein de deux populations restreintes. Quelques traits principaux se dessinent cependant et semblent vérifier les hypothèses émises au début de la recherche.

Nous pouvons, en effet, affirmer que l’insertion vécue au sein du centre permet de revaloriser la carrière des personnes accueillies puisqu’elle restaure leur identité. Nous avons vu combien les trajectoires de vie antérieure des individus étaient lourdes et chaotiques. Le fait de retrouver du lien social (travail, logement, statut, problèmes de santé pris en compte, etc.) pour des personnes dont le processus de désaffiliation est engagé depuis longtemps est créateur d’une nouvelle existence sociale, de reconnaissance, voire d’identité restaurée.

Cependant, les enquêtés deviennent stigmatisés par leur nouvelle identité sociale et par les stratégies de défense qu’ils mettent en place pour y remédier. Leurs carrières d’exclus semblent se poursuivre par une carrière d’inclus stigmatisés d’une microsociété, une véritable carrière d’assistés. Le risque est que la « tendance enveloppante » de l’institution médicosociale conduit la personne à tomber dans « l’assistance installée » (Paugam, 1991 : 37, 107). Les personnes se résignent et renoncent à se diriger par elles-mêmes.

Interrogeons, ensuite, la pertinence des structures d’accueil de l’errance (accueil de jour, restauration sociale, point santé, lieux d’hébergement). Faut-il accueillir ou non les personnes selon le critère d’âge ? Le temps passé à la rue ne brouille-t-il pas la différenciation par âge dans la carrière des exclus et dans sa prise en charge institutionnelle et sociale ? Il pourrait être intéressant de mieux cibler les actions en faveur des personnes en situation de grande précarité en intégrant ce double critère (âge et temps à la rue). En outre, certains jeunes vivent davantage la rue comme un passage où il s’agit d’aller jusqu’au bout du voyage. La part initiatique chez eux est prégnante même si elle se construit et se rationalise au fil du temps. On ose moins facilement parler d’initiation pour des personnes plus âgées… comme si l’initiation et les passages se limitaient à une classe d’âge.

Travailleurs et observateurs sociaux s’accordent sur la très grande majorité d’hommes à la rue mettant souvent l’accent sur les différences comportementales (les femmes réagiraient de manière plus vive aux conditions de vie à la rue, en rejetant celle-ci), culturelles et anthropologiques (les femmes toléreraient moins facilement l’image de soi liée à la vie dehors : hygiène corporelle, violence, alcool, tenue vestimentaire, etc.). On peut également supposer une sensibilité accrue de la société et par là des structures et travailleurs sociaux à l’exclusion quand celle-ci est vécue par des femmes (comme par une sorte de galanterie maintenue).

Les observations récentes témoignent pourtant d’une proportion croissante de jeunes femmes à la rue en France. Mais elles y restent moins longtemps comme si les hommes, plus que les femmes, s’accrochaient à la rue par la bouteille...