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Nul ne saurait aujourd’hui contester le rôle de la tendresse et de l’attachement dans la vie d’un nourrisson, ni remettre en question le caractère déterminant des relations précoces sur le développement futur d’un bébé. Personne ne doute non plus qu’un enfant élevé dans des conditions favorables bénéficie de plusieurs longueurs d’avance sur un enfant exposé en bas âge à la négligence, au rejet et aux traumatismes. Que les carences relationnelles, les mauvais traitements, les séparations brusques puissent mener à de graves problèmes, voire à la pathologie, relève de l’évidence.

Cela dit, les objections à l’usage des théories de l’attachement dans le domaine de la protection de la jeunesse se heurtent à des protestations vigoureuses, qui ne sont pas toujours exemptes de démagogie. La référence à la neurobiologie discrédite d’autorité toute remise en question de la légitimité de recourir à ces théories pour élaborer des normes législatives. De plus, il n’est pas rare que l’on attribue à ceux qui s’y opposent une grave méconnaissance des difficultés vécues par les enfants signalés aux services de protection. On leur reproche aussi de privilégier les droits des parents et la perspective juridique, au détriment d’une considération réelle de l’intérêt des enfants et de la reconnaissance de leurs besoins.

Le contexte actuel du recours aux théories de l’attachement dans le domaine de la protection de la jeunesse est pourtant inquiétant. On s’appuie en effet sur celles-ci pour justifier l’adoption de règles juridiques à portée obligatoire qui limitent la discrétion judiciaire, empêchent toute contestation de la validité de la théorie et de son application à un cas particulier et fixent des délais arbitraires pour le placement à long terme ou l’adoption d’un enfant. Les applications des théories de l’attachement déjà implantées dans l’intervention auprès des familles dites à risque ont d’ailleurs suscité des préoccupations importantes : leur potentiel normatif, leur prétention à la prédiction des conduites, leurs a priori positivistes sont pour le moins difficiles à concilier avec des conceptions qui tiennent compte de l’intégralité de la personne humaine, de l’importance de son insertion dans une histoire et dans une culture et qui se réfèrent à des modèles plurivoques, plus ouverts et moins manichéens (Parazelli et al., 2003).

La violence institutionnelle ne se manifeste pas seulement par des comportements ouvertement abusifs. L’attribution dogmatique d’un caractère irréfutable à une théorie, dont l’hégémonie est par ailleurs fortement contestée à l’intérieur de son propre champ (Widlöcher et al., 2000), le refus de la considérer dans son contexte historique et d’examiner d’un regard critique les conséquences de son application comportent des aspects totalitaires, surtout quand les mesures qui en découlent s’inscrivent dans une intervention de l’État, en contexte d’autorité auprès de personnes dont la plupart sont socialement marginalisées.

Les théories de l’attachement et le cadre législatif en matière de protection de la jeunesse

Depuis quelques années, les politiques d’organisation des services en matière de protection de la jeunesse se réfèrent de plus en plus aux théories de l’attachement. Bien que leur naturalisme et leur pertinence à la compréhension de la parentalité aient été contestés (Parazelli, 2002), elles semblent s’imposer aux responsables des services à l’enfance en difficulté. Ainsi, dans un projet de modification à la Loi sur la protection de la jeunesse déposé par le gouvernement du Québec, les changements aux dispositions relatives au placement des enfants s’appuient essentiellement sur ces théories. La plus éloquente à ce titre est celle qui fixe un délai maximal après lequel le tribunal doit prononcer une ordonnance visant à assurer à l’enfant « à plus long terme, la continuité des soins et la stabilité des liens et des conditions de vie ». Ce délai est fixé à 12 mois, pour les enfants de moins de 2 ans, à 18 mois, pour les enfants de 2 à 5 ans et à 24 mois pour les enfants de 6 ans ou plus.

Adoptées ou non, ces modifications n’en témoignent pas moins d’une tendance inquiétante. En effet, s’il arrive que, dans le domaine de la technique, les lois et les règlements fixent des normes en se fondant sur des données scientifiques, une telle orientation n’est pas acceptable dans le domaine complexe et mouvant des relations humaines, où l’application mécanique d’une norme générale à des cas particuliers ne se justifie pas sur le plan épistémologique. La justification d’une règle législative par une théorie qui échappe à la vérification et à la contestation implique essentiellement un acte de foi. Celui-ci est obtenu en l’occurrence grâce à la position dominante qu’occupent les théories de l’attachement, lesquelles s’inscrivent dans un courant de plus en plus hégémonique de naturalisation des disciplines psychologiques.

La référence aux théories de l’attachement en protection de la jeunesse

Pour comprendre l’importance de la référence aux théories de l’attachement dans le projet de loi, il faut consulter le Rapport du comité d’experts sur la révision de la Loi sur la protection de la jeunesse (MSSS, 2003), à la source des modifications proposées. On y souligne en effet que la notion de stabilité des conditions de vie, critère maintenant fondamental pour décider de l’orientation d’un enfant, découle directement des théories de l’attachement qui doivent dorénavant occuper un statut prépondérant dans la conception des services en matière de protection de la jeunesse (p. 29). L’objectif de la réforme, qui ne cache pas son intention « d’infléchir les pratiques actuelles » (p. 95), consiste à réduire les obstacles à l’adoption ou au placement définitif des enfants dont les parents présentent des « capacités parentales » jugées inadéquates, et de réduire les obligations de l’État, s’agissant du maintien des liens de ces enfants avec leur famille d’origine. Cet objectif explique pourquoi le rapport se réfère principalement à l’arsenal rhétorique des neurosciences et adopte une attitude punitive à l’égard des parents. On y affirme par exemple que : « Le développement des connaissances sur l’attachement et les études neurophysiologiques sur le développement du cerveau sont venus accroître l’importance d’élaborer des projets de vie permanents dans le cas des jeunes enfants […] » (p. 96). Le placement permanent ou l’adoption se présentent comme la seule orientation possible quand les « capacités parentales » des parents se révèlent déficitaires : « À défaut de pouvoir restaurer à court terme, les capacités parentales, particulièrement dans le cas de très jeunes enfants, ce seront les besoins de continuité et de stabilité de l’enfant dans un milieu de vie substitut qui devront guider les actions à entreprendre » (p. 30). Cette proposition s’inscrit dans la tradition béhavioriste selon laquelle la menace d’une punition constitue un moyen efficace – et légitime – pour modifier les comportements. Dans cette perspective, on favorise l’élaboration concomitante de deux projets de vie pour l’enfant : le premier axé sur la réunification familiale et le deuxième envisageant le maintien définitif du placement. « Une telle approche implique que les parents […] soient informés de façon très précise sur ce qu’ils doivent faire pour remédier à la situation ainsi que sur les conséquences possibles s’ils n’y parviennent pas » (p. 107).

Quelques problèmes reliés à l’utilisation des théories de l’attachement

Outre leur caractère désolant, de telles simplifications présentent non seulement de graves lacunes sur le plan scientifique, mais elles comportent aussi des risques sérieux d’exclusions discriminatoires. En effet, il est reconnu que les enfants signalés à la Direction de la protection de la jeunesse se retrouvent en grande majorité parmi les familles les plus pauvres. Les jeunes mères, les mères monoparentales, les membres de certaines minorités ethniques et autochtones y sont surreprésentées. De plus, les enfants de parents qui présentent d’importantes déficiences intellectuelles ou des troubles sévères de la personnalité risquent fort de faire l’objet d’un signalement à la protection de la jeunesse, si ces parents ne disposent pas d’un réseau familial qui les prend en charge. Or la protection de la jeunesse les enjoindra de « restaurer », dans un bref délai, leurs capacités parentales, à moins qu’elle ne considère d’emblée qu’il ne vaut même pas la peine de tenter quoi que ce soit. On constate qu’il existe des groupes identifiables, dont les enfants sont beaucoup plus susceptibles que ceux des familles aisées d’être coupés définitivement de leur famille d’origine, après un délai prédéterminé, sans que leur situation particulière ait été examinée dans sa spécificité. Les enfants pauvres ont-ils moins que les enfants mieux nantis le droit de connaître leur origine, d’en être fiers, de ne pas être constamment renvoyés à l’image de parents déficitaires et incapables, voire d’un milieu d’où on a dû les tirer pour les intégrer dans un environnement plus favorable, probablement plus favorisé ? Il est possible de penser que si les enfants signalés à la Direction de la protection de la jeunesse étaient en majorité issus de milieux aisés, l’idée de couper les rapports d’un enfant avec sa famille d’origine ne jouirait pas d’un appui aussi considérable. Qu’il suffise de rappeler l’importance de la généalogie pour les familles aristocratiques, sans compter la tradition ancrée dans la culture occidentale selon laquelle le retour tragique aux origines de sa famille constitue le moteur de l’action humaine et la source de la connaissance, de la transformation et de la responsabilité face à son destin[1].

La discrimination constitue une forme particulière de violence (Tessier, 1996). Sans insister sur les aspects juridiques, notons encore deux éléments qui illustrent bien les dangers inhérents à la description partielle de la réalité que reflète la nouvelle orientation. Ainsi, pour justifier le caractère primordial reconnu aux théories de l’attachement dans la conception des services à l’enfance, on s’appuie sur la relation postulée entre développement cérébroneuronal et liens d’attachement. Il est toutefois remarquable que les conséquences pourtant connues de la malnutrition sur le développement cérébral, de même que les liens établis entre misère matérielle et obstacles au développement cognitif (Lautrey, 1980) n’incitent pas les responsables des programmes d’aide à l’enfance à recommander l’adoption prioritaire de mesures propres à favoriser une répartition plus juste des revenus et l’amélioration des conditions de vie des familles pauvres. À la lecture des services projetés en protection de la jeunesse, on est au contraire frappé par le déni de ces autres facteurs, dont l’impact négatif sur l’avenir des enfants a pourtant été démontré.

Par ailleurs, la façon dont sont déterminés les délais pour l’établissement d’un projet de vie permanent dans le cas des enfants placés en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse renforce le doute relatif aux objectifs visés par leur introduction. Pour justifier l’instauration de ces délais, le rapport se réfère en effet aux « connaissances scientifiques » qui « démontrent […] que plus l’enfant est jeune, plus les risques qu’il développe des troubles de l’attachement et des problèmes de développement sont élevés, et plus il importe de lui assurer rapidement un milieu de vie stable » (p. 99). Sur le plan pratique, on cite en exemple des législations qui s’appuient sur les mêmes données scientifiques, mais où les durées acceptées de placement temporaire diffèrent entre elles, de même qu’avec celles qui ont été retenues pour le Québec. Les disparités entre ces délais devraient pourtant susciter un doute sur la possibilité de fixer dans la loi des durées maximales de placements temporaires prédéterminés, avec les conséquences que l’on imagine sur la vie des enfants et des familles.

La désinvolture avec laquelle on traduit en normes opérationnelles les inférences tirées de théories scientifiques ne constitue qu’un aspect des questions plus vastes que suscite la décision de s’en remettre à la science pour régler des problèmes politiques et sociaux. Ces questions se posent avec d’autant plus d’acuité que l’usage des théories de l’attachement dans le domaine de la protection de la jeunesse s’effectue sans que celles-ci soient vraiment débattues sous un angle historique, ce qui occulte à la fois les reproches qui leur sont adressés par d’autres orientations en psychologie et le caractère partiel de la perspective qu’elles proposent sur le psychisme humain et sur ses possibilités de transformation.

Les théories de l’attachement : contexte historique et conception de l’esprit humain

Les théories de l’attachement, que l’on relie en général à Bowlby (1969), Ainsworth et al. (1978) et Main (1990), sont issues d’études éthologiques de Lorenz et Tinbergen (Widlöcher et al., 2000). Elles postulent que l’attachement est un phénomène inné, instinctif, biologique et intuitif, commun à toutes les cultures. Elles soutiennent aussi que la qualité des soins que reçoit un enfant dans les premières années de sa vie est déterminante pour son développement futur. Ainsi, dans ses travaux, Ainsworth décrit trois types d’attachement : 1) l’attachement sécurisant ; 2) insécure/évitant ; 3) insécure/ambivalent. Main a par la suite introduit une quatrième catégorie : l’attachement désorganisé/désorienté. Les études tendent à démontrer que plus l’enfant développe en bas âge un attachement sécurisant, plus grandes sont ses chances d’adaptation sociale, de bien-être psychologique et de relations harmonieuses avec les autres (Steinhauer, 1996).

L’origine des théories de l’attachement et leur inspiration naturaliste

La théorie de l’attachement de Bowlby s’est formée en partie en réaction contre la psychanalyse anglo-saxonne de son temps et en partie par emprunt aux nouvelles voies qui se dessinaient dans celle-ci. Bowlby était en effet psychanalyste, membre pendant un certain temps du British Middle Group, ou British Independant Group, groupe qui s’était formé en Grande-Bretagne dans la foulée des débats opposant Anna Freud et Mélanie Klein. Outre Bowlby, le groupe des indépendants comptait notamment Winnicott, et d’autres psychanalystes qui sont tous liés au développement des théories relationnelles contemporaines en psychanalyse et qui ont contesté ce qui était alors considéré comme le pansexualisme de Freud. La théorie de Bowlby est née, entre autres[2], d’une remise en cause de la place qu’occupait la sexualité dans la conception psychanalytique anglo-saxonne de l’époque et du rôle qu’on lui accordait dans le développement de la vie psychique, tout en étant redevable à cette même psychanalyse d’une psychologie génétique, qui affirmait notamment le primat de l’enfance dans la formation de l’adulte. Pourquoi y a-t-il lieu d’insister sur le fait qu’il s’agit de la psychanalyse anglo-saxonne ? D’une part, parce que le succès des théories de l’attachement constitue un phénomène anglo-saxon (Widlöcher et al., 2000). Leur développement s’est rapidement enraciné dans le contexte culturel propre à la psychologie d’expression anglaise, particulièrement la psychologie américaine. Les traditions pragmatiste, empirique et béhavioriste et, plus récemment, les philosophies de l’esprit, dominantes dans la pensée américaine actuelle (Fisette et Poirier, 2002, 2003) ont fortement modelé leur évolution (Fonagy, 2003 ; Fonagy et al., 2003). D’autre part, parce que la théorie freudienne a connu, dans la psychanalyse anglo-saxonne, un infléchissement naturaliste, qui a à la fois permis aux théories de l’attachement de s’étayer partiellement sur ses principes et de les contester en ramenant la plus grande part de ses postulats de base sur le terrain des conduites instinctuelles.

La traduction anglaise des oeuvres de Freud a en effet marqué un tournant dans la référence psychanalytique en langue anglaise. Ce tournant a été déterminant pour la transformation de la psychanalyse anglo-saxonne en une psychologie génétique, qui s’intègre aujourd’hui de plus en plus dans les conceptions cognitivistes aptes à faire le pont avec les neurosciences (Tessier, 2005).

Ainsi, le terme allemand Trieb (pulsion) a été traduit en anglais par le mot instinct[3]. La pulsion constitue un concept central en psychanalyse : Freud attribuait en effet une importance capitale à la pulsion sexuelle qu’il opposait aux pulsions d’autoconservation (Freud, 1905). Malgré les indications contraires que l’on retrouve chez Freud, le terme anglais instinct invitait à concevoir la sexualité en psychanalyse comme une sexualité instinctuelle, innée et endogène[4]. La distinction de nature entre les pulsions sexuelles et les pulsions adaptatives d’autoconservation perdait de ce fait toute pertinence : un instinct est forcément instinctuel. Par ailleurs, les notions de vie psychique et d’inconscient, toujours à la faveur de la traduction anglaise, ont elles aussi été tirées du côté des disciplines cognitives et des sciences de l’esprit : les termes allemands Seele et seelisch (littéralement âme et « animique »), utilisés par Freud pour désigner ce qu’on nomme en français « psyché » et « psychique », ont été traduits en anglais par mind et mental (Bourguignon et al., 1989).

Cette terminologie a favorisé le lien de continuité que les psychanalystes anglo-saxons contemporains postulent volontiers entre psychologie cognitive, neurosciences, psychanalyse et philosophie de l’esprit (philosophy of mind). Ainsi pour Fonagy, dont le cadre théorique se réfère en grande partie aux théories de l’attachement, celles-ci s’intègrent d’emblée au corpus psychanalytique et permettent d’éclairer les véritables enjeux du développement mental. Les théories de l’attachement ont, selon lui, favorisé la remise en question du rôle de l’histoire et de la remémoration dans la formation de la vie psychique. Il s’appuie à ce sujet sur certains travaux de neurobiologie, qui visent à démontrer que les expériences précoces sont stockées dans des zones cérébrales distinctes et indépendantes de celles où sont encodés et récupérés les souvenirs. Dans ce contexte, les théories de l’attachement accorderaient à bon droit une importance déterminante à la distinction entre mémoire procédurale et mémoire déclarative, puisque le siège neurologique de la mémoire procédurale constituerait le lieu où s’inscriraient les modalités relationnelles à la base des structures psychiques organisatrices du comportement désormais engrammé. En raison de son immaturité neurophysiologique, les expériences vécues par l’enfant dans ses rapports avec les adultes et avec le milieu se situeraient dans la sphère du non-éprouvé et relèveraient ainsi de la mémoire procédurale. La qualité des liens d’attachement serait alors déterminante pour permettre le passage de l’expérience non éprouvée au reflexive self, porteur de la capacité de mentalisation (Fonagy, 1999).

On reconnaît ici l’influence constructiviste sur les versions contemporaines des théories de l’attachement. L’accent est mis, de façon synchronique, sur des structures relationnelles auxquelles, dans des conditions favorables, de nouvelles constructions pourront se substituer. La mémoire procédurale n’ayant pas de contenu (procedural memory is content-free, Fonagy, 1999 : 216), ce dernier perd son importance au profit de la forme. La voie est alors pavée pour le recours aux lois, aux méthodes et surtout, au déterminisme des sciences naturelles d’où les théories de l’attachement tirent à la fois leur propension à affirmer le caractère permanent, voire irréparable, des conséquences de certains types de relations et à adopter des positions essentiellement prospectives, dont la légitimité épistémologique est par ailleurs éminemment discutable, compte tenu de la nature de leur objet. Ces théories postulent en effet la transmission intergénérationnelle des modes d’attachement et, surtout, le caractère prévisible des psychopathologies qu’entraînent les types d’attachement désorganisés/désorientés (Squires, 2000 ; Fonagy, 2003 ; Fonagy et al., 2003).

Le caractère adaptatif des théories de l’attachement

La question du déterminisme se pose de façon très sérieuse, s’agissant de la violence impliquée dans l’application normative et mécanique des théories de l’attachement aux enfants signalés au service de protection de la jeunesse. En effet, accepter sans plus le déterminisme des sciences naturelles dans le champ des conduites humaines conduit à occulter à la fois l’opposition entre liberté et nécessité, et à refuser de considérer le problème de la liberté sous l’angle de la transformation. Un tel refus repose sur la séparation contestable entre la forme et le contenu et procède de l’hypothèse voulant que la forme puisse exercer son action de façon indépendante du contenu. Ce raisonnement facilite cependant l’application d’un déterminisme causal aux phénomènes de l’esprit : si, considérées dans l’abstrait, la production et la reproduction des formes, même dans le domaine de la pensée, peuvent obéir à des lois, il n’en va pas ainsi du contenu, dont on ne peut rendre compte en fonction de catégories causales. Sans insister sur le traitement de ce thème dans la philosophie du xixe siècle, où l’on associait la nécessité à la forme et la liberté au contenu, on peut néanmoins évoquer les exemples du rêve, de la création musicale ou du raisonnement logique pour illustrer ce propos. En effet, même si le rêve peut s’expliquer par des causes neurophysiologiques, celles-ci ne nous livrent aucune indication quant à son contenu. En admettant qu’à chaque état psychique ou qu’à chaque élément de pensée correspond une activité cérébrale, on ne peut décemment prétendre que la description de cette activité épuise l’ensemble du phénomène psychique examiné. L’insistance que mettent les théories de l’attachement à réduire à leurs aspects instinctuels et à leurs conséquences neurophysiologiques les relations du nourrisson avec son milieu et avec les adultes qui en prennent soin laisse non seulement de côté les phénomènes de sens, mais tend aussi à soutenir l’illusion du caractère naturel de la pensée, dont le développement dit sain leur apparaît relié à la qualité de l’attachement précoce (Fonagy, 2003 ; Fonagy et al., 2003). Par ailleurs, le fait que les théories de l’attachement accordent une importance déterminante aux interactions ne modifie pas le fait que leur référence de base demeure une référence aux sciences naturelles : la neurobiologie contemporaine s’intéresse de plus en plus aux affects et adopte une perspective environnementale et relationnelle. On y est maintenant convaincu que le milieu peut activer ou entraver l’activation de gènes et influencer plusieurs aspects de la structure et du fonctionnement du cerveau (Mayr, 1997).

Sous l’angle de l’explication naturaliste, les versions récentes des théories de l’attachement s’inscrivent dans la perspective développée par les philosophies de l’esprit, elles-mêmes héritières des traditions pragmatiste et béhavioriste de la pensée psychologique américaine. À la suite des courants béhavioristes, les philosophies de l’esprit ont poursuivi le travail de rapprochement entre les sciences cognitives et la psychologie et ont contribué à un retour marqué du naturalisme en philosophie. Elles envisagent en effet les phénomènes psychiques sous l’angle de la nature et soutiennent que la faculté de connaître constitue essentiellement l’attribut d’un sujet physique. De ce point de vue, l’épistémologie ne relèverait plus des disciplines philosophiques, encore moins de la métaphysique, mais des sciences naturelles (Fisette et Poirier, 2002).

Les développements récents en matière d’attachement sont étroitement liés à ce contexte philosophique. Ainsi, elles attribuent l’origine de la vie psychique à l’intériorisation des rapports adaptatifs et instinctuels entre le nourrisson et son milieu. Cette intériorisation s’effectuerait à la faveur de phénomènes neurobiologiques, influencés par les expériences affectives vécues, mais non pas toujours éprouvées par l’enfant[5]. Dans ce contexte, le processus d’attachement serait directement responsable de la capacité de mentalisation, plus particulièrement de l’élaboration d’un soi réflexif, capable d’élaborer une théorie de l’esprit, au sens que donnent à ce terme les philosophes de l’esprit[6], c’est-à-dire un réseau de croyances et de désirs permettant de rendre compte du comportement d’autrui ou de son propre comportement (Fonagy, 2003: 428). Ainsi, la capacité de penser et la faculté de connaître, produits de la maturation et d’interactions d’origine instinctuelle, trouveraient leur source dans des phénomènes naturels prévisibles, mesurables et quantifiables selon les techniques des sciences naturelles.

Une telle naturalisation de la pensée comporte des conséquences sérieuses sur la conception de la naissance de la subjectivité (Tessier 2005). De ce point de vue, il n’est pas étonnant que ce courant connaisse un tel succès dans la culture de la société de consommation, dont la pérennité dépend de la production d’un type anthropologique essentiellement conformiste (Castoriadis, 1996). En effet, si l’activité de pensée, ou même la colère, l’amour, la tristesse, comme on s’emploie de plus en plus à nous en convaincre, se réduisent en dernière analyse à leurs composantes physiologiques ou neuronales, quelle place reste-t-il pour la quête de vérité, pour la révolte, pour la recherche de justice ? Le discrédit actuel dans lequel sont tombées ces notions devrait peut-être nous alerter quant aux intérêts en jeu dans le retour en force des théories naturalistes et à leur pertinence politique pour le maintien de l’ordre néolibéral.

Conclusion : Options épistémologiques et choix éthiques

L’application opérationnelle des théories de l’attachement aux services de protection de la jeunesse implique que l’on adopte la vision de l’esprit humain que celles-ci nous proposent sans nous interroger sur ses présupposés philosophiques et idéologiques. Cette situation est troublante puisque les intervenants sont peu confrontés aux positions qui en ont dénoncé l’insuffisance. Dans le monde anglo-saxon, même les psychanalystes ont majoritairement adopté une vision naturaliste et cognitiviste de l’inconscient, abandonnant de ce fait un outil critique important pour l’appréciation de ces théories. Pourtant, d’autres orientations en psychanalyse continuent de reconnaître le dualisme pulsionnel introduit par Freud et d’affirmer l’existence de deux types de pulsions : les pulsions d’autoconservation, ou pulsions adaptatives, parmi lesquelles on retrouve l’attachement, et les pulsions sexuelles. Les pulsions adaptatives ne peuvent rendre compte, à elles seules, de la naissance de la subjectivité humaine (Widlöcher et al., 2000). Elles sont reprises en charge par le moi, instance de liaison et d’identification avec le monde, dont la formation est corrélative de la constitution d’un inconscient sexuel, essentiellement anti-adaptatif et conflictuel. Dans la perspective développée par Laplanche, par exemple, la pulsion sexuelle à la source de l’inconscient n’est ni endogène, ni instinctuelle, ni phylogénétique, comme l’ont postulé plusieurs courants psychanalytiques. Elle trouve son origine dans une situation anthropologique propre à l’humanité, plus précisément dans les rapports de communication que l’enfant entretient dès les premiers instants de sa vie avec l’adulte qui en prend soin et qui, lui, est doté d’un inconscient sexuel apte à compromettre d’emblée les messages de tendresse, de soins, ou d’absence de soins, qu’il transmet à l’enfant (Laplanche, 1993, 1999). De ce point de vue, la psychanalyse ne peut accepter les rapports de continuité entre l’éthologie et la formation de la subjectivité humaine que nous proposent les théories de l’attachement. Elle y voit au contraire un point de rupture, marqué par le passage de la conscience à la conscience de soi.

Dans une perspective psychanalytique, la description génétique proposée par les théories de l’attachement dans le domaine de la protection de la jeunesse est d’autant plus insatisfaisante qu’elle maintient dans l’ombre la question, sexualisée au sens psychanalytique du terme[7], des rapports d’autorité de l’intervenant observateur de la situation et de l’évaluateur de la « qualité » des liens d’attachement, avec les parents et avec l’enfant, sexualisation nourrie par la mise en demeure faite aux parents de remédier à la situation. Elle laisse également de côté l’impact de tous ces éléments sur les messages transmis à l’enfant, de même que sur ses tentatives de traduire ces messages, dans l’immédiat ou dans l’après-coup. Elle ne s’intéresse pas non plus à l’ensemble de ces aspects en rapport avec le milieu substitut, toujours fortement idéalisé dans la description des services offerts.

Il ne s’agit pas de refuser de reconnaître la difficulté du travail dans le domaine de la protection de la jeunesse, ni l’urgence ou la gravité des situations où se trouvent les enfants signalés à ces services. Il s’agit cependant de comprendre les aspects éthiques impliqués dans la décision de définir des services en fonction d’une théorie portée par un courant culturel dominant, qui nous ramène à des traditions naturalistes et, de ce fait, non démocratiques de la conception de l’esprit humain. L’histoire est lourde des effets tragiques, et souvent violents, des explications naturelles des différences humaines. Les théories de l’attachement, en postulant que les relations peuvent être réduites à des lois, qui peuvent certes être comprises, mais non pas dominées, nous convient à opter pour un modèle réifié des conduites humaines qui en occulte les possibilités de transformation. Aucune théorie ne naît en dehors d’un contexte sociohistorique. Aucune théorie ne devient dominante en dehors des rapports de domination de la société dans laquelle elle s’élabore. Mais aucune théorie ne peut nous dire ce que nous voulons et ce que nous devons vouloir (Castoriadis, 1977). Les choix épistémologiques comportent tous une dimension éthique : la définition des rapports entre le corps et l’âme, ou entre l’esprit et le cerveau constitue une option métaphysique (Laplanche, 2006) dont le bien-fondé doit être apprécié en fonction de sa capacité à mettre en oeuvre les valeurs d’égalité, de vérité et de liberté.