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Le monde contemporain a enregistré des évolutions d’une telle force qu’elles tendent souvent à engendrer un sentiment d’impuissance lorsqu’il s’agit d’essayer d’en maîtriser les effets problématiques[1]. Que faire alors si l’on ne veut pas être condamné à la démission et à l’observation passive ? Chercher à construire de nouvelles capacités bien sûr, des capacités plus adaptées. Et, pour cela, il peut y avoir des outils qui sont disponibles, comme en sciences sociales l’analyse des réseaux, mais qu’on ne pense pas forcément à utiliser.

Cette perspective, largement nourrie par les recherches en sociologie, mais aussi en science politique, en géographie, en économie, consiste à appréhender le monde à partir des réseaux dont il est constitué, c’est-à-dire à retrouver les processus relationnels dans lesquels sont prises des entités identifiables, notamment pour essayer de saisir la nature de ces relations, leur formation, leurs transformations. Il s’agit alors de penser en termes de connexions d’activités, reliant des acteurs individuels ou collectifs, faisant intervenir des flux de diverses natures (matériels, symboliques…) et jouant ainsi dans la distribution de ressources tout aussi diverses. Grâce à des méthodologies éprouvées, il devient en somme possible de pénétrer et de comprendre les structures relationnelles qui en résultent à différentes échelles organisationnelles ou géographiques (Dicken, 2003 ; Dicken et al., 2001). La perspective peut même être élargie aux « non-humains » (Latour, 1997).

Derrière un emballage scientifique qui pourrait le faire croire réservé aux cercles universitaires, il pourrait y avoir là un outil puissant sur le plan politique, en l’occurrence pour décrypter et pour agir. Développée et déployée, l’analyse des réseaux peut représenter un outil d’émancipation, à la fois dans la connaissance et dans l’action, pouvant aider à contrecarrer un sentiment d’impuissance trop répandu du côté de ceux qui ont l’impression de subir une domination, mais sans arriver à en trouver les racines. Plutôt que de s’accrocher à un messianisme révolutionnaire, l’accomplissement d’un tel travail pourrait être le moyen de remplacer des causalités subies par des finalités choisies. Car tracer les réseaux (au vieux sens de suivre à la trace, mais aussi de représenter visuellement), ce serait justement aider à démonter ces causalités.

Ce texte essaiera de faire ressortir le potentiel des analyses réticulaires en présentant trois étapes de ce projet politique. La première vise à déployer une connaissance des réseaux et met en avant l’utilité d’une démarche consistant à les tracer. La deuxième montre les possibilités qu’offre cette connaissance, notamment en permettant de se repérer dans un monde fréquemment décrit comme porté vers une complexité croissante et en aidant, grâce à un degré de réflexivité supplémentaire, à reconstruire des critères de choix de connexions dans ce monde. La troisième s’appuie sur ces points pour inviter à penser les capacités d’intervention dans les configurations réticulaires.

Première étape : tracer les réseaux pour mieux les connaître

La première étape vise la constitution d’un socle de connaissances. Ce socle s’appuie lui-même sur un travail sur les traces, non seulement pour ne pas oublier ces traces, mais aussi pour être capable de les faire réapparaître.

L’utilité de la démarche

Mettre des mots sur certains phénomènes permet de les repérer, mais dans le cas de mutations apparemment profondes comme celles regroupées sous le terme de « mondialisation », cela peut aussi avoir pour effet de rendre ces phénomènes encore plus impressionnants. C’est typiquement ce qui tend à se passer dans nombre de discussions sur le sujet, notamment celles qui en font une nouvelle dimension du « capitalisme ». En revanche, mettre au jour des réseaux, c’est non seulement sortir des tendances réificatrices (Callon et Latour, 1997), mais aussi se donner les moyens d’éviter ce sentiment d’écrasement. La démarche serait même d’autant plus utile à un moment où la dynamique sociale et économique semble s’aligner sur une logique connexionniste, comme le laissent penser, dans des registres différents, des auteurs comme Castells (2001) ou Boltanski et Chiapello (1999).

Comprendre les interdépendances et les facteurs d’hétéronomie

L’évolution du monde peut donner l’image d’un tissu d’interdépendances qui s’est resserré, à tel point que les distances et les frontières semblent devenues souvent accessoires. Tracer les connexions et les réseaux peut aider à mieux appréhender et interpréter ces interdépendances. Les dégâts subis par certains écosystèmes de pays du « Sud » peuvent par exemple être mieux compris lorsqu’ils sont mis en relation avec les formes de consommation adoptées majoritairement par les ménages des pays industrialisés, en l’occurrence parce que ces formes de consommation et les circuits dont elles dépendent tendent à intensifier les extractions de ressources dans les pays « en développement » exportateurs de matières premières (Shanahan et Carlsson-Kanyama, 2005). De même, les adaptations auxquelles sont contraints des milliers de destins individuels dans leur situation de travail peuvent être reliées aux séries de flux d’échanges dont ils dépendent plus ou moins directement dans la sphère économique et financière, à l’image de ces liens qui semblent assujettir le devenir de certains tissus industriels aux mouvements des marchés boursiers.

Une autre utilité de la connaissance des réseaux réside dans la possibilité de mettre en relief les facteurs d’hétéronomie, c’est-à-dire des facteurs susceptibles d’encadrer plus ou moins profondément les choix individuels et collectifs, voire de réduire les capacités d’action. La position dans un réseau ou le simple fait d’y être inscrit peut en effet représenter une source de contraintes structurelles. L’atmosphère de compétition économique permanente peut par exemple être reliée pour partie à une intrication croissante des réseaux d’échanges commerciaux dans une économie devenue globalisée.

Plus largement, toute une série de composantes de la vie de chacun peut être réinterprétée à la lumière d’une appréhension réticulaire de l’univers des choix. Sous cet angle, la satisfaction des besoins individuels apparaît par exemple intégrée dans un entrelacs de déterminations qui peuvent aboutir à l’intériorisation de contraintes de comportements ou à leur naturalisation. On peut considérer que, de manière symptomatique, l’individu placé en position de consommateur tend à faire des choix qui n’en sont plus tout à fait, tant ils sont dépendants d’un contexte qu’il ne maîtrise pas (parce qu’il a devant lui une offre commerciale limitée et/ou des circuits de distribution hégémoniques, parce qu’il n’a pas toutes les informations permettant d’évaluer cette offre, etc., ces facteurs pouvant se soutenir mutuellement et ainsi renforcer les situations d’hétéronomie).

Restaurer l’espace des choix collectifs en réduisant les opacités

En tant que citoyen, on peut souvent avoir le sentiment de subir toute une série de décisions sans parvenir à déterminer leur origine ni leur parcours. Tracer les réseaux peut aussi avoir une utilité de ce point de vue, en aidant à retrouver les fils conduisant à certains choix assignés à la collectivité ou à certains groupes plus particuliers. C’est d’ailleurs reconnaître que, pour autant qu’il soit possible de parler de « décisions », celles-ci ne sont le plus souvent pas prises dans un lieu précis, mais résultent d’un agrégat de processus faisant intervenir une pluralité d’espaces de discussion. Il ne peut donc s’agir de retrouver une responsabilité, mais de redonner à la notion de responsabilité une forme de pertinence, nécessaire à une régulation démocratique de la vie en collectivité.

Dans une appréhension réticulaire du pouvoir, une part importante du travail peut notamment consister à faire apparaître certains noeuds accumulant certaines ressources et à repérer leur rôle au sein des réseaux analysés. Tracer les réseaux et mettre en évidence les noeuds qui les jalonnent permet de mieux comprendre les distributions asymétriques de pouvoir. Plus largement, plutôt que de supposer des pouvoirs formidables aux multinationales ou aux institutions étatiques, ce serait le moyen de saisir les différentes voies par lesquelles ces ensembles organisationnels tirent leurs ressources et parviennent à leurs fins dans les milieux visés. Cela peut par exemple aider à interpréter les phénomènes de concentration dans l’univers économique.

Une connaissance réticulaire peut en outre permettre d’analyser, voire de corriger, les tendances à la fermeture et à l’exclusion du côté d’institutions qui sont censées être démocratiques. Ce type de connaissance peut ainsi aider à comprendre les phénomènes de « capture » ou les phénomènes corporatistes, dans le cas de situations où certaines branches administratives subissent l’influence des intérêts dont ils ont la charge. Utiliser cette connaissance pour réduire les opacités serait donc aussi un moyen d’empêcher des verrouillages plus ou moins partiels de l’espace démocratique.

L’organisation du travail à faire : des possibilités latentes

Dans le vaste tissu contemporain, il s’agirait ainsi de retrouver les fils, d’être capable de les tirer pour voir où ils mènent. Mais il faut arriver en même temps à suivre des fils multiples ayant des connexions également multiples et pouvant relier des éléments pourtant hétérogènes.

Qui peut faire le travail et comment ?

Si des moyens sont aussi à construire, travailler à la connaissance des réseaux peut en fait se faire en partie en exploitant des ressources qui sont déjà en circulation. Il faut alors arriver à les rassembler et parfois les reprendre dans cette perspective réticulaire pour laquelle elles n’auront probablement pas été pensées. Il faut rapprocher différentes sources d’information, collecter et combiner les données.

Les travaux de recherche peuvent être utilisés. Pour évaluer l’importance que tend à prendre la vision réticulaire, il suffit de voir le nombre de revues scientifiques qui comportent déjà le mot « réseau » dans leur titre (Social Networks, Global Networks…) ou de recherches qui font référence à ce type de perspective. Une forme d’investigation réticulaire peut être retrouvée chez le sociologue américain Gary Gereffi lorsqu’il étudie ce qu’il appelle des global commodity chains (Gereffi et Korzeniewicz, 1994). Vu l’extension qu’elles ont prise du fait de leur éclatement dans différentes régions de la planète, il s’agit pour lui de remettre au jour ces « chaînes globales de valeur » qui relient les mondes de la production et de la consommation des marchandises dans des circuits économiques désormais intercontinentaux. Gereffi a pu ainsi étudier le déplacement du pouvoir économique dans les quarante dernières années du secteur manufacturier vers le secteur de la grande distribution (Gereffi, 1994).

Des ONG, des associations, des groupes militants peuvent également contribuer à un travail d’investigation réticulaire, avec d’ailleurs des ancrages qui peuvent aussi se trouver dans des milieux universitaires ou proches de ceux-ci. Le rapport publié en septembre 2000 par cinq chercheurs de l’Observatoire de l’Europe industrielle (Corporate Europe Observatory) sous le titre Europe Inc. : liaisons dangereuses entre institutions et milieux d’affaires européens (Balanyá et al., 2000) en est un exemple, axé notamment sur l’influence des lobbies économiques sur la sphère politique européenne.

Avec la croissance des informations collectées va toutefois se poser un problème de tri, d’organisation des données et, plus largement, de capacité computationnelle. Le réseau Internet peut jouer pour cela un rôle important d’archivage collectif et intervenir selon les besoins dans la mise à disposition et la circulation de ces informations et connaissances. Les institutions publiques et les collectivités de différents niveaux offrent déjà par cet intermédiaire, et souvent sans coût d’achat, l’accès à des volumes importants de documents, d’études, de rapports, etc., qui auparavant ne connaissaient qu’une circulation limitée sous forme papier. Même si l’ensemble n’a pas été conçu dans la perspective qui est la nôtre, c’est aussi une source exploitable moyennant une possibilité de se connecter et une maîtrise minimale de la recherche sur le World Wide Web.

Des formes de communautés qui se constituent par l’intermédiaire d’Internet développent d’ailleurs des démarches qui pourraient se rapprocher d’un travail d’investigation réticulaire. Des initiatives communautaires existent déjà dans divers domaines, par exemple celui du « développement durable » (Ahmed et Hardaker, 1999), et pourraient servir de sources d’inspiration. Il y a aussi un nombre croissant d’organisations militantes qui mettent en ligne sur Internet les informations qu’elles collectent dans la surveillance de certaines activités. Sur corporatewatch.org ou corpwatch.org sont par exemple proposés des rapports sur les effets sociaux et environnementaux des multinationales. Ce sont là en quelque sorte des noeuds de réseau qui sont déjà positionnés sur la « toile ».

Dans un monde qui semble fait d’assemblages de plus en plus complexes, tracer les réseaux n’est toutefois pas une tâche aisée. Plus ces derniers s’allongent, plus la tâche devient lourde à entreprendre. Il est d’ailleurs aussi probable que certaines branches de réseaux tentent de se dissimuler. Même s’ils font l’objet d’une surveillance accrue de la part d’institutions étatiques, paraétatiques et supranationales, un travail d’exploration réticulaire devra sans doute reconnaître certaines limites par rapport aux réseaux agissant dans la clandestinité ou l’illégalité, comme ceux des places financières « offshore », les réseaux du « crime organisé » entretenant des trafics divers, ou les réseaux qualifiés de « terroristes ».

Un ensemble d’instruments de visualisation en voie d’élaboration

Pour mettre en visibilité, il faut des instruments. Les sciences sociales ont élaboré des méthodologies pour pénétrer et analyser les réseaux (Wasserman et Faust, 1994) et continuent à développer de tels instruments. Ces développements ont même débouché sur des tentatives de visualisation et de représentation graphique des réseaux, qui ont été facilitées par les progrès informatiques et qui, de fait, peuvent se révéler très utiles pour notre perspective (Brandeset al., 1999).

L’International Networks Archive (INA) offre un exemple. Entrepris sous l’égide du Département de sociologie de l’Université de Princeton, le projet vise à rassembler des ensembles de données permettant de construire des représentations visuelles de tous les échanges se produisant à travers le monde et contribuant à sa globalisation : biens et services, investissements financiers, ventes d’armes, flux migratoires, déplacements touristiques, séjours d’études à l’étranger, appels téléphoniques, etc. Un site (http://www.princeton.edu/~ina/) a été élaboré pour présenter le projet et donner accès à des fichiers de données, des analyses, des mises en forme cartographiques pouvant être complétées ou réutilisées.

Les dispositifs de « traçabilité » comme source d’inspiration potentielle

Il est déjà possible de trouver dans la vie socioéconomique des dispositifs qui mettent en pratique une forme de traçage de réseaux. À partir de la notion de « traçabilité », des obligations sont en effet de plus en plus souvent prévues pour certains produits (aliments, médicaments…) et certaines personnes (Hermitte, 2003).

De manière générale, la traçabilité consiste à rassembler les informations jugées pertinentes pour chacune des étapes d’un processus, de façon à en suivre le déroulement et intervenir éventuellement sur celles qui se seraient révélées problématiques. Ainsi, en matière de sécurité alimentaire, le règlement européen du 28 janvier 2002 entend par traçabilité « la capacité de retracer, à travers toutes les étapes de la production, de la transformation et de la distribution, le cheminement d’une denrée alimentaire, d’un aliment pour animaux, d’un animal producteur de denrées alimentaires ou d’une substance destinée à être incorporée ou susceptible d’être incorporée dans une denrée alimentaire ou un aliment pour animaux ».

Il y a des signes d’extension de ce type de logique de surveillance à d’autres domaines et des outils et méthodes sont effectivement développés dans cette perspective. Rendue nécessaire par l’allongement des chaînes d’intermédiaires, la traçabilité est en quelque sorte l’expression spéculaire et le corrélat d’une société en réseaux. C’est par rapport à ces aspects que l’arsenal de procédures et méthodes développées rejoint le projet esquissé dans ce texte, notamment par le potentiel de rapatriement de l’information qu’elles laissent entrevoir.

Deuxième étape : choisir comment se comporter dans l’univers réticulaire

Du point de vue politique que nous avons commencé à dessiner auparavant, prôner la connaissance des réseaux n’a de sens que si ce travail a des débouchés pratiques. La réévaluation du rôle des réseaux sous un angle politique peut aussi ouvrir vers des révisions des modalités d’action dans le monde, lesquelles peuvent être autant de leviers de changement.

L’appréhension réflexive de la position dans les réseaux comme moyen de choisir les connexions individuelles

Le propre de la connaissance est de permettre de nourrir des formes de réflexivité ; il pourrait en aller de même avec la connaissance des réseaux. Grâce à elle, il devient en effet possible d’envisager un retour réflexif de l’individu par rapport à l’univers réticulaire, et cela rend par conséquent plus accessibles l’examen et la révision de tout un ensemble de pratiques sociales. C’est aussi par ce type de débouché que l’activité consistant à tracer les réseaux peut prendre une dimension de projet politique. Dans cette perspective, il ne s’agit pas seulement pour l’individu de prendre conscience des réseaux dans lesquels il s’insère, mais aussi d’essayer d’évaluer les manières de se comporter par rapport à ceux-ci et ainsi d’organiser sa vie.

Cette prise de conscience des insertions dans certaines configurations réticulaires pourrait être une incitation à la réflexion, en fait une étape à l’issue de laquelle il deviendrait envisageable de choisir les réseaux auxquels on participe. La vie de chacun est faite d’un enchaînement de connexions qu’il est possible d’examiner de manière critique. L’enjeu serait ainsi de mieux voir les prolongements de ces connexions, de façon à ce que chacun puisse éventuellement reprendre les conditions de sa participation bon gré mal gré à certains réseaux.

Du point de vue des modes de vie possibles, un acte d’achat par exemple devient ainsi moins anodin. Ne pas choisir certains produits lors de ses achats, c’est une manière de refuser de soutenir certains réseaux productifs. À l’inverse, maintenir certains achats, c’est potentiellement cautionner et assurer un débouché à certaines formes de production. Ce n’est pas non plus la même chose que de se connecter sur des circuits de distribution longs ou courts. Privilégier des productions plus locales et plus proches peut permettre d’éviter de nourrir certains flux et, par conséquent, d’engendrer certaines nuisances, comme celles liées aux transports.

Choix de connexions et options réticulaires dans la société de consommation

Dans les faits, les études sur les comportements des consommateurs tendent à montrer un intérêt croissant de ceux-ci pour l’origine des produits qu’ils achètent. Même si le prix et la qualité peuvent rester des critères déterminants, d’autres critères tendent aussi de plus en plus souvent à faire l’objet d’une relative attention, comme la provenance et les conditions de production. C’est là un cheminement intellectuel qui peut se construire pour remonter vers l’amont de la consommation. C’est le sens dans lequel poussent les partisans de l’introduction d’une dimension éthique dans les actes de consommation, l’idée étant que la vigilance des consommateurs lors de leurs achats peut aussi obliger à certains ajustements du côté du système productif, par exemple en matière sociale ou environnementale. Devenus porteurs de principes qui peuvent relever d’une forme d’éthique, ces actes de consommation interviennent alors dans un registre qui n’est plus seulement la satisfaction de certains désirs ou de certains besoins ; ils visent une portée supplémentaire qui amène certains chercheurs à parler de « consumérisme politique » pour essayer d’analyser cette tendance (Micheletti, Follesdal et Stolle, 2004).

Un tel changement de registre dans les actes de consommation n’est possible que par la mise au jour, de manière plus ou moins précise, des chaînes de production et de commercialisation. C’est grâce à un tel éclairage que les consommateurs peuvent trouver des voies de révision de leurs modalités d’engagement dans l’espace marchand. La perception de certains réseaux économiques offre ainsi des prises non seulement pour critiquer les conséquences de ce qui peut être perçu comme un vaste phénomène d’adaptation des systèmes productifs, (trop) commodément résumé par le terme de « mondialisation » du fait de sa dimension internationale, mais aussi pour commencer à envisager des alternatives permettant de sortir de l’« uniformisation » des gammes de produits ou de maîtriser les chaînes d’approvisionnement en les raccourcissant. Certains groupes militants cherchant à résister concrètement aux tendances « mondialisatrices » rejoignent ce type de logique avec des tentatives de « relocalisation » de certaines activités économiques, par exemple pour certains approvisionnements alimentaires en essayant de ramener certains circuits de productions agricoles vers des bases plus locales (Hendrickson et Heffernan, 2002 ; Watts, Ilbery et Maye, 2005).

Dans le champ de la consommation, tracer les réseaux, c’est donc aussi permettre de repenser des liens entre les producteurs et les consommateurs. L’étape suivante peut même par exemple consister à resserrer les liens entre ces derniers et certains paysans qui ont choisi de défendre une agriculture moins productiviste. C’est ce que tentent de faire les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) en France ou les expériences de Community-Supported Agriculture dans des pays comme les États-Unis (Abbott Cone et Myhre, 2000). Les AMAP sont fondées sur un principe de partenariat entre une ferme et un groupe de consommateurs, la première pouvant réaliser une vente directe grâce à une souscription effectuée à l’avance par ces derniers. Sous des formes plus ou moins proches, tout un courant d’initiatives s’est ainsi développé sur le principe d’un abonnement à un panier de fruits et légumes, lequel peut servir d’accroche pour développer toute une série de sujets potentiellement mobilisateurs : qualité de l’alimentation, maintien d’une économie locale, préservation de l’environnement, etc. (Dubuisson-Quellier et Lamine, 2004).

Mettre au jour les réseaux constitutifs fait ainsi apparaître des différences importantes entre ce système de production et de distribution localisé et celui de la « grande distribution » qui se situe sur des ramifications nettement plus longues. Dans ce dernier cas, le consommateur allant dans un supermarché ou dans un hypermarché a devant lui un large éventail de marchandises présentées dans un espace relativement limité et il a donc le choix, sous une forme concentrée, d’un grand nombre de connexions possibles, mais avec une visibilité réduite sur l’amont de ces connexions. En revanche, cette visibilité paraît plus large dans le système de distribution organisé sous la forme de paniers, puisque le souscripteur peut ainsi disposer également d’éléments d’appréciation sur le processus de production. La proximité de ces relations permet dans cette alternative d’envisager un accord plus ou moins explicite autour de critères de qualité, mais aussi de prix, par lesquels le producteur pourra s’assurer le revenu qu’il juge correct tout en paraissant offrir des coûts raisonnables aux yeux du consommateur.

Repenser la nature des relations en reconsidérant la forme des connexions

La forme des connexions, c’est-à-dire la nature des relations au sein des réseaux, est aussi une question importante. Il n’est par exemple pas indifférent que ces échanges soient marchands ou non, dépendants ou non de cadres institutionnels. En proposant de nouveaux circuits de transactions et en préférant baser les échanges sur le don et le contre-don, les expériences de systèmes d’échanges locaux (SEL) réalisent un changement des modalités de connexion entre individus, avec l’intention plus ou moins explicite de sortir du modèle monétaire. L’entraide semble ainsi constituer une forme d’aspiration commune que différentes expériences ont cherché et cherchent encore à faire jouer pour bâtir des espaces où puissent s’exprimer des relations exemptes de domination. Des logiques peuvent être ainsi déplacées en jouant sur les modalités d’échanges privilégiées.

D’autres courants de démarches bâtis autour de notions comme l’« économie solidaire » ou le « commerce équitable » représentent d’autres manières de repenser les connexions entre les producteurs et les consommateurs, de redessiner les réseaux qui les relient. Promu comme un nouveau modèle économique, le « commerce équitable » tente d’installer un espace alternatif de relations marchandes en réagençant certaines parties des chaînes productives. C’est dans ce genre de tâche que se sont engagées des organisations internationales comme l’IFAT (International Federation for Alternative Trade), NEWS ! (Network of European World Shops), l’EFTA (European Fair Trade Association). En France, le travail du collectif « De l’éthique sur l’étiquette » se situe dans une perspective similaire en essayant d’attirer l’attention sur l’exploitation des enfants et l’absence de droits syndicaux dans certains pays exportateurs où se sont déplacées certaines productions.

Au-delà de ces exemples, ce qui apparaît important de noter, c’est que ces formes d’actions à la fois individuelles et collectives, construites sur la critique de certains modes d’échange et de production, engagent, sans forcément le penser de manière aussi formalisée, dans une pensée réticulaire et qu’une poursuite en ce sens peut induire des réévaluations pénétrantes des modalités d’engagement dans le monde.

Troisième étape : intervenir dans les configurations réticulaires

Que faire face à des noeuds de réseaux qui tendent à s’imposer en points de passage obligés et à créer des situations de dépendance ? La construction de réseaux concurrents peut être une solution, dans la mesure où elle peut représenter un moyen d’installer d’autres noeuds. Organiser des modèles alternatifs de connexité devient alors une question pratique. Une telle démarche passe en effet par des stratégies coopératives devant permettre de réfléchir à des configurations réticulaires alternatives et à leurs possibilités de déploiement.

La dissidence comme sortie de réseau et refus des enrôlements

Pouvoir repérer la production de formes de domination par certains réseaux est de nature à créer les conditions d’une déstabilisation de ces derniers. Les actions de dissidence deviennent plus facilement envisageables une fois mises en visibilité les structures relationnelles contraignantes. La contestation des enrôlements peut alors contribuer à défaire les réseaux établis en desserrant les faisceaux de relations jusque-là installés.

Des dissidences se manifestent par exemple à l’égard des aspects aliénants et écologiquement préjudiciables de la « société de consommation », comme dans les mouvements pour la « simplicité volontaire » (Maniates, 2002) ou la « décroissance soutenable ». D’autres sont à attendre devant l’extension des domaines, comme celui de la culture, pour lesquels l’accès est transformé en consommation payante, avec par conséquent pour effet d’inscrire toujours plus de rapports humains dans une logique commerciale ou monétaire (Rifkin, 2005).

Le refus de se connecter sur certains réseaux peut donc devenir une forme de résistance. D’un point de vue analytique, si on la replace dans le champ des relations sociales, la zone d’autonomie temporaire (TAZ) que promeut Hakim Bey (Bey, 1997) est un réseau déconnecté provisoirement, un réseau qui refuse un certain nombre de connexions.

Tracer des voies alternatives : la construction de réseaux comme action réfléchie

Tracer les réseaux et repérer les noeuds dominants permet aussi de dessiner des routes alternatives. C’est un autre univers de choix qui pourrait alors s’ouvrir et dans lequel la circulation, grâce à l’élargissement du domaine de visibilité, pourrait être facilitée, comme sur un réseau routier où l’automobiliste peut trouver son chemin grâce aux panneaux indicateurs. Des voies pourraient devenir disponibles pour éviter l’enfermement dans des réseaux jugés contestables.

Tout un ensemble de mobilisations sociales, de collectifs, de coordinations, s’est également développé en s’organisant en réseaux, souvent dans une recherche de modalités de participation et d’action évitant les travers bureaucratiques et centralistes (Diani et McAdam, 2003). Des regroupements associatifs comme ceux défendant les « sans » (par exemple Droit au logement en France, la Coordination nationale des sans-papiers en Suisse) ou syndicaux comme SUD (Solidaires, Unitaires, Démocratiques) se démarquent ainsi de structures plus traditionnelles pour engager leurs propres démarches de contestation. L’organisation réticulaire élaborée de manière consciente devient ainsi un moyen de plus en plus fréquent de poursuivre des buts communs, même entre des groupes militants ayant des bases nationales différentes (Routledge, 2000). Des enjeux susceptibles de concerner de vastes collectivités, comme l’environnement ou les droits de l’homme, ont pu être investis par des « réseaux militants transnationaux » (Keck et Sikkink, 1998). Pour ces mouvements militants, ce type d’activisme comporte des avantages et des potentialités. Ils ont pu structurer des bases organisationnelles flexibles et nourrir une dynamique en mettant en place des contre-sommets lors de certains grands rendez-vous internationaux, des forums plus ou moins réguliers, qui ont pu fonctionner autant comme des lieux de rencontre que comme des plates-formes d’échanges.

Un levier d’influence

Le déploiement de réseaux concurrents aux réseaux dominants peut être un moyen de ne plus subir, mais surtout d’exercer une influence. Le développement des modes d’organisation réticulaires tend en effet à encourager des logiques d’influence. C’est ce qu’a pressenti d’une certaine manière Manuel Castells : « À l’ère de l’information, les batailles pour le pouvoir sont d’abord des batailles culturelles. Il nous faut donc inventer de nouvelles façons d’agir, qui cherchent à influencer indirectement les processus bien davantage qu’à prendre des décisions » (Castells, 1999). Et, de fait, les stratégies des réseaux militants semblent prendre ce type d’orientation. Dara O’Rourke montre par exemple que, derrière les campagnes qui ont visé certains produits, ce sont aussi des réseaux qui ont réussi à se construire et à trouver des points d’appui pour engager leur action (O’Rourke, 2005).

L’influence comme modalité d’action collective a d’ailleurs pour particularité intéressante de pouvoir entrer dans un processus cumulatif. Des influences ajoutées les unes aux autres permettent d’atteindre une masse critique. Le boycott de certains produits ou de certaines firmes peut d’un point de vue individuel être interprété comme un refus de connexion sur certains réseaux. Mais c’est surtout sa forme publicisée et collective qui est de nature à amplifier sa capacité d’influence. Le boycott peut en effet tarir les gains sur un marché, et si une branche d’un réseau est privée de ses ressources, il y a de fortes chances qu’elle meure ou, au moins, dépérisse.

Conclusion

Tracer les réseaux, c’est diminuer l’impression de complexité insaisissable que peut avoir aujourd’hui tout individu face au monde qui l’entoure, le sentiment d’absence de prises sur ce monde. Le sentiment de trop grande complexité conduit à la passivité, et la visualisation des réseaux peut justement être un moyen de rendre le monde à nouveau saisissable, de redonner des prises sur celui-ci.

Nous avons vu que les bases d’une connaissance des réseaux peuvent déjà être exploitées. La phase suivante pourrait être de généraliser ce travail, de le faire de manière plus systématique. Certes, cela ressemble au travail de Sisyphe, tant peuvent être mouvants ces réseaux qui font le monde. Décider d’entreprendre ce type de tâche, c’est aussi être conscient qu’elle est à renouveler perpétuellement. Et même qu’elle peut devenir encore plus difficile si se poursuit l’extension tendancielle des réseaux sociotechniques dont Bruno Latour a montré le poids dans l’aventure humaine (Latour, 1997).

Mais l’enjeu est fort et important. Il s’agit à la fois de reconstruire une capacité de compréhension et de retrouver une capacité d’action face à un système apparemment porté vers une globalisation et une multiplication des interconnexions. Pour reprendre un slogan qui a fait florès, la démarche peut permettre de penser globalement et d’agir localement.

Une vision des réseaux peut aussi aider à repenser et à (re)créer des formes de solidarité, y compris à l’échelle de la planète. Dans ce cas, elle permet d’éviter de noyer l’aspiration à la solidarité dans une globalité insaisissable tout en offrant un moyen pratique de (re)nouer des liens. Une appréhension réticulaire permet non seulement de montrer des interdépendances à des acteurs qui n’en avaient pas forcément conscience, mais aussi pour eux de réévaluer ces interdépendances, de les réajuster de manière réfléchie et volontaire. C’est une voie qui peut ainsi réduire l’indifférence aux autres au profit d’une (re)mise en avant du vivre-ensemble.

S’agit-il de tout visibiliser et de produire un dispositif où tout le monde verrait tout le monde ? Si tant est que cela soit possible, la question, renvoyant à celle de la frontière entre transparence et surveillance, peut être à débattre collectivement, pour envisager d’établir un ensemble de précautions. En tout cas, le travail consistant à tracer les réseaux ne doit pas avoir pour vocation de surveiller les vies individuelles. Nul besoin donc d’y voir une quelconque restauration d’un fantasme panoptique.