Échos et débats

Relation d’une expérience socialeScience ou (auto)fiction ?[Record]

  • Yves Pedrazzini and
  • Magaly Sanchez R.

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  • Yves Pedrazzini
    École polytechnique fédérale de Lausanne

  • Magaly Sanchez R.
    Princeton University

Le débat entre objectivistes et subjectivistes en sciences sociales est ancien. Dans le texte ci-après, nous voulons montrer que, paradoxalement, le meilleur moyen d’objectiver un fait social est de le raconter avec émotion, en utilisant directement le récit – ainsi que l’image, photo, vidéo –, mais aussi l’analyse que les acteurs sociaux font de ce qu’ils vivent, sans chercher à les corriger en leur redonnant « forme scientifique » a posteriori, une fois de retour du terrain. Un récit subjectif est aussi un mode de connaissance savant. Son auteur n’a pas à donner d’autre preuve de la vérité de son analyse que la véracité de son récit. Le sociologue a pour tâche de commenter de manière critique des faits sociaux significatifs et nécessitant une réponse urgente en termes d’action sociale (dont d’autres professionnels se chargent). La narration plus littéraire que « documentaire » de notre expérience nous paraît répondre honnêtement à cette exigence fondamentale de commentaire social. La « distance à l’objet » ne garantit pas la justesse de l’analyse, elle la réduit nécessairement. Car le langage des sciences n’est pas assez vaste pour contenir toutes les expressions de la vie humaine. Nous ne voulons pas non plus que s’éteigne en nous l’indignation, parce que la carrière le demande. Nous racontons avec colère des histoires de gens brisés et nous ne pouvons le faire avec les seuls mots de la science (Pedrazzini, 2005). Il nous faut les mots de ceux que nous décrivons, des mots qui viennent des rues du monde entier. Ces mots ne sont pas de nous, ils sont des mots d’enfants de la rue. Nous ne voulons pas les mettre en forme, en altérer la lumière noire. Nous croyons aussi rendre mieux compte de « la réalité » en choisissant, en plus d’une forme littéraire, de ne pas nous exclure de ce récit, car nous avons pris part à « l’action ». Le sujet de cet article n’est donc pas les enfants de la rue, moins encore la prise en charge et l’attention aux enfants de la rue, mais la vision qu’en eurent deux sociologues au moment où leurs histoires respectives se sont croisées et ce qu’il en a résulté. Voilà pourquoi nous ne (nous) corrigeons pas. À force de tourner dans les rues du centre pour les voir, c’était maintenant l’aube et on dormait debout quand on est tombé sur les enfants dont la maison est une rue et la rue, toutes les rues, offrant quelque avantage « stratégique », notamment celles aux alentours de Nuevo Circo, le terminal de bus qui ressemble à une émeute bruyante de gens et de moteurs mêlés. Alí, notre ami malandro, nous avait assurés qu’on les trouverait là – eux ou des autres – et il avait bien voulu nous accompagner dans notre équipée. Quand nous travaillions dans le barrio et l’assommions de questions à propos des gangs et de la violence, il nous avait dit : « si vous voulez comprendre quelque chose à la violence du barrio, il vous faut commencer par connaître la violence de Caracas et ses vraies victimes ». Voilà pourquoi nous avions pris la Fiat et roulé jusqu’au terminal en enfilant la Bolivar depuis Parque Central, Alí assis sur le siège arrière, tous trois trop fatigués pour faire autre chose que de rôder dans la nuit caraqueña. Vers 4 heures du matin, on a laissé la voiture près d’un vendeur de hot-dogs et prit le passage souterrain qui mène jusqu’à Nuevo Circo, en direction de la cafétéria ouverte toute la nuit. Là, on ne voyait qu’eux, le Barquisimetano et …

Appendices