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Introduction

Sous l’effet des modes managériales qui se présentent comme une « rationalisation » ou une « modernisation » de la gestion, on intègre, on fusionne, on impose une reddition de comptes « claire et transparente », on cherche des économies d’échelle. On implante la rationalisation des choix budgétaires, la gestion par objectifs, le budget base zéro, la planification stratégique, la qualité totale, la réingénierie des processus, le benchmarking, les pratiques exemplaires, les pratiques basées sur des données probantes, la gestion axée sur les résultats, les règles de saine gouvernance. On affirme et on pense viser une plus grande coordination, une plus grande équité, une plus grande efficience, une plus grande qualité et une plus grande imputabilité. Y arrive-t-on ? Et si l’on obtenait plutôt l’effet inverse ?

Toutes ces techniques managériales ont en commun de présupposer un modèle organisationnel hiérarchiste et mécaniste particulièrement inadéquat dans les écoles, les universités, les hôpitaux et les centres de services de santé et de services sociaux. Ces organisations partagent la caractéristique de ne pouvoir accomplir leurs fonctions dans la société que si elles peuvent compter sur l’engagement profond et le jugement expérimenté des professionnels qui donnent les services. Or toutes ces techniques managériales ont pour effet d’affaiblir l’engagement du personnel de ces organisations et de minimiser la place du jugement de ceux qui donnent les services. Sous l’effet de ce managérialisme, les organisations ont tendance à être toujours plus grosses, plus désincarnées, plus abstraites et impersonnelles, ce qui les vide du sens de la mission, du sens du travail, du sens de l’engagement personnel et des responsabilités. Et si l’on se trompait lourdement de modèle organisationnel et de mode de gestion ?

Quels modèles organisationnels pour les organisations de services humains complexes ?

Notre imaginaire est peuplé de certains archétypes organisationnels dominants, de quelques façons légitimes et simplificatrices de comprendre l’organisation du travail collectif. Ces archétypes sont des modèles mentaux et culturels plus ou moins adéquats selon le travail qu’il faut accomplir, selon la fonction qu’il faut remplir. Le hiérarchisme est l’un de ces modèles culturels et mentaux dominants (Hood, 1998) que certains ont voulu et souhaitent toujours implanter avec plus de vigueur dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les universités. C’est ce hiérarchisme qui nous fait penser, entre autres, qu’il est évident et approprié d’attribuer au conseil d’administration et au dirigeant d’une organisation la responsabilité de l’accomplissement de sa mission. Le hiérarchisme est un élément du managérialisme, un courant de pensée où les gestionnaires et les techniques managériales sont considérés comme les éléments centraux du bon fonctionnement de toutes les organisations. Pour beaucoup de gens, la gestion est inconcevable en dehors de ce cadre de pensée.

Dans cet archétype hiérarchiste, on fait une distinction très nette entre le travail des gestionnaires et celui des « exécutants ». Les droits de décision et de contrôle sont attribués aux gestionnaires. Comment pourrait-il en être autrement ? Les sciences de l’organisation ont avancé l’idée que cet archétype n’est relativement efficace que pour les tâches simples qu’une personne seule peut comprendre et superviser (Mintzberg, 1989 ; Donaldson, 2001 ; Grandori, 2001 ; Scott, 2003). L’archétype hiérarchiste doit être complété par des mécanismes organisationnels bureaucratiques pour accommoder la gestion à plus grande échelle. La hiérarchie et la supervision directe sont alors complétées par la normalisation des processus et des résultats du travail à l’aide de règles écrites. La supervision du travail s’appuie dans ce cas sur des plans, des règlements, des procédures, des mesures et des cibles quantifiées. Les idées à la mode sur la gestion par résultats et la reddition de comptes claire et transparente fondée sur l’imputabilité des dirigeants et sur des indicateurs et des cibles relèvent de cet archétype organisationnel qui nous fait voir l’organisation comme une machine.

Les sciences de l’organisation ont avancé et développé l’idée que l’efficacité relative de l’archétype mécaniste est limitée aux tâches analysables, stables, répétitives, faciles à observer et à mesurer (Burns et Stalker, 1994 ; Perrow, 1970 ; Scott, 2003). Comment penser alors qu’il peut être adapté aux organisations professionnelles de services humains complexes, des organisations à la mission, aux moyens et aux résultats complexes, ambigus, opaques, incertains et partiellement indéterminés ? (Hasenfeld, 1983.) Selon les sciences de l’organisation, nous devrions penser les écoles, les hôpitaux et les universités comme des institutions sociales « organiques » qui se développent au fil des décennies plutôt que comme des systèmes mécanistes conçus par ingénierie organisationnelle. Il faudrait les penser à l’aide des modèles organisationnels égalitaristes, collégiaux ou professionnels, qui se sont révélés être des façons privilégiées d’organiser la réalisation de missions complexes nécessitant des savoirs et des jugements élaborés de la part de ceux qui produisent les services.

En bref, le managérialisme n’a pas de fondement bien assuré dans les sciences de l’organisation. Ces dernières ont révélé l’existence et la légitimité d’une grande variété de mécanismes organisationnels plus ou moins aptes à contribuer à la réalisation du travail à faire (Grandori, 2001). Les organisations réelles sont des combinaisons toujours particulières de ces mécanismes. Il est donc peu vraisemblable que les mêmes idées et les mêmes techniques puissent contribuer au bon fonctionnement de toutes les organisations indifféremment de la nature de leur mission et du travail qu’elles ont à faire. Le managérialisme met de l’avant certains mécanismes managériaux hiérarchistes et mécanistes au détriment des autres mécanismes organisationnels et empêche, selon nous, d’adopter des mécanismes appropriés dans les organisations de services humains complexes.

Collégialisme et professionnalisme dans les organisations de services complexes

La nature complexe, indéterminée, opaque et ambiguë de la mission des organisations de services humains complexes, des moyens nécessaires pour accomplir cette mission, et des résultats de leur action (Hasenfeld, 1983 ; Cohen et March, 1986) limite énormément la possibilité que le managérialisme puisse contribuer à améliorer l’efficacité de ce type d’organisation (Grandori, 2001). Il y a de fortes chances que ce soit même l’inverse et que le managérialisme réduise la capacité de ces institutions sociales à accomplir adéquatement leurs fonctions dans la société. Comme nous avons commencé à l’exposer, on peut opposer à la perspective hiérarchiste et mécaniste les archétypes égalitariste (Hood, 1998), professionnaliste (Freidson, 1994, 2001) et organique (Burns et Stalker, 1994), qui veulent que tous les pairs soient porteurs de la mission et conjointement responsables de sa réalisation. Les organisations de services complexes nécessitent l’exercice constant d’un jugement complexe par ceux qui font le travail. Les principes et méthodes organisationnels collégiaux et organiques sont plus appropriés que ceux du hiérarchisme mécaniste pour assurer l’exercice d’un tel jugement (Weick et McDaniel, 1989 ; Freidson, 1994, 2001). C’est l’une des propositions majeures des sciences de l’organisation que les archétypes organisationnels apparentés au collégialisme et au professionnalisme soient plus appropriés que le hiérarchisme mécaniste pour développer et déployer le savoir spécialisé et le jugement expert, c’est-à-dire les compétences propres aux métiers des organisations de services humains complexes. Il faut alors faire appel entre autres à la normalisation des qualifications par ceux qui font le travail, à l’ajustement mutuel, aux normes sociales (responsabilité morale envers la mission ; on agit par devoir et par conviction et non pour répondre aux commandes d’un « dirigeant imputable »). Freidson (1994, p. 176) présente de la façon suivante certaines caractéristiques du modèle « professionnel » :

The professional model is based on the democratic notion that people are capable of controlling themselves by cooperative, collective means and that, in the case of complex work, those who perform it are in the best position to make sure it gets done well. It contains within it the assumption that when people can control their own work, and when their work, while specialized, is complex and challenging, they will be committed to it rather than alienated from it.

Les mécanismes organisationnels du collégialisme et du professionnalisme rendent possible le travail sur les connaissances et les valeurs nécessaire à l’accomplissement des missions complexes et ambiguës des organisations de services humains (Weick et McDaniel, 1989).

Le modèle managérialiste de l’organisation mécaniste et divisionnalisée

Plusieurs des éléments de « modernisation » managérialiste de la gestion des organisations publiques sont très visibles dans le secteur de la santé et des services sociaux du Québec, c’est le cas par exemple de l’intégration organisationnelle et de la gestion par résultats. Le premier a pris différentes formes, de la fusion d’hôpitaux universitaires à la création des Centres de santé et de services sociaux (CSSS). Le second se traduit entre autres par des ententes quasi contractuelles de gestion et d’imputabilité, et par la prédominance d’« objectifs » qu’on souhaite « piloter » à distance à l’aide d’indicateurs mesurables et de cibles chiffrées.

La logique d’ensemble du ministère de la Santé et des Services sociaux, comme celle du ministère de l’Éducation, ressemble fortement à celle d’une grande entreprise « divisionalisée », à celle d’un vaste conglomérat, avec tous les défauts connus de ce type d’organisation, en particulier la gestion superficielle à distance qui met l’accent sur les éléments tangibles au détriment des éléments intangibles (Mintzberg, 1989). Avec la dernière réorganisation en date, on regroupe la production des services sociaux et de santé dans une « division » locale, une organisation sous la responsabilité d’un gestionnaire « imputable » des résultats et devant rendre des comptes, le directeur général du CSSS. On place les divisions locales sous l’autorité d’une Agence de santé et de services sociaux, qui est une division à l’échelle régionale. La division régionale, l’Agence, réalise la normalisation des « résultats » attendus des CSSS, qui sont présentés sous la forme de cibles chiffrées à l’aide d’indicateurs quantitatifs. Ces « résultats » font l’objet d’une entente quasi contractuelle entre l’Agence et le CSSS, l’entente de gestion et d’imputabilité. L’Agence fait elle-même l’objet d’une normalisation de ses résultats à travers une entente de gestion et d’imputabilité qu’elle signe avec le « siège social », c’est-à-dire le ministère de la Santé et des Services sociaux. Pour accentuer l’autonomie des divisions régionales et locales, on les place sous la responsabilité hiérarchique de conseils d’administration.

Comme l’explique Mintzberg (1989), dans ce type de configuration organisationnelle, les divisions sont poussées vers l’organisation mécaniste centralisée pour satisfaire aux exigences chiffrées imposées par le siège. Comme les organisations deviennent également plus grosses à la suite des fusions, elles sont attirées encore plus fortement par le modèle mécaniste et ses règles écrites impersonnelles (Donaldson, 2001 ; Scott, 2003). On y a toujours plus recours à la supervision hiérarchique, à la normalisation des processus de travail et à celle des résultats, qui ne sont pas des principes de gestion universels, mais plutôt des mécanismes de coordination constitutifs du modèle hiérarchique et mécaniste (Mintzberg et Glouberman, 2001, p. 74). La pression sur les établissements de santé et de services sociaux en direction de l’organisation hiérarchique et mécaniste les éloigne toujours plus des modèles d’organisation professionnelle et collégiale plus appropriés pour assurer leur bon fonctionnement.

Analyse critique de quelques principes organisationnels du managérialisme

Cohen et March (1986, p. 36) attribuent l’une des faiblesses du modèle hiérarchiste et mécaniste (c’est-à-dire administratif) au postulat peu réaliste que la gestion doit être orientée par et vers des buts bien définis et des façons de faire normalisées. Mintzberg (1989) voit une autre faiblesse importante dans la séparation nette entre le travail de gestion et le travail de production des services. Cette division verticale du travail favorise la gestion à distance superficielle axée sur les résultats mesurables et nuit à l’exercice d’un jugement profondément informé et ancré dans l’expérience pratique. Ces faiblesses affectent toutes les tentatives pour importer dans les organisations professionnelles de services humains complexes les prescriptions managérialistes conçues pour des entreprises industrielles hiérarchiques et mécanistes (où elles ont déjà pour effet le désengagement de tous et la gestion superficielle).

Comme nous l’avons évoqué, l’une des démarches populaires de ce managérialisme est celle de la gestion par résultats et du contrôle du rendement « à distance » à l’aide d’indicateurs mesurables. On souhaite contrôler le travail d’une organisation complexe, mais sans avoir les connaissances et la capacité de traitement nécessaires pour décider ce que tout le monde doit faire et comment le faire. On établit par « planification stratégique » des objectifs simples qu’on présente sous la forme de cibles chiffrées. Cette démarche mécaniste produit plusieurs effets pervers importants dans les organisations où la mission, les moyens et les résultats sont complexes. L’une des faiblesses de ces mécanismes de contrôle superficiels à base d’indicateurs est qu’ils focalisent l’attention sur ce qui est tangible, prévisible, facilement observable, quantifiable et interprétable (Mintzberg, 1989 ; Pollitt, 2003, p. 46). Or dans les organisations de services humains complexes, la plupart des éléments qui comptent n’ont tout simplement pas ces caractéristiques. La démarche managérialiste et ses systèmes de contrôle de la performance superficiels affaiblissent la capacité de l’organisation à accomplir sa mission, elle appauvrit cette mission, elle diminue la capacité des vrais porteurs de la mission – les médecins, les infirmières, les travailleurs sociaux, les enseignants, les professeurs – d’exercer un jugement approfondi et éclairé au service de l’institution où ils travaillent afin qu’elle puisse remplir sa fonction dans la société. À l’inverse, le modèle professionnel et ses mécanismes de contrôle largement intériorisés permettent l’exercice d’un tel jugement par les porteurs de la mission sur toutes les affaires de l’organisation, y compris les coûts et les bénéfices intangibles.

Dans une organisation complexe fondée sur le jugement de ceux qui font le travail, on ne peut efficacement remplacer le sens des responsabilités et la gestion collégiale de tous les porteurs de la mission par un contrôle externe de la haute direction comme le fait le managérialisme. Ce mécanisme de contrôle n’a tout simplement pas cette capacité en situation de complexité des connaissances et des valeurs, comme les sciences de l’organisation l’ont montré (Grandori, 2001 ; Dupuis, Farinas et Demers, 2004 ; Dupuis, 2007). Les mécanismes du collégialisme qui sont mis de côté par le managérialisme ont justement pour force de mettre au premier plan la responsabilité de chacun. Leurs processus assurent que cette responsabilité puisse se développer, s’entretenir et se déployer. On peut et on doit cultiver ce sens des responsabilités plutôt que le décourager et l’affaiblir par des réformes managérialistes inefficaces des organisations professionnelles de services humains complexes. L’un des éléments importants de ces réformes est l’intégration managériale des établissements sociosanitaires qui créent des organisations toujours plus grosses, plus impersonnelles et plus formelles. Ces réformes sont-elles nécessaires, inévitables et incontournables compte tenu de leurs effets secondaires négatifs ? Les sciences de l’organisation nous donnent des raisons d’en douter.

Critique des fusions d’établissements sociosanitaires

Les fusions d’établissements sociosanitaires ont été très nombreuses au Québec dans les deux dernières décennies, comme aux États-Unis et en Angleterre (Demers, Pelchat, Côté 2002 ; Cereste, Doherty et Travers 2003 ; Fulop et al. 2005). Les dernières en date regroupent des hôpitaux, des centres locaux de services communautaires (CLSC) et des centres de soins de longue durée (CHSLD) dans de nouveaux centres de santé et de services sociaux (CSSS). On associe cette vague de fusions au nouveau management public et au courant managérialiste (Bigelow et Arndt, 2000 ; Kitchener, 2002 ; Kitchener et Gask, 2003). Dans l’imaginaire administratif et managérialiste, les fusions auraient pour but d’assurer une plus grande « intégration » administrative et clinique de façon à réaliser une meilleure « coordination » de l’offre de services. Cette coordination aurait toutes les vertus et permettrait de rationaliser l’offre de services, d’éliminer les doubles emplois et les chevauchements, de réduire la fragmentation, d’améliorer l’efficience et la cohérence du système de soins de santé et de services sociaux. Y a-t-il un fondement à tout cela ?

Au plus fort de cette vague, les bénéfices supposés des fusions d’établissements sociosanitaires étaient en réalité assez peu documentés et restaient entièrement à démontrer (Markham et Lomas, 1995). Ce qui a fait dire à Garside (1999) dans un éditorial du British Medical Journal que : « Because of lack of sound evidence, we have a government encouraging mergers as an act of faith […] » Au contraire, les études présentent en général des résultats partagés, voire surtout négatifs (Snail et Robinson, 1998 ; Posnett, 1999 ; Burns et Pauly, 2002 ; Fulop et al., 2002 ; Field et Peck, 2003). Kitchener et Gask (2003, p. 20) soulignent le paradoxe soulevé par cette vague de fusions que rien dans la recherche ne vient justifier :

Despite mounting international evidence that NPM mergers fail to deliver targeted cost savings and improvements in synergy, “merger mania” (Fuchs 1997) has spread from US hospitals to many other fields of public service organizations. In the UK, the phenomenon emerged early among NHS trusts with ninety-nine cases presenting since 1997 (Allen et al., 2002). Newer strains include : the creation of social care trusts and mental health “super-trusts” in England (Peck et al., 2002) ; the health care reconfiguration programme in Wales (Welsh Office, 1997) […].

De la même façon que les recherches n’ont jamais confirmé les prétendus avantages de la rationalisation budgétaire, du benchmarking, de la gestion axée sur les résultats et des autres modes managériales (Birnbaum, 2001), aucune étude empirique ne vient étayer les présupposés managérialistes sur les bénéfices hypothétiques des fusions d’hôpitaux et d’établissements de santé et de services sociaux. Les coûts, les dangers et les difficultés des fusions sont par contre bien réels et bien documentés (Field et Peck 2003). Les économies espérées se réalisent rarement alors que des coûts « inattendus » apparaissent presque à coup sûr. La qualité des soins et la satisfaction de la clientèle n’augmentent pas. Les listes d’attente ne sont pas réduites. Le moral du personnel se détériore. La philosophie, la mission et les pratiques des organisations de plus petite taille sont menacées par celles des plus grandes (Dupuis, Farinas et Demers, 2004).

Sur le plan organisationnel, les fusions relèvent clairement du modèle organisationnel hiérarchiste et mécaniste, ce qui explique certainement une partie des problèmes qu’elles rencontrent et qu’elles causent. Les fusions d’hôpitaux et la création des CSSS amènent une centralisation plus grande de l’autorité sur le territoire où elles sont réalisées. Elles infléchissent le système vers l’intégration dans une seule et même hiérarchie. Toutes les études montrent depuis les années 1960 que plus les organisations sont grosses, plus elles ont tendance à compter sur les règles formelles (écrites et impersonnelles) pour assurer la coordination de leurs activités (Donaldson 2001 ; Scott, 2003). On a toutes les raisons de douter de l’efficacité de ces transformations managérialistes, car on sait depuis déjà longtemps que la centralisation, la hiérarchie et les règles ont une capacité très limitée à assurer le bon fonctionnement des organisations de services humains complexes (Mintzberg, 1989 ; Grandori 2001).

L’intégration des systèmes multiorganisationnels de santé et de services sociaux

Étant donné les défauts connus de la grande entreprise divisionnalisée caractérisée par la gestion abstraite et superficielle à base d’indicateurs et de cibles mesurables (Mintzberg, 1989), il faut questionner la valeur du cadre d’interprétation qui fait voir par défaut des « problèmes de coordination » dans les systèmes multiorganisationnels de santé et de services sociaux. L’absence d’une autorité centrale et d’une ligne hiérarchique qui contrôle et « pilote » le système n’indique pas nécessairement qu’il y a un déficit de coordination important, et surtout pas que le fonctionnement des organisations pourra être amélioré si on « intègre » et contrôle le système à l’aide de ces mécanismes organisationnels. À l’inverse, les systèmes multiorganisationnels peuvent avoir des qualités importantes et sous-estimées lorsqu’ils mettent en oeuvre des mécanismes de coordination non centralisés et peu formalisés à base d’ajustement mutuel et de normes sociales (Dupuis et Farinas, 2009).

L’intégration régionale des systèmes de santé est une démarche managérialiste qu’on poursuit au Canada depuis un moment (Church et Barker, 1998). Aux États-Unis, sa promotion a été faite sous différentes appellations : intégration, consolidation, coopération, collaboration, continuité de services, réseaux et systèmes intégrés, entre autres (Dennis, Cocozza et Steadman, 1999 ; Hambrick et Rog, 2000). La dernière réforme en date au Québec, qui se situe encore dans cet esprit, intègre dans une même organisation les hôpitaux, les centres de santé et de services locaux (CLSC) et les centres hospitaliers de soins de longue durée (CHSLD) présents sur un territoire donné. Cette quête de coordination, d’équité, d’efficience à l’aide d’une intégration locale et régionale par la hiérarchie et les règles a-t-elle un fondement théorique ou empirique bien assuré ? On peut en douter sérieusement.

Du point de vue administratif et managérial, les systèmes multiorganisationnels de production de services publics sont depuis longtemps jugés fragmentés, alourdis par des chevauchements et des doubles emplois, mal coordonnés, minés par le gaspillage, souvent à tort selon Lindblom (1965), Chisholm (1989), Ostrom (1989) et Landau (1991), entre autres. En fusionnant et en intégrant, on pense éliminer la « fragmentation » et le fonctionnement en « silo » qui nuirait à une offre de service cohérente et « continue ». On pense éliminer les chevauchements et les doubles emplois qui seraient source de gaspillage et de confusion.

Il existe encore une fois peu d’études qui documentent les affirmations habituelles sur les problèmes ou le manque de coordination allégués (Weiss, 1981 ; Bardach, 1998). Les techniques managériales mécanistes et hiérarchiques habituellement choisies pour réformer les services sociosanitaires sont peu adéquats pour assurer la coordination dans les organisations de services humains complexes. Les mécanismes organisationnels de l’autorité hiérarchique, de la normalisation des processus de travail et des résultats sont relativement impuissants dans les situations de complexité des connaissances et des valeurs (Grandori, 2001 ; Mintzberg et Glouberman, 2001), et ils constituent en fait eux-mêmes une source de difficulté pour la coordination dans ces situations. Comme le soutient Morgan, c’est en partie lorsqu’on les organise comme des organisations hiérarchiques et formelles que les systèmes multiorganisationnels sont « fragmentés » : « la bureaucratisation tend à provoquer des structures de pensée et d’action fragmentaires » (Morgan, 1999 : 84). La transformation progressive du système de santé et de services sociaux québécois en une grande organisation divisionnalisée n’aide en rien à régler ce problème.

Il n’existe pas, en effet, de démonstration que les réorganisations mises en place pour résoudre les problèmes postulés puissent augmenter en quantité ou en qualité la production de services sociosanitaires, comme nous le rappelle Bardach (1998, p. 16) : « […] if there is one proposition on which consensus among students of public administration is firm and widespread, it is that reorganization normally produces little value at a very high cost in time, energy, and personal anxiety ». L’intégration hiérarchique n’apporte pas de progrès dans la coordination ni une performance plus grande des organisations de services humains complexes.

Hambrick et Rog (2000, p. 263) soutenaient en 2000 que les approches formelles et à grande échelle (comme ceux de l’organisation divisionnalisée) sont largement remises en question dans les écrits sur l’intégration et la coordination. Rowe, Hoge et Fisk (1998, p. 491) concluaient déjà de façon sceptique sur l’intégration formelle : « Systems integration has been an elusive goal for planners and policy makers. To date, there is little empirical evidence that, when achieved, it leads to better client outcomes. » Les réformes structurelles managérialistes sont peu fondées, mais elles semblent toujours séduire les hauts fonctionnaires et les politiciens, qui en ont encore fait la promotion au Québec dans la dernière décennie.

Les qualités sous-estimées des systèmes multiorganisationnels

Des travaux théoriques ont sérieusement mis en doute l’archétype organisationnel au fondement du diagnostic universel de manque de coordination des systèmes multiorganisationnels (Lindblom, 1965, 1990 ; Landau, 1969, 1991 ; Wildavsky, 1987 ; Ostrom, 1989). Ces travaux ont montré que les systèmes multiorganisationnels ont souvent des qualités et des propriétés difficiles à voir et à apprécier du point de vue managérialiste. Le fonctionnement de ces systèmes repose en partie sur des mécanismes organisationnels « invisibles » au regard de la théorie classique de l’administration et du managérialisme, qui focalisent l’attention sur l’autorité et les règles formelles, la hiérarchie, l’unité de direction, la définition précise des responsabilités, la division poussée du travail, la division du travail de conception et d’exécution, le plan d’ensemble, les objectifs et les indicateurs mesurables. Dans l’extrait suivant, Chisholm (1989, 11-12) résume bien la nature des mécanismes faiblement formalisés qui peuvent organiser avantageusement un système multiorganisationnel :

This shadowy, elusive mechanism is a system of informal channels, behavioral norms, and agreements. These informal organizational features develop on the basis of need. They derive from the everyday processes of mutual adjustment that are exhibited by large-scale systems, public and private. Informal channels of communication, informal bargains and agreements, and norms of reciprocity all contribute directly and indirectly to processes of coordination. They also form the foundation for formal schemes of coordination, especially by promoting consensus in situations initially characterized by conflict and dissension.

Notre étude de l’organisation du secteur des services aux sans-abri à Montréal met justement au jour un système multiorganisationnel de services de santé et de services sociaux qui n’est pas intégré hiérarchiquement dans son ensemble et qui n’est pas soumis à une « entente de gestion et d’imputabilité » globale caractéristique d’une gestion fondée sur la normalisation des résultats (Dupuis et Farinas, 2009). Le système d’ensemble est de type « organique » plutôt que hiérarchique et mécaniste. Il est largement organisé sur la base d’ajustements mutuels entre les nombreux acteurs publics et « communautaires » de ce secteur. La coordination des services se réalise en grande partie dans les interactions entre les intervenants alors qu’ils accomplissent leur travail. Selon la théorie de l’organisation, un tel système est potentiellement apte à composer avec la complexité des connaissances et des valeurs caractéristique des services humains complexes, contrairement à un système formellement intégré et contrôlé par une hiérarchie d’autorité, des règles, des indicateurs et des cibles quantifiables.

Conclusion

Les modes managériales se succèdent depuis des décennies dans les organisations publiques de services humains complexes. Aucune ne peut revendiquer des fondements solides ou un réel succès, comme nous le rappelle Birnbaum (2001). Dans le secteur de la santé et des services sociaux, la mode actuelle combine fusions d’établissements, intégration régionale et gestion axée sur les résultats. Il s’agit d’une mode managériale sans fondement sérieux qui pousse l’ensemble du système vers le modèle de la grande entreprise divisionnalisée, hiérarchique, mécaniste, dominée par des indicateurs et des cibles normalisables et mesurables. Sous l’effet de ce modèle, nos organisations risquent de devenir toujours plus grosses, plus formelles, plus abstraites, plus impersonnelles, vides d’engagements et de jugements éclairés, moins aptes à accomplir réellement leur mission. On aurait avantage à voir un peu plus nos organisations de services humains complexes comme des institutions sociales organiques fondées sur la pratique compétente de ceux qui donnent les services et un peu moins comme des machines conçues par ingénierie organisationnelle. On aurait avantage à réhabiliter les modèles d’organisation collégial, professionnel et organique mis à mal par le managérialisme mais qui placent au centre de la gestion le jugement expérimenté des praticiens.