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Vivre sa fin de vie au sein de sa famille et à la maison est un domaine peu étudié sous l’angle de la collaboration souhaitée entre la maisonnée[1] et les services de soins impliqués dans la prise en charge. Les études montrent que plus de la moitié des personnes en fin de vie souhaitent passer le plus de temps possible à domicile (Brazil et al., 2005). Mais ce souhait se heurte à certaines limites comme la santé des aidantes familiales[2] ou l’émergence de symptômes difficiles, voire réfractaires. Par ailleurs, le vieillissement démographique change la clientèle des soins palliatifs : les mourants sont aujourd’hui très âgés et leurs aidantes aussi (Pennec, 2004). La limite entre situation palliative[3] et situation gériatrique est floue, bien que certains travaux cherchent à mieux définir l’apport des soins palliatifs pour les situations de fin de vie des personnes âgées (Michel et Michel, 2002). En Suisse, deux principes permettent de comprendre la politique sanitaire : le fédéralisme et la subsidiarité[4]. La Confédération n’intervient que pour compléter ou soutenir l’action des cantons et des communes qui sont responsables de déployer une politique sanitaire concrète. Pour le Valais, le canton dans lequel se situe notre terrain de recherche, les prévisions sur le vieillissement démographique suivent la tendance générale et la politique de la vieillesse favorise plusieurs types d’hébergement et de prise en charge. C’est le canton suisse où le nombre de bénéficiaires de l’aide et des soins à domicile pour 1000 habitants est le plus élevé[5]. Dans la planification des soins de longue durée, les aidantes sont décrites comme essentielles pour retarder l’entrée en institution des personnes dépendantes. Mais les mesures à leur égard sont faibles. L’articulation entre l’aide formelle et informelle pour les personnes âgées de plus de 60 ans est bien connue dans ce canton (Lalive d’Épinay et al., 2000). Les interventions de ces deux types d’aide augmentent avec le vieillissement des personnes, il s’agit d’une aide combinée, c’est-à-dire d’un modèle de complémentarité. De plus, les deux réseaux se potentialisent. Du point de vue des institutions sanitaires, le Valais a connu une réforme majeure de l’institution hospitalière, à la suite de la prise de conscience de la surcapacité des établissements de soins aigus, un développement important, mais inégal des prestations palliatives sur son territoire, un engagement de longue durée des services de soins dans l’accompagnement des personnes en phase palliative et un grand développement de l’onco-gériatrie. L’objectif de notre étude était de comprendre comment s’articulent, au quotidien et à domicile, la logique domestique et la logique professionnelle lorsque la mort est en toile de fond des soins et de l’aide. Notre article va présenter plus particulièrement les soucis et les arrangements d’aidantes âgées de plus de 60 ans, prenant en charge des proches de plus de 70 ans et le point de vue des membres des équipes professionnelles et des personnes recevant une aide, sur ces deux éléments.

Méthodologie et axe théorique

Nous avons considéré le maintien à domicile de personnes en situation palliative dans une perspective interactionniste. Nous sommes partis du postulat que les prises en charge de longue durée à domicile pouvaient présenter des similitudes avec les longs séjours en hôpital, lieu d’observation privilégié par Strauss (1992a). Selon Grosjean et al. (2004), le cadre de la prise en charge à domicile, contrairement au contexte hospitalier, est centré sur l’activité de travail et non sur l’ordre social du service. On se situe dans un traitement singulier d’un patient et de son entourage familial, dans un dispositif spécifique du soin, du fait du domicile et des possibilités locales des professionnels. Plus qu’une simple source de régulation, la négociation est de manière constitutive le coeur même de la production du service offert dans le soin à domicile. L’organisation elle-même est fondée sur le paradigme de la négociation puisque la plupart des décisions font l’objet d’échanges et de construction d’accords (Grosjean et al., 2004 ; Bercot, 2006). L’une des caractéristiques des personnes âgées en phase palliative est de souffrir de multiples pathologies dont l’évolution est difficile à contrôler à domicile, ce qui rend l’étude des arcs de travail d’autant plus pertinente[6]. Nous avons recueilli au moyen de 19 entretiens semi-directifs le discours sur le travail collectif et quotidien de prise en charge à domicile de quatre situations palliatives. Notre article se base sur une étude financée par le Fonds national de la recherche scientifique de Suisse[7]. Le recueil de données a été réalisé auprès de personnes souffrantes ainsi que des proches et du personnel soignant, qu’elles nous ont désignés comme essentiels à leur maintien à domicile. Pour le recrutement, nous nous sommes adressés à un service hospitalier et ambulatoire d’oncologie, un service de soins palliatifs intervenant à domicile et un centre médico-social assurant des soins à domicile. Témoignant de la fragilité des situations observées, plusieurs personnes qui nous ont été référées, notamment par le service d’oncologie, sont décédées en cours d’enquête. Nous avons choisi de mener nos entretiens dans un laps de temps très court, afin de recueillir les avis des personnes engagées dans le flot des interactions. Nous avons profité de la phase d’information sur l’étude et de consentement éclairé pour permettre aux personnes de se préparer à l’entretien en mettant en récit leurs problèmes actuels. Dans une démarche compréhensive, nous avons procédé à une analyse thématique croisée focalisée sur l’articulation des logiques domestiques et professionnelles, tout en réalisant simultanément une analyse de contenu des entretiens retranscrits.

Résultats

L’analyse nous a permis de confirmer les résultats obtenus dans les travaux sur l’aide à domicile et sur les aidantes, tels que la naturalisation, l’invisibilité et la banalisation de l’aide apportée par les femmes (Pennec, 2002 ; Anchisi, 2008). Des mécanismes de réticence (Paquet, 1997) ont également été repérés de la part des proches et des malades. Nous organisons la présentation de nos résultats sur la base des concepts clefs des interactionnistes, qui nous ont permis de comprendre comment les personnes incluses dans l’étude s’arrangeaient au quotidien, malgré ces mécanismes et l’importance de la tâche, pour continuer d’accomplir leur travail d’aide et leur travail de malade, tout en préservant l’image qu’elles se faisaient d’elles-mêmes. Nous avons sélectionné les éléments les plus significatifs des différentes situations analysées, dont nous présentons en préambule les caractéristiques générales.

Articulation structurante et articulation de trajectoires[8]

Nous avons mené nos observations dans deux organisations de maintien à domicile qui ont pour mission d’assurer une fin de vie à domicile pour les personnes qui le souhaitent. Une de ces organisations est publique et gérée par une coordination médico-sociale régionale, la mission liée à la fin de vie représentant une partie seulement de son activité. Elle prend en charge monsieur Rot, madame Grey et madame Brun[9]. Plusieurs catégories professionnelles interviennent en même temps auprès du même client. La séparation des tâches est explicite. Le personnel infirmier reçoit une prescription d’un médecin, il évalue les situations et organise la prise en charge, entre les professionnels du secteur infirmier, de l’aide familiale et des auxiliaires de vie[10]. Chacun utilise des outils et des médiations spécifiques et obéit à des règles liées à sa communauté de travail (Grosjean et al., 2004). L’autre organisation est privée et couvre un plus large territoire, en fonction de la disponibilité du personnel infirmier au moment de la demande. Elle a pour mission exclusive d’assurer des fins de vie à domicile. Elle prend en charge monsieur Schwarz. Elle est composée de personnel infirmier permanent et vacataire, d’une psychologue et de bénévoles. Elle reçoit des demandes de médecins, mais aussi de personnes malades qui peuvent solliciter une évaluation. Cette dernière se fera par un binôme infirmier-psychologue. Les interventions sont soumises également à la prescription d’un médecin. Les deux institutions bénéficient du même financement de leurs prestations par les caisses maladie et posent comme condition l’engagement des proches pour intervenir, tenant compte du principe de subsidiarité. Le nombre d’heures d’intervention financé par l’assurance de base est limité à 60 par mois, mais il est possible de négocier une augmentation si la situation est complexe et si la prise en charge est courte (moins de trois mois). La principale différence constatée entre les deux institutions lors du recueil de données réside dans la capacité à faire face aux imprévus, l’institution privée étant capable de mobiliser d’importantes ressources matérielles, techniques et humaines en moins de 24 heures et de les démobiliser une fois la crise résolue.

Les objets de négociation

Au domicile plus qu’ailleurs, le personnel soignant est interdépendant et contraint de trouver une solution pratique (Grosjean et al., 2004). Les personnes prises en charge participent à ces discussions, puisque les soins se déroulent chez elles. Nous présenterons ici des arrangements que l’on retrouve dans plusieurs situations au sujet du domicile, du lieu de soins ou de la famille. Nous donnerons des exemples de négociations menées au sujet de la charge, de l’aide extérieure ou encore des moments de répit pour les aidantes. Nous évoquerons enfin un processus de professionnalisation et le point de vue du personnel soignant sur la responsabilisation d’une aidante.

Dans trois situations, la décision des personnes malades de rester chez elles n’est pas remise en cause. Le personnel soignant partage l’idée que le domicile est le meilleur endroit pour se soigner et pour finir sa vie. Quant aux aidantes, elles sont prêtes à aller très loin pour aider leurs proches à rester à la maison. Dans la situation de madame Brun, au vu de son état général, l’équipe professionnelle a tenté de la convaincre d’entrer en institution. Face à son obstination, elle s’organise pour la maintenir chez elle. Cette dernière pourtant ne facilite pas leur travail : elle s’oppose à tous les arcs de travail prévus et négocie chaque jour les soins donnés. Le personnel qui intervient est donc en situation de négociation et pas seulement de prescription (Bercot, 2006). Les exigences de madame Brun ont fini par lasser tous ses neveux et nièces. De plus, les personnes héritières attendent son décès pour récupérer la maison. Malgré ces conditions difficiles, c’est la seule personne qui vit encore chez elle une année après la fin de notre recueil de données, aidée quasi exclusivement par le personnel soignant.

Dans les trois situations dans lesquelles des aidantes sont engagées, les relations entre les membres de la famille sont présentées par le personnel soignant de manière stéréotypée. Leur engagement est perçu uniquement dans son versant positif, permettant le déploiement de l’arc de travail de professionnels. Dans le service d’aide privée, les membres de l’équipe peinent à gérer les soucis et les souffrances liés à la lignée, par exemple lorsqu’un conflit ancien a mis à l’écart un des enfants. Le personnel infirmier ne dispose d’aucune clef de lecture de ce type de problème familial, pourtant caractéristique de la fin de vie. Il ne veut pas entrer en matière et oriente l’aidante vers la psychologue du service pour la soulager moralement du poids de ce problème.

En ce qui concerne le travail d’aide et de soins, les deux aidantes désignées explicitement par monsieur Schwarz sont prêtes à assumer sa fin de vie à domicile, quoi qu’il arrive. Elles « s’économisent » et se soutiennent. Monsieur Schwarz a attribué d’autres rôles à trois de ses enfants, qu’il tient à distance des soins du corps et du quotidien. La soeur de monsieur Schwarz accepte sans condition le rôle qu’il lui a assigné, tout en souffrant énormément d’accompagner ce dernier frère qui lui reste. Le personnel soignant ne la considère pas au moment de l’entretien comme une aidante, mais sait qu’il pourra compter sur elle « le jour où il sera moins bien ». Chez madame Grey, après une longue période d’aide assumée par la fille aînée, la fratrie a décidé de la rémunérer pour garantir une aide quotidienne. La fille de madame Grey, quant à elle, est soulagée que ses petits-enfants soient plus grands et qu’elle puisse s’en occuper parallèlement à sa mère. La charge assumée par toutes les aidantes rencontrées dans le service d’aide public est très importante et dure depuis plusieurs années. Consciente du travail à assumer, souffrant dans sa santé du fait de la charge assumée, madame Rot profite de la situation d’entretien pour exprimer sa fatigue face à une si longue prise en charge, supportée en grande partie seule. L’équipe du domicile évoque peu cette fatigue et présente plutôt la situation sous l’angle de la stabilité et de l’harmonie. La professionnelle la moins formée, mais la plus proche, perçoit le mieux la fatigue actuelle. En plus de sa fatigue, madame Rot nous fait part de son inquiétude de perdre l’aide extérieure. L’infirmière et le médecin ne sont pas conscients des négociations qui ont lieu au sein du couple à ce sujet, au moment de notre recueil de données et tout au long de la prise en charge. Au moment de l’entretien, l’aide extérieure vient d’être réintroduite et monsieur Rot tente d’infléchir son épouse, en lui demandant combien de temps encore elle va lui faire « subir ça ». Il évoque, comme sa femme, les ruptures dans la prise en charge, mais il les explique par le fait que les soins peuvent être assumés par elle. La banalisation des compétences développées par l’épouse et la réticence du mari envers les professionnels amènent l’équipe à réfléchir à une diminution de leurs interventions. L’éventualité de congé ou de vacances n’est pas évoquée dans les entretiens des professionnels.

La question du répit pour les aidantes est évoquée par la fille de madame Grey. Elle est reconnaissante envers son mari, qui constate ne pas pouvoir vivre sa retraite comme il le souhaite, mais qui ne l’empêche pas d’aider sa mère. Le désir de prendre un week-end de congé est connu par l’infirmière, qui pense que ce désir s’est réalisé, mais ne l’a jamais vérifié. Le médecin de famille, qui reçoit régulièrement en consultation la mère, la fille et le beau-fils, pense que la situation est « supportable ». La fille ne mène plus de négociations en vue de prendre un congé ou d’augmenter l’aide extérieure, elle accepte cette aide massive et quotidienne en la banalisant : « Je vous ai dit, il y a pas grand-chose à dire ! » Le personnel soignant ne repère pas non plus la difficulté à concilier ses rôles de grand-mère, d’épouse et d’aidante, ni la manière dont elle s’arrange pour accomplir ses multiples tâches. Sa stratégie montre des signes d’essoufflement : elle regrette d’être seule en première ligne depuis si longtemps. Elle dit qu’elle tient « pour le moment » et qu’« après, on verra bien ». L’infirmière fait confiance à la fille de madame Grey et à leur relation de proximité pour signaler un épuisement. En général, le personnel soignant se tient à disposition des malades et de leur famille, étant convaincu qu’ils sont aptes à signaler les problèmes, quels qu’ils soient. Chez monsieur Schwarz, la question des congés ne se pose pas : c’est la mort proche qui est censée libérer les aidantes de leur charge.

Les caractéristiques des proches aidés forcent les aidantes à se professionnaliser. Pour madame Rot, cette professionnalisation est le fruit de l’obstination de son mari à refuser les soins extérieurs ou l’hospitalisation, associée à sa conscience aiguë des besoins à satisfaire. Elle s’est effectuée sans formation ou soutien particulier. L’infirmière évoque les compétences de l’épouse : « Les médicaments, elle gère tout, le changement de sonde, elle gère tout, […] au niveau soins elle est très capable ! Elle serait capable de faire un métier d’infirmière sans brevet ! » Monsieur Rot, lui, ne considère pas que sa femme ait acquis des compétences spécifiques, tout en insistant sur la surveillance continue qu’il requiert et sur la confiance qu’il a envers sa femme. Le médecin, qui est aussi un ami de la famille, dira qu’elle « seconde » bien son mari et n’évoque pas l’aide apportée par l’épouse en termes de compétence spécifique. La fille de madame Grey est également très professionnalisée. Elle utilise le langage professionnel et les outils de pilotage laissés à domicile. Elle gère les différents symptômes de sa mère et anticipe les complications. L’infirmière de madame Grey insiste sur la nécessaire responsabilisation des aidantes principales qui doivent surveiller les traitements en cours. Cette responsabilisation améliorerait les relations entre l’équipe professionnelle et les aidantes, puisque ces dernières comprendraient mieux les priorités décidées par le service de soins. Elle précise qu’il ne s’agit pas d’une politique du service, mais qu’il faut « évaluer » de cas en cas. La négociation est chaque fois nécessaire puisqu’il n’y a pas de règle dans le service au sujet des modalités de responsabilisation des aidantes.

Nouvel arc de trajectoire

Au vu de la durée de l’aide, de la charge assumée et de l’évolution des pathologies, de nouveaux arcs de trajectoires sont à envisager. Cette anticipation n’est pas le fruit d’une démarche concertée entre toutes les personnes impliquées. Chacun envisage différemment les arcs de travail à venir. La fille de madame Grey ne souhaite pas anticiper et accepte de fonctionner « au jour le jour ». L’imprévisibilité de la situation lui est bien connue. Elle a donc prévu l’intervention d’aides privées. Elle explique en détail la faisabilité de son intention : elle va engager des personnes pour la seconder, personnes qui se sont déjà déclarées disponibles. Ce sont d’anciennes aides familiales qu’elle va rémunérer. L’infirmière ne connaît pas l’option envisagée par la fille et prévoit plutôt un placement, en cas d’épuisement et de retrait de « la famille ». Madame Rot nous indique que son mari a été obligé d’accepter à nouveau l’aide professionnelle lorsqu’elle a été hospitalisée pour être opérée de son hernie discale. Monsieur Rot explique par contre le retour du personnel infirmier par le fait qu’ils doivent tous les deux « faire attention ». Il est conscient que son maintien à domicile dépend de sa femme, dont l’état influencera son entrée en institution. Le personnel soignant pense qu’il s’opposera à toute tentative de placement, alors que monsieur Rot évoque ouvertement cette possibilité lors de l’entretien.

Image et identité[11]

Bien que le risque d’épuisement soit majeur pour les aidantes, elles s’arrangent pour continuer de fonctionner, tandis que le personnel soignant ne met pas en place des moyens pour évaluer leur charge. À première vue, le maintien d’une bonne image semble plus important que le risque d’épuisement pour les aidantes. Une analyse plus fine des interactions entre les professionnels, les malades et les aidantes montre que les tentatives de ces dernières pour faire valoir certains aspects de leur rôle ne sont pas entendues. Les malades et les professionnels leur renvoient une image centrée sur leur activité d’aide et de soins. Les membres de l’équipe professionnelle relèvent, par exemple, l’accueil agréable qui leur est fait par le couple Rot. Les époux tiennent à conserver l’image qu’ils ont toujours donnée dans leur carrière d’entrepreneurs en lien avec une clientèle internationale. L’accueil fait au personnel soignant s’inscrit dans ces habitudes. Cependant, l’infirmière ne mesure pas les efforts consentis par l’épouse pour maintenir la vie sociale que le couple a toujours eue et minimise les impacts du rôle de soignante assumée depuis des années. Quant à la fille de madame Grey, elle trouve une justification identitaire à l’absence d’évaluation du service de soins et à l’impossibilité d’obtenir de l’aide supplémentaire, malgré sa demande : « On n’était pas habitués aux vacances avant, ça nous a pas changé beaucoup ! […] On a toujours été habitués à faire ! Alors ça ne nous perturbe pas trop. » Elle décrit spontanément à la fin de l’entretien l’image qu’elle se fait de l’aidante, qui correspond aussi aux caractéristiques de sa charge : « il faut être disponible, jongleuse, il faut abandonner ses loisirs, oublier le travail bien fait pour soi, il faut avoir un mari compréhensif, de l’organisation et de la patience ». En définitive, l’accueil fait aux professionnels est chaleureux, visant à préserver une image de soi valorisante.

Discussion

Une analyse approfondie de la trame de la négociation montre que l’ordre est négocié et qu’il s’appuie sur un « ciment symbolique » fort. Trois valeurs sont partagées par toutes les personnes impliquées et permettent de comprendre l’ensemble des données recueillies. Premièrement, la famille n’est pas ici conçue d’abord comme une institution, avec sa structure et ses règles de fonctionnement, mais comme une valeur fondamentale. Les personnes interviewées partagent une vision conservatrice de la famille, avec une répartition sexuée des rôles, une obligatoire dimension positive des liens entre les membres de la famille. Deuxièmement, le domicile est considéré comme un lieu idéal pour accueillir une fin de vie, même lorsque la personne ne dispose pas de proches aidants. Troisièmement, toute l’attention du personnel soignant et des aidantes se focalise sur l’individu malade. Son autonomie oriente toutes les négociations et l’équipe de professionnels intervient sur demande. Il s’agit bien de valeurs, de notre point de vue, au sens de fondement principal de l’action sociale (Grawitz, 2000). On doit aussi constater que les deux services hiérarchisent ces trois valeurs de manière différente : le service public justifie de nombreuses décisions en se référant à « la famille », tandis que le service privé s’appuie plus sur l’autonomie de la personne malade pour expliquer son action.

L’entourage est utilisé ici pour la prise en charge, mais n’est pas considéré comme objet de soins. Ainsi, comme la famille n’est jamais pensée par les professionnels en tant que système organisé d’échanges et de normes, mais comme une valeur, les individus qui la composent sont pris dans un arc de trajectoire visant à assurer des soins. Paradoxalement, la professionnalisation des aidantes se développe en dehors de l’intervention du personnel soignant, qui en prend acte et l’utilise, en les responsabilisant. Un autre « ciment symbolique » est donc une philosophie utilitariste, selon laquelle seul le résultat compte, quels que soient les moyens nécessaires pour y arriver. De plus, l’articulation structurante du travail, caractérisée par la séparation stricte des tâches et l’absence de coordination au domicile de la personne, entre les membres des différentes équipes, empêche les personnes peu formées de transmettre des informations. Ce qui frappe à la lecture de ces mises en situation, ce sont en définitive des interprétations multiples de la réalité qui se juxtaposent sans se coordonner. Alors que d’autres études ont montré les fréquentes disputes du personnel soignant à domicile concernant l’interprétation de la réalité, l’appréciation de l’état de la personne et les actions à entreprendre (Bercot, 2006), celles-ci n’ont pas été repérées dans les entretiens.

Du point de vue des aidantes, on peut constater que des éléments très bien documentés comme leur vieillissement, leur charge, leur épuisement et leur fragilité ne sont pas pris en compte dans l’évaluation des professionnels. Nous avons expliqué cela par la prééminence des fondements constitutifs qui orientent l’action : la famille, la maison et l’autonomie. Le concept d’identité développé par Strauss (1992b) permet également de comprendre cet état de fait. Les aidantes adoptent des stratégies pour maintenir une bonne image d’elles-mêmes et correspondre à celle projetée par les équipes de soins, tout en faisant face aux changements induits par la situation de leur proche. Très pratiquement, il s’agit pour elles de concilier leurs rôles multiples, sous le regard du personnel soignant. La question de l’âge des aidantes et des aidés n’est pas un élément central des négociations.

Conclusion

Notre étude visait à comprendre l’articulation des logiques professionnelles avec les logiques domestiques, au travers du récit des difficultés quotidiennes rencontrées par les personnes impliquées dans une prise en charge à domicile de personnes âgées en fin de vie. L’approche qualitative et interactionniste a mis au jour un ordre négocié du maintien à domicile, propre à une région et à deux organisations d’aide et de soins, l’une publique, l’autre privée. La mise en lien des résultats obtenus avec la littérature disponible montre de nombreuses similitudes, mais certains points, développés dans la discussion qui précède, éclairent d’un jour nouveau la pratique des soins envers les proches des personnes âgées souhaitant rester chez elles jusqu’au bout de leur vie. Si cette étude devait contribuer à améliorer la pratique des soins envers les personnes âgées, nous préconiserions que l’important travail fourni par les aidantes soit évalué au moyen d’outils validés, afin qu’il puisse être reconnu par l’ensemble des intervenants et qu’éventuellement un droit assurantiel puisse être ouvert. L’absence d’intervenants en travail social dans les quatre situations analysées contribue à ne focaliser l’attention des équipes soignantes que sur les problèmes biologiques. Un service social fait partie de l’organisation publique, mais il n’est pas considéré comme une ressource pour analyser les situations. En comparant les deux services, on peut relever dans l’organisation de soins privée une réactivité face aux problèmes aigus rencontrés par les malades, à toute heure du jour et de la nuit et un souci constant du bien-être des malades. Il faut signaler que cette offre de prestations très spécifique et non intégrée dans la planification sanitaire, c’est-à-dire des soins palliatifs spécialisés à domicile, s’est révélée trop coûteuse et que ce service a été fermé depuis notre enquête. En conclusion, il semble urgent que les équipes pensent l’aide et les soins à domicile en dehors d’une optique utilitariste ou en réponse aux injonctions de rationnement en cours. L’ordre négocié mis au jour permet de favoriser la solidarité familiale et de préserver l’identité des aidantes, mais à long terme il peut contribuer à l’exclusion d’aidantes âgées, épuisées et fragiles.