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Depuis la publication du rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (Bouchard-Taylor), il y a maintenant près de deux ans, la place de la religion dans l’espace public n’a encore fait l’objet d’aucun encadrement de la part du gouvernement. Si bien que depuis quelques mois, la polémique reprend de plus belle. Par rapport à ce qu’elle était avant la Commission, on peut toutefois dire qu’elle s’est en quelque sorte resserrée autour, d’une part, de la difficile conciliation entre la liberté de religion et l’égalité entre les femmes et les hommes et, d’autre part, de la laïcité et de la neutralité de l’État.

En effet, les derniers exemples rapportés par les médias émanent de la clientèle de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) ou de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) qui souhaite être servie par des personnes du même sexe ou encore, portent sur le port du niqab en classe, l’enseignement religieux dans les écoles, les centres de la petite enfance et les garderies subventionnées, etc.

Il semble que le gouvernement craigne d’organiser le débat qui devrait servir à officialiser certains fondements d’une société moderne et à fournir des balises aux gestionnaires en matière d’accommodement raisonnable pour motifs religieux. Malgré tout, un débat se déroule dans l’espace public, les réflexions se multiplient, les points de vue progressent, les enjeux se précisent. La population semble vouloir pousser le gouvernement et lui dire qu’elle est prête pour cette discussion. Qu’on pense aux divers regroupements de personnes ou d’organisations[1] qui prennent la parole sur différentes tribunes et amènent des points de vue diversifiés sur la laïcité, la culture, l’identité, l’immigration, l’intégration, etc.

La Confédération des syndicats nationaux (CSN) croit qu’il est temps pour le Québec de s’engager officiellement dans cette réflexion et compte y apporter sa vision.

Recentrer le débat et dissiper les confusions

Pour la CSN, il faut dissiper les confusions dont la plus malheureuse est d’avoir attribué aux seuls immigrants les malaises engendrés par les demandes d’accommodement ou d’ajustement pour des motifs religieux. Pour nous, il s’agit essentiellement d’un débat sur la laïcité.

Il faut rappeler que le Québec est en marche vers la laïcité depuis fort longtemps. Toutes ses institutions se sont sécularisées au cours des 40 dernières années. Le système scolaire, lui, a officiellement été déconfessionnalisé en 2008. Cependant, aucun texte ne vient encore proclamer ouvertement la laïcité du Québec. Le rapport Bouchard-Taylor recommandait un livre blanc et la CSN recommandait, dans son mémoire devant la Commission, une charte de la laïcité, idée qui a depuis été reprise par plusieurs intervenants.

La confusion autour des immigrants

La confusion, ayant pour effet de pointer du doigt les immigrants comme source des problèmes, vient du fait que l’immigration des dernières décennies a changé de visage. Le Québec a toujours accueilli des immigrants, mais, dans le passé, ces derniers étaient blancs et chrétiens (catholiques et protestants), venaient de pays d’Europe qui, pour la plupart, étaient déjà laïcs ou en voie de le devenir. La situation mondiale, la démographie du Québec, son caractère français, les choix qu’il fait en matière d’immigration amènent aujourd’hui des personnes en provenance de pays où la religion prend une place plus importante et où elle est exprimée de manière plus visible. Cette situation ne peut qu’ébranler la société d’accueil de laquelle les signes religieux tendaient à disparaître.

Il ne faut pas oublier non plus que les demandes formelles d’accommodement raisonnable pour motifs religieux proviennent souvent de personnes qui ne sont pas immigrantes (juifs orthodoxes, témoins de Jéhovah, chrétiens, etc.). Elles ne reçoivent pas toutes la même attention médiatique.

Au cours des prochaines années, le Québec accueillera de plus en plus d’immigrants pour compenser la faible natalité et le vieillissement de sa population. Nous savons que tous les conflits sociaux à teneur religieuse ne sont pas le fait des seuls immigrants, même que la grande majorité d’entre eux ne soumettent aucune demande d’accommodement ou d’ajustement. Malheureusement, ce sont d’abord eux qui sont visés par l’agacement grandissant que la société manifeste devant les demandes d’accommodement pour des motifs religieux. Il devient donc urgent d’éviter que le débat ne dérape et qu’il n’aboutisse à des arrangements insatisfaisants pour tous. Le sujet est sensible, l’étouffer et le laisser pourrir ne peut que conduire à la montée de l’intolérance, ce qui serait extrêmement préjudiciable à l’ensemble de la société. Il est nécessaire d’éviter la crispation identitaire de part et d’autre. Déjà, les statistiques d’emploi sont questionnantes. On peut légitimement se demander si cet amalgame entre immigration et accommodement raisonnable n’a pas des effets négatifs sur l’embauche dans certains groupes. Les enjeux de l’immigration et de l’intégration des immigrants dépassent largement la seule question des accommodements raisonnables pour des motifs religieux qui risque de devenir l’arbre qui cache la forêt.

Comme acteur important de la société, la CSN travaille activement auprès des syndicats à lutter contre les préjugés et à favoriser l’accueil des personnes issues de l’immigration dans les milieux de travail dans la perspective d’une meilleure intégration et d’un maintien durable en emploi.

La confusion autour de notre patrimoine et de notre identité

Une autre confusion perdure et est entretenue par la classe politique. À peine le rapport Bouchard-Taylor était-il rendu public que le gouvernement du Québec déposait une motion réclamant le maintien du crucifix en Chambre « au nom du patrimoine et de l’histoire du Québec ». Cette motion a été adoptée à l’unanimité par les 100 députés et députées présents à l’Assemblée nationale. Le rapport recommandait : « qu’au nom de la séparation entre l’État et les Églises et au nom de la neutralité de l’État, […] le crucifix au-dessus du siège du président de l’Assemblée nationale soit retiré et replacé dans l’Hôtel du Parlement à un endroit qui puisse mettre en valeur sa signification patrimoniale ».

Il est utile de rappeler comment le crucifix s’est retrouvé au-dessus du siège du président de l’Assemblée nationale. C’est le premier ministre Duplessis qui l’y a fait installer en 1936 voulant « ainsi se distinguer des gouvernements libéraux antérieurs et manifester les nouveaux rapports qu’il désire entretenir avec le pouvoir religieux[2] ».

À notre avis, le déplacement du crucifix ne constitue aucunement un renoncement à un pan de notre identité. L’histoire et le patrimoine religieux du Québec ne sont pas menacés. Ils sont présents partout dans l’espace public par les églises, les nombreuses croix dressées partout sur le territoire, les musées, les jours fériés et chômés, etc. La laïcité de l’État ne remet nullement en question cette présence et ne doit pas le faire non plus. Déplacer le crucifix de l’Assemblée nationale ne serait qu’un geste concret qui accompagnerait l’adoption d’un texte formel affirmant la laïcité de l’État du Québec.

La même logique requiert de remplacer la prière par un moment de recueillement lors de l’ouverture des séances des municipalités, par exemple. En Ontario, certaines municipalités ont opté à l’inverse pour inclure toutes les prières demandées par les citoyens, si bien qu’une de ces municipalités récite maintenant sept prières.

Il faut éviter de laisser croire que la laïcité ne vise que ce qui n’est pas chrétien. Un état laïque est tenu au même devoir envers toutes et tous, croyants comme non-croyants, et envers toutes les religions, pas seulement celles qui sont minoritaires ou, encore, plus récemment apparues dans notre société.

La montée de l’intégrisme religieux

La très grande majorité des pratiquants d’une religion vivant au Québec – qu’ils soient musulmans, sikhs, juifs ou chrétiens – s’accommode relativement facilement des exigences de la vie quotidienne d’une société sécularisée à l’occidental et trouve les moyens d’adapter en conséquence leurs rites, horaires de prières et port de signes distinctifs. Pour tous ceux-ci, des arrangements mineurs suffisent généralement à satisfaire les exigences de leur pratique. Le tout se fait généralement sans heurts. Les revendications plus corsées, les demandes d’arrangement ou d’accommodement émanent plutôt d’une minorité d’orthodoxes religieux, qu’elle soit issue ou non de l’immigration.

Par ailleurs, on ne peut ignorer la montée de l’intégrisme religieux dont les tenants tentent un peu partout d’imposer à l’ensemble de la société leurs croyances, leur mode de vie et leurs diktats. Cela est vrai dans plusieurs pays du Moyen-Orient, comme ce l’est aussi aux États-Unis et dans certains pays d’Amérique du Sud avec les évangélistes ou les « born again Christians ».

Comme le note Yolande Geadah dans son livre sur les accommodements raisonnables, ces mouvements sont fondés sur une interprétation rigide des textes sacrés et sur le refus de la modernité et de l’émancipation des femmes[3].

Il est très difficile d’évaluer la présence de ces groupes sur le territoire du Québec, mais une vigilance est nécessaire quant à ces mouvements qui « se réclament de la démocratie pour tenter de s’arroger un pouvoir abusif, niant ainsi les libertés fondamentales[4] ».

L’incontournable égalité entre les hommes et les femmes

Le Québec est une des sociétés au monde qui a le plus avancé en matière d’égalité entre les femmes et les hommes. Son cadre juridique confirme cette égalité. La réalité et les mentalités progressent, même si tout n’est pas gagné et que les acquis demeurent fragiles par ailleurs. La plupart des gens qui immigrent chez nous proviennent souvent de pays où la place des femmes est moins affirmée qu’au Québec.

Par ailleurs, dans toutes les grandes religions, l’égalité des femmes est loin d’être spontanément reconnue, comme on peut le constater dans les textes sacrés, dans l’interprétation qui en est faite ou, encore, dans l’espace congru laissé aux femmes dans les hiérarchies religieuses. Il est évident, dans ce contexte, que les femmes ont des raisons particulières de redouter l’arrivée ou le retour en force du fondamentalisme religieux.

À des degrés divers, toutes les religions ont des prescriptions et des exigences particulièrement restrictives à l’égard des femmes qui subissent de manière disproportionnée le poids des traditions culturelles et religieuses. Dans de nombreux pays, les femmes voient leurs libertés fondamentales et leur droit à l’égalité compromis par les membres de leur communauté, y compris par les autres femmes membres de cette communauté. Cela se passe aussi en Occident au sein des familles et des communautés d’appartenance : violences physiques tolérées, mariages forcés des jeunes filles, voyages organisés vers l’excision, droits à l’éducation, au travail ou à la vie sociale compromis, crimes d’honneur, etc. Rien ne permet de croire que ces situations n’existent pas ici.

Loin de nous l’idée de réduire les obstacles à l’égalité entre les hommes et les femmes aux seuls préceptes des diverses religions. De nombreuses femmes croyantes agissent activement à l’intérieur de leur religion pour changer les choses. Qu’on pense à titre d’exemple à la militante musulmane Irshad Manji qui fait la promotion d’une interprétation du Coran différente de celle qui a toujours été faite par des hommes, et à de nombreux groupes de femmes qui combattent la discrimination envers elles dans le clergé catholique. D’autres femmes croyantes prennent leur place dans la société tout en respectant différentes prescriptions vestimentaires religieuses ou culturelles.

Cependant, il est clair que les demandes en matière d’accommodement pour des motifs religieux qui retiennent le plus l’attention sont celles qui touchent à l’égalité entre les femmes et les hommes. On veut bien respecter la liberté de religion, comme on respecte la liberté de conscience ou la liberté d’expression, mais que faire quand celle-ci entre directement en conflit avec l’égalité homme/femme ?

Les chartes et l’accommodement raisonnable

Comme organisation syndicale, la CSN est particulièrement soucieuse de la reconnaissance et du respect des droits et libertés de la personne, au nombre desquels figure d’ailleurs le droit d’association qui consolide notre légitimité démocratique. Rappelons notre attachement profond aux principes établis par les chartes. Le mouvement syndical bataille depuis des années pour l’avancement des droits fondamentaux. La lutte pour l’égalité des femmes en emploi est au coeur de l’action syndicale : congé de maternité, équité salariale, programme d’accès à l’égalité, mesures contre le harcèlement sexuel et la violence faite aux femmes. Les mesures contre la discrimination raciale, ethnique, de genre ou en fonction de l’orientation sexuelle, celles pour l’intégration en emploi des personnes issues de l’immigration et des personnes handicapées et les changements législatifs pour reconnaître les droits des gais et lesbiennes s’inscrivent aussi naturellement dans l’action de nos syndicats.

Nous n’hésitons pas à invoquer la Charte et nous sommes convaincus que l’obligation d’accommodement est un outil essentiel à une véritable reconnaissance du droit à l’égalité. Ce principe a procuré des gains importants au plan du droit du travail ces dernières années, particulièrement pour les femmes et les personnes handicapées. En fait, pas un jour ne passe sans que, d’une façon ou d’une autre, les chartes ne se trouvent au coeur de notre action sous un volet ou un autre.

Nous ne pouvons donc souscrire aux propos selon lesquels les difficultés éprouvées à baliser la reconnaissance du droit à l’égalité en matière religieuse trouvent leur source dans l’existence des chartes canadienne et québécoise qu’il faudrait, par conséquent, amender. Jamais nous ne songerions à remettre en cause la liberté d’opinion, d’expression et de conscience dont la liberté de religion fait partie.

La religion, à titre de motif prohibé de discrimination, se trouve visée par l’obligation d’accommodement raisonnable. Quand il s’agit de demandes pour un horaire particulier, excluant le travail le samedi, et des demandes de congé pour fêtes religieuses, la contrainte excessive consistera à vérifier si l’horaire ou le congé réclamé affecte de façon plus qu’anodine les droits des autres salarié et salariées de l’entreprise.

Par contre, le refus de certains clients ou usagers d’être servis par quelqu’un d’un autre sexe est inacceptable à notre avis. Selon nous, l’accommodement raisonnable bien compris ne permet pas de soutenir de telles requêtes qui relèvent en fait de l’accommodement déraisonnable parce qu’elles compromettent un autre droit fondamental, celui de l’égalité entre les femmes et les hommes. Malheureusement, et faute de directives claires, on constate de plus en plus que certaines administrations, pour éviter tout litige, se laissent convaincre d’acquiescer à de telles demandes.

Et ce désir d’éviter les litiges est beaucoup relié à plusieurs jugements rendus par les tribunaux, incluant ceux de la Cour suprême du Canada, qui ont eu à établir le sens et la portée des obligations qui incombent aux institutions afin de garantir la liberté religieuse et le droit à l’égalité. La conception de la liberté de religion retenue, entre autres, par la Cour suprême nous semble beaucoup trop large. La religion y fait figure de liberté extrême. Rappelons que, pour la plus haute Cour, seules comptent les convictions sincères de l’individu de ce que sont ses obligations religieuses. Cette jurisprudence a pour effet, à notre avis, de faire d’un jugement rendu pour un individu une règle pour une communauté. Elle a également pour effet de rendre les employeurs très frileux devant certaines demandes ; dans certains cas, ils vont même s’abstenir d’embaucher des personnes qui, selon eux, pourraient faire de telles demandes.

Madame Patricia Rimok, présidente du Conseil des relations interculturelles du Québec, rappelle dans son texte les trois critères qui servent à évaluer la contrainte excessive :

  • la limite des ressources (par exemple, coûts démesurés) ;

  • le bon fonctionnement de l’organisation (par exemple, la durée et l’étendue de l’accommodement) ;

  • l’atteinte aux droits des autres (par exemple, risque pour la santé et la sécurité).

Nous croyons que trop peu de considération a été accordée dans les jugements et l’évaluation des demandes à l’atteinte aux droits des autres dont fait partie l’égalité entre les femmes et les hommes. Il y a une grande différence de nature entre les demandes d’accommodement basées sur le genre ou sur le handicap par rapport à celles qui sont basées sur des motifs religieux. Dans le premier cas, il s’agit d’accommoder un état de fait pour lequel les personnes en cause ne peuvent pas grand-chose, alors que dans le second, on entre essentiellement dans le domaine de l’adhésion spirituelle et morale qui est librement consentie par la personne croyante.

La laïcité de l’État

Le débat en cours soulève la question suivante : Pour garantir la neutralité dans un État laïque, est-il nécessaire d’exiger l’absence de signes religieux dans ses institutions et chez ses agents dans l’exercice de leurs fonctions ?

Pour nous, la laïcité de l’État et sa concrétisation dans la neutralité de ses agents et institutions constituent les meilleurs facteurs et la meilleure garantie d’inclusion de tous et toutes. La laïcité repose sur trois valeurs indissociables : la liberté de conscience, la non-discrimination à l’égard des choix spirituels ou religieux de chacun et la neutralité de l’État. On ne parle pas ici de l’espace public en général, on parle d’un appareil étatique dont la neutralité s’exprime à travers l’absence de signe d’adhésion ou de préférence envers une ou des religions ou envers les non-croyants. Bref, nous parlons d’un appareil étatique neutre desservant une population plurielle qui, elle, a le droit d’exprimer ses convictions ou opinions.

On ne parle pas d’interdire aux agents de l’État d’avoir des croyances religieuses et de pratiquer leur religion, mais de ne pas le montrer dans l’exercice de leurs fonctions, puisqu’ils ont une obligation de réserve quant à leurs opinions politiques. Pour nous, la confiance que le citoyen aura d’être traité de façon la plus objective possible réside dans cette neutralité, notamment dans les fonctions où les représentants de l’État sont en position d’autorité (policier, magistrature, etc.), ou de modèles, comme dans le secteur de l’éducation.

La laïcité par la neutralité de l’État accueille et met à l’aise tout le monde alors que les institutions confessionnelles excluent, officiellement ou non, les personnes qui n’en font pas partie. Rappelons-nous que, dans le passé, le système scolaire confessionnel a permis aux écoles catholiques francophones d’exclure les enfants qui appartenaient à d’autres confessions religieuses et que ce type de politique a longtemps nui à notre capacité collective d’intégrer convenablement les nouveaux arrivants et leurs descendants.

La laïcité de l’État ne correspond pas à l’athéisme qui, lui, concerne les individus. Elle est la neutralité face à toutes les croyances ou à la non-croyance des individus qui composent la société.

Pourquoi une Charte de la laïcité ?

La Charte, en plus d’affirmer le caractère laïque de l’État, poserait un certain nombre de paramètres d’application générale de cette laïcité. Cela présente l’avantage d’éviter le développement anarchique, inégal et à la pièce de réponses aux demandes d’accommodement ou d’ajustement pour motifs religieux en fixant d’entrée de jeu plusieurs balises. Des guides d’application à l’intention des administrations publiques devraient suivre rapidement l’adoption d’une telle Charte.

Ajoutons que le fait de procéder par une loi permet une discussion large et démocratique des enjeux en plus d’assurer qu’une éventuelle contestation judiciaire ne se jouera pas au seul plan individuel de l’accommodement raisonnable, mais fera plutôt l’objet d’une analyse qui tiendra compte des enjeux sociaux, de l’intérêt général de la société et des choix démocratiques de celle-ci.

Il ne s’agit pas de s’écarter du modèle de l’accommodement raisonnable qui doit continuer d’exister, mais de définir collectivement ce qui représente, sur certaines questions, la limite du raisonnable dans une société laïque comme la nôtre. En effet, la Charte de la laïcité ne pourra pas apporter des réponses à tous les types de conflits de droit susceptibles de surgir dans une société démocratique et pluraliste. Ce sera aux tribunaux de jouer leur rôle et la Charte, dans ce contexte, représente un outil supplémentaire.

Quelques suggestions de balises

En plus de rendre officielle la laïcité du Québec, la Charte de la laïcité devra définir comment la neutralité devra s’exprimer dans l’appareil de l’État, ses institutions, ses représentants et ses services aux citoyennes et aux citoyens. La Charte énoncerait donc les éléments propres à garantir la neutralité. Nous soumettons ici quelques exemples de même que les principes qui ont guidé notre réflexion pour les établir.

Les représentants du pouvoir de l’État

Les fonctions de magistrat, procureur de la Couronne, policier, gardien de prison, et celles de président et vice-président de l’Assemblée nationale sont des fonctions de représentation du pouvoir de l’État et de l’autorité. Sur cette base, nous partageons la recommandation du rapport Bouchard-Taylor voulant que les personnes qui les occupent ne portent aucun signe religieux distinctif.

Le réseau public d’éducation primaire et secondaire et le réseau des services de garde subventionné

Nous croyons que puisque le réseau de l’éducation est maintenant déconfessionnalisé et que la religion n’y est plus enseignée depuis septembre 2008, il faut faire le dernier pas vers la laïcité. La neutralité ici est essentielle, à notre avis, puisque les enseignantes, les enseignants et les autres personnels sont à la fois des représentants de l’État, donc, en position d’autorité, tout en servant de modèles aux jeunes élèves qui leur sont confiés. Cette neutralité doit s’appliquer aux personnes qui y travaillent par l’interdiction de manifester ses convictions religieuses, tant dans le travail que dans l’habillement. Le même raisonnement vaut pour le réseau des services de garde subventionné.

À ce sujet, on argumente souvent que les personnes qui portent des signes religieux visibles sont rares dans les écoles ou la fonction publique, en général, et qu’elles ont un programme ou des règles précises à suivre qui ne permettent pas la communication des convictions religieuses. Nous croyons plutôt, quant à nous, que le port de signes religieux visibles est en soi une communication des convictions religieuses et que cela devrait être évité quand une personne est en position d’autorité ou sert de modèle.

Ces situations sont moins rares qu’on le laisse croire. En effet, dans le domaine des services de garde, plusieurs nouvelles arrivantes qui ont des difficultés à faire reconnaître des diplômes ou de l’expérience de travail acquis dans leur pays d’origine sont dirigées vers la formation en petite enfance. Plusieurs d’entre elles portent le voile et il existe maintenant à notre connaissance au moins un CPE où la grande majorité des éducatrices porte ce signe, ce qui ébranle nécessairement la confiance en la neutralité de ce centre. Ce phénomène suscite également le développement de ghettos d’emploi pour les personnes immigrantes, ce qui est une autre problématique à laquelle il faut aussi prêter attention.

Une interdiction de manifester ses convictions religieuses dans l’exercice de ses fonctions ne dispense toutefois pas du nécessaire respect de la liberté de conscience des personnes qui travaillent pour l’État, ses institutions et services et de leur droit d’absence pour fêtes religieuses ou autres dans les limites raisonnables (sans contrainte excessive).

Les autres institutions et les services publics

Quant aux autres institutions ou services publics, nous croyons que, dans le processus d’élaboration de la Charte de la laïcité, il faudra débattre, pour chacun d’eux, de la pertinence d’appliquer cette même règle de neutralité, puisque tous les agents de l’État ne sont pas en contact avec la population, ne sont pas en position d’autorité ou ne servent pas de modèle, comme dans plusieurs secteurs de la fonction publique, du réseau de la santé et des services sociaux ou encore dans des organismes comme la SAAQ ou la RAMQ, etc.

L’égalité entre les femmes et les hommes

Sur la base de la contrainte qui pourrait compromettre l’égalité entre les femmes et les hommes, la Charte devrait officialiser le caractère inacceptable d’une demande d’usager de services publics qui refuse, pour des motifs religieux, d’être servi par une personne de l’autre sexe. Elle devrait également confirmer que toute demande basée sur des motifs religieux conduisant à l’établissement de services publics séparés pour les femmes et les hommes ou pour des groupes religieux particuliers n’est pas acceptable.

Le cas particulier du voile intégral

Pour ce qui est du voile sous toutes ses formes, toutes les interprétations de la modestie des femmes prescrite dans le Coran coexistent, allant de pas de voile au voile intégral, en passant par toutes sortes de hidjabs plus ou moins couvrants. Les femmes qui les portent le font par conviction ou par obligation et, généralement, en lien avec une pratique culturelle donnée. Il n’en demeure pas moins qu’ici, en fonction de notre histoire et de notre relation avec la religion et son attitude envers les femmes, le voile demeure, malgré les motivations variées des femmes qui le portent, un symbole important de soumission des femmes ou d’exigences qui leur sont faites que n’ont pas à subir les hommes. Il y a beaucoup d’ambivalence envers le hidjab, mais le voile intégral questionne même la volonté des personnes qui le portent, quelle que soit leur origine, de faire partie intégrante de notre société.

Pour notre part, nous croyons qu’il y a des circonstances et des lieux où le visage découvert est essentiel. La Charte devrait donc obliger l’identification du citoyen lorsque c’est requis pour l’ensemble (le vote, les permis avec photo, etc.). Elle devrait également interdire le port du voile intégral dans les institutions d’enseignement. En effet, malgré le fait que nous croyons que les élèves, étudiants et usagers des services publics ont le droit d’exprimer leurs croyances religieuses, nous considérons que ce vêtement, porté par bien peu de personnes, empêche et gêne la communication. Il fait aussi partie de ces choix individuels qui ne sont basés sur aucune règle religieuse générale.

En conclusion

La CSN, à l’instar de l’ensemble de la population du Québec, est traversée par le débat en cours sur les accommodements raisonnables en matière religieuse et sur la place de la religion dans l’espace public.

Nous pensons que la population du Québec est prête pour ce débat sur une Charte de la laïcité qui doit se faire le plus sereinement possible, sur la base des valeurs que nous portons même si parfois certaines semblent difficiles à concilier comme la liberté de religion et l’égalité entre les hommes et les femmes.

Nous croyons que ces discussions permettront de dissiper deux grandes confusions. La première, et la plus malheureuse, est celle d’attribuer aux seuls immigrants les malaises engendrés par les demandes d’accommodement ou d’ajustement pour des motifs religieux. La seconde, c’est de croire que nos obligations d’intégration, cette fois-là à l’égard des immigrants, se limitent à l’accommodement raisonnable alors que nos approches collectives et nos programmes d’accueil et d’intégration méritent d’être considérablement bonifiés.

Le dialogue, le respect, la sensibilisation, l’information, la lutte contre les préjugés doivent de plus en plus être à l’ordre du jour pour tout le monde, peu importe les origines, les particularités culturelles ou les croyances religieuses.