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L’ouvrage de Dorval Brunelle rassemble les chroniques écrites entre 2001 et 2008 pour l’Observatoire des Amériques du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). Revues et corrigées, ces Chronique des Amériques ont été organisées en cinq chapitres chronologiques qui forment le coeur du propos.

Observateur attentif de l’actualité économique et politique des Amériques, Dorval Brunelle écrit dans un style limpide sur un sujet souvent très aride (les enjeux liés à l’intégration économique sur le continent) et rend accessible une analyse critique des étapes de cette intégration. Cet ouvrage s’adresse à tous ceux qui s’intéressent aux dynamiques des traités commerciaux. Il permettra également aux opposants ou aux critiques de fourbir leurs armes : Comment, dans les faits, se construit l’intégration économique dans les Amériques ? Quels sont les contenus mis de l’avant ? Quelles sont les coalitions d’acteurs sociaux qui s’y opposent ?

Le sous-titre de l’ouvrage peut être trompeur. En effet, la période couverte par cette Chronique débute avant 2001, date du Sommet de Québec. L’introduction de l’ouvrage et le premier chapitre proposent une rétrospective très judicieuse de l’histoire tumultueuse des Amériques comme ensemble géopolitique, dominé par un acteur central, les États-Unis d’Amérique (EUA). Contrairement à d’autres ères d’intégration économique et politique organisée de manière plus polycentrique, dans les Amériques, les pays ont dû se positionner par rapport au géant états-unien (autour, contre ou à côté, comme le Canada), ce qui donne une saveur toute particulière à cet hémisphère et au type d’intégration économique en jeu.

La thèse principale de l’ouvrage, développée dans le premier chapitre et brièvement reprise dans la conclusion générale, est la suivante : les mobilisations contre les projets d’intégration économique des Amériques ont permis l’approfondissement des américanités sur le continent. Ces américanités peuvent se regrouper en deux ensembles, caractérisés par des identités différenciées et des pratiques politiques et économiques divergentes : l’ensemble nord-américain et l’ensemble sud-américain (avec le cas du Mexique qui oscille entre les deux). Malgré le marquage de plus en plus net entre ces deux formes d’appartenance, Dorval Brunelle souligne également le développement d’une interaméricanité pour un nombre croissant d’acteurs sociaux et d’organisations de la société civile, qui s’exprime notamment lors des grands rassemblements militants des Forums sociaux des Amériques. In fine, c’est l’articulation de la diversité des façons d’être américain et l’approfondissement des solidarités entre certains acteurs qui marquent l’histoire récente des Amériques.

Dans le premier chapitre de l’ouvrage, l’auteur soutient que c’est à partir du milieu des années 1980 qu’un changement majeur se produit au regard de l’intégration économique. L’étendue sans précédent des traités commerciaux va considérablement modifier les enjeux politiques attachés à ces traités. Ceux-ci ne sont plus sectoriels, mais couvrent le commerce des produits, des services et des investissements ; les marchés publics nationaux sont désormais ouverts aux entreprises étrangères ; la suprématie des règles du marché sur les règles de droit des États est institutionnalisée. Cette ampleur nouvelle se concrétise dans le projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) qui visait « ni plus ni moins qu’à refonder les relations interaméricaines sur de nouvelles bases » (p. 65). En même temps, des protestations à l’échelle continentale émergent et vont progressivement passer d’une posture strictement oppositionnelle (être contre la ZLÉA) à une posture « propositionnel », c’est-à-dire réfléchir et proposer de nouvelles formes d’intégration.

L’année 2001 constitue un tournant dans la construction de ce projet, traité dans le deuxième chapitre. Le Sommet des Peuples des Amériques d’avril 2001, qui mobilise les principaux opposants à la ZLÉA et répond au Sommet de Québec, regroupant les dirigeants des Amériques, donnera une assise populaire massive et continentale à la contestation. Malgré l’ampleur des mobilisations et des critiques formulées, les négociations autour de la ZLÉA avancent à grands pas. Ce sont les attentats du 11 septembre aux EUA qui vont chambarder la logique de l’intégration. L’obsession commerciale est remplacée par l’obsession sécuritaire et se traduit par une inflexion majeure des politiques d’intégration. L’intégration économique doit désormais garantir la sécurité des EUA, et non la paix et la stabilité dans les Amériques, comme dans l’esprit des accords commerciaux passés depuis l’époque de l’Alliance pour le progrès, lancée par le président Kennedy en 1960. Pour Dorval Brunelle, « la nouvelle doctrine de sécurité définie et promue par l’administration Bush lie étroitement la suprématie militaire et l’expansion mondiale du libre-échange » (p. 93). Ce nouveau contexte géopolitique et stratégique va accélérer les négociations autour de la ZLÉA et multiplier la signature de traités bilatéraux entre les EUA et d’autres pays, comme le Chili, afin d’affaiblir les blocs régionaux et prévenir la constitution de nouveaux.

Le troisième chapitre revient avec une grande précision sur les mobilisations entourant la ZLÉA et leur développement jusqu’en 2003-2004. Pour l’auteur, au fur et à mesure que les négociations commerciales autour de la ZLÉA s’enlisent (en particulier à cause de la position des EUA et de leur nouvelle doctrine alliant sécurité et échanges économiques), les solidarités s’approfondissent sur le continent. Notamment, l’épisode de la Consulta autour de la ZLÉA, une vaste consultation populaire auto-organisée à l’échelle du continent des Amériques, est décrite en détail, ce qui permet au lecteur de saisir l’ampleur de cette mobilisation, peu connue, qui a permis une meilleure compréhension des enjeux de l’intégration continentale par la population et le tissage de réseaux de solidarité du nord au sud de l’hémisphère.

Dans le chapitre 4, l’auteur insiste sur les tensions existantes à l’interne de la mouvance altermondialiste, en particulier dans son rapport au politique. Il lie la défiance des participants à l’égard de la politique partisane à leur origine socioéconomique et note la surreprésentation des intellectuels par rapport au milieu ouvrier, par exemple. Des données d’une enquête par questionnaire, effectuée au FSM de 2005, sont présentées à l’appui de ce propos. On peut néanmoins douter de leur validité. En effet, au-delà du faible nombre de répondants comparé au nombre de participants, on peut se demander si la surreprésentation des intellectuels est due à leur surreprésentation sur le terrain ou plutôt au mode de collecte des données, par des universitaires, qui ont plus facilement accès à des semblables au sein d’un rassemblement militant de cette envergure.

Le chapitre 5 propose un bilan de l’intégration économique dans le monde et dans les Amériques. Celle-ci, extrêmement avancée pour le Canada et les EUA, apparaît plus fragile pour les pays du Sud du continent, malgré de nombreuses initiatives récentes et un renforcement du MERCOSUR. De plus, certaines tendances nouvelles sont soulignées. Ainsi en est-il du Partenariat sur la sécurité et la prospérité (PSP), qui lie le Mexique et le Canada aux questions de sécurité pour un pays tiers (les EUA) et pose la nécessité de mesures dont ils ne peuvent contrôler ni l’efficacité, ni la pertinence (puisque l’enjeu de sécurité n’est pas défini à partir de leur territoire). Il apparaît finalement que le modèle très poussé d’intégration EUA-Canada sert de cadre de référence aux autres accords et négociations d’accords, y compris pour les provinces canadiennes qui ont commencé à négocier et à signer des accords (entre elles et avec d’autres pays), ce qui fragilise la situation de l’emploi et des travailleurs, et soulève des questions de compétence provinciale.

La grande force de cet ouvrage réside dans la précision des observations effectuées sur plusieurs territoires simultanément et à différentes échelles à laquelle s’ajoute une sensibilité pour chacune des particularités des sociétés en question (évidemment, le cas du Québec, mais aussi celui du Mexique). Cette richesse de l’observation et de l’analyse permet de comprendre comment un mouvement interaméricanité naît dans chaque espace territorial national concerné autour des enjeux de l’intégration économique.

L’autre atout majeur de cet ouvrage est la mise en balance continue de la constitution d’une opposition au libre-échange avec les actions / propositions institutionnelles des États et des organisations internationales concernées. L’exposé des faits saillants de la période 2001-2008 nous permet de mesurer la concordance entre ces deux processus alors que, bien souvent, les ouvrages sur les mobilisations altermondialistes ont tendance à oublier l’analyse de la construction du projet politique d’intégration économique en tant que telle. En cela, Chronique des Amériques n’est pas un ouvrage sur des mobilisations, mais bien plus une analyse chronologique de deux projets concurrents d’interaméricanité, celui des États et des intérêts commerciaux et financiers et celui des syndicats, des groupes sociaux impliqués dans la défense de l’environnement, des peuples autochtones, des mouvements de femmes et des mouvements étudiants. La construction politique de cette intégration est déroulée devant nos yeux tout au long de l’ouvrage. Le découpage chronologique en facilite d’ailleurs la lecture.

Les faiblesses du livre sont principalement liées à la forme « Chronique » qui place les questions analytiques au second plan. Ainsi ne sont pas traités (même s’ils sont exposés) les rapports de force et les conflits à chaque étape du processus (pourquoi les gagnants gagnent et les perdants perdent) ; les facteurs culturels, sociaux, qui peuvent sous-tendre les tensions entre les dirigeants et / ou entre les opposants. De plus, aucun panorama de la littérature existante sur le sujet n’est présenté, ce qui limite la portée du propos, dans la mesure où beaucoup a déjà été écrit, en particulier sur les mobilisations et rassemblements militants tels que les FSM. L’intégration de certains de ces travaux aurait été un enrichissement considérable à la réflexion collective qui existe sur ces phénomènes, enjeux et objets. À cet égard, les passages sur les Forums sociaux sont plus faibles que ceux portant sur la ZLÉA, parce qu’ils sont plus difficiles à saisir dans leur totalité sans fil analytique ou thématique précis (probablement impossible à établir…) et parce que l’analyse apparaît moins solide et la recherche moins documentée.