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Introduction

La participation des enfants et adolescents à la définition des situations vécues est la condition sine qua non pour qu’ils soient respectés comme sujets de droits. Les prises de décision les concernant ne sauraient en effet se passer de leur avis sur la question à débattre, ce qui ne signifie pas pour autant que la décision doit reposer sur cet avis. La Convention relative aux droits de l’enfant – CDE (ONU, 1989) limite la prise en compte de l’opinion de l’enfant (0-18 ans) au degré de maturité de l’individu capable de discernement (art. 12 CDE) et stipule que dans toute décision le concernant l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale et non la considération qui l’emporte nécessairement (art. 3 CDE). Il faut insister sur les liens systémiques entre les articles de la Convention, car trop souvent ses détracteurs se fourvoient dans des arguments rivés à une lecture parcellaire de son contenu. Cela dit, la Convention ne donne pas, car cela dépasse sa fonction, d’indications précises ni d’outils spécifiques pour l’application concrète des droits que les États signataires reconnaissent aux enfants. C’est à ce niveau pratique que le présent article offre une contribution originale, par la présentation de deux méthodes favorisant l’écoute des enfants.

Notre parcours à cheval entre le monde académique et celui des ONG privilégie la dimension éthique de la recherche. Les analyses interactionnistes appliquées à la situation de rue (Stoecklin 2000, 2006, 2007, 2008) éclairent le sens que donnent les acteurs à leurs parcours, qui est un élément essentiel pour l’intervention. C’est ainsi que nous avons utilisé le « système enfant-rue » (SER) (Lucchini, 1993, 1996) comme grille d’analyse pour notre propre thèse de doctorat (Stoecklin, 2000), et ensuite comme instrument pour l’écoute orientant l’intervention dans des projets pour enfants en situation de rue gérés par plusieurs ONG dans de nombreux pays. L’utilisation de cette grille de lecture dans l’intervention a permis notamment de mettre en évidence la nécessité d’une plus grande appropriation réflexive de l’expérience par les jeunes eux-mêmes. C’est ainsi que nous avons alors procédé à une simplification du modèle, qui a débouché plus tard sur une ébauche de théorie systémique de l’acteur social (Stoecklin 2009a). Le « système de l’acteur » (SA) a fait l’objet d’un test empirique auprès de 34 jeunes de Suisse francophone âgés de 12 à 18 ans (Stoecklin, 2009b). La comparaison de ces deux modèles est effectuée ici du point de vue de la réflexivité des utilisateurs. Cela éclaire des éléments importants, autant théoriques que pratiques, pour la mise en oeuvre du droit d’être entendu, principe essentiel de l’intervention participative.

Le droit d’être entendu comme principe de participation

La prise en compte, sous certaines conditions, du point de vue de l’enfant dans toute décision ou intervention le concernant est un principe général contenu dans la Convention relative aux droits de l’enfant :

1) Les États parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité. 2) À cette fin, on donnera notamment à l’enfant la possibilité d’être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l’intéressant, soit directement, soit par l’intermédiaire d’un représentant ou d’un organisme approprié, de façon compatible avec les règles de procédure de la législation nationale.

CDE, art. 12

Dans son Observation générale à propos de cet article[1], le Comité des droits de l’enfant (ONU) insiste sur l’importance des procédures concrètes favorisant l’audition de l’enfant : information sur ce droit, formation de personnel qualifié pour entendre les enfants, méthodologies et outils adaptés aux enfants, notamment. De plus, le respect du droit de l’enfant à exprimer librement son opinion doit pouvoir s’exercer dans toutes les situations ou champs dans lesquels il peut se trouver : aussi bien dans la famille que dans les situations de placement, dans les soins médicaux, dans l’éducation et à l’école, dans les activités récréatives, sportives et culturelles, au travail, dans les situations de violence, dans les procédures d’immigration et d’asile, dans les situations d’urgence, etc.

Les implications de l’article 12 sont donc considérables, mais force est de constater que les changements sont relativement limités dans les faits, essentiellement parce que les conditions d’une participation optimale des enfants ne sont pas souvent réunies. Les facteurs qui affectent la participation des enfants aux décisions les concernant dérivent de combinaisons diverses entre deux niveaux interdépendants : a) les perspectives théoriques à travers lesquelles on interprète la réalité et b) les procédures et outils pratiques pour recueillir le point de vue de l’enfant.

Nous abordons brièvement ici cette interdépendance entre théories et pratiques. Tout d’abord, la théorisation autour de « l’enfant acteur » est encore faible. Longtemps ignorée par la sociologie, l’enfance est encore un objet de recherche « dans les choux » (Sirota, 2006). Il a été heureusement vitalisé par le nouveau paradigme (James et Prout, 1990 ; Qvortrup et al., 1994 ; Corsaro, 1997 ; James, Jenks et Prout, 1998) qui considère l’enfance comme une construction sociale, et l’enfant, comme un acteur social. La notion d’acteur est devenue un lieu commun dans la littérature sur la « participation » de l’enfant (Sinclair, 2004 ; Thomas, 2007 ; Hinton, 2008 ; Tisdall, 2008). On y utilise des échelles censées mesurer la participation (Hart, 1992 ; Treseder, 1997 ; O’Kane, 2003), tenant pour acquise la notion de « l’enfant acteur », sans théorie de l’action explicite.

Cette fragilité conceptuelle se retrouve dans l’intervention. L’enfant acteur est devenu un slogan même dans des interventions raisonnant en termes de « populations cibles », selon une logique déterministe n’intégrant que très marginalement les perspectives des « participants ». Dès lors, bien que la CDE donne à l’enfant qui est capable de discernement le droit de participer à la définition même des situations sur lesquelles une intervention est décidée, cela ne se traduit que peu dans les faits, car l’habitus dominant considère encore les enfants et les adolescents comme des êtres incompétents et inachevés. À l’opposé, certaines approches émancipatoires tendent à surestimer les capacités des enfants, ou, ce qui revient au même, à sous-estimer leur caractère évolutif, et cela ne leur rend pas non plus justice. L’aveuglement aux capacités réelles des enfants confine autant les paternalistes que les libérationnistes à des images idéales opposées, toutes deux stéréotypées.

Actuellement, à l’instar des projets pour enfants en situation de rue, les interventions auprès des jeunes peuvent se classer dans trois cadres normatifs : 1) la répression de la déviance, 2) la protection de l’enfance, 3) la promotion des droits et des compétences de l’enfant. La plupart se situent encore dans la deuxième approche. Le passage du slogan à la pratique d’une « approche basée sur les droits » constitue donc un défi majeur que ne relève que très imparfaitement la communauté internationale alors même que la Convention relative aux droits de l’enfant est l’instrument juridique qui a connu le plus grand nombre de ratifications (193 États sur 195, les deux exceptions étant la Somalie et les États-Unis). La transition du paternalisme à l’approche émancipatoire bute contre des résistances politiques, économiques et sociales, qui se répercutent aussi dans la querelle des écoles de pensée en droits de l’enfant. Ces obstacles sont encore rehaussés par l’insuffisance de procédures et de méthodologies adéquates. La promotion et le respect des droits participatifs des enfants exigent pourtant que l’on fasse une plus grande place à leur réflexivité. La compétence participative s’apprenant à travers l’exercice même de la participation (le fameux « learning by doing » de Dewey), il est fondamental de mettre l’accent sur la réflexivité individuelle, car c’est elle qui contribue à redéfinir les situations et donc les décisions et stratégies d’intervention.

Considérer que les enfants ont des capacités évolutives est certainement plus utile à leur protection et à leur développement. D’où l’importance des procédures et des outils. Les droits participatifs de l’enfant (CDE art. 12 à 17) requièrent des méthodes favorisant la prise de parole par les enfants. Le défi est d’adapter les procédures et les outils à l’âge et à la maturité évolutive des enfants. Conformément à l’article 12 de la CDE, les États ont l’obligation de garantir le droit de l’enfant d’exprimer son opinion et d’être entendu, donc de mettre en place des mécanismes pour recueillir sa parole et apprécier son discernement (pas de limite d’âge fixe). La question qui nous intéresse ici est celle des méthodes permettant d’optimaliser la consultation des enfants. Or les outils n’ont pas uniquement des propriétés intrinsèques : leur efficacité dépend aussi des utilisateurs. Il faut donc observer comment les acteurs se saisissent des outils à disposition, car ceux-ci doivent être appropriés aux modes d’expression des individus si l’on veut garantir leurs droits participatifs. Comparons maintenant les deux modèles systémiques que nous avons utilisés (le SER et le SA) de ce point de vue.

Le système enfant-rue : la grille d’analyse et son opérationnalisation

Le « système enfant-rue » a été élaboré au cours de la recherche effectuée à Rio de Janeiro pour éclairer la complexité de l’expérience vécue par les enfants en situation de rue (Lucchini, 1993).

Il s’agit du système de relations reliant l’enfant au monde de la rue (Lucchini, 1993). Chacune des dimensions est en lien avec les autres, les liens étant à préciser de cas en cas. Ce modèle a été utilisé à des fins comparatives à Montevideo et à Mexico (Lucchini, 1996), ainsi qu’à Shanghai (Stoecklin, 2000). Le SER vise à dégager des typologies : « L’idéal serait de pouvoir discriminer les enfants en fonction de chacune des composantes du modèle. Toutefois, ce ne peut être fait que de manière très imparfaite, car l’étude des indicateurs qui caractérisent chacune des composantes du modèle est loin d’être terminée » (Lucchini, 1996 : 147).

Nos opérationnalisations du SER dans l’intervention ont été effectuées en collaboration avec son concepteur, Riccardo Lucchini. Le SER a été appliqué dans les projets de plusieurs organisations. De 1997 à 2006, l’ONG Terre des hommes – aide à l’enfance (basée à Lausanne, en Suisse) a bénéficié d’un appui analytique de l’Université de Fribourg (Suisse) pour la capitalisation de son expérience dans le domaine « enfants en situation de rue ». C’est dans ce cadre que nous avons opérationnalisé le SER pour l’intervention. Des versions successives ont été testées et d’autres ONG et réseaux ont également bénéficié d’appuis ponctuels[2]. Ces diverses applications du SER ont donné des résultats contrastés. De manière générale, la mise en oeuvre du SER a permis des avancées significatives dans la compréhension de la diversité des situations expérimentées. Il a permis de dégager des priorités d’intervention à partir de l’identification de profils typiques, avec des actions plus adaptées aux cas en question. Cependant, l’application opérationnelle du SER a aussi rencontré des obstacles liés à la fois à la relative complexité de ce modèle et aux dispositifs institutionnels des projets d’intervention concernés. Malgré plusieurs simplifications conceptuelles, la tension entre les exigences méthodologiques et les impératifs opérationnels demeurait importante.

Schéma 1

Le système enfant-rue

Le système enfant-rue
Source : D’après R. Lucchini (1993). Enfant de la rue : identité, sociabilité, drogue, Genève/Paris, Droz

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Avec la dernière simplification du modèle, nous avions réduit le nombre de composantes à cinq dimensions (activités, relations, valeurs, images de soi et buts). Cependant, ce modèle « SER à 5 dimensions » n’a jamais été appliqué. Un point restait effectivement encore problématique : quel que soit le nombre de dimensions du SER, il restait relativement aléatoire d’interpréter les rapports entre les contenus d’expériences attribués aux différentes dimensions. La capitalisation à propos du SER (à huit dimensions) confirmait que les intervenants avaient tendance à relier les éléments de manière relativement désordonnée. Pour ne rien arranger, le temps consacré à l’analyse était restreint par des critères d’efficacité immédiate (nombre d’enfants « sortis » de la rue, « réinsérés », etc.) imposés par la plupart des bailleurs de fonds. Dans ces conditions, l’application du SER reposait principalement sur l’accompagnement des « spécialistes ». Le problème était autant structurel que méthodologique et ne put être résolu.

Avec le recul, on constate que l’erreur était sans doute de croire qu’on disposait déjà d’un outil, alors qu’on avait en fait une grille d’analyse. Le passage du modèle à l’outil réside dans la maniabilité de l’instrument : une chose devient un outil lorsqu’on peut la manier de façon autonome pour atteindre le but dans lequel on l’utilise. Ce passage a été concrétisé avec l’élaboration du SA, et en particulier avec sa traduction en outil concret directement utilisable par les acteurs – le « kaléidoscope de l’expérience » – sous forme d’un double disque amovible en papier[3]. Cela a permis également de passer d’une application thématique (enfants en situation de rue) à une application plus générale, puisque tout individu peut analyser sa propre situation avec cet outil.

Le système de l’acteur : un modèle traduit en outil

Le système de l’acteur (ci-après SA) est issu de la réduction du SER à cinq dimensions (à cela près que « buts » a été remplacé par « motivations ») et a acquis sa forme actuelle par la mise en relation systémique des cinq dimensions, de manière directe et indirecte.

Cette mise en relation des cinq dimensions du modèle SA est le fruit de la sérendipité (Merton et Barber, 2004 ; van Andel et Bourcier, 2009). Le concept de sérendipité désigne l’art de faire une découverte alors que l’on cherchait autre chose. En l’occurrence, nous replongions dans la philosophie chinoise pour adapter les formations aux droits de l’enfant que nous commencions à organiser en Chine[4], et c’est en revoyant la théorie des cinq mouvements (bois-feu-terre-métal-eau) que nous avons eu l’intuition d’importer cette logique systémique (en laissant de côté son contenu essentialiste) à notre modèle, laissé en plan, qui comportait justement aussi cinq dimensions.

Schéma 2

Le système de l’acteur

Le système de l’acteur
Source : D. Stoecklin

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Nous avons donc introduit dans notre modèle une logique d’engendrement (flèches pleines) et une logique de délimitation (flèches brisées). On induit ainsi des formulations synthétiques du type « nos activités engendrent des relations (flèche pleine) et délimitent des valeurs (flèche brisée) », appliquées tour à tour aux différentes dimensions du système. Nous avons observé que ces formulations faisaient sens, puisque les différentes personnes à qui nous avons soumis le modèle parvenaient à un degré certain de réflexivité concernant leur propre expérience revisitée à travers cette grille de lecture. L’élaboration conceptuelle nous a amené à écarter toute lecture substantialiste (contenue dans la philosophie chinoise) qui aurait conduit à voir les cinq composantes de l’expérience comme des choses existant en soi (sui generis). Nous n’en retenons que la logique systémique et considérons donc les cinq dimensions comme des « concepts sensibles » (Blumer, 1969), indiquant simplement une direction dans laquelle regarder et laissant l’acteur y mettre un contenu personnel (Stoecklin, 2009c). Nous avons appelé ce nouveau modèle « système de l’acteur » (SA) et élaboré une théorie systémique par laquelle nous définissons l’acteur comme un individu régulant un système d’action. Le SA, avec ses cinq dimensions – activités, relations, valeurs, image de soi et motivations –, permet de décrire la dynamique de l’acteur selon ces différents points de vue. Chaque modification d’une composante en affecte d’autres et entraîne un rééquilibrage de l’ensemble. La comparaison entre les cas doit permettre de mettre en évidence une typologie de systèmes d’action particuliers.

Nous voyons cette construction théorique comme un prolongement de la sociologie de la structuration (Giddens, 1987). Selon cette perspective, les acteurs sont produits par la structure en même temps qu’ils la produisent. Nous considérons que cette double structuration s’applique aux cinq composantes du SA : chacune est à la fois structurée et structurante. La récursivité des activités sociales (Giddens, 1987 : 50) est donc inscrite dans chaque aspect de l’expérience qui est « à la fois contraignant et habilitant » (Giddens, 1987 : 75). C’est à ce niveau de l’expérience réfléchie que naît la possibilité pour l’individu d’influencer le système social. Son agentivité (agency) prend des formes diverses, précisément parce que l’individu mobilise différemment ses activités, relations, valeurs, image de soi et motivations.

Nous avons pu le vérifier à travers l’utilisation du « kaléidoscope de l’expérience » (KE) dans la recherche menée avec 34 jeunes (12-18 ans) de plusieurs cantons de la Suisse francophone (Stoecklin, 2009b). L’échantillon a été constitué de manière aléatoire, l’objectif étant méthodologique. Nous avons interviewé les jeunes sur leurs intérêts et préoccupations, avec d’abord une ouverture totale, suivie d’une phase d’indexation de l’expérience aux cinq dimensions du SA et, enfin, d’une utilisation de l’outil KE. Notre but était d’observer comment la méthode incite les jeunes à donner un sens (Dewey, 1986 ; Mead, 1963) et à situer le cadre de leur expérience (Goffman, 1991). Nous avons constaté que les cinq dimensions du KE permettaient d’indexer l’ensemble des expériences. Sa logique systémique faisait sens : les répondants ont clairement vu que chaque dimension de leur expérience est effectivement structurée par les précédentes et structure les suivantes. Enfin, la théorie de l’acteur régulant un système d’action semble pertinente : chaque répondant a pu réflexivement réagencer son propre vécu à travers les cinq dimensions du KE.

La fonction prospective de l’outil est également apparue : l’acteur utilise ainsi un répertoire de symboles donnant un sens à sa situation passée et présente et permettant de se projeter dans une direction voulue selon sa perception des possibilités disponibles (Bourdieu, 1994). Les cinq concepts sont des catégories discursives usuelles qui permettent d’aborder aisément l’expérience des répondants à travers ces filtres interprétatifs. C’est à travers eux que l’acteur social perçoit quotidiennement son environnement social et qu’il oriente son comportement en conséquence. Un des effets de cette aisance favorisée par le KE est donc de faciliter aussi une communication horizontale. Cet outil permet ainsi de réduire le rapport de domination entre l’interviewé et l’intervenant qui, à travers un langage spécifique, expression d’appartenances différentielles, induit la désirabilité sociale des réponses chez les jeunes.

De manière inattendue, nous avons constaté que les jeunes interviewés attribuaient les mêmes éléments vécus à différentes dimensions de leur expérience. Les réponses obtenues dans notre enquête ouvrent donc sur d’autres manières de voir et d’ordonner la réalité. Cette grande perméabilité des dimensions à l’indexation des expériences concrètes vécues par des adolescents nous a rendu attentif au fait qu’un même événement, situation, thème, peut apparaître dans la conscience individuelle sous des « formes » différentes (activités, relations, valeurs, image de soi, motivations). Il serait erroné de penser que l’indexation subjective d’un événement ne concernerait qu’une seule dimension du système d’action individuel. Ce constat suggère que la participation à une décision ou à une intervention implique une subjectivation de toutes les dimensions. Trop souvent en effet, l’adhésion aux seules activités d’un projet débouche sur de l’activisme vide de sens.

La réception de l’outil par les interviewés a été très positive, comme le rapportent les enquêtrices : « Tous nos répondants ont indiqué qu’ils avaient non seulement réfléchi à leurs expériences personnelles, mais aussi appris des choses nouvelles à leur sujet » (Stoecklin, 2009b : 89). L’aspect ludique de l’outil a provoqué un certain enthousiasme à répondre aux questions et les jeunes qui ont participé à l’enquête ont dit que ce fut une expérience très formatrice. La fonction heuristique de l’outil apparaît assez clairement aux yeux des interviewés : « des choses ressortent ; des choses qui sont incluses dans ta personne, mais tu n’y avais pas forcément réfléchi » (Stoecklin, 2009b : 90). On constate donc que la participation à la définition du problème est optimale lorsque l’outil stimule la réflexivité par rapport au quotidien.

Le KE a laissé une grande liberté d’expression des jeunes et elle a stimulé leur capacité réflexive. Cette liberté d’expression a favorisé la participation des répondants et leur curiosité pour voir le rôle joué par une dimension spécifique de leur expérience sur le contenu des autres dimensions. Nos observations permettent ainsi de préciser que la régulation des systèmes d’action passe par un « filtre » interprétatif, à savoir des catégories usuelles (activités, relations, valeurs, image de soi, motivations), à la fois personnellement et socialement élaborées, à travers lesquelles l’acteur perçoit le monde et oriente ses actions.

Implication réflexive et dynamique sociale

Notre comparaison des deux modèles systémiques SER et SA montre l’importance de l’appropriation subjective de l’expérience. Le SER n’est pas seulement un modèle théorique utile pour l’analyse des données. Il a aussi été utilisé comme grille pour orienter les pratiques d’écoute des enfants en situation de rue lors des interventions. Son utilité pour construire une typologie de situations de rue a été démontrée (Stoecklin, 2008). Cependant, l’implication réflexive des enfants en situation de rue restait limitée du fait que le chercheur ne partageait pas explicitement sa grille de lecture avec les répondants. Les interprétations et hypothèses des intervenants, débouchant sur des profils types, visaient à augmenter l’adéquation des actions entreprises par rapport aux problématiques. Cette procédure continuait cependant à donner un poids considérable aux adultes. De ce point de vue, on peut conclure que le SER reste une grille d’analyse, tout comme le SA, tandis que le KE est un outil participatif. Ils n’ont pas la même fonction, et ils peuvent donc être vus comme complémentaires.

Le test avec le KE effectué auprès d’adolescents en Suisse se justifie par l’accès plus immédiat que nous avons à cette population. Le mécanisme (disque amovible) stimulant la réflexivité autour de concepts explicitement partagés entre le chercheur et le répondant constitue l’innovation soumise au test. Le fait d’être dans un contexte d’intervention avec le SER et hors intervention avec l’application du SA ne constitue pas un biais méthodologique, car il est possible de comparer les effets des deux modèles sur la réflexivité indépendamment des histoires de vie rapportées. On met ainsi d’autant mieux en évidence que le SER et le SA se différencient au regard de l’appropriation réflexive par les adolescents du contenu de leur expérience. Nous avons constaté que l’implication plus grande avec le SA entraîne une transformation du rapport entre l’adulte (enquêteur/intervenant) et adolescent (répondant) dans le sens d’une réduction du rapport d’asymétrie. Si l’intervenant fait effectivement toujours partie du système (2e cybernétique), l’utilisation du SA a l’avantage de réduire la désirabilité sociale des réponses.

Les constats issus de l’application du SA confirment a contrario que ce qui fait souvent défaut pour optimaliser la relation de confiance dans l’intervention, c’est un vocabulaire commun, permettant une compréhension mutuelle des points de vue débouchant sur la reconnaissance des compétences des acteurs. C’est cette reconnaissance qui rend apte à donner un sens aux démarches envisagées et décidées de manière participative. L’utilisation du SA a permis d’approfondir l’expérience vécue, en privilégiant le lien entre le discours et l’émotion à propos d’éléments concrets et personnels. C’est là une des différences importantes par rapport aux approches dans lesquelles le recueil de l’expérience est déjà biaisé par un discours institutionnel (Lucchini, 2008) justifiant l’intervention et inscrivant dès lors les interactions dans des stratégies discursives et pratiques reproduisant les préjugés sur lesquels repose l’intervention (Stoecklin, 2008).

On constate que le modèle SA suscite la prévoyance par l’attention aux conséquences probables des choix effectués, car il stimule, de manière ludique, la capacité d’entrevoir de nouvelles relations ou combinaisons d’actions. Cette possibilité pour un individu d’orienter sa trajectoire personnelle dans un sens choisi est ce qu’on appelle aussi la capabilité, définie par Sen comme « diverses combinaisons de fonctionnements (états et actions) que la personne peut accomplir » (Sen, 2000 : 65). C’est grâce à sa réflexivité que l’individu développe sa manière d’interagir dans le monde. C’est à travers ce « filtre », symbolisé par le SA, que l’acteur social perçoit son environnement social et oriente son comportement en conséquence. Le SA constitue ainsi une grille de lecture qui correspond à la nature de l’objet étudié (Herreros, 2002) : le filtre interprétatif étant à la fois structuré et structurant, les éléments qui composent la grille de lecture doivent l’être également.

Le modèle SA permet notamment de dépasser la fausse dichotomie séparant individu et société (Elias, 1991), puisque chaque composante est en relation avec les autres au double niveau de l’action individuelle (système d’action particulier) et du champ sociétal de l’action (système social). Dans cette perspective, la dynamique sociale ne peut être expliquée par des facteurs purement internes à l’individu, qu’on localiserait dans la « psyché », ni par des déterminants qui seraient situés à l’extérieur de l’individu, et qu’on appelle la « société ». Notre approche vise à mieux comprendre le processus complexe de subjectivation et d’extériorisation (Berger et Luckmann, 1986). Elle entend ainsi favoriser les procédures et dispositifs réflexifs permettant aux acteurs sociaux, y compris les enfants, de participer activement aux décisions qui les concernent.

Il s’agit d’éclairer des processus d’interactions complexes entre consciences individuelles et structures sociales. Le SA symbolise ce qu’on pourrait appeler un « système de transformation sociale », situé à la fois à l’intérieur des consciences individuelles et à l’extérieur en tant que structures d’interactions. Cette approche rappelle les considérations systémiques, sans doute trop peu utilisées, de Piaget : « le tout social n’est ni la réunion d’éléments antérieurs, ni une entité nouvelle, mais un système de rapports dont chacun engendre, en tant que rapport même, une transformation des termes qu’il relie » (Piaget, 1965 : 29). C’est exactement comme cela que l’on peut définir le modèle SA : un système de rapports transformateurs. En étant directement maniable par les acteurs, il peut démocratiser l’analyse des pratiques sociales, amenant les acteurs à se situer eux-mêmes de manière réflexive au sein des processus institutionnels auxquels ils participent. Stimulant directement la réflexivité des utilisateurs, il semble propice à une redéfinition des stratégies d’intervention en direction de la participation démocratique.

Conclusion

L’implication réflexive, plus grande avec le modèle SA et l’outil pratique KE, éclaire en retour l’intervention participative comme une posture de soutien de la subjectivation de l’action, qu’elle soit individuelle ou collective. Sans cela, l’activisme, consistant à aller trop vite ou trop loin à partir d’un seul point de vue, finit par entraîner les acteurs dans un processus où ils ne sont plus des sujets et où ils ne consentent finalement qu’à une participation de façade. L’échec, couramment attribué à une mauvaise volonté des bénéficiaires, est en réalité une mauvaise posture de l’intervenant. À l’inverse, l’intervention participative est une relation horizontale entre acteurs considérés comme égaux en droits, dans laquelle la compétence de l’intervenant consiste à soutenir la réflexivité des acteurs. Cette compétence repose sur l’art de relier la théorie de l’acteur et l’utilisation d’outils adaptés à ses capacités évolutives et à son environnement socioculturel[5].