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La situation des femmes criminalisées au Québec est méconnue et la question de leur reconnaissance sociale l’est encore plus. Bien que les femmes ne représentent que 4 à 7 % de la population carcérale, un questionnement critique de la criminalisation permet de les reconsidérer comme des actrices sociales d’abord et avant tout, criminalisées pour diverses raisons ensuite. De fait, en situant la reconnaissance sociale comme fondamentale à la justice sociale, il est possible de se distancer d’une conception positiviste du crime et d’une perspective fonctionnaliste de l’intégration sociale, au profit d’une perspective de transformation sociale. Nous arguons que pour des femmes stigmatisées et criminalisées, considérées davantage comme des « déviantes » que comme des actrices sociales, le fait de s’exprimer, dans un contexte favorable à leur prise de parole, peut être considéré comme une transformation sociale.

Cet article se penche sur l’art communautaire comme espace pour construire la reconnaissance sociale des femmes criminalisées au Québec. Notre recherche consiste notamment en une étude qualitative, dans une perspective de travail social critique et féministe, portant sur les perceptions qu’ont les femmes criminalisées de la reconnaissance sociale et du rôle de l’intervention par l’art communautaire dans ce processus de reconnaissance. Les participantes interviewées (n = 8) ont été impliquées dans le projet d’art communautaire Agir par l’imaginaire, une première expérience canadienne en milieu carcéral féminin, mis sur pied en 2007 par la Société Elizabeth Fry du Québec (SEFQ), qui oeuvre auprès de femmes ayant des démêlés avec la justice et Engrenage Noir / LEVIER, un organisme communautaire indépendant promouvant l’art comme outil de changement. Les répondantes à l’étude ont partagé leurs perceptions à divers niveaux, notamment en ce qui concerne les discriminations qu’elles vivent, la reconnaissance et leur participation au projet Agir. Leurs propos soulèvent des réflexions quant aux transformations sociales nécessaires afin qu’elles soient reconnues comme des citoyennes à part entière.

Notre posture épistémologique est celle du travail social critique et féministe. De fait, le travail social critique prend ancrage dans la reconnaissance de la multiplicité des représentations du réel que se font les gens avec qui nous travaillons (Fisher, 1991). Par ailleurs, comme la recherche féministe mise sur l’importance de déconstruire l’androcentrisme et admet que toute production de connaissances élabore des savoirs situés (Harding, 1987), il nous semblait crucial que les femmes criminalisées elles-mêmes puissent contribuer à la construction de savoirs qui les concernent directement.

Afin de saisir comment les participantes d’Agir ont considéré ce projet comme un espace de construction de leur reconnaissance, nous explorerons dans un premier temps ce concept à travers les travaux de trois philosophes. Puis, après un survol de la situation des femmes criminalisées, l’articulation d’une critique des modèles préconisés actuellement en milieu carcéral féminin nous permettra de considérer l’intérêt des perspectives communautaires et, plus précisément, celle de l’art communautaire. La présentation de quelques résultats de notre recherche nous permettra finalement d’interpréter les propos des femmes rencontrées à travers notre corpus théorique sur la reconnaissance.

À propos de reconnaissance sociale

Les philosophes Fraser (1998, 2005) et Honneth (2002 ; Fraser et Honneth, 2003) ont démontré que la distribution équitable des ressources n’est pas une condition suffisante au développement d’une « justice sociale transformatrice » (Faith, 2002). En effet, la dimension de la reconnaissance demeure un pilier incontournable pour tendre vers une réelle justice sociale.

La philosophe féministe Fraser (1998, 2005) s’est penchée sur la question de la justice sociale en dépassant le cadre analytique traditionnel avec lequel elle a été abordée depuis cent cinquante ans. Si la redistribution des ressources a toujours été une pierre angulaire dans les luttes pour la justice sociale, on ne saurait aujourd’hui y réduire cette dernière. Selon Fraser, la justice sociale doit être perçue dans un cadre bidimensionnel où redistribution et reconnaissance forment les deux faces d’une même médaille. Aux deux versants de la justice que sont redistribution et reconnaissance correspondent ainsi leurs fondements que sont les injustices socioéconomiques (telle que l’exploitation) et les injustices de type culturel ou symbolique (telle que la non-reconnaissance ou le mépris) (Fraser, 2005 : 16-20). La distinction, soutient l’auteure, est purement d’ordre théorique, puisque le réel est formé d’enchevêtrements. Ces deux sphères se rejoignent sous la voûte de la parité de participation, principe fondateur de sa conception de la justice sociale.

Par ailleurs, les travaux de Ricoeur (2004) offrent une lecture fort intéressante du concept de la reconnaissance. Par exemple, en pensant la reconnaissance de soi, il stipule que c’est à travers l’agir que nous sommes à même de reconnaître ce que nous sommes. Par son action et son témoignage, le sujet se reconnaît lui-même. Pour ce philosophe, l’agentivité se déploie dans le mouvement de la reconnaissance de soi vers une demande de justice sociale.

Honneth (2002) a pour sa part réfléchi à la reconnaissance en s’intéressant aux conditions d’intersubjectivité, à savoir que je ne peux être reconnu que si une autre personne ou instance m’accorde une reconnaissance, laquelle ne fera de sens pour moi que si je reconnais moi-même cet autre comme digne d’être reconnu.

L’analyse de Fraser présente toutefois une composante critique que Ricoeur et Honneth n’explicitent pas ou peu dans leur analyse. De fait, selon elle,

[i]l faut plutôt déclarer injuste le fait que des individus et des groupes se voient dénier le statut de partenaires à part entière dans l’interaction sociale en conséquence de modèles institutionnalisés de valeurs culturelles dont ils n’ont pas participé à la construction sur un pied d’égalité, et qui déprécient leurs caractéristiques distinctives ou les caractéristiques distinctives qui leur sont attribuées.

2005 : 49

Cependant, les propositions théoriques de ces trois auteurs ne sont pas incommensurables (Kuhn, 1983). En effet, la mise en oeuvre de conditions de justice sociale assurant une parité de participation s’accompagne à notre avis d’une reconnaissance de l’importance des conditions d’intersubjectivité et de l’agentivité de chacun. À la lumière de cette synthèse sur la reconnaissance sociale, il appert que les modèles préconisés en milieu carcéral ne s’inscrivent pas forcément dans une visée de justice sociale. Mais regardons d’abord la situation des femmes criminalisées.

À propos de justice sociale

La situation des femmes criminalisées

Le constat que la grande majorité des femmes incarcérées ne sont pas dangereuses peut surprendre (Faith, 2002 ; Arbour, 1996). En 1996, les femmes sont majoritairement accusées pour des infractions contre la propriété telles que la fraude ou le vol d’une valeur de moins de 1000 $ (Arbour, 1996 : 216). Certaines qualifient ainsi ces crimes de « survie économique » (Frigon, 2002). À ce jour, les principaux délits commis par les femmes sont le vol à l’étalage, la voie de fait simple et les bris de conditions en libération conditionnelle (Kong et AuCoin, 2008 : 3). Si les adolescentes de 12 à 17 ans présentent des taux de criminalité plus élevés que les femmes majeures, la fraude et le travail du sexe sont les seuls « crimes » pour lesquels les taux sont plus élevés chez les femmes que chez les adolescentes (Idem).

La surreprésentation des femmes autochtones, des jeunes, des mères monoparentales, des travailleuses du sexe et des utilisatrices de drogues dans le milieu carcéral soulèvent des questions quant à la dynamique de criminalisation, tout comme le fait qu’elles soient majoritairement en situation de pauvreté, de faible scolarisation et qu’elles aient, pour la plupart, été victimisées avant leur criminalisation (Arbour, 1996 ; Bertrand-Fagnan, 1992 ; Faith, 2002 ; Frigon, 2002 ; Kong et AuCoin, 2008 ; SCC, 1990). Nous estimons ainsi problématique que, malgré de nombreuses études sur le sujet, peu de mesures soient prises afin de lutter contre la pauvreté, de mettre en oeuvre des alternatives à la criminalisation ou encore de décriminaliser certains actes jugés criminels. D’autant plus que la prison, selon l’analyse même de la Direction générale des services correctionnels, « ne diminue pas le taux de criminalité, […] provoque la récidive [et] fabrique indirectement les délinquants en faisant tomber dans la misère la famille du détenu » (Lalande, 2000 : 5).

Penser la criminalisation exige donc de mettre en lumière la construction sociale du « crime ». Certains travaux en sociologie et en criminologie ont permis de questionner les perspectives positivistes[3] du crime en s’appuyant sur la nécessaire distinction entre un acte et la définition qui en est faite selon le contexte social[4] (Pires, 1999 : 247). La perception de la criminalité est donc intimement liée à une forme de « définition de la réalité[5] » (Ibid. : 249), et influence évidemment les perspectives d’action en la matière.

Modèles préconisés en milieu carcéral

Depuis le début des années 1990, grâce à une mobilisation regroupant des représentantes et représentants des milieux communautaire, féministe et autochtone, l’importance des stratégies communautaires auprès des femmes criminalisées est reconnue par nombre d’acteurs sociaux, y compris les Services correctionnels. Or, la description des programmes en milieu carcéral fédéral révèle ce qu’on pourrait appeler une perspective fonctionnaliste. En outre, le poids de la responsabilité de la réinsertion sociale repose principalement sur les épaules de l’individu. Bien que le Service correctionnel du Canada (SCC) ait fait des efforts pour multiplier les programmes à l’intention des femmes, il semble qu’il ait laissé loin derrière les visées féministes et communautaires des recommandations de divers rapports dont celui du Groupe d’étude sur les femmes purgeant une peine au fédéral[6], qui promouvait entre autres une stratégie de responsabilité partagée afin de faire valoir la responsabilité sociétale (Shaw et Hannah-Mofffat, 2002 ; SCC, 1990).

Une grande partie des programmes en milieu carcéral sont fondés sur le modèle de la prise en charge, sur le modèle de la réinsertion sociale par l’emploi ou encore sur une orientation thérapeutique. Le premier repose sur la responsabilisation de l’individu et s’inscrit dans la pensée économique néolibérale qui considère la pauvreté comme un phénomène individuel duquel les pauvres devraient se sortir en travaillant (Paugam, 1996 ; Strimelle et Frigon, 2007). Quant au second, le terme même de réinsertion sociale suscite des débats sur ses assises idéologiques (Karsz, 2004). De plus, il appert que divers types d’interventions en relation d’aide, en faisant fi du contexte social, « individualisent le crime, considèrent le délinquant comme un malade, et concourent à la règlementation sociale, tout en soutenant le système pénal » (Faith, 2002 : 124). Concernant la réinsertion par l’emploi, Strimelle et Frigon soutiennent que pour les femmes criminalisées, qui ont accumulé des « couches de souffrance », le souci de l’emploi constitue en fait une « préoccupation secondaire » parmi tous les problèmes auxquels elles sont confrontées (2007 : 176). Finalement, Dobash, Dobash et Gutteridge (1986 : 129) soutiennent que trois croyances ont concouru à ancrer la thérapie au coeur de l’approche carcérale à l’endroit des femmes : la croyance que les femmes en soi sont plus « mentalement instables que les hommes », qu’elles sont essentiellement « troublées » et qu’elles sont plus difficiles à gérer que les hommes puisqu’elles réagissent de façon « névrotique » à l’emprisonnement. Ces trois modèles présentent le risque de faire l’économie d’une responsabilisation collective dans un contexte d’inégalités sociales.

La perspective communautaire

En réponse à l’individuation de la réinsertion sociale, les stratégies communautaires reconnaissent l’existence de conditions socioéconomiques et socioculturelles préjudiciables et visent des transformations sociales (Karsz, 2004 ; Paugam, 1996). Elles présentent une brèche dans un contexte historique où « [d]epuis plus d’un siècle, les réformateurs tentent de sauver les femmes par la religion, l’alphabétisation, le travail […], la thérapie psychologique, étouffant les appels à l’équité économique, sociale et politique et à la réduction de l’emprisonnement » (Faith, 2002 : 123).

Parmi les différentes stratégies fondées sur une perspective de justice sociale, nous avons choisi de porter notre attention sur l’art communautaire. Tout en admettant la complexité et la nécessité de multiples stratégies de transformations sociopolitiques, l’art communautaire nous semblait une avenue intéressante à explorer.

L’art communautaire

Une variété de déclinaisons caractérise l’éventail des pratiques artistiques « sociales » : art relationnel, art engagé, art politique, art féministe, art populaire, art collaboratif, art collectif… Nous avons choisi l’appellation d’art communautaire non seulement parce que le projet Agir par l’imaginaire s’en réclame, mais également parce qu’il inclut des éléments des pratiques artistiques nommées ci-dessus.

Cependant, tous ne voient pas en l’art le même potentiel de changement sociopolitique. Certaines personnes arguent notamment que la « gravité de la déchirure sociale […] ne se réglera qu’avec des moyens eux-mêmes politiques, et non artistiques » (Bacqué, 2004 : 158). D’autres considèrent toutefois le politique comme pouvant être imbriqué à l’artistique. De fait, plusieurs pratiques d’art sociopolitique prennent racine dans les mouvements d’avant-garde, l’animation culturelle et l’activisme (Lamoureux, 2009, 2011 ; ATSA, 2008 ; Sioui Durand, 2008). La perspective des « artivistes » (Sioui Durand, 2008 : 25) considère dès lors « l’art comme activisme » (Barndt, 2006 : 18). En ce sens, Lamoureux situe l’art communautaire comme une forme de contestation et un lieu possible d’« intervention sur soi, sur la collectivité, sur les structures systémiques de domination, sur la politique, etc. » (2011 : 351).

Si l’art communautaire existe depuis longtemps chez les Premières Nations, ce n’est que récemment qu’il a été appréhendé en tant que « pratique » (Fernandez, 2008). Cette dernière se caractérise par le processus collectif, collaboratif et co-créateur entre des artistes et des membres d’une communauté (Lee et Fernandez, 1998 : 7). Quant à son objectif principal, il pourrait être de « combattre l’exclusion sociale dans la communauté et la “géographie du nulle part” en favorisant des opportunités de développer une fierté d’avoir une place dans la société » (Russo et Butler, 2006 : 2). Finalement, la dimension communautaire prend tout son sens lorsque les contenus abordés par l’initiative artistique sont directement issus des préoccupations des membres d’une communauté, en l’occurrence, les femmes criminalisées. C’est notamment en ce point que l’art communautaire se différencie de l’art thérapie, en permettant le développement d’un espace de critique sociale souvent évacué par ce dernier.

En questionnant les possibilités d’action afin de donner une voix et de rendre visibles les personnes vivant de l’exclusion, Lamoureux relate que « [c]’est par la négative, par le manque, par l’absence, par l’abîme, que plusieurs personnes […] expriment leur rapport à la citoyenneté » (2001 : 32). L’art communautaire se présente alors comme une occasion pour les femmes criminalisées d’inscrire leur création dans une démarche collective, où leurs oeuvres sont en relation avec leur criminalisation et leur stigmatisation. À notre avis, l’art communautaire s’inscrit dans une perspective féministe et politique qui situe les femmes autrement que comme des êtres à « guérir », en les considérant comme des actrices sociales d’abord et avant tout. C’est dans cette optique que nous nous sommes intéressée à leurs points de vue.

L’art communautaire, UN espace de construction de la reconnaissance sociale

Copiloté par la SEFQ et Engrenage Noir / Levier et mené sur deux ans (2008-2010) dans quatre institutions[7], Agir par l’imaginaire a offert à 49 femmes criminalisées la possibilité de participer à une première initiative d’art communautaire en milieu carcéral canadien. Onze ateliers ont eu lieu : photographie, vidéo, chant, son, performance, slam, autoportrait, danse, animation et création d’affiches. Échelonné sur quelques semaines, chaque atelier regroupait quelques participantes ainsi qu’un ou une artiste professionnels.

Agir… avait pour but de favoriser l’implication, l’expression et la participation sociale de ces femmes, notamment parce qu’Engrenage Noir / Levier « vise à rapprocher la pratique de l’art de l’activisme social et politique en soutenant les individus et les collectifs qui désirent participer à la sphère publique en tant qu’artistes citoyens engagés » (Gagnon, 2004 : 130). Dès le départ, le projet était présenté dans sa dimension communautaire et différencié des ateliers d’art thérapie, puisqu’il ne proposait pas de démarche thérapeutique. Le processus des ateliers permettait ainsi aux femmes d’ancrer leurs créations dans leurs expériences et leurs points de vue critiques, leur offrant un espace d’expression tant artistique que politique. L’exposition finale du projet[8], en juin 2011, fut bonifiée par l’organisation de panels thématiques qui ont permis qu’un espace de sensibilisation accompagne la diffusion des oeuvres.

Dans le cadre de notre recherche[9], les propos des femmes rencontrées permettent de saisir en quoi leur participation à Agir… a contribué, d’une certaine façon, à leur reconnaissance de soi (Ricoeur, 2004), à leur reconnaissance intersubjective (Honneth, 2002) et à leur reconnaissance sociale (Fraser, 2005) en permettant le développement d’une agentivité dans un contexte de stigmatisation (Goffman, 1963).

Pour Ricoeur, l’être se définit par l’agir dans son sens le plus large (2004 : 144). À travers l’action, une personne est amenée à se reconnaître soi-même comme agissante, grâce à son agentivité. Si l’auteur questionne : « n’est-ce pas dans mon identité authentique que je demande à être reconnu ? » (Idem : 11), force nous est de constater que cette « identité authentique » doit être manifestée pour engendrer une reconnaissance. Or, si la reconnaissance de soi passe par l’agir, comment s’articule-t-elle lorsque nous sommes susceptibles d’être stigmatisée comme femme criminalisée ?

La stigmatisation s’avère un obstacle possible à la reconnaissance de soi, notamment en raison du discrédit intériorisé, qu’il soit vécu réellement ou anticipé (Goffman, 1963). Ainsi, le fait de se savoir discréditable, que l’on ait fait ou non l’expérience d’être discréditée, a un impact considérable sur les possibilités de faire une action, de prendre parole et de se reconnaître soi-même. Les femmes rencontrées affirment clairement qu’elles souhaitent se reconnaître et être reconnues pour ce qu’elles sont et non pas pour le « crime » qu’elles ont fait. Cette « façon qu’y ont de te voir, pis de t’étiqueter » (Betty) exige pour les femmes criminalisées de redoubler d’efforts pour se reconnaître soi-même puisque la stigmatisation se traduit directement par un sentiment d’infériorité : « on se sent toujours inférieure aux autres » (Nancy). Or, dit Gabrielle, « si la société, a ferait pas sentir ça, je me sentirais pas, pis plein d’autres se sentiraient pas minables, pis démunis, pis dévalorisés, à cause qu’y ont faite de la prison ! ».

En regard du lien que tisse Ricoeur entre l’agir et la reconnaissance de soi, les femmes rencontrées font donc face à un double défi dans un contexte de stigmatisation. Contrairement à un individu que Goffman caractérisait d’« ordinaire », les femmes criminalisées développent leur agentivité en devant, d’une part, déconstruire le stigmate intériorisé et, d’autre part, expérimenter qu’elles sont capables d’un « agir » différent que celui de leur délit. Agir fut en ce sens une occasion pour les femmes de se reconnaître elles-mêmes comme sujets. Les apports de leur participation se traduisent pour elles par la confiance en soi, la transformation de soi, la fierté, la valorisation et la possibilité de s’exprimer. L’art communautaire fut pour elles un espace où elles ont expérimenté le fait d’être « capables » de réaliser un projet : « j’ai découvert que j’étais capable » (Abi), « je pensais pas que j’étais capable de faire ça » (Cassandra). À la lumière des travaux de Ricoeur, cette possibilité de faire quelque chose de positif se traduit, pour les femmes, par un nouveau regard sur leur être.

Les possibilités de reconnaissance de soi passent aussi par la reconnaissance d’autrui et la reconnaissance sociale. Faire l’expérience de ne pas être discréditée au cours de relations avec d’autres ou lors d’interactions avec divers acteurs sociaux, dont certains sont représentants ou représentantes d’institutions sociales, amenuise les effets de la stigmatisation et renforce les capacités d’une personne à se reconnaître comme étant digne d’être reconnue (Mensah et al., 2011) et, par le fait même, accroît son agentivité. En ce sens, des répondantes ont considéré le fait même qu’un projet d’art communautaire leur soit dédié comme une espace de reconnaissance immédiate :

J’ai faite dix ans de prison, là, c’est la seule affaire qui m’a permis de pu me sentir en prison, de décrocher de d’là… Pis je n’ai faite des programmes… Ça me permettait de pouvoir m’exprimer librement, d’exploiter ma créativité… c’était complètement différent de toute qu’est-ce que j’ai vu là-bas… Je me sentais quelqu’un. J’étais importante à quelque part, dans la société…

Gabrielle

Quant à la reconnaissance intersubjective, ou interpersonnelle, les femmes rencontrées ont parlé de leurs proches et des personnes avec qui elles pourraient développer un lien comme des gens dont la reconnaissance importait. Comment s’opère alors la reconnaissance par autrui dans un contexte de stigmatisation ? Si le discrédit est au coeur du stigmate, Goffman précise que « c’est en termes de relations et non d’attributs qu’il convient de parler » (1963 : 13). Or, comment faire advenir, dans un contexte de stigmatisation, une relationnalité qui ne soit pas fondée sur les préjugés et les stéréotypes ? Pour les femmes rencontrées, il s’agit de changer les représentations sociales à leur égard.

Compte tenu de la représentation forgée presque uniquement par les stéréotypes rattachés à l’étiquette de « criminelle », Nancy parle du risque de nommer son vécu comme femme criminalisée car, dit-elle, « y voudraient qu’on joue franc jeu, mais à chaque fois qu’on joue franc jeu, on se fait mettre de côté ». Elles sont donc plusieurs à ne pas vouloir partager leur expérience de criminalisation, notamment par crainte de vivre de la discrimination.

Honneth propose de « parler de la “reconnaissance” comme d’une “attitude”, une conception devenue effective dans l’action » (2006 : 253). Les femmes rencontrées ont en ce sens nommé de multiples manifestations de la reconnaissance interpersonnelle : le respect, l’acceptation, l’empathie, la compassion et la compréhension. Toutefois, une réelle rencontre avec une personne criminalisée n’est possible que si les conditions la favorisent, celles-ci dépassant la question de l’attitude : « cette reconnaissance de l’autre ne peut se réduire à une attitude, elle impose des formes d’organisation sociale qui favorisent la rencontre aussi concrète que possible avec l’autre par l’écoute et le débat […] Ceci exige de développer des lieux d’interactions collectives où la discussion engendre la compréhension et le respect de l’autre » (Parazelli, 2004 : 14). Dès lors, la déconstruction des représentations stéréotypées à l’endroit des femmes criminalisées est le fruit de plusieurs interventions et d’un contexte de solidarité. Par exemple, le fait que les présentations publiques d’Agir donnent plus souvent qu’autrement la parole autant à une ou plusieurs femmes ayant participé au projet qu’à un artiste, la chargée de projet, et / ou à la directrice d’un des deux organismes copilotes du projet, permet justement un contexte de solidarité favorable à la prise de parole des femmes criminalisées et la reconnaissance de ces dernières.

Leur participation à un projet d’art communautaire a permis aux femmes de non seulement mettre en valeur leurs potentiels, mais de reprendre pouvoir sur leur représentation de soi, et ainsi contribuer à changer le regard qu’on porte sur elles. Ce regard est d’une importance cruciale car il influence significativement les relations sociales des femmes criminalisées. Être stigmatisée, pour certaines, cela veut dire littéralement qu’« on [ne] te reconnaît pas en tant qu’être humain » (Nancy).

De Certeau (1994) parle en outre de la création de lieux symboliques comme d’une action agissante faisant advenir de nouvelles possibilités. Ainsi, en considérant l’art comme un lieu symbolique, la prise de parole qui s’articule à travers lui peut opérer une transformation, ne serait-ce que par cette réappropriation de sa parole et du pouvoir de se dire à l’autre. En effet, la prise de parole renvoie à « deux exigences complémentaires, en réalité indissociables : celle de la représentation, celle du pouvoir » (Idem : 67). La reprise de pouvoir sur sa vie passe notamment par le pouvoir de se représenter soi-même et la prise de parole au « je », en déstabilisant la dynamique de stigmatisation. En ancrant leurs créations dans leurs propres parcours et expériences, les participantes d’Agir ont contribué à faire « admettre dans notre société que des femmes judiciarisées, ça existe » (Betty) tout en déconstruisant les stéréotypes qui leur sont rattachés. Ainsi, l’art communautaire prend tout son sens lorsqu’on met en relation l’existence de préjugés – l’un des plus grands défis évoqués par les femmes criminalisées – et la possibilité de déconstruction de ces préjugés – l’une des grandes forces de l’art communautaire selon elles.

Cependant, cette sensibilisation permise par l’art communautaire n’est pas suffisante. Prenons ici l’exemple du principal obstacle rencontré par la majorité des répondantes : les préjudices en matière de recherche d’emploi et de logement. La déconstruction de la stigmatisation au coeur de cette discrimination demande davantage que la reconnaissance de soi ou par autrui : elle nécessite des conditions de pleine participation à la société. Dans une perspective de reconnaissance sociale, c’est dans son acception de justice sociale que Fraser (2005) situe la participation à la société comme l’un de ses fers de lance.

En regardant les diverses manières et possibilités de participer à la société, Fraser démontre bien que l’accès à la reconnaissance est différencié. Ne pas être reconnu socialement, dit-elle, signifie « être empêché de participer en tant que pair à la vie sociale, en conséquence de modèles institutionnalisés de valeurs culturelles qui constituent certaines personnes en êtres ne méritant pas le respect ou l’estime » (Fraser, 2005 : 50-51). Karsz remarque en ce sens qu’« on s’appesantit sur la non-reconnaissance sociale subie par certaines personnes, mais on ne saurait ignorer que la discrimination et le rejet dont elles font l’objet constituent des formes précises de reconnaissance sociale » (2004 : 125).

Ainsi, plusieurs femmes parlent de la reconnaissance sociale en évoquant la « place » qu’elles veulent avoir, prendre, se donner ou se voir reconnaître. Pour Betty, avoir sa place représente la possibilité de « pouvoir apporter quelque chose à la société… quand je peux faire ça, je me sens reconnue ». Or, comment contribuer à la société lorsqu’une étiquette nous précède ou nous défigure aux yeux de l’autre ? Pourtant, dit Louise, « c’est juste le titre qui nous sépare… ». C’est entre autres dans des espaces où elles sentent que s’efface la distance créée par le « titre » que les femmes peuvent se sentir pleinement reconnues. Des répondantes ont en ce sens nommé Agir comme un lieu où elles se sentaient sur un pied d’égalité avec les artistes ou avec la chargée de projet, mais également avec le public intéressé à leurs créations et à leurs paroles.

Cette déconstruction du stigmate dans une perspective de participation sociale pourrait être comprise également à travers l’importance que les femmes accordent à la confiance qu’on leur témoigne : « Ayoye ! On me fait confiance, pis on croit en moi » (Gabrielle), « j’étais fière, y m’ont pris, ça veut dire qu’y ont confiance en moi » (Nancy). Se voir témoigner de la confiance, que ce soit pour occuper un emploi ou un logement ou pour participer à un projet, permet aux femmes de prendre en quelque sorte cette place dont elles parlent. Cette dimension d’implication correspond en quelque sorte à la participation sociale exposée par Fraser (1998, 2005) : « s’impliquer dans un projet d’art communautaire… c’est le fait que tu veux t’impliquer dans ta société pour faire changer les choses » (Betty).

Les liens entre l’art communautaire et la reconnaissance sociale sont complexes et bien loin d’une linéarité causale. Entre autres, pour que cette dernière soit effective, cela nécessite des changements structuraux à divers niveaux, dont la remise en question de la prison comme réponse à certains « problèmes sociaux ». Les aspirations des femmes quant à une reconnaissance sociale à leur égard prennent ainsi diverses formes, d’un meilleur accès aux services sociaux à la reconnaissance à l’intérieur même du SCC, où certaines se sentent davantage un numéro qu’un être humain.

Cependant, les propos de certaines femmes rencontrées permettent de saisir l’apport de la reconnaissance de façon circonscrite, c’est-à-dire celle vécue au sein du projet Agir en termes d’élan afin de se projeter et de se considérer comme des citoyennes à part entière. Gabrielle, par exemple, refuse la stigmatisation : « J’veux pas l’accepter. J’pas… pire qu’un autre ou mieux… fait que l’étiquette, je la prends pas, pis c’est toute. » Pour Louise, Agir a été l’une des pierres d’assise, en plus des bénéfices d’autres ressources, dans son exigence de reconnaissance sociale : « fonce astheure, pis fais valoir tes droits, pis laisse-pas ce morceau-là te détruire » se dit-elle aujourd’hui. Certes, certaines avaient du mal à inscrire Agir dans une portée plus globale, vu leur perception du marasme sociétal et l’ampleur de la stigmatisation et des discriminations vécues.

À un moment ou un autre, une inévitable question surgit : « Quand […] un individu peut-il se tenir pour reconnu ? » (Ricoeur, 2004 : 354). Comme il existe divers degrés de reconnaissance et plusieurs manifestions de celles-ci selon les multiples contextes de la vie, il est fort probable que « la lutte pour la reconnaissance reste peut-être interminable » (Idem : 355). Il serait donc réducteur de concevoir la reconnaissance comme quelque chose que l’on atteint définitivement : elle serait plutôt une possibilité changeante. Les propos des femmes rencontrées démontrent en effet qu’il est possible de se sentir à la fois reconnu en certaines dimensions et non reconnu en d’autres, la possibilité de la reconnaissance étant directement reliée au contexte où elle est vécue.

Conclusion

Nous avons vu comment l’art communautaire s’avère, dans une certaine mesure, un espace de construction de la reconnaissance sociale pour les femmes criminalisées. Développer une agentivité, travailler à la déconstruction des préjugés et participer socialement contribuent à une reconnaissance sociale, notamment par une reprise de pouvoir qui atténue les effets de la stigmatisation.

La participation à un projet d’art communautaire, en permettant de s’exprimer, opère une transformation sociale en situant les femmes criminalisées dans une dérogation face à leur « place » traditionnellement imposée en société. Dérogation au silence et au discrédit, le pouvoir de se dire et de se faire entendre constitue l’une des composantes de la construction de la reconnaissance sociale. Par son potentiel de reprise de pouvoir, de prise de parole, de mobilisation communautaire, de création de liens sociaux, de transformation de soi et de la collectivité et de sensibilisation de divers publics, l’art communautaire s’avère à notre avis un espace prometteur pour faire valoir le point de vue des femmes criminalisées et ainsi contribuer à leur reconnaissance sociale. Certes, cette dernière nécessite également, pour être pleinement effective, des changements sociopolitiques d’autres ordres.

À la lumière de notre recherche, nous croyons qu’il est nécessaire de repenser l’intervention à l’égard des femmes criminalisées, en favorisant le passage de stratégies punitives à des stratégies de transformations sociales et en intégrant davantage les actrices concernées aux diverses étapes de l’actualisation des pratiques. Agir par l’imaginaire fut une occasion prisée de collaboration entre divers acteurs mus par une soif de justice sociale, y compris quelques professionnels des services correctionnels. Nous ne pouvons qu’espérer que de tels projets seront encouragés et financés par ceux et celles qui sont en mesure de les promouvoir.

En guise de conclusion, l’art communautaire pourrait être compris comme une pratique favorisant ce que Lamoureux nomme la citoyenneté politique :

Propulser la parole des personnes marginalisées dans des endroits où elle ne pénètre pas facilement, […] [m]ettre au coeur des préoccupations citoyennes la parole de tous, c’est se donner la peine d’entendre ce qui d’habitude est inaudible ou ne se perçoit que comme bruit diffus ; c’est avoir toujours en tête les contextes et les conditions spécifiques qui ont fait que les paroles de certains et surtout de certaines ont été bannies, effacées, négligées ou minorisées ; c’est surtout faire en sorte que ces paroles ne s’expriment pas que sur le mode de la victimisation et de la réparation des torts, mais aussi sur le mode de l’exigence de droits et de reconnaissance comme cosujet du monde commun, personne inaugurale à part entière plutôt qu’entièrement à part.

2001 : 44-45