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La nécessité de créer des espaces publics

Cette section du numéro spécial de Nouvelles pratiques sociales (NPS) est consacrée au contenu des conférences publiques sur les enjeux normatifs de la prévention précoce, et qui ont été tenues à l’automne 2010 à Montréal, Sherbrooke et Longueuil rejoignant au total 250 participants[1]. Ces présentations, suivies d’échanges avec des intervenants et des chercheurs, visaient à interroger les fondements théoriques, éthiques, politiques et cliniques de la prévention précoce, dont certaines approches tendent à s’imposer tant au Canada qu’en Europe. Ces activités sont le fruit d’un partenariat entre le milieu communautaire[2], celui des syndicats[3] et de la recherche[4]. Inquiétés par l’orientation comportementaliste de certaines conceptions de la prévention, et de leur mise en oeuvre au sein de programmes presque entièrement balisés par la Santé publique ou les fonds de la Fondation Lucie et André Chagnon (Fondation Chagnon), ces organismes partenaires se sont regroupés au mois de juin 2010 pour penser les conditions d’un échange public favorisant des regards critiques à ce sujet.

Rappelons ici le contexte où la promotion d’un consensus moral autour de la prévention précoce avait déjà pénétré la culture professionnelle des Centres de santé et de services sociaux (CSSS), de même qu’au sein des institutions scolaires et des organismes communautaires. Qu’il s’agisse de campagnes de marketing social, de formations dirigées ou de sommets rassembleurs, la fabrication de ce consensus est fondée sur l’idée que la prévention précoce serait bonne en soi, car elle viserait le bien des enfants et des familles, qu’elle produirait des résultats attendus donc efficaces, tout en diminuant les coûts de système à long terme. Et finalement qu’il faudrait tous s’engager dans la mise en oeuvre des « meilleures pratiques » avec enthousiasme. Dans les institutions publiques et les tables de concertation, il est difficile, voire impossible d’exprimer une quelconque critique sans que ceux qui s’y risquent se fassent taxer « d’empêcheurs de tourner en rond » et vivent une certaine exclusion car perçus comme ne désirant pas vraiment le Bien des enfants ! D’autant plus que le principal argument soutenant cette certitude préventive de la précocité de l’intervention s’appuie sur les récentes découvertes de « La Science ». Comment remettre en question La Science lorsque, face à elle, on nous fait comprendre que nous sommes « seulement » un intervenant, un syndiqué, ou un parent ? Si, à la lumière de leurs repères théoriques et de leurs expériences pratiques, l’intervenant ou un parent ont un point de vue critique sur ce que la science leur dit sur le développement sain de l’enfant et les façons d’intervenir, on leur rappellera vite que ceux-ci risquent fort d’être dans l’erreur, car les recherches sont, elles, fondées sur des données probantes, donc plus objectives et crédibles. C’est d’ailleurs ce qui autorise et nourrit l’établissement d’un rapport d’autorité face aux gestionnaires, aux intervenants et aux parents (Parazelli et Dessureault, 2010), le tout bien géré par le management top-down de la Nouvelle gestion publique.

Dès lors, pour les partenaires de ces soirées d’échanges, il importait de dénoncer ce faux consensus et d’ouvrir la discussion sur les points de vue critiques, autant des chercheurs que des intervenants, dont la parole peinait à s’exprimer et à être entendue dans l’espace public. Comme la science n’est pas homogène non plus, elle produit des représentations théoriques différentes sur le développement de l’enfant ainsi que des pistes d’intervention différentielles. C’est pourquoi il était important de permettre à d’autres regards théoriques et cliniques de se manifester sur ces questions afin de sortir de cet enrôlement infantilisant, en faisant des choix plus éclairés notamment.

Les objectifs des soirées d’échanges et de débats

Trois objectifs ont donc été formulés en ce sens :

  1. Susciter des interrogations et des réflexions auprès des intervenantes du monde de l’éducation, de la santé et du communautaire autour des enjeux théoriques, éthiques, politiques et cliniques de la prévention précoce en considérant d’autres perspectives et en respectant le pluralisme des points de vue qui peinent à s’exprimer publiquement.

  2. Fragiliser les certitudes et le consensus apparent au sujet de la prévention précoce afin de faire émerger d’autres visions de la prévention, de la socialisation et de l’intervention auprès des familles et de la petite enfance.

  3. Établir des liens entre les divers champs de pratiques (scolaire, santé et services sociaux, communautaires, etc.) en mettant en commun les différentes lectures des enjeux associés à la prévention précoce.

Afin d’atteindre ces objectifs et de favoriser une certaine prise de distance critique face aux pratiques québécoises, le comité organisateur a invité deux représentants français du Collectif Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans ![5]. Il s’agissait des leaders de ce mouvement, Sylviane Giampino et Pierre Suesser, tous deux professionnels de la petite enfance ayant développé un regard critique sur un courant particulier de prévention précoce, dont ils qualifient l’approche de « prédictive » versus une approche « prévenante » moins intrusive. En fait, cette approche prédictive à laquelle ils se réfèrent est celle qui a été importée du Canada en 2005 à l’occasion de la publication d’un rapport d’experts et d’orientations sur les troubles de conduites par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM).

Ce regard extérieur a donné l’occasion aux participants d’examiner les pratiques d’ici à la lumière de l’image projetée en miroir d’un point de vue français, contribuant à nourrir les réflexions des différents acteurs présents. Nous avons fait en sorte que les quatre soirées favorisent l’échange en limitant le nombre de participants à 60 personnes. Si nos deux invités français étaient présents aux quatre soirées, l’apport d’un duo de « discutants » différents à chacune des soirées, composé de chercheurs québécois, Pierre Paillé, Cécile Rousseau, Raymond Massé et Pierre Asselin, et d’intervenants sociaux impliqués dans ce type de pratique, Jean-François Roos, Carol Gélinas, Lorraine Doucet et Guy Levesque, a aussi facilité les échanges avec les participants[6]. Ces discutants ont été invités à échanger autour des présentations des conférenciers français en apportant des nuances, ou en développant d’autres aspects des enjeux des programmes de prévention précoce, tout en établissant des liens avec différentes approches. Soulignons la diversité des intérêts (épistémologiques, transculturels, éthiques, politiques, méthodologiques, thérapeutiques) et des champs d’expertise (communautaire, éducation, psychiatrie, anthropologie, travail social) des discutants qui a contribué à la richesse de chacun de ces évènements. Nous étions conscients qu’en invitant des représentants du collectif Pasde0deconduite, nous pouvions induire un seul choix théorique alternatif (approche psychanalytique) à la prévention précoce prédictive et positiviste qui sévit au Québec, reproduisant ainsi ce à quoi nous nous opposons. C’est pourquoi nous avons choisi la formule de la mise en discussion d’une part avec le duo chercheur-praticien. Et, d’autre part, nous avons pris soin d’indiquer lors de ces soirées que ce regard psychanalytique proposé représentait pour les organisateurs l’occasion de montrer qu’il existe d’autres manières scientifiques et cliniques de comprendre le développement de l’enfant et d’agir de façon préventive sur celui-ci, dont les approches psychanalytiques font partie. Mais surtout de voir comment le choix de nos représentations théoriques induit des modes d’existence sociale qu’il nous faut débattre avant de s’engager dans l’action qu’elles prescrivent.

Lors de ces soirées, les échanges avec la salle ont permis aux participants de réagir au contenu des conférences et de partager leurs expériences. L’expression d’une critique articulée des invités français et bien discutée avec des répondants québécois a permis, d’une part, à certains participants, de s’exprimer sur les contextes très difficiles de leur milieu de travail où la critique sur ce qu’on leur demande de faire est très mal perçue sinon interdite, et, d’autre part, de faire émerger d’autres points de vue apportant des nuances, des questionnements et d’autres considérations sur les pratiques d’intervention elles-mêmes. Outre la richesse des échanges, des débats ont pu avoir lieu avec des intervenants, des cadres des services sociaux et des chercheurs qui sentaient que certaines critiques visaient leurs pratiques. Plusieurs interventions ont porté sur la nécessité de maintenir des espaces d’échanges critiques sur ce sujet. Certains participants ont dit avoir apprécié d’être informés des réflexions critiques et des aspects pouvant favoriser des dérives importantes sur le plan éthique dont la stigmatisation et l’intrusion dans la vie privée des familles. Bref, ces moments ont permis de rendre publique une parole critique sur ces programmes, ce qui représente un pas important dans le renouvellement démocratique de ce type de pratiques dont le consensus sonnait et sonne toujours faux.

Afin de mieux comprendre le contexte qui a mené à l’organisation de ces espaces d’échanges et de débats, quelques repères historiques de la prévention précoce peuvent être utiles pour saisir les significations des enjeux et la portée des réflexions critiques produites dans ce numéro.

Quelques repères historiques de la prévention précoce des troubles d’adaptation des jeunes au Québec

Le « virage préventif » de l’État québécois

Au Québec, la critique des approches de prévention précoce s’est amorcée au moment où l’État québécois entreprit une vaste réforme du système de la santé et des services sociaux en produisant une nouvelle politique en matière de santé et de services sociaux dès le début des années 1990 (MSSS, 1992). La nouvelle politique de l’époque consacra l’épidémiologie sociale et la prévention, dont la prévention précoce (1992 : 36, 43, 74 , 111, 146), comme des orientations à privilégier. Il s’agissait d’une approche biomédicale et écologique de la prévention qui pouvait s’inscrire dans la perspective environnementale de la santé publique (1992 : p. 25) mise de l’avant par la Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé, déclaration internationale adoptée en 1986 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans le cadre d’un congrès international[7]. Ce choix politique a été considéré par plusieurs intervenants comme un virage positif compte tenu de la perspective plus « globale » suggérée par ce type d’orientations et la distance prise avec le modèle d’individualisation de la responsabilité sanitaire par la prévention des risques. On parlait davantage d’éducation pour la santé. Comment expliquer alors « […] que la majorité des actions ciblent encore préférentiellement les déterminants individuels par rapport aux déterminants structurels […] » (Ridde et al., 2007 : p. 46) ? Dans son article sur l’évolution en France des pratiques préventives en milieu carcéral, Farges (2006 : p. 102) confirme l’influence qu’a eue la Charte d’Ottawa sur le plan international en ce qui regarde le modèle de promotion de la santé, mais il souligne que « […] les conceptions de l’éducation pour la santé divergent fortement selon la position des intervenants, ce qui n’est pas sans incidence sur le déroulement des actions de prévention proposées […] ».

C’est d’ailleurs à ce niveau qu’une confusion s’est transformée en malentendu sur l’interprétation de l’orientation promue par la Charte d’Ottawa. La confusion se situerait entre ce que l’on peut considérer comme des énoncés de principes et de valeurs, pouvant en effet faciliter un consensus, et l’exposition des conceptions théoriques associées à ces principes. Prenons cet extrait issu de la déclaration de la Charte d’Ottawa qui illustre bien les possibilités d’interprétation que ce type d’énoncés de principes peut offrir :

La promotion de la santé appuie le développement individuel et social grâce à l’information, à l’éducation pour la santé et au perfectionnement des aptitudes indispensables à la vie. Ce faisant, elle donne aux gens davantage de possibilités de contrôle de leur propre santé et de leur environnement et les rend mieux aptes à faire des choix judicieux.

Dans cet énoncé, rien n’est précisé ou défini sur le plan théorique. Tout est sous-entendu. Pourtant les notions de développement individuel et social et d’environnement font l’objet de débats entre des acteurs défendant des paradigmes différents selon les disciplines ou les choix théoriques. De quelles pratiques éducatives parle-t-on ? De quel type de contrôle de la santé est-il question ? Quelles sont les aptitudes jugées indispensables à la vie ? Et pour faire quels choix pouvant être qualifiés de judicieux ?

En fait, la Charte d’Ottawa entretient une ambiguïté conceptuelle entre la santé physique et la situation sociale des individus en amalgamant le qualificatif « sain » et les termes « d’environnement » avec ceux de « bien-être » et de politique. Cette déclaration invite les membres de la communauté internationale à « élaborer des politiques publiques saines » en faisant appel à une « approche socioécologique » de la santé. On crée ainsi une confusion (par la fusion des genres) entre la prévention médicale et l’intervention sociale donnant un second souffle à la lecture épidémiologique des problèmes sociaux articulant entre eux les imaginaires psychosanitaire, pour les facteurs individuels, et écosanitaire, pour les déterminants environnementaux. Les notions renvoyant aux dimensions sociopolitiques de la santé et à celles ayant des connotations sanitaires ou écologiques (dans le sens d’une naturalisation du social) se côtoient sans que cela semble poser problème.

Comment une telle indéfinition théorique (Karsz, 2004 : p. 12) est-elle possible ? Dans son analyse critique de la notion de résilience, Tisseron (2007 : p. 65) s’inspire de linguistes en avançant que « […] le succès public d’un mot ou d’une expression est toujours un succès d’image ». Il ajoute que les

[…] mots ou les formules appelés au succès ne sont pas forcément les plus réalistes et les plus logiques, mais ceux qui ont un fort impact émotionnel. Et pour y parvenir, ils doivent produire l’illusion qu’il suffit de les utiliser pour changer la façon de se percevoir soi-même et de percevoir le monde

2007 : p. 65

La « promotion de la santé », le « développement » et « l’environnement écologique » n’ont-ils pas ce type de pouvoir évocateur ? C’est comme s’il s’agissait de « concepts placébos », car ces concepts, même s’ils n’ont pas « d’ingrédients actifs » (théorisation assumée), ils peuvent donner l’illusion à certains intervenants qu’ils sont dotés d’un pouvoir réel de comprendre les choses. C’est le confort de l’illusion qui procure l’effet placébo.

Ajoutons que, dans la déclaration de la Charte d’Ottawa, on évoque bien la considération des dimensions économiques, culturelles et politiques comme devant baliser la promotion de la santé. Mais les effets de la récession des années 1980, et la résurgence des difficultés économiques au début des années 1990, ont pavé la voie aux tenants de la « psychosanitarisation » des problèmes sociaux au détriment de considérations sociopolitiques et sociosymboliques pouvant affecter la santé des individus. Par exemple, au Québec, la lutte contre le déficit budgétaire de l’État a constitué une priorité nationale : couper partout où c’était possible tout en ciblant les groupes les plus à risque avec l’apport du réseau associatif. Dans un bilan qu’il fait de l’impact de la Charte d’Ottawa, 20 ans plus tard, Raeburn confirme cette dualité de l’orientation de la Charte d’Ottawa (2007 : p. 42) :

Personnellement, même si je soutiens fortement la CO [Charte d’Ottawa], je continue à penser qu’elle a eu pour effet de trop insister sur les aspects dirigistes politiques de la PS [promotion de la santé] au détriment de ceux davantage liés à l’humain et à l’« empowerment ». Son éloignement relatif de la vie quotidienne, et sa nature diffuse, font qu’elle n’a pas eu dans le coeur et l’esprit des personnes ordinaires le retentissement qu’elle aurait dû avoir. Elle n’a pas amené non plus les personnes à avoir un meilleur contrôle sur leur santé.

Plutôt que de considérer le problème d’indéfinition des choix théoriques, plusieurs des acteurs qui avaient une conception plus sociopolitique de la promotion de la santé considèrent aujourd’hui que la Charte d’Ottawa n’aurait pas vraiment été appliquée comme elle aurait dû l’être. Tandis que ceux qui défendaient une conception plus comportementaliste et positiviste de la promotion de la santé ont probablement eu l’impression d’en appliquer les principes à la lettre 20 ans plus tard…

La modification des comportements au fondement des programmes préventifs

On retrouve un exemple de cette interprétation comportementaliste de la promotion de la santé dans le rapport d’experts sur les jeunes publié en 1991 et intitulé Un Québec fou de ses enfants. Ce rapport a contribué à influencer l’orientation de la réforme des services sociaux de 1992. Le cadre de référence théorique de ce rapport s’inscrivait clairement dans une perspective écologique du développement de l’enfant, selon une conception comportementaliste de la prévention précoce en mettant l’accent sur l’intervention dès la grossesse, dont le développement de compétences et d’habiletés, ainsi que des mesures d’atténuation du stress parental à l’origine de mauvais traitements envers les enfants. Par ailleurs, les auteurs du rapport ont qualifié de « prévention tardive » les actions entreprises auprès des jeunes de la rue notamment (MSSS, 1991 : p. 167). Avec les nombreuses coupures dans les services sociaux et au sentiment d’impuissance vécu par de plus en plus d’intervenants, l’objectif visant à soutenir le développement des enfants donna lieu à une forme de consensus moral. C’est ainsi que la prévention précoce s’ajouta à la longue liste des concepts placébos. En effet, à première vue, comment ne pas être « pour » intervenir dès la grossesse ? Ou comment être contre l’amélioration des compétences parentales ? De plus, les propositions d’une intervention précoce, intensive, accessible, continue et intégrée trouvèrent un écho au ministère de la Santé et des Services sociaux dans sa visée historique de structurer suivant une optique cybernétique un « continuum de services » dès la naissance des individus (Mayer, 1994 : p. 1018 ; Bergeron, 1990). C’est dans ce contexte que les organismes communautaires ont été mis à contribution afin de mettre en place des projets d’intervention jouant le rôle des facteurs de protection en constituant ainsi un maillon intégré au continuum de services[8].

Pendant les années 1990, des invitations se sont multipliées à participer à des projets tels que la Fondation OLO (programme diététiste Oeufs, Lait, Orange pour femmes enceintes) des Centres locaux de services communautaires (CLSC) du Québec ; le Programme d’action communautaire pour les enfants (PACE) de Santé Canada ; 1, 2, 3 GO ! de Centraide, Naître égaux et grandir en santé (NEGS) de la Direction de la santé publique ; Y’a personne de parfait (YAPP) de Santé et Bien-être social Canada ; Mères avec pouvoir (MAP) initié par les Centres jeunesse de Montréal. Étant donné le foisonnement de modèles d’intervention mobilisant les acteurs dans un registre moral d’espérance, il était difficile d’obtenir une vision d’ensemble de la situation et de développer un regard critique sur les fondements théoriques et politiques communs à ces programmes de prévention précoce ; la quasi-unanimité des intervenants rendant difficile l’expression des points de vue différents et divergents.

C’est en 1995 qu’un premier article critique fut publié dans Le Monde diplomatique pour rendre visibles les conceptions théoriques, ainsi que les risques sociopolitiques des programmes de prévention précoce adoptés par la plupart des provinces canadiennes (Parazelli, 1995). Pendant ce temps, d’autres tendances scientifiques développèrent leur propre expertise de la prévention précoce en s’inspirant des neurosciences et de l’éthologie. En 2000 était annoncé par trois ministres du Parti québécois l’octroi de 22 millions de dollars sur six ans pour l’application d’un programme de prévention précoce intitulé Programme de soutien aux jeunes parents dont la conception s’inspirait des travaux de Richard Tremblay, directeur du Centre d’excellence pour le développement des jeunes enfants (CEDJE). Tel qu’il était présenté, ce programme avait pour finalité la prévention dès la grossesse de la reproduction intergénérationnelle de difficultés importantes d’adaptation sociale auprès des jeunes mères dites à risque élevé (jeunes mères monoparentales). À la suite d’un avis de naissance transmis par l’hôpital aux services sociaux, une intervenante sociale effectue une visite à domicile chez la mère jugée à risque afin d’établir un diagnostic sociosanitaire sur ses compétences parentales et l’environnement familial, après quoi, elle invite ou non la mère à participer à divers programmes d’activités de prévention (informations sur le développement de l’enfant, stimulation précoce, compétences parentales, cessation d’habitudes de vie non appropriées, alimentation saine, etc.). Le but était de prévenir les comportements d’inadaptation sociale des futurs adolescents sur l’ensemble du territoire québécois par une intervention intensive (pendant cinq ans) selon plusieurs axes d’intervention visant l’acquisition de comportements adaptés et de saines habitudes de vie.

Formation d’un groupe d’étude critique sur la prévention précoce

Le « surciblage » et l’intensité de l’encadrement de ce programme de prévention précoce ont contribué à alerter les intervenants communautaires quant à la possibilité que l’aide aux familles ne devienne que des programmes de contrôle social. C’est au cours de la même année 2000 que des représentantes de regroupements d’organismes communautaires oeuvrant auprès des familles et des jeunes ont sollicité des chercheurs en travail social de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) pour réfléchir sur les fondements scientifiques de la prévention précoce et ses conséquences politiques. Le Groupe d’étude critique sur la prévention précoce fut mis sur pied[9]. Un colloque fut organisé les 3 et 4 mai 2002 à l’UQÀM afin de partager des réflexions critiques sur les pratiques de prévention en développement (Groupe d’étude critique, 2002). Parmi les activités de ce groupe, mentionnons la publication d’un article scientifique dans la revue Service social signé par tous les partenaires impliqués (Parazelli et al., 2003). Cet article expose les points de critique associés aux conceptions théoriques de cette approche préventive, ainsi que l’analyse des conséquences sociales et politiques de ce type de pratiques auprès des organismes communautaires et des familles ciblées par ces programmes. Rappelons ici brièvement les conceptions théoriques de la prévention précoce qui ont été analysées par le groupe d’étude.

Principales conceptions théoriques de la prévention précoce au Québec

L’origine de ces programmes et les idées qui fondent leur orientation sont souvent méconnues et peu interrogées en regard des visions du monde et du développement humain qu’elles véhiculent. Les types de savoir au fondement de plusieurs de ces programmes sont alimentés par des approches scientifiques relayées par les neurosciences, l’écologie du développement, l’épigénétique ou l’éthologie du comportement, laissant peu de place au débat social et aux points de vue divergents sur le sens de l’intervention auprès des familles et des jeunes enfants. Au-delà des différences d’orientation théorique, les chercheurs adoptant ces angles d’approche ont tous l’ambition de prédire et de modifier le cours de l’évolution du développement humain à partir d’une connaissance dite universelle des lois comportementales de ce même développement, et ce, dans une perspective de prévention des risques allant de la grossesse jusqu’à la vie adulte (Mustard, 2008). L’objectif commun visé par ces approches est l’adaptation sociale des individus à leur environnement dans une perspective économique d’activation sociale (Jenson, 2008) et de réduction des coûts de système (Ducharme, 2010).

Au Québec, les différents modèles de programmes de prévention précoce s’inscrivent dans ce que l’on peut appeler deux grandes approches positivistes : la biopsychologie (étude des déterminants neurophysiologiques et génétiques sur le développement humain) et l’écologie du développement (étude des déterminants comportementaux et environnementaux sur le développement humain) pour ne nommer que les deux principales tendances.

Par exemple, pour la tendance biopsychologique, les relations de l’enfant dans son milieu familial jouent un rôle déterminant dans la formation des synapses des cellules nerveuses, de sorte que ces interactions familiales participeraient directement à la construction du cerveau, plus particulièrement à la formation du lobe frontal (siège de l’autocontrôle) encore malléable à la petite enfance jusqu’à l’âge de cinq ans. De la qualité de ces interactions dépendrait une bonne ou une mauvaise « programmation » du lobe frontal structurant les habiletés cognitives de l’enfant, d’où la nécessité d’un dépistage précoce et d’un suivi intensif durant cette période[10]. On comprend alors que des interactions inadéquates entre la mère et l’enfant constitueraient un risque élevé que l’enfant développe des comportements violents faute de dispositions cognitives d’autorégulation. Des recherches en éthologie viennent compléter l’argumentaire théorique de cette tendance.

Du côté de l’écologie du développement, les chercheurs québécois s’inspirent directement de la recherche aux États-Unis menée par Bronfenbrenner (1996 : 9-59) qui a développé un modèle écologique du développement humain selon une conception systémique de l’environnement social. L’unité d’observation de l’écologie du développement est de nature comportementale à travers l’observation des schémas d’interactions comportementales à partir desquels on identifie des facteurs de risques, des facteurs de protection ainsi que des déterminants individuels et environnementaux. Ainsi ont été identifiés les risques importants dans l’environnement des jeunes occidentaux : pauvreté, monoparentalité, divorce, sous-scolarisation. Deux pistes s’ouvrent alors pour une intervention de type écologique : soit travailler à la création et à la mobilisation de ressources médiatrices appropriées dans l’environnement de la personne, soit travailler à l’augmentation des capacités d’une personne afin qu’elle puisse utiliser les différentes ressources présentes (améliorer ses compétences parentales).

Soulignons que deux autres sources d’influence viennent compléter la mise en oeuvre des deux premières approches. Il s’agit de l’éthologie (p. ex. la théorie de l’attachement) et de la santé publique (gestion intégrée des modèles). La santé publique ne constitue certes pas une approche en soi, mais ses gestionnaires se sont donné le rôle de créer un amalgame de tous ces modèles de façon à gérer cette diversité d’approches en les impliquant dans les plans d’intervention d’un programme ; ce qui crée en fait une autre approche de la prévention précoce (voir le tableau sur la synthèse des approches).

-> See the list of tables

Approches positivistes de la prévention précoce au Québec

Ainsi, pour favoriser le développement optimal des enfants vivant en contexte de vulnérabilité, il importe de stimuler le développement cognitif des enfants, de développer des comportements d’attachement parent-enfant et d’augmenter les compétences parentales[11]. Énumérons les points de critique que nous avons développés au sein du Groupe d’étude critique (Parazelli et al., 2003) :

  • Les approches biopsychologiques et écologiques imposent leurs « vérités » aux individus sans considérer le débat démocratique sur les choix normatifs d’une société comme une nécessité.

  • Les responsables politiques et les gestionnaires institutionnels transmettent un message d’incompétence non seulement aux jeunes mères ciblées à risque, mais aux professionnels, dont le jugement et l’expérience ne sont pas sollicités, quand ils ne sont pas dévalorisés s’ils s’éloignent de l’orientation et de la mise en oeuvre des programmes étatiques conçus par des experts (d’où les nombreuses formations).

  • Les conditions de vie et les enjeux sociopolitiques ne figurent jamais dans les stratégies d’actions des programmes ; les recherches à l’origine des programmes de prévention précoce demeurant axées sur l’étude des comportements individuels et sociaux, d’où l’idée selon laquelle la pauvreté serait traitée comme une maladie.

  • Le dépistage des groupes à risque favorise une stigmatisation des individus créant ainsi d’autres problèmes sociaux ainsi qu’un sentiment d’insécurité face à l’exercice de la parentalité. On crée aussi une nouvelle catégorie sociale juvénile : l’adolescence virtuelle à risque de délinquance ! On réduit le parcours biographique d’un individu à une trajectoire probabiliste qui qualifie son destin ; ce qui a pour effet de stigmatiser l’enfant en le désignant à risque avant même qu’il ne manifeste les comportements appréhendés.

  • L’intégration des acteurs associatifs dans la distribution de services associés aux programmes de prévention précoce crée un détournement de leur mission première, celle de soutenir les personnes dans leurs initiatives de façon collective. La dimension « communautaire » des programmes de prévention précoce se réduit à la mobilisation locale des organismes sociaux afin que la « communauté » puisse contribuer aux activités du programme de prévention précoce.

À la suite de la diffusion de ces analyses critiques, d’autres acteurs et organisations ont exprimé leurs inquiétudes et les membres du Groupe d’étude critique sur la prévention précoce ont poursuivi autrement le travail de réflexions et de sensibilisation étant donné la dissolution du groupe en 2009. Celle-ci a été acceptée par tous les membres du groupe étant donné que le mandat pour lequel le groupe s’était constitué avait été accompli.

Mentionnons aussi que dans le cadre de son budget de mars 2008, le gouvernement du Québec annonçait la création d’un nouveau fonds de 400 millions de dollars, sur dix ans, pour le développement des enfants de 0 à 5 ans en situation de vulnérabilité. Ce fonds prévoit financer des actions et des projets afin, notamment, d’augmenter l’intervention précoce et soutenue auprès des enfants et d’améliorer le soutien aux parents sous diverses formes, pour mieux les outiller afin de favoriser le développement des enfants. Une rencontre, organisée conjointement par la Fédération des association de familles monoparentales et recomposées du Québec (FAFMRQ) et le Regroupement des organismes communautaires famille de Montréal (ROCFM), s’est tenue à Montréal le 27 mai 2008 pour échanger sur les différents enjeux reliés à la création de ce type de fonds et à leurs impacts sur les communautés. La FAFMRQ a d’ailleurs publié un numéro spécial en octobre 2008 sur le sujet que vous pouvez consulter sur le site Internet au < www.fafmrq.org >.

De plus, le 26 mai 2010, un colloque a été organisé dans le cadre d’un partenariat Familles en mouvance et dynamiques intergénérationnelles intitulé : « L’intervention en petite enfance au Québec : quelle place pour les familles ? ». Il s’agissait de permettre à des organismes communautaires famille, à des chercheurs et à d’autres intervenants qui se préoccupent du bien-être des familles, de réfléchir ensemble sur les différents enjeux que soulève l’intervention en petite enfance. De l’enfant comme « objet de politiques publiques » à la mobilisation des communautés locales, en passant par la « prévention psychologique précoce comme facteur de risque pour les enfants », on a tenté de réfléchir à la place réelle qui est accordée aux familles dans les actions qui sont censées leur vouloir du bien. Ce colloque voulait également affirmer l’importance de la place et de la voix des familles dans le déploiement actuel de l’intervention qui leur est destinée.

Des liens de solidarité avec la France et la Suisse

Notre rencontre avec le collectif Pasde0deconduite a eu lieu grâce à la diffusion de l’article collectif du Groupe d’étude critique (Parazelli et al., 2003) dont le contenu trouva écho auprès des professionnels de l’enfance et des familles en France qui étaient confrontés à l’imposition d’une approche préventive à laquelle ils s’opposaient sur les plans théorique, éthique et politique. C’est à la suite de la publication en 2005 d’un rapport d’expertise par l’INSERM que près de 200 000 professionnels, signataires d’une pétition, désirèrent ouvrir un débat démocratique sur ce type d’approche préventive canadienne. Dès 2006, un collectif appelé Pasde0de conduite a été mis sur pied en France pour organiser des débats dans le cadre de colloques, dont celui de 2010 qui a rassemblé 1000 participants (Collectif, 2006 ; 2008 ; 2011), et de la création d’un site web[12]. Ce mouvement citoyen s’oppose clairement aux visées prédictives de ce type d’approche et met plutôt de l’avant une approche qu’il désigne de « prévenante », favorisant l’accompagnement des parents et non le contrôle de leurs compétences.

Des échanges ont donc eu lieu des deux côtés de l’Atlantique et donné lieu notamment à la réalisation de deux films documentaires (Julienne et Muel, 2008 ; Jaury, 2010). D’une part, en transmettant un discours québécois critique à l’occasion de deux colloques en France, et en publiant une entrevue à NPS (2007, vol. 19, no 2) avec l’ex-coordonnatrice du mouvement, Christine Bellas-Cabane. D’autre part, la présente collaboration avec Sylviane Giampino et Pierre Suesser, donnant lieu à ce numéro spécial, contribue à entretenir des liens internationaux eu égard aux enjeux globaux de ce courant positiviste qui tend à s’imposer. Des liens similaires ont aussi été établis avec les collègues suisses en travail social de Genève lors d’un colloque tenu sur ce sujet en juin 2010. Les approches positivistes de la prévention précoce semblent s’étendre à l’échelle internationale par la voie d’un groupe d’experts qui influencent lourdement des organisations telles que l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et la Banque mondiale (Ducharme, 2010 ; Lesemann, 2008 ; OCDE, 2009 ; Parazelli, 2011). Le débat dépasse donc largement les enjeux locaux et régionaux.

Poursuivre l’analyse critique au Québec

L’une des principales suites que les participants ont réclamées lors de ces soirées d’échanges consistait à laisser des traces de ces discussions, non seulement pour eux mais aussi pour tous ceux et celles qui seraient intéressés par la question des enjeux relatifs aux programmes de prévention précoce. C’est ce que nous avons fait avec la publication de ce numéro spécial de NPS en mobilisant les connaissances et les analyses critiques des chercheurs et des intervenants. Voici quelques moyens qui ont été envisagés pour assurer ce suivi : des documents et une bibliographie sélective, ainsi que les vidéos des présentations ont été mis en ligne sur le site de la revue Nouvelles pratiques sociales[13]. De plus, la FAFMRQ a rédigé un article résumant les faits saillants de la tournée d’échanges et de débats dans son bulletin de liaison à l’hiver 2011[14].

Par ailleurs, depuis le mois de janvier 2011, pour donner suite à la demande de quelques regroupements d’organismes communautaires, Carol Gélinas et Michel Parazelli ont développé une formation d’une demi-journée afin de développer le travail d’analyse critique des enjeux de la prévention précoce. Par ce moyen, plus de 300 personnes à ce jour, intervenant en milieu communautaire, syndical ou dans une structure de concertation locale, ont participé à ces demi-journées de formation. Les participants provenaient d’une dizaine d’organisations locales, régionales et provinciales, montrant ainsi un intérêt soutenu, du moins pour prendre connaissance d’un autre regard sur le sujet, sinon pour développer une analyse critique dans un contexte où les promoteurs des programmes de prévention précoce n’offrent pratiquement aucune ouverture au débat sur l’approche et la finalité de leur entreprise.

La formation a justement été conçue de façon à transmettre aux participants certains rudiments d’analyse critique des approches scientifiques à l’aide de l’épistémologie des sciences telle qu’elle a été proposée par Pierre Paillé, chercheur invité à notre soirée d’échanges de Sherbrooke. Cette formation permet aux participants de prendre un certain recul face aux repères théoriques éthiques, politiques et subjectifs des pratiques sociales entourant le développement de l’enfant, dans la perspective d’enrichir l’argumentaire critique, si essentiel au travail théorique des acteurs communautaires.

Conclusion

Depuis l’implantation québécoise du Programme de soutien aux jeunes parents (PSJP) en 2000, devenu par la suite le Programme de services intégrés en périnatalité et petite enfance (PSIPPE), et plus récemment, en 2009, la Loi instituant le fonds pour le développement de l’enfant, soit un partenariat public-privé (PPP) avec la Fondation Lucie et André Chagnon, sans parler de l’accent mis sur la maturité scolaire par la Santé publique, de plus en plus d’acteurs sociaux expriment leur inquiétude devant ce type de pratiques.

Au Québec, la plupart des analyses critiques récentes exprimées par les organisations sociales ont surtout traité des questions de légitimité politique et d’imputabilité d’un acteur privé telle que la Fondation Lucie et André Chagnon, de non-reconnaissance aussi par l’État des organismes communautaires et de leur financement nécessaire. S’il importe d’interroger le rôle des fondations dans la mise en place de ces programmes, et ce, dans le contexte international des transformations politiques de la gouvernance étatique, il est non moins important de développer une critique des conceptions du développement humain qui sont à l’oeuvre dans ce type de prévention et des types de pratique clinique qui s’exercent dans ce domaine. Quelles visions du développement de l’enfant mobilise-t-on dans ces programmes ? Quelles pratiques cliniques ces visions induisent-elles ? Quelle place accorde-t-on aux familles et aux professionnels dans ce type de pratiques ? Quelles sont les hypothèses scientifiques à la source de la conception de ces programmes ? À quels modes de connaissance recourt-on pour élaborer une représentation scientifique de la prévention précoce ? Quelles sont les visées politiques de ces programmes et quel contexte a favorisé leur émergence ?

Voilà autant de questions à partir desquelles nos invités français et les duos de discutants nous ont livré leurs réflexions critiques et leurs interrogations lors de ces soirées d’échanges et de débats. Nous espérons que ce numéro spécial permettra de poursuivre les débats entre les intervenants, les chercheurs et les familles soucieux de reconnaître les différences de points de vue sur le développement de l’enfant et les compétences parentales, et surtout soucieux de considérer les conséquences sociales et politiques de leurs choix théoriques et éthiques.

Vous trouverez donc d’entrée de jeu les textes de Sylviane Giampino et de Pierre Suesser. Ceux-ci présentent non seulement le contexte de leur engagement dans le collectif Pasde0deconduite, mais aussi leur analyse critique de l’approche prédictive de la prévention précoce avec les enjeux qui en découlent pour les pratiques cliniques. Suivront les textes des personnes qui ont accepté de discuter avec nos invités français.

Il nous reste à vous souhaiter une agréable lecture !