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Introduction

Le changement social produit au cours du dernier quart du XXe siècle s’est traduit par le passage des sociétés dites « industrielles », où la croissance était basée sur la production de type matérielle, à un nouveau modèle dans lequel les facteurs immatériels, telles l’information et la communication, sont devenus la base de la production de la richesse (Touraine, 1969; Castells, 1996 : 2004). Ces mutations informationnelles ont relancé la croissance et accéléré la construction de réseaux productifs, financiers, scientifiques et culturels dans un capitalisme que l’on avait pourtant cru déclinant. À cause de ces mutations, des éléments importants de la vie quotidienne des citoyens ont été profondément affectés. La territorialité des liens sociaux et des relations sociales a été grandement remodelée par les nouveaux moyens de communication et de nouvelles fractures territoriales se sont ajoutées aux inégalités entre les espaces centraux et périphériques propres au capitalisme (Klein, 2011), notamment celles provoquées par la fracture numérique.

De nombreuses restructurations ont été effectuées dans la vie professionnelle en ce qui concerne les métiers et les conditions de travail (Castel, 2009). La vie culturelle et l’éducation ont également subi des modifications profondes. Il n’est donc pas étonnant qu’un imaginaire technologique (Flichy, 1997) et une idéologie économique fondée sur le mythe d’une « nouvelle économie » basée sur l’information (Gadrey, 2002) se soient imposés dans les instances responsables de l’élaboration des politiques de développement. Selon cet imaginaire technologique et le mythe de l’économie de l’information, les nouvelles caractéristiques du capitalisme devaient permettre d’accroître la productivité et la compétitivité économique, tout en facilitant la disparition des inégalités sociales et territoriales.

Dans le cadre de ce texte, nous nous concentrerons en premier lieu sur l’émergence de la doctrine du « déterminisme techno-économique », l’une des approches dominantes des politiques de développement élaborées dans le cadre de l’économie de l’information, et sur les conséquences de cette doctrine en ce qui concerne l’intensification des inégalités sociales et territoriales. En deuxième lieu, nous présenterons le cadre théorique et conceptuel de notre recherche, largement inspiré de l’approche de l’action collective. En troisième lieu, nous présenterons la démarche méthodologique suivie, soit celle de l’étude de cas. En quatrième lieu, à l’aide du cas du Carrefour d’éducation populaire de Pointe-Saint-Charles, qui a pris racine dans un des quartiers du sud-ouest de Montréal, nous montrerons comment la lutte contre la fracture numérique s’imbrique dans un ensemble d’actions sociales déployées par des acteurs communautaires dans le but de revitaliser une collectivité aux prises avec des problèmes de pauvreté et d’exclusion. Ce cas donne à voir un aspect significatif des expériences de revitalisation locale qui peuvent être qualifiées de réussies, à savoir la capacité des acteurs de mobiliser un ensemble de ressources diversifiées et de les combiner afin d’améliorer la qualité de vie des citoyens dans les collectivités locales (Klein et Champagne, 2011).

Le déterminisme technologique et la lutte contre les nouvelles fractures territoriales

Précisons que le déterminisme technologique affirme l’existence d’une « nouvelle économie » où les technologies des communications constituent un support pour le renouvellement de la démocratie. Cependant, cette affirmation masque les principaux traits du capitalisme contemporain qui se traduisent par la croissance des inégalités entre collectivités connectées et collectivités non connectées (Klein, 2011) et par une crise importante de la cohésion sociale (Forrest et Kearns, 2001). C’est que, comme George (2008) le montre, les avantages des mutations techniques promues par les politiques inspirées par le déterminisme technologique sont loin d’avoir la même signification pour tous. Le développement techno-économique entraîne l’apparition d’îlots de prospérité là où les citoyens bénéficient pleinement des opportunités offertes par la connexion aux réseaux et, en même temps, il entraîne la marginalité là où les personnes et les groupes qui n’ont pas la possibilité d’en bénéficier font face à diverses formes d’exclusion et à des processus susceptibles d’accroître les iniquités causées par les caractéristiques intrinsèques au capitalisme (Dupuy, 2007; Klein, 2011). « La “nouvelle économie” est moins une nouvelle qu’une vieille économie qui a accès à une nouvelle technologie », affirmait Drewe citant Porter (Drewe, 2006). Aussi, les technologies de l’information et des communications (TIC) deviennent-elles, d’une part, un facteur supplémentaire d’exclusion et de pauvreté pour plusieurs catégories de la population et, d’autre part, un terrain d’action pour des acteurs qui revendiquent l’utilisation des TIC pour favoriser l’intégration sociale (Eveno, 1998).

On comprend ainsi pourquoi les critiques du développement technocentré affirment que les dispositifs techniques ne sont pas la solution, mais le problème, puisque la logique qui motive les transformations est fondée sur la recherche du profit maximum à court terme (Sassen, 2006). Le capitalisme informationnel produit ainsi l’hégémonie des groupes qui dominent l’industrie des communications, hégémonie favorisée par la réduction de l’interventionnisme de l’État, lequel oriente ses politiques en vue de permettre aux principales sociétés privées de s’épanouir (Lacroix et Tremblay, 1997). Les grands groupes multinationaux de communication ont imposé leur contrôle sur la filière des TIC, notamment dans les domaines du multimédia, de la finance, des logiciels, des réseaux, du marketing, etc. (Drewe, 2006).

Les interventions publiques dans le domaine des TIC se sont pressées à lier l’accès à l’information au développement de la compétitivité économique des entreprises (Musso, 2005). Ainsi, les investissements publics se sont concentrés sur les fonctions essentiellement opérationnelles des TIC, par exemple, l’augmentation de la capacité de connexion « rapide et ultrarapide », considérée comme une condition pour la performance économique. Du fait que la logique marchande dicte les règles de rentabilisation du capital investi dans le développement des réseaux numériques, les entreprises inspirées par la recherche de la rentabilité maximale investissent les champs les plus rentables. Ce qui prime alors est la consommation dont l’augmentation favorise surtout le branchement des populations solvables (Sénécal, 1999). Les usagers sont vus comme des consommateurs et non pas comme des citoyens (Proulx et Vitalis, 1999; Lacroix, 2008). Les déséquilibres sociaux dans l’accès à l’espace numérique et aux sources d’information entraînent ainsi des difficultés supplémentaires à l’exercice de la citoyenneté, ce qui aggrave l’exclusion de certains groupes sociaux (Lacroix, 1993; Sénécal, 1999). La désaffiliation dénoncée par Castel (2008) se combine ainsi à la déconnexion (Klein, 2011).

Les dispositifs d’information et de communication, telles les diverses applications permises par Internet, ont le potentiel de multiplier les possibilités de s’informer et de communiquer. La multiplication des services offerts à travers des plateformes Web crée un fossé entre ceux qui y ont accès et ceux qui n’y ont pas accès (Miel et Faris, 2008). Les couches sociales les plus défavorisées, comme les groupes ayant de faibles revenus ou les personnes ayant des niveaux de scolarité peu élevés présentent des risques très forts d’être affectées par ces disparités (Industrie Canada, 2009). De fait, un des premiers facteurs de la disparité numérique est le prix des services. Une étude réalisée par l’OCDE établit à cet égard que le Canada se classe au 28e rang sur 30 en termes de prix mensuel moyen pour les services à large bande (CRTC, 2010).

La fracture provoquée par les disparités dans la connexion aux réseaux numériques sépare donc ceux qui peuvent profiter des avantages de la connexion et ceux qui ne peuvent pas le faire, que ce soit parce qu’ils n’y ont pas accès à cause du coût ou à cause d’une desserte insuffisante, ou parce qu’ils n’ont pas les capacités pour s’en servir (Baker, 2001; Rallet et Rochelandet, 2004; Dupuy, 2007; Granjon, Lelong et Metzger, 2009). Les études révèlent que la fracture numérique est un amplificateur des fractures économiques, sociales et territoriales provoquées par des facteurs socio-économiques. Ceci apparaît clairement quand on compare la connexion à Internet et le niveau de revenus. Au Canada, selon les données de Statistique Canada sur l’utilisation d’Internet, 97% des personnes gagnant 87 000 $ et plus avaient accès à Internet contre 54% de celles ayant un revenu de 30 000 $ ou moins. Quand le facteur revenu est combiné avec d’autres facteurs, comme l’âge, l’isolement ou l’estime de soi, la situation empire (Statistique Canada, 2009).

L’intensification des inégalités sociales due à la fracture numérique provoque la réaction des acteurs sociaux qui y voient une cause additionnelle à la pauvreté et à l’exclusion et qui mettent l’accent sur la nécessité de démocratiser les TIC pour que l’ensemble des citoyens ait accès aux nouveaux moyens d’expression et de participation que constituent les réseaux numériques. Mais le droit à l’information ne suffit pas lorsqu’il s’agit de revitaliser des communautés. Le point de vue que nous développons dans ce texte est que, pour lutter contre l’exclusion et la dévitalisation des collectivités intensifiées par la fracture numérique, deux types d’action s’imposent. Le premier consiste bien sûr à démocratiser l’offre des services. Mais le deuxième, aussi important sinon plus, concerne le développement chez les citoyens exclus des capacités leur permettant de s’en servir et de faire bénéficier leur milieu des avantages de la connexion aux réseaux.

La démocratisation des TIC à l’échelle locale : le cadre théorique de l’action collective

Pour les organisations communautaires qui lancent des projets visant la démocratisation des réseaux numériques, l’accès et l’appropriation de l’Internet constituent à la fois un moyen et une finalité pour ce qui est de l’empowerment communautaire (Ninacs, 2008). L’approche théorique et conceptuelle que nous mobilisons dans notre analyse de ce type de projets est celle de l’action collective et de la mobilisation des ressources. Cette approche classique (Tilly, 1984; Tarrow, 1994; Cefaï, 2007) a été renouvelée par des travaux qui interrogent la place des mouvements sociaux dans le double contexte de l’internationalisation et de la localisation et où les identités et les échelles locales d’action sont mises au jour (Melucci, 1997; Cefaï et Lafaye, 2001; Gumuchian et al., 2003). Selon cette approche, la mobilisation sociale et l’action collective émergent lorsque les individus ressentent les effets des inégalités et des injustices. Cette prise de conscience amène les individus à amorcer une action qui conteste le cadre et les normes qui provoquent leur situation, dont la diffusion au sein de la collectivité contribue à l’émergence d’un mouvement social avec des opposants, des interlocuteurs et des objectifs définis. Ces actions s’expriment à travers un « répertoire d’actions collectives » (Tilly, 1984) qui évolue avec le temps et qui change selon les situations.

Notre utilisation de l’approche de l’action collective est campée dans le contexte institutionnel du Québec où la concertation et le partenariat ont renouvelé le répertoire d’actions dans les milieux locaux urbains et ruraux à partir des années 1980 (Fontan, Klein et Tremblay, 2005; Klein et al., 2009). L’observation de divers cas d’action collective à l’échelle locale nous a permis de construire un cadre d’analyse où l’action des acteurs évolue à travers des étapes. La première étape est le lancement de l’action à travers des projets souvent ponctuels, voire individuels. Nous nous référons ici à divers types de projets et non seulement à des projets de nature productive (valorisation d’une ressource culturelle ou humaine, protection d’un aspect du patrimoine collectif, naturel ou construit, création d’emploi dans la collectivité locale, etc.). À ce stade, les porteurs de l’action se battent pour construire la légitimité de leur projet et leur propre légitimité. La deuxième étape est celle où les acteurs mobilisent des ressources endogènes et exogènes afin de faire avancer leur projet. Par ressources, nous entendons l’ensemble de ressources qui leur sont accessibles. Les recherches empiriques ont montré que le principal défi des acteurs est de mobiliser un vaste spectre de ressources – publiques, sociales, privées – et de les combiner de façon à renforcer leur action et leur mission (Klein et Champagne, 2011). La mobilisation des ressources se fait dans un contexte où il faut combattre des logiques technologiques, politiques et économiques vues comme exogènes. Ces combats amènent les acteurs à prendre conscience de leur appartenance territoriale commune et à établir des réseaux à des échelles diverses. La troisième étape donc est celle où le sentiment d’appartenance des acteurs se transforme en conscience territoriale. L’action collective renforce le sentiment d’appartenance des acteurs au territoire ce qui laisse des traces durables dans leurs organisations et institue des pratiques collectives.

Ainsi, notre hypothèse est que la lutte contre la fracture numérique par les organisations communautaires a transformé les TIC en une ressource à la fois technique et sociale permettant de combattre des facteurs qui provoquent l’exclusion et la pauvreté, enrichissant ainsi le répertoire d’actions collectives des organismes communautaires. Parallèlement à la lutte pour exiger des politiques publiques favorisant la démocratisation de l’accès aux réseaux numériques, les acteurs sociaux expérimentent des formes d’inclusion à l’échelle locale en interrelation avec l’ensemble de ressources mobilisées par ailleurs pour assurer la connexion des communautés, ce qui renforce leur capacité d’action.

Méthodologie de la recherche

La méthodologie que nous avons utilisée est celle de l’étude de cas, en l’occurrence l’étude du Carrefour d’éducation populaire de Pointe-Saint-Charles (ci-dessous Carrefour), laquelle a été menée à partir de données recueillies en quatre étapes. La première étape a été celle de la cueillette de documents produits par et sur l’organisme. Ensuite, pour compléter l’information, nous avons mené des entrevues en profondeur avec des responsables et avec le personnel du secteur informatique et du secteur alphabétisation de l’organisme. Ces entrevues étaient de type semi-directif et ont été menées à l’aide d’une grille d’entrevue. Au total, six intervenants ont été interviewés. Ces entrevues cherchaient à dégager les différentes phases de l’évolution de l’adoption des TIC comme approche d’intervention dans la pratique du Carrefour. Nous avons cherché à connaître les éléments déclencheurs de cette approche, ses objectifs, les principales ressources mobilisées, ainsi que les effets de l’adoption des TIC dans la pratique d’intervention du Carrefour. La troisième étape a consisté en la rencontre avec des participants aux formations assurées par le Carrefour. Au total, six personnes ont été rencontrées dans le cadre d’un groupe de discussion, lequel visait à dégager les effets de l’apprentissage des TIC sur la vie des personnes qui ont eu recours à ces formations, c’est-à-dire leurs principaux usages et leurs perceptions à l’égard des apports des usages des TIC sur le plan de l’inclusion sociale et de l’amélioration de leurs conditions de vie. La quatrième étape a été consacrée à l’observation in situ à travers la participation aux ateliers de formation, ainsi qu’à différentes activités de l’organisme. L’objectif était d’identifier l’approche spécifique utilisée par le Carrefour pour favoriser l’appropriation des TIC par des personnes défavorisées ainsi que les comportements et les réactions de celles-ci pendant leur processus d’apprentissage. L’enquête a débuté en octobre 2010 et s’est étendue sur une année.

Pointe-Saint-Charles : un exemple de lutte contre l’exclusion numérique comme moyen de revitalisation locale

Le cas que nous présentons dans ce texte prend place dans le quartier Pointe-Saint-Charles situé dans l’arrondissement du sud-ouest de Montréal. Cet arrondissement fait partie de la zone du canal Lachine qui fut jadis la principale concentration industrielle de Montréal, du Québec, voire du Canada, et ce grâce à l’effet combiné de la navigation et du transport ferroviaire en tant que facteurs de localisation industrielle. Fortement affecté par l’obsolescence du canal Lachine comme tel, par le déclin du transport ferroviaire et par le redéploiement industriel qui a affecté les sociétés industrialisées dans les années 1970 et 1980 (Fontan, Klein et Tremblay, 2005), le sud-ouest de Montréal a vécu un processus de déclin économique surtout dans certains quartiers, dont Pointe-Saint-Charles.

Depuis la deuxième moitié des années 1990, une partie de la zone a été revitalisée suite à des investissements publics dans la reconversion du canal, à des investissements privés qui ont converti d’anciennes usines désaffectées en condominiums de luxe et à des actions d’organismes communautaires de développement économique, dont le Regroupement économique et social du Sud-Ouest (RESO), qui assurent une pression constante pour le maintien de la mixité sociale et pour la mise en oeuvre d’un modèle de développement basé sur la concertation de l’ensemble des acteurs. Mais cette revitalisation n’a pas changé le statut socio-économique de Pointe-Saint-Charles, qui demeure l’un des quartiers les plus défavorisés et l’un des lieux de concentration de la pauvreté à Montréal (Apparicio, Charbonneau et Dussault. 2008). L’embourgeoisement qui se déploie déjà dans ce quartier ne fait qu’accroître les difficultés des moins nantis pour avoir accès à des services appropriés et abordables.

La crise économique qu’a vécue le quartier dans les années 1980 a agi comme déclencheur d’une intense mobilisation sociale. C’est dans ce quartier qu’a vu le jour le Programme économique de Pointe-Saint-Charles (PEP) en 1984, expérimentation qui a inspiré l’approche du développement économique communautaire et la création des Corporations de développement économique communautaire (CDEC) (Fontan, 1991). Dans la même foulée, plusieurs organismes communautaires et d’animation sociale, en lien avec des organismes de coordination, comme la Table de concertation communautaire Action Gardien ou le RESO, ont été créés pour défendre les intérêts des citoyens, notamment en s’opposant à des projets vus comme des menaces pour la qualité de vie locale, tel le projet d’implantation d’un casino, en se mobilisant pour influencer la reconversion de grandes infrastructures productives laissées en friche, comme les terrains de la compagnie Canadien National (dits terrains du CN), ou en exigeant l’offre de services aux plus démunis, comme des logements sociaux par exemple. Parmi ces organismes, l’un des plus anciens et actifs est celui du Carrefour d’action populaire de Pointe-Saint-Charles.

À l’oeuvre depuis au-delà de 40 ans dans le domaine de l’éducation populaire et de l’alphabétisation, le Carrefour cherche à favoriser l’empowerment communautaire, et a lancé pour cela de nombreux projets de mobilisation citoyenne, dont des initiatives visant la lutte contre l’exclusion numérique, un problème considéré comme très présent dans le quartier (Alouache et al., 2002).

En réponse à la dévitalisation, une approche conscientisante fondée sur les enjeux locaux

Compte tenu de l’effet du faible accès aux réseaux numériques sur les populations déjà défavorisées sur le plan socio-économique dans des quartiers affaiblis par des processus de dévitalisation urbaine, le Carrefour a développé des pratiques d’usage citoyen conçues de façon à intégrer le rôle stratégique des TIC dans ses actions d’alphabétisation populaire et de défense des droits sociaux pour les citoyens du quartier. Ces pratiques ne se limitent pas au simple accès à Internet ou à l’information. Elles incorporent l’émancipation citoyenne comme finalité faisant davantage appel à la participation de groupes qui vivent en général dans des situations défavorisées pour qu’ils participent aux échanges sociaux et aux mobilisations de la communauté pour défendre les enjeux du quartier. La conception de l’éducation populaire mise en oeuvre par le Carrefour s’inspire de la pensée du pédagogue brésilien Paulo Freire, soit une approche conscientisante en vue de créer une prise de conscience critique, à la fois individuelle et collective, de la réalité sociale, économique et politique qui entrave l’amélioration de la qualité de vie de la population et qui cause son appauvrissement (Freire, 1973). Au Carrefour, les enjeux locaux sont la base de la conception des pratiques de conscientisation. Concrètement, il s’agit d’élaborer des activités de mobilisation et de participation en rapport avec les conditions de vie des gens du quartier. Ces démarches permettent de développer l’autonomie individuelle des personnes exclues pour qu’elles deviennent les auteures et les actrices de leur propre histoire et agissent contre l’exclusion et la pauvreté. Aussi, c’est autour de problèmes communs que les personnes se regroupent et reprennent individuellement puis collectivement du pouvoir sur leur vie.

C’est une démarche conscientisante qui mène vers la prise en charge, vers l’autonomie des citoyens finalement. En gros, c’est ça. On a une définition plus détaillée. C’est un caractère collectif. En effet, l’idée, c’est d’aborder les conditions de vie des gens, collectivement, d’identifier les sources des problèmes, les obstacles, et de trouver des solutions collectivement aussi […]

Entrevues, 2011

La place des TIC dans les actions collectives de lutte contre la pauvreté et l’exclusion et de revitalisation locale

C’est dans cette perspective que le Carrefour est devenu l’un des premiers organismes à adopter les TIC dans les activités de revitalisation locale. Équipé d’une dizaine d’ordinateurs avec des connexions gratuites à Internet, le Carrefour est devenu pour les habitants du quartier un lieu important pour y accéder, s’y initier et se familiariser avec ses différents usages.

Ici, on a eu des ordinateurs en alphabétisation avant même d’avoir un secteur informatique. Mais ça explique la façon dont ça s’est développé […] le secteur alphabétisation a toujours gardé le travail avec l’ordinateur dans son secteur […] Pour nous, l’informatique sert essentiellement […] c’est un outil, c’est un support […] Ça a changé énormément de choses dans notre pratique d’alphabétisation. Ça a changé beaucoup de choses pour les participants. Ça a changé beaucoup de choses pour les intervenants

Entrevues, 2011

Si au début, l’idée d’enseigner l’informatique à des gens qui ne savaient ni lire ni écrire était considérée comme très audacieuse, l’intégration de l’ordinateur aux ateliers d’alphabétisation est devenue très rapidement un double atout pour les participants. Sur le plan psychologique, le fait de pouvoir travailler avec un ordinateur a donné une valorisation que les personnes défavorisées socialement n’ont jamais connue auparavant. Pour eux, le fait d’apprendre ces technologies qui venaient d’arriver dans la société en même temps que tout le monde a été une source de fierté et d’estime de soi, comme l’explique une intervenante dans la formation en alphabétisation :

[…] il y avait beaucoup de fierté à l’apprendre en même temps que les autres. Alors qu’ils sont toujours en retard ou ils ont toujours le sentiment d’être en retard sur tout le monde. Puis, il y a l’aspect de pouvoir enrichir, modifier un texte, corriger un texte sans laisser les traces. Ça, c’est absolument formidable […] ils ne disent pas toujours « je suis en alpha », mais il y a plusieurs participants qui disent « je suis en informatique! »

Entrevues, 2011

D’autre part, les outils d’Internet mis en place par le Carrefour offrent des possibilités aux participants, telles que le courrier électronique et le blogue, leur permettant de partager ou de créer des informations et ainsi participer aux débats en cours dans le quartier ou à d’autres niveaux.

Les principaux services dans le domaine des TIC offerts par le Carrefour concernent l’initiation à l’ordinateur, la formation sur les fonctions avancées de certains logiciels (tels ceux sur la bureautique), l’utilisation de l’équipement, les services techniques, l’utilisation des réseaux sociaux, etc. En plus de la formation en groupe qui dure généralement 13 semaines, il y a aussi des formations personnalisées offertes selon les besoins et les compétences des participants, soit l’initiation, soit la bureautique, soit la création de pages Web, soit le dépannage informatique, etc. Chaque séance de formation individuelle dure généralement trois heures et peut être reprise deux fois (Carrefour, Rapport d’activités, 2001-2010). Tous ces services sont offerts gratuitement.

Par ailleurs, l’organisme a pu mobiliser des partenaires pour contribuer à la mission de conception de ces outils comme un moyen alternatif de développement des groupes défavorisés. Sa ferme position dans la défense du droit de communication des résidents du quartier et son enracinement local le placent en position de leadership dans ce champ d’action au niveau du quartier et lui donnent la légitimité nécessaire pour amener des acteurs supra-locaux à se joindre à son action visant à contrer l’exclusion économique et sociale intensifiée par la fracture numérique. Le réseau d’acteurs qu’il a mobilisé lui donne accès à différentes ressources et lui permet de diversifier ses activités, soit pour faire face aux défis de financement afin de maintenir la continuité des projets et de répondre aux besoins de la population et des organismes locaux, soit pour soutenir les actions collectives de défense des droits des groupes défavorisés.

Depuis 2001, 3 667 personnes ont suivi les ateliers d’informatique (Tableau 1). Le milieu communautaire et le monde informel (amis et famille) constituent les principaux canaux d’information concernant l’existence des formations en informatique au Carrefour. Les femmes, les personnes sans emploi et les personnes de plus de 50 ans ont constitué la plus grande partie des participants. En outre, une proportion importante (89,9 %) de participants a exprimé le désir de revenir aux ateliers, ce qui illustre leur volonté de continuer à apprendre et montre la création d’un sens d’appartenance à l’égard du Carrefour.

Tableau 1

Statistiques sur la participation aux activités de formation en informatique (2001-2010)

Statistiques sur la participation aux activités de formation en informatique (2001-2010)
Source : Communautique, Carrefour d’éducation populaire de Pointe-Saint-Charles, 2001-2010

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Le réseau social comme moyen de revalorisation individuelle et collective

Pour les responsables du Carrefour et pour les participants aux ateliers de formation, les TIC constituent un dispositif essentiel de lutte contre l’exclusion en permettant aux personnes exclues de se valoriser et d’améliorer leur qualité de vie à la fois individuellement et collectivement.

En 2003, j’étais sur un programme pour essayer de trouver un emploi […] Mais je ne connaissais pas l’informatique. Ils m’ont envoyée ici. J’ai un bon cheminement avec Internet. J’aime parler avec d’autre monde, parler avec des Marocains, parler avec d’autre monde de plusieurs pays. Je prenais un atelier pour savoir comment agir devant le patron, mais… je suis devenue la patronne! Je suis rendue la présidente du Conseil d’administration […]

Propos tenus par une participante lors d’un groupe de discussion avec des participants aux ateliers de formation, 2011

En 2009, l’organisme a mis sur pied le projet « Prendre sa place ». Ce dernier est devenu aujourd’hui le « Blogue de la Pointe »[1]. Le blogue est vu comme un moyen d’intensification de la participation citoyenne. Il se veut un espace de représentation conçu et géré par les citoyens du quartier pour remplir les fonctions suivantes : diffuser l’information, mobiliser la participation au mouvement collectif, faciliter et dynamiser les processus d’apprentissage d’écriture et de lecture, développer une culture de responsabilité citoyenne et lutter contre l’analphabétisme numérique.

Le blogue me fait participer, ou prendre contact avec les gens du Carrefour. Le blogue encore me donne l’occasion de pratiquer et peut servir à tout le monde [...]. Pour moi, c’est une source de renseignements pour avoir de l’information et les actualités et recevoir les nouvelles du quartier. Et savoir ce qui se passe dans les autres organismes

Blogue de la Pointe

L’arrimage de plusieurs types d’action

Les interactions et les revendications à travers les réseaux numériques se transforment en actions de mobilisation et de participation réelles et collectives, couvrant divers dossiers qui ont une importance pour la vie locale. Pour ne citer qu’un exemple, en 2010, le Carrefour s’est impliqué, avec les groupes communautaires de la Table de concertation Action-Gardien, dans le dossier du redéveloppement du terrain du Canadien National (CN). Les citoyens du quartier se sont mobilisés pour que cette friche industrielle de 35 hectares soit redéveloppée avec une vocation communautaire en réponse aux besoins locaux. Le Blogue du Carrefour s’est avéré un outil pour mobiliser la communauté et recueillir ses aspirations au regard de cet enjeu.

Le partage d’informations a été fondamental pour que le mouvement prenne de l’ampleur. Le partage des revendications provenant de l’ensemble des groupes communautaires a permis d’élaborer des consensus et de faire des propositions de développement pour le terrain et les terrains voisins. Des lettres signées adressées au maire de l’arrondissement (au total 70 lettres), une pétition de plus de 800 signatures, la prise de parole de nombreux participants sur plusieurs tribunes publiques sont des exemples d’actions facilitées par l’existence du blogue. Les résultats ont été significatifs, avec l’obtention de plusieurs gains et l’abandon par le promoteur des éléments contestés (Action Gardien, 2012). En s’appropriant progressivement les usages sociaux des TIC comme moyen alternatif de mobilisation et de représentation collective, les résidents du quartier ont apporté un soutien aux actions collectives touchant leur milieu de vie et leur quartier.

Conclusion

Le cas du Carrefour d’éducation populaire de Pointe-Saint-Charles est un exemple qui montre que le développement des dispositifs des TIC, combiné à un ensemble d’actions articulées autour de la vie collective du quartier, peut jouer un rôle important dans l’inclusion sociale et la revitalisation des collectivités, tout en permettant aux individus d’exercer leurs droits citoyens et de briser leur isolement. Ce sont donc les enjeux importants pour la population locale, telle la lutte à la pauvreté, qui permettent d’intensifier la mobilisation sociale (la formation de « blogueurs militants »).

Pour faire face aux méga-groupes économiques qui contrôlent le déploiement des TIC, les outils mis en place par les organismes communautaires favorisent la solidarité et la participation, tout en cherchant à améliorer la situation des personnes vulnérables et à recréer des liens sociaux, d’où la métaphore de la « solidarité numérique », ce qui se confronte à divers obstacles, dont les choix gouvernementaux en matière financière ainsi que les réorientations des organismes intermédiaires créés pour favoriser la solidarité numérique, mais qui, en fonction desdits choix, réorientent leurs objectifs dans une perspective davantage entrepreneuriale que citoyenne.

Dans le cas du Carrefour, les citoyens deviennent actifs et l’utilisation des TIC ne se réduit pas à la simple consommation de l’information. Le cas montre que les organismes communautaires ont avantage à insérer les TIC dans l’ensemble des actions qu’ils mènent pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion. C’est d’ailleurs une des conditions de réussite des initiatives de lutte contre la pauvreté et l’exclusion que de combiner des actions et des ressources diversifiées sous un leadership local communautaire (Klein et Champagne, 2011).

L’arrimage des TIC à d’autres types d’actions collectives pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion peut être vu comme une innovation sociale (Klein et Harrisson, 2007), soit comme un nouveau type de connexion sociale, qui inclut les réseaux sociaux et qui favorise la participation et l’empowerment citoyen (individuel et collectif) dans les quartiers défavorisés. Il s’agit maintenant que les gouvernements reconnaissent l’effort des organisations locales de lutte pour la solidarité numérique ainsi que leur contribution à la cohésion sociale, et qu’ils reconnaissent en même temps l’accès aux réseaux numériques comme un enjeu important de l’exercice des droits de citoyenneté.