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« Quand une seule théorie se met en place, l’évolution des mentalités est très lente. »

Boris Cyrulnik

La réforme Couillard-Charest[1] est née d’un malentendu et s’effondrera sous son propre poids de bureaucratie, en particulier dans les CSSS de grande taille. Pour des raisons d’éthique, nous devons cependant, sur le terrain, faire en sorte que cette réforme pénalise le moins possible les usagers et les usagères. Nous devons à la fois résister et construire. C’est ce que je me propose d’expliciter dans ce court texte.

La réforme Couillard-Charest est née d’un malentendu et d’une certaine manipulation de l’opinion publique. Le discours dominant du ministère était de prétendre que les établissements ne collaboraient pas entre eux, qu’ils fonctionnaient en « silos » et qu’ils avaient chacun leur chasse gardée. En fusionnant tous les établissements, il n’y aurait plus de problème.

Dans les faits, sur le terrain, au cours des dernières années, les établissements collaboraient beaucoup. C’est, entre autres, pour donner un exemple concret, le sous-financement des services à domicile qui pouvait donner l’illusion d’un manque de collaboration. Quand l’hôpital voulait référer au CLSC une personne âgée en perte d’autonomie, pour désengorger son urgence, et que le CLSC répondait qu’il n’avait pas les ressources nécessaires, ce n’était pas un manque de collaboration ou de dialogue. Les infirmières de liaison des CLSC et des hôpitaux sont depuis très longtemps en contact constant. Mais la population a été mystifiée d’entendre le discours suivant : désormais, vous aurez tous les services dans la continuité. De fait, la réforme Couillard-Charest consacre la mainmise des hôpitaux sur les CLSC, ce dont rêve l’Association des hôpitaux du Québec (AHQ) depuis trente ans. Les CLSC ayant une réputation entachée d’insuffisances et de carences, il a été facile de tuer le chien en prétendant qu’il avait la rage.

Le 9 novembre 2004, lors d’une rencontre organisée par la Table des regroupements provinciaux des organismes communautaires et bénévoles (TRPOCB), Gilles Bibeau, professeur au Département d’anthropologie de l’Université de Montréal, affirmait qu’il faut voir les valeurs de fond en présence. Comment le « projet clinique » – les nouveaux mots pour désigner la réorganisation des services – veut-il nous séduire ? « Avoir des soins accessibles, continus et de qualité. » C’est le rêve ! On est emballés par cette proposition. Qu’est-ce qui se cache derrière cette stratégie de séduction ? Quelle est son intentionnalité la plus profonde ? M. Bibeau répond : changer le statut des services publics (Fournier, 2005 : 24).

Démanteler le tiers des CSSS

Comment en sommes-nous venus là ? Il faut d’abord traiter de la question de la taille excessive de plusieurs établissements. Si le Parti québécois (PQ) avait été au pouvoir plutôt que le Parti libéral, les fusions auraient été moins importantes. Au Forum de l’Association des CLSC et des CHSLD du 9 novembre 2003, l’ex-ministre Jean Rochon déclarait que fusionner un CLSC avec un gros hôpital, « c’est s’acheter du trouble » (Fournier, 2004a : 9). Le PQ n’aurait vraisemblablement pas fusionné les hôpitaux de plus de 50 lits – comme ordre de grandeur – avec des CLSC, ni fusionné les territoires de plusieurs MRC (municipalités régionales de comté), comme c’est souvent le cas avec la réforme Couillard-Charest, au nom du concept technocratique de « bassin de desserte de l’hôpital », concept qui ne correspond à rien au plan sociologique.

À l’heure actuelle, sur 95 Centres de santé et de services sociaux (CSSS), environ le tiers sont hypertrophiés, c’est-à-dire qu’ils sont opérés par un gros hôpital ou par un territoire d’appartenance trop étendu et dysfonctionnel[2]. Ce sont des CSSS sous-régionaux plutôt que locaux. Que penser du territoire du CSSS Richelieu-Yamaska qui s’étend de Saint-Bruno à Acton Vale ? On pourrait multiplier les exemples. Dans les régions de Lanaudière, Outaouais, Montréal, Québec, Montérégie, ainsi que dans d’autres régions, il y a plusieurs CSSS de trop grande taille. Il n’est pas trop tard pour les démanteler. Allez hop, Dr Couillard, un peu de chirurgie avant que la tumeur ne s’étende !

Les CSSS de taille « normale » (petit CH, une seule MRC) présentent moins de problèmes. Encore que sur le plan de l’efficacité de la gestion et du développement du sentiment d’appartenance, le small is beautiful m’apparaîtrait plus porteur de transformations et d’innovations sociales : proximité, participation réelle du personnel à la gestion, etc. Gaston Lagacé, qui a vécu une fusion CLSC-CHSLD – donc une fusion relativement modeste –, disait qu’après sept ans, « sous plusieurs aspects, nous avons le sentiment de n’avoir pas encore rattrapé le niveau de performance que notre CLSC affichait avant la fusion » (Lagacé, 2004 : 10).

La revue Interaction communautaire a publié, dans son édition d’hiver-printemps 2001, un dossier sur les fusions : brève revue de la littérature (André Beaupré, Jean Turgeon et Patrick Sabourin, Paul Lamarche, etc.), effets négatifs observés sur le terrain, effets positifs, etc., pour en conclure qu’elles étaient « inutiles et démobilisantes » (Fournier, 2001 : 22-28). Plus récemment, Marie-Claude Richard a produit une substantielle recension des écrits concernant les fusions, intitulée « Enjeux de la configuration des CSSS », qui illustre bien le bilan nuancé que fait la littérature scientifique au sujet des bienfaits des fusions (Richard, 2005). L’étude magistrale de Paul Lamarche et al. (2003) est également éclairante à cet égard.

Où en sommes-nous ?

Où en sommes-nous maintenant dans les établissements ? Nous en sommes à consacrer beaucoup de temps à siéger à des Chantiers pour concevoir 13 continuums de services (perte d’autonomie liée au vieillissement – avec quelle élégance ces choses sont dites parfois –, cancers, maladies cardiovasculaires, déficience physique, santé mentale des enfants, etc.). Ces continuums doivent être élaborés par les cadres et le personnel des CSSS, lors de Chantiers, en partenariat avec le milieu : les groupes communautaires, les médecins de clinique privée, etc. À Longueuil, pour prendre un exemple concret, il y a déjà 27 Tables de concertation à l’oeuvre : enfants 0-5 ans, enfants 5-12 ans, jeunes 12-17 ans, logement social, itinérance, sécurité alimentaire, tables de quartier, etc. Il faut donc arrimer, là où c’est possible, les Tables de concertation existantes aux Chantiers des divers continuums ou créer de nouveaux lieux de concertation.

Lors d’un Forum national tenu à Montréal le 26 avril 2005, les médecins de pratique privée, rémunérés à l’acte, ont indiqué qu’ils ne veulent pas participer aux Chantiers sur les continuums s’ils ne sont pas payés pour le faire. Les représentants des groupes communautaires devraient-ils exiger eux aussi de recevoir une compensation pour leur participation aux réunions de concertation ?

Mes réflexions sur les projets cliniques des CSSS reposent entre autres sur l’analyse des trois documents suivants :

  1. Projet d’organisation clinique des services. Un document de plus de 500 pages préparé conjointement par l’ACCQ et l’AHQ. On le trouve en page d’accueil du site Web de l’ACCQ <http://www.clsc-chsld.qc.ca> sous le chapeau Mise en place des CSSS : outils de gestion. En quatre soirées bien tassées, vous passez à travers cette lecture saine et passionnante (ACCQ-AHQ, 2004)[3].

  2. Projet clinique : cadre de référence pour les réseaux locaux de santé et de services sociaux. Le document comprend 75 pages et le résumé, 23 pages. Publié en octobre 2004, il a été préparé par le MSSS. On le trouve sur le site du MSSS <http://www.msss.gouv.qc.ca> (MSSS, 2004).

  3. Pour un projet local d’intervention (PLI) avec un impact sur la santé de la population. Il s’agit d’un document de discussion de 46 pages, préparé en juin 2004 par l’Agence de la Montérégie <http://www.rrsss16.gouv.qc.ca> (Agence DRLSSS de la Montérégie, 2004).

Lorsque j’ai mentionné pour la première fois les mots « projets cliniques » à des représentants de groupes communautaires, ils m’ont dit que ces termes leur « hérissaient un peu le poil ». Ces mots, qui ne font pas partie de la culture des groupes communautaires, sont en revanche employés fréquemment dans la culture hospitalière. Comme les groupes communautaires sont des partenaires appelés à être associés à des « projets cliniques », l’usage de ces termes laisse songeur.

Pour bâtir un projet clinique, il faut neuf étapes : établir le portrait du territoire, inventorier les ressources et services, analyser les écarts à combler, identifier les modèles cliniques, intégrer, s’il y a lieu, d’autres modèles, préciser l’offre de services, définir les rôles et responsabilités, articuler les programmes et assurer le suivi. D’une certaine façon, cela fait penser au zero based budgeting system, une méthode de budgétisation où on repart à zéro chaque année : il faut justifier tous les programmes et services comme si aucun n’existait. C’est un système de budgétisation plutôt désuet, qui n’est pas très « tendance ». Cela implique un travail de moine, qui reprend plein de choses qui existent déjà. Il faut redonner tous les détails, tout le temps, pour chacun des services, pour chacun des programmes.

Les « projets cliniques » sont basés sur un a priori gouvernemental : le réseau n’est pas sous-financé, mais mal organisé. Le reste découle de ce malentendu. En fait, pendant qu’on est absorbés à réaliser une énième réorganisation, on est portés à cesser de revendiquer un meilleur financement. C’est l’objectif visé par le gouvernement : mener une opération de diversion.

Les « projets cliniques », un plan d’affaires

Il y a aussi dans le « projet clinique » un glissement progressif vers certains éléments de privatisation et de perte d’accessibilité puisque, le financement n’étant pas au rendez-vous, il faudra bien demander à l’usager de se procurer lui-même certains services, à ses frais, en particulier dans le secteur du soutien à domicile. Le 9 mai 2005, Luc Boileau, P.-D.G. de l’Agence de la Montérégie a déclaré publiquement que les projets cliniques sont un « plan d’affaires » (Boileau, 2005 : 7). Or, un plan d’affaires, c’est habituellement un montage financier qui aspire à ce qu’une entreprise fasse des profits. Le projet clinique vise-t-il donc à faire des profits ? Avec les partenariats public-privé (PPP), peut-être. Y aurait-il eu confusion entre un plan d’affaires et un plan de développement, termes employés habituellement dans le secteur public pour désigner la chose ? Il y a là un inquiétant glissement dans le vocabulaire utilisé.

Nous vivons dans un système bureaucratique et technocratique qui se nourrit lui-même de son propre discours. La réforme Couillard-Charest atteint des sommets dans cette veine. C’est la logorrhée : impact, démarche, vision, adéquation optimale, continuité, efficience, liens clinico-administratifs, plateaux techniques, indicateurs de performance, synergie locale, coordination stratégique, logique de réseau, approche programme, balises, comité de pilotage, disease management, état de déploiement, services surspécialisés, zone de complexité, degré de certitude sur la relation cause-effet, zone de chaos, et j’en passe.

Les technocrates du MSSS et ceux de l’Éducation s’entendent comme larrons en foire pour élaborer des réformes loin des préoccupations des citoyens. Les « projets cliniques » sont au MSSS ce que les « compétences transversales » sont au MEQ : les usagers et les parents n’y comprennent rien[4]. Les technocrates travaillent fort, on n’en doute pas, mais ils sont loin de la réalité du terrain.

Si notre objectif est de « résister pour construire », il faut faire en sorte que la clientèle soit la moins pénalisée possible par la réforme Couillard-Charest. Nous nous retrouvons dans une situation typiquement camusienne, à la Sisyphe : le monde est absurde, mais il faut agir de façon éthique, au nom de la grandeur de l’Humain et de sa dignité, et continuer à rouler notre pierre vers le sommet[5]. De même, la réforme Couillard-Charest est absurde, mais il faut travailler à en réduire les méfaits pour le bien-être des usagers[6]. En fait, il n’est pas nécessaire de combattre la réforme : elle va s’effondrer sur elle-même, comme un trou noir, avalant sa propre énergie, en particulier dans les CSSS de grande taille.

Tout cela dans le contexte d’une énorme réforme de structures, même si le ministre Couillard affirme mordicus que ce n’en est pas une (Fournier, 2004b). Dans les CLSC, nous avions, par exemple, un directeur des services administratifs qui s’occupait à la fois de finances, de ressources humaines et des services techniques. Dans les CSSS, nous avons maintenant trois directeurs pour les mêmes fonctions : finances, ressources humaines, services techniques. Sous le directeur des ressources humaines, nous avons un responsable de la dotation et un responsable des relations de travail. Et ainsi de suite. Le nombre de paliers décisionnels augmente, les décisions sont plus lentes à prendre, l’efficacité en prend un coup. Et ça ne fait que commencer. Les CSSS de forte taille, dans leur démesure, font penser à autant de Titanic potentiels.

La réforme Couillard-Charest est un exercice de réingénierie qui n’ose pas dire son nom – le MSSS veut qu’on emploie le terme « modernisation » – tellement le concept est dévalorisé et laisse sceptique. Les gains marginaux d’efficience, de continuité et de « fluidité » des services que pourrait apporter la réforme ne font pas le poids devant les inconvénients réels entraînés par la bureaucratisation, la démobilisation et les pertes de temps dues à la réforme des structures, en particulier dans les CSSS de grande taille. À l’heure actuelle, il est loin d’être assuré que la majorité du personnel veuille s’engager avec coeur dans cette réforme, en particulier dans les CLSC. Sans l’appui du personnel, la réforme Couillard-Charest est vouée à l’échec, écrasée par son propre poids d’hermétisme technocratique et engluée par sa lourdeur. Le sociologue Guy Rocher disait que pour qu’une réforme réussisse, il faut « une poussée d’en haut et une poussée d’en bas » (Fournier, 2004c). Cette réforme est un coup de pied désinvolte dans une fourmilière qui avait mis du temps à développer un sentiment d’appartenance et à tricoter un tissu humain serré et efficace, proche des usagers et des usagères. Quel gâchis !