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Plusieurs activités font partie du quotidien des travailleurs sociaux : l’accueil, les rencontres individuelles et de groupe, la mise en place de projets d’intervention, la médiation, l’évaluation psychosociale, etc. Cette dernière est la pierre angulaire du processus enclenché par les praticiens et elle est abordée de manière exhaustive dans la formation en travail social, en plus d’être soutenue par des formations continues, un cadre de référence de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (OTSTCFQ) et de nombreux manuels pédagogiques. Cependant, jusqu’à présent, les praticiens et les auteurs se sont principalement intéressés au processus de mise en oeuvre de l’évaluation psychosociale ainsi qu’à son enseignement. Dans sa thèse de doctorat réalisée à l'Université McGill, Joan Keefler (2005) s’est intéressée au contenu que les travailleurs sociaux y incluent et à la formation d’un modèle générique à adopter et à enseigner afin d’améliorer la qualité des rapports des évaluations psychosociales.

En m’appuyant sur certaines des observations de Keefler, je m’intéresserai aux coulisses de cette pratique quotidienne devenue presque banale et me questionnerai sur sa nature, ses objectifs et ses impacts. Pour ce faire, je m'appuierai sur une abondante littérature en lien avec l’évaluation psychosociale, principalement sur les travaux de Joan Keefler (2005), sur le manuel pédagogique publié par Judith Milner et Patrick O’Byrne (2009) ainsi que sur le cadre de référence proposé par l’OTSTCFQ (2011). Dans un premier temps, je définirai l’évaluation psychosociale et proposerai une catégorisation des différents modèles de sa mise en application. Je définirai également le courant épistémologique positiviste qui domine actuellement les pratiques d’évaluations psychosociales. Dans un deuxième temps, une fois ces bases théoriques mises en place, j’analyserai trois enjeux éthiques en lien avec les modèles d’évaluation puisant leurs fondements dans cette épistémologie positiviste : la catégorisation des populations rencontrées, l’individualisation des problèmes sociaux et la gestion de la prise de risque des destinataires. Dans un dernier temps, je présenterai un troisième modèle d’évaluation psychosociale basé davantage sur une épistémologie postmoderne qui répond aux enjeux éthiques soulevés par les autres modèles. J’identifierai finalement certains défis qui attendent les tenants de ce modèle et les perspectives relatives à son articulation sur le terrain.

Définitions, modèles et courants entourant l’évaluation psychosociale

Définir l’évaluation psychosociale

L’OTSTCFQ (2011) décrit l'évaluation psychosociale comme « une activité incontournable dans la pratique professionnelle du travailleur social » et la présente « comme étant la marque distinctive des travailleurs sociaux ». Par ailleurs, depuis le 20 septembre 2012, l’ensemble des dispositions de la Loi modifiant le Code des professions et d'autres dispositions législatives dans le domaine de la santé mentale et des relations humaines entraient en vigueur. L’une de ces dispositions visait à modifier l’appellation de l’évaluation effectuée par les travailleurs sociaux. Ce qui auparavant était connu comme l’évaluation psychosociale sera maintenant désigné comme l’évaluation du fonctionnement social. Le cadre de référence proposé par l’OTSTCFQ (2011) spécifie que cette nouvelle appellation vise à préciser la perspective du travail social à l’intérieur de cette activité et souligne qu’il ne s’agit pas de cibler le fonctionnement social des personnes comme étant la source de leurs difficultés. Malgré les questionnements épistémologiques que pourrait susciter cette formulation et afin d’évaluer l’ensemble des pratiques d’évaluations psychosociales, instituées ou non par un ordre professionnel, je considérerai cette nouvelle désignation comme équivalente à l’ancienne. Toutefois, ce changement peut être vu comme un indicateur des problèmes de consensus et d’incertitude entourant la définition de l’évaluation psychosociale (Sinclair, Garnett et Berridge, 1995).

Dans sa thèse Recording Psychosocial Assessments in Social Work : Problems and Solutions, Joan Keefler (2005) identifie deux traditions différentes dans l’emploi du terme. La première englobe l’ensemble du processus de l’évaluation psychosociale dans sa définition. Ce dernier prend la forme d’une série d’étapes qui se veulent « continue[s], dynamique[s] et non linéaire[s] » (OTSTCFQ, 2011 : 10) et qui s’organisent autour d’une certaine méthodologie. L’OTSTCFQ (2011) détaille ainsi ces étapes : d’abord, la prise de contact qui prend la forme d’une phase de syntonisation ayant comme objectif de préparer le clinicien à rencontrer la personne qui vient demander de l’aide; le clinicien prendra connaissance du contexte de la référence, des premières informations qu’il possède concernant la situation et des réactions de la personne à rencontrer face à celle-ci. Il est également possible que la prise de contact ne se fasse que lors de la première rencontre et omette alors la phase de syntonisation. Vient ensuite la phase de cueillette des informations, où le professionnel recueille des données concernant le vécu subjectif de la personne, les conditions de vie dans lesquelles elle évolue, ainsi que, comme le rappelle Guy Bilodeau (2005), les éléments physiques, sociaux, économiques, culturels et politiques qui constituent son environnement. Finalement, le travailleur social entame les deux dernières phases, où il analyse les données et, à partir de celles-ci, émet une opinion professionnelle qui sera cruciale dans la prise de décisions concernant la planification de l’intervention à venir (Milner et O’Byrne, 2009). Un deuxième courant propose une définition plus spécifique de l’évaluation psychosociale qui s’apparente davantage au terme « diagnostic » utilisé par Francis J. Turner (2002). Dans cette perspective, l’évaluation est circonscrite à l’analyse des informations recueillies par le travailleur social et à la formation de son opinion professionnelle. Joan Keefler (2005) opte pour le premier courant, ajoutant que l’évaluation psychosociale ne se limite pas au processus décrit plus haut, mais qu'elle inclut également le produit final prenant la forme d’un rapport. On y retrouve les informations recueillies et retenues divisées en sections. Les données à inclure diffèrent d’un auteur à l’autre; toutefois, tous s’entendent pour y inclure l’opinion professionnelle (Keefler, 2005).

Si cerner l’évaluation psychosociale selon une seule définition reste difficile, Sinclair, Garnett et Berridge (1995 : 36) rappellent que « assessment is a term which can only have meaning when it is defined in terms of the purpose, the context and the manner in which it is undertaken ». C’est pourquoi il apparaît plus aisé de catégoriser les différentes mises en application de cette activité. Judith Milner et Patrick O’Byrne (2009) proposent d’utiliser la catégorisation de Smale et Tuson (1993), qui divise les différentes évaluations psychosociales en trois modèles distincts : le modèle interrogatif, protocolaire et dialogique. La première catégorie consiste principalement en une série de plusieurs questions organisées, ou non, selon un questionnaire ou autre format semblable. Les données recueillies grâce à ces questions seront par la suite traitées selon la théorie préconisée par le travailleur social, son orientation professionnelle, et, comme il en sera question plus tard, influencées par l’organisation des services en travail social. L’analyse des informations retenues dégagera alors une opinion professionnelle, et certains iront jusqu’à dire un diagnostic (Parton et O’Byrne, 2000; Turner, 1994). Ici, le travailleur social se présente donc en expert, Parton et O’Byrne (2000) affirmant qu’il opère tel un détective, et ce, dans le but d’identifier le problème et sa cause en plus d’y proposer une solution. Le modèle protocolaire est quant à lui défini par une collecte de données pouvant être organisée et guidée par une liste de contrôle, et détermine nécessairement l’admissibilité ou l’inadmissibilité à un service ou à un ensemble de services (Milner et O’Byrne, 2009). Il ne nécessite que très peu de jugement dans son application et, normalement, est commandé par la ressource qui fournit les services. Finalement, la troisième catégorie, le modèle dialogique, axe davantage sa recherche sur les ressources internes et le potentiel de chaque destinataire afin de leur donner l’occasion d’atteindre certains objectifs qui se définissent grâce au travail de collaboration effectué avec le travailleur social. Cette perspective permet à chaque personne d’être un expert de sa réalité et dispense le professionnel de ce rôle, le laissant libre de s’engager dans un processus interactif et réflexif.

Il importe de préciser que les deux premiers modèles sont souvent utilisés en synchronie dans le cadre d’une même intervention (Milner et O’Byrne, 2009). Ce regroupement dans la pratique semble justifiable puisque tous deux dépendent des mêmes postulats théoriques. En effet, en recueillant des données objectives à des fins d’interprétation pour guider l’élaboration de l’intervention appropriée, les modèles interrogatif et protocolaire prétendent pouvoir connaître le réel, en juger de manière objective et le prédire. On suppose alors que l’évaluation doit précéder le traitement (Parton et O’Byrne, 2000).

Définir la culture du positivisme

En adoptant cette logique, les modèles interrogatif et protocolaire s’insèrent dans ce qu’Henri A. Giroux (1979) appelle la culture du positivisme. Il utilise cette expression pour différencier le courant philosophique positiviste qu’il juge trop large et imprécis dans sa définition et les concepts qui s’y rattachent d’une forme d’hégémonie culturelle. « Cette influence, plutôt cette contamination, se traduit par une conception positiviste de la science, de l’État et des besoins sociaux […] dont la prétention est de faire une heureuse synthèse de plusieurs disciplines telles que le management, la prospective, la sociologie, etc. » (Redjeb et Laforest, 1983 : 107) Se basant en grande partie sur l’approche classique des sciences de la nature, la culture du positivisme s’ancre dans la notion de progrès, autrefois liée à l’idée d’un progrès moral assuré par l’autodétermination et la discipline personnelle. Aujourd’hui, à la suite d’une mutation qui se produisit au XXe siècle, elle prend plutôt la forme de la croissance matérielle et technique s’organisant en fonction de règles utilisées par la méthode scientifique (Giroux, 1979); une méthode où l’objet d’étude existe a priori et où la tâche de la science consiste à débusquer, à expliquer et à prédire des phénomènes grâce au contrôle technique de variables, et ce, sans biais personnels ou idéologiques (Iversen, Gergen et Fairbanks II, 2005; Giroux, 1979). Si l'on parle ici d’expliquer, c’est parce qu’il ne s’agit pas seulement de décrire un phénomène, mais bien d’en identifier la cause (Keefler, 2005). De même, si l’on parle de prédire, c’est parce qu’à l’aide d’instruments de contrôle des variables, les scientifiques doivent pouvoir produire des résultats constants et vérifiables (Paillé, 2012). Effectivement, à travers la manipulation de certaines variables, ils doivent produire un effet désiré ou en prévenir l’apparition (Giroux, 1979). Le savoir n’est donc pas assujetti aux valeurs. De plus, il se base sur des observations et des faits objectifs, vérifiables et reproductibles.

La culture « du » positivisme se prétend objective en instaurant une distance entre le savoir qu’elle produit et le monde des valeurs et des idéologies. Toutefois, comme le souligne Henri A. Giroux (1979 : 270) :

The very notion of objectivity is based on the use of normative criteria established by communities of scholars and intellectual workers in any given field. […] The notion that theory, facts and inquiry can be objectively determined and used falls prey to a set of values that are both conservative and mystifying in their political orientation.

Il s'agit donc d'une prétention à l'objectivité qui n'est pas neutre en soi. Raymond Massé (1999) précise que l'utilisation d'une perspective médicale pénétrée par la technique peut mener à l'identification de problèmes sociaux comme pathologiques, ne représentant pas ainsi une option objective et laissant plutôt présager un dispositif de rechange au cadre moraliste. Dans cette optique, la culture du positivisme scientifique n’atteint pas l’objectivité qu’elle prône. Il s’avère alors essentiel de remettre en question les valeurs qui s’y logent et la manière dont elles agissent sur les évaluations psychosociales interrogatives et protocolaires.

Analyse des enjeux éthiques entourant l’évaluation interrogative et protocolaire

Premier enjeu éthique : la catégorisation des destinataires

Le premier enjeu éthique en lien avec les évaluations interrogative et protocolaire réside dans la manière dont les situations sont problématisées et dans la catégorisation qui s’ensuit. Qui se prononce sur les situations vécues par les destinataires? Qui les catégorise et comment le fait-il? Finalement, quels impacts cet enjeu peut-il avoir?

Au Québec, l’accès aux services psychosociaux des Centres de santé et de services sociaux (CSSS) passe par l’accueil psychosocial des Centres locaux de services communautaires (CLSC). Lorsqu’une personne s’y rend, l’intervenant présent évalue sa demande, l’aide à trouver des solutions et la dirige soit vers un service offert par le CSSS, soit vers un organisme communautaire (CSSS Jeanne-Mance, 2009). Différents formulaires peuvent être utilisés pour évaluer les personnes et les diriger vers les services que le professionnel juge appropriés. Ces formulaires permettent une plus grande constance dans les données recueillies et standardisent leur cueillette. Toutefois, ils la limitent à certaines informations et, ce faisant, omettent d'autres éléments pour respecter certains paramètres (Coe, 1987). Dans ce contexte, il peut être difficile de communiquer un message qui serait distinct de celui du questionnaire. Richard Coe (1987 : 20) ajoute :

Form can, in this sense, be ideological : when a particular form constrains against the communication of a message contrary to the interests of some power elite, it serves an ideological function. Insofar as form guides function, formal values may carry implicit moral / political values.

On observe également qu’au Québec comme ailleurs, la structure et le contenu des formulaires sont développés par des comités constitués de bureaucrates et rarement de travailleurs sociaux (Keefler, 2005). Prenons comme exemple le comité aviseur sur l’adoption de l’outil d'évaluation multiclientèle qui a vu 19 acteurs s’engager dans le processus, mais dont une seule membre faisait partie de l’OTSTCFQ (MSSS, 2000). Cette situation n’a rien pour rassurer les travailleurs sociaux sur le fait que la spécificité de leur approche est respectée et que les questionnaires auxquels ils recourent se conforment à leurs valeurs socioprofessionnelles.

Les formulaires, bien qu’ils contraignent les travailleurs sociaux dans leur cueillette de données, ne les dispensent pas d’avoir à émettre leur opinion professionnelle dans le cadre d’une évaluation psychosociale. Pour ce faire, l’opinion qu’a le destinataire de sa propre situation fera partie des sources d’informations accessibles au professionnel. Cependant, dans les évaluations interrogative et protocolaire, la logique interne ou endogène du destinataire vis-à-vis de sa situation est perçue comme subjective, tandis que l’opinion professionnelle du travailleur social est basée sur des faits objectifs et vérifiables (Milner et O’Byrne, 2009). En effet, l’intervenant est l’expert en ce qui concerne la situation et représente l’autorité capable d’identifier la cause du problème. C’est son expertise qui prévaudra sur la logique endogène de la personne rencontrée. Toutefois, comme nous l’avons déjà vu, la prétention à l’objectivité est sujette à caution et, en ce sens, affirmer comprendre la situation d’une personne grâce à des données objectives l’est tout autant. Il s’agit alors de s’interroger sur le processus qui permet au travailleur social de générer une expertise et de se questionner sur les faits apparemment objectifs qu’il collecte.

À cet égard, l’étude de Rosemary Mendel et al. (2011) confirme la présence des biais de confirmation chez les professionnels, plus spécifiquement chez les psychiatres. Ce biais cognitif consiste en la tendance chez une personne à confirmer sa première impression d’une autre personne en négligeant des données contradictoires ou de l’information qui ne supportent pas son hypothèse initiale. Cette opinion aura donc tendance à se maintenir puisque les informations pouvant l’infirmer ne seront pas prises en compte. Les auteurs soulignent également avec cette étude que, lorsqu’on observe ce type d’erreur cognitive dans la collecte de données, la justesse et la qualité des diagnostics en souffrent (Mendel et al., 2011). Les dangers d’un tel biais sont inquiétants si l’on prend en compte la diversité des biais cognitifs pouvant influencer les professionnels (Croskerry, 2003; Keefler, 2005). Plus particulièrement en travail social, cette propension du professionnel à ancrer son opinion serait néfaste et influencerait fortement le jugement professionnel, car le premier contact avec le destinataire se produit souvent dans des situations difficiles, des situations de crise qui donnent une image négative de celui-ci (Keefler, 2005). Le résultat peut être désastreux lorsqu’on considère que cette évaluation déterminera les services qui seront offerts ou non au destinataire et, dans une plus forte mesure, pourra justifier la prise en charge de la situation par l’État. On comprend alors mieux que : « every patient who receives a wrong diagnosis due to confirmation bias is one too many » (Mendel et al., 2011 : 2656).

Dans le processus d’accès aux services après l’accueil et l’évaluation, les personnes qui demandent un soutien seront orientées vers le service que le travailleur social jugera approprié. Ces services, autant institutionnalisés que communautaires, se répartissent en catégories basées sur l’âge, le statut socioéconomique ou un diagnostic de santé mentale. Cette catégorisation peut avoir pour effet de fortement renforcer les stéréotypes déjà implantés (Milner et O’Byrne, 2009), d'autant plus que selon les résultats d’Aaron Rosen (1994), les travailleurs sociaux ont tendance à majoritairement utiliser des connaissances en lien avec des valeurs et des catégorisations normatives pour prendre des décisions. Le danger consiste non seulement en la perpétuation de préjugés vis-à-vis des destinataires, mais également en ceci que les travailleurs sociaux peuvent influencer leurs actions par des prophéties autoréalisatrices. Celles-ci prennent forme lorsqu’une personne entretenant de fausses croyances par rapport à une autre personne, et traitant celle-ci conformément à ces croyances, l’amène à agir selon des stéréotypes qui n’étaient pourtant pas présents auparavant (Madon et al., 2011). De plus, ces stéréotypes sociaux sont d’autant plus forts qu’ils sont consensuels. Les personnes appartenant à des groupes stéréotypés font donc face à des croyances similaires provenant de différentes personnes et rencontrent ces croyances dans des contextes différents et à des moments différents de leur vie. Dès lors, l’influence des prophéties autoréalisatrices est particulièrement dommageable (Madon et al., 2011).

Deuxième enjeu éthique : l’individualisation des problèmes sociaux

Placer l’individu au centre de la définition de la situation problème constitue le deuxième enjeu éthique entourant les évaluations psychosociales interrogatives et protocolaires. L’OTSTCFQ (2011 : 8) considère que :

Le travailleur social se distingue par l’analyse contextuelle qu’il fait de la situation sociale de la personne, laquelle se reflète dans son évaluation. Le travailleur social évalue le fonctionnement social dans une perspective d’interaction entre la personne et son environnement, en intégrant une réflexion critique des aspects sociaux qui influencent les situations et les problèmes vécus par la personne. Il s’agit de son objet d’analyse et de réflexion.

Une évaluation qui se centre sur les caractéristiques internes du destinataire et leur influence sur le problème vécu par celui-ci génère inévitablement une tension entre la responsabilité individuelle et la responsabilité collective.

Dans un premier temps, les modèles interrogatif et protocolaire, en s’inscrivant dans la culture du positivisme, adoptent un cadre moral qui s’appuie sur un certain nombre de valeurs provenant de l’individualisme contemporain et du néolibéralisme (Massé, 1999). D’une part, dans une rupture que Nicole Aubert (2004) caractérise de passage vers un Dieu intérieur, l’individu postmoderne intériorise ses devoirs envers lui-même, les autres et la collectivité. Ce mouvement de la transcendance à l'immanence a eu pour conséquence de transférer l’éthique vers « les droits individuels à l’autonomie, au désir [et] au bonheur » (Massé, 1999). La société se construit alors à partir des interactions entre des individus libres qui doivent gérer eux-mêmes leur individualité (Soulet, 2005). Chaque personne possède le droit à l’autoréalisation, mais en a également maintenant le devoir puisqu’elle constitue le critère d’appartenance à cette nouvelle collectivité. Gare à celui qui ne pourra se constituer en tant qu’être autonome à travers un projet singulier, il sera seul responsable de sa souffrance et même de ses pathologies. Dès lors, ses revendications devront se limiter à sa capacité d’autoréalisation, et les mécanismes d’intégration sociale ne pourront être mis en cause (Soulet, 2005). D’autre part, la fonction de l’État s’est vue modifiée avec la montée du néolibéralisme. Auparavant, l’État avait comme fonction, à travers ses politiques sociales, de prendre en charge la mise en commun des risques sociaux. La société se devait alors d’être solidaire envers tous les membres qui étaient distribués de manière inégale à travers les différentes positions sociales. Aujourd’hui, son rôle consiste plutôt à prendre en compte l’individualité de tous ses membres et, grâce aux politiques sociales, à utiliser des moyens spécifiques pour réinsérer les individus dans la collectivité. Pour ce faire, on offre aux individus une aide pour reconstruire leur capacité d’autoréalisation, condition nécessaire à l’intégration dans la société (Soulet, 2005). Il s’avère toutefois essentiel que chaque individu fasse sa part, et honte à celui qui ne pourra répondre aux injonctions normatives concernant son bien-être; il sera responsable non seulement de ses propres maux, mais aussi de ceux de la société tout entière puisqu’il court-circuitera la collectivité et la cohésion sociale par son incapacité à se réaliser en tant qu’être autonome et heureux.

Dans un deuxième temps, en exigeant que le problème soit « diagnostiqué » pour fournir un « traitement », les modèles interrogatif et protocolaire adoptent une logique médicale ancrée dans la culture du positivisme. Dans cette perspective, la causalité devient un élément majeur de l’évaluation. Ce que remarquent Judith Milner et Patrick O’Byrne (2009), c’est qu’en évoluant dans un système où les solutions sont limitées par le manque de ressources, les travailleurs sociaux auront tendance à « adapter » la cause des problèmes rencontrés par les destinataires. Par exemple, lorsqu’une personne se présente avec un problème de consommation, que l’on apprend qu’elle reçoit le minimum de prestations du programme d’aide sociale (589 $ par mois) et qu’elle réside dans une maison de chambres, les ressources disponibles pourront influencer la cause du problème vécu par cette personne (MESS, 2012). Le travailleur social, dans cette situation, n’aura que peu d’options pour modifier les conditions de vie qui pourraient causer la consommation du destinataire. Effectivement, pratiquement aucune ressource ne permet d’augmenter les prestations d’aide sociale auxquelles il a droit. De plus, les logements à prix modiques sont extrêmement rares et les listes d’attente s’étirent sur plusieurs années. Comment, alors, reloger une personne hors d’un environnement reconnu pour la quantité de consommateurs qui y résident, s’il est impossible d’augmenter son revenu ou de trouver un logement abordable dans un environnement représentant moins d’occasions de consommation? Les ressources disponibles suggèrent plutôt que la solution pour mettre fin au problème de consommation se situe d’abord et avant tout à l’intérieur de la personne, dans sa motivation et son désir de cesser de consommer. C’est ainsi que la logique de causalité se trouve altérée et que le « diagnostic » se module au « traitement » disponible. On comprend mieux que, s’il désire présenter un plan d’intervention réaliste, le professionnel devra choisir parmi les solutions disponibles s’appliquant au contexte dans lequel il intervient. Celui-ci peut inclure des familles qui ne sont pas prêtes à coopérer, un milieu où il y a peu d’espace pour la mobilisation citoyenne, des services surchargés ou qui n’existent tout simplement pas et un contexte où les politiques sociales rejettent le blâme sur l’individu plutôt que de partager la responsabilité collectivement (Jetté et al., 2000; Mayer, 1994). Difficile alors de présenter des solutions qui dépassent l’individu et s’étendent au contexte dans lequel il évolue. En somme, la tendance à individualiser les problèmes sociaux semble effectivement provenir des fondements de la culture du positivisme dans laquelle on retrouve des valeurs provenant de l’individualisme, du néolibéralisme et de la logique de la causalité. Toutefois, l’organisation du travail social doit également être mise en cause, car pour le professionnel aux prises avec des situations psychosociales complexes, explorer des pistes individuelles plutôt que structurelles s’avère tentant.

Troisième enjeu éthique : la gestion du risque

Le troisième enjeu éthique des évaluations psychosociales interrogatives et protocolaires s’inscrit une fois de plus, d’une part, dans l'organisation du travail social et, d’autre part, dans les valeurs sous-jacentes au positivisme scientifique. Cet enjeu se situe dans l’imputabilité des travailleurs sociaux en rapport aux conséquences des situations sur lesquelles ils interviennent et formulent des recommandations professionnelles. Leur responsabilité réside alors dans la prévention des risques potentiels ainsi que dans l’élaboration des actions appropriées pour les éviter. Cette posture est délicate et les encourage à évaluer les risques plutôt que les besoins des destinataires (Graybeal, 2001).

Nigel Parton et Patrick O’Byrne (2000) décrivent une attitude où les personnes rencontrées par le travailleur social se transforment en ennemies à blâmer et sur lesquelles il peut s’avérer facile de poser des jugements moraux, jugements que l’on motive par leur inadéquation au modèle du citoyen conçu comme « un pur être de raison », pour reprendre le terme de Christine Durif-Bruckert et Audrey Gonin (2011 : 138). Celui-ci devrait, à tout moment, être en mesure de rationaliser ses comportements en lien avec son devoir de maximiser sa santé (Massé, 1999). Pour y arriver, il devrait avoir pris connaissance de tous les choix qui s’offrent à lui, comprendre tous les effets possibles sur sa santé et vouloir adopter le comportement le plus sain. Par ce choix rationnel, il se dote d’une bonne santé et, par le fait même, multiplie les effets bénéfiques pour le bien-être collectif. Force est de constater que notre société n’est pas seulement composée d’êtres rationnels et que cette classe citoyenne fait plutôt partie d’un idéal sanitaire.

En s’adressant aux destinataires à l’aide de cette construction culturelle et politique d’une santé idéalisée et excessive, on oublie qu’ils sont aussi des sujets avec des désirs et des besoins qui leur sont propres et qui s'inscrivent dans des contextes sociaux, culturels et politiques spécifiques (Durif-Bruckert et Gonin, 2011). Il s’agit plutôt de prendre en compte la singularité des personnes rencontrées et de s’interroger sur ce que signifient pour eux les comportements en lien avec leurs prises de risque supposées. D’une part, pour certains sujets ancrés dans leur contexte spécifique, les prises de risque supposées peuvent être perçues comme bénéfiques ou menaçantes pour leur santé, et ce, même si ces représentations vont à l’encontre des prescriptions des « hygiénistes » sociaux (Durif-Bruckert et Gonin, 2011). D’autre part, Raymond Massé (1999) remet en question cette logique du rationnel puisqu’elle ne prend pas en compte la prise de risque comme une quête de sens s’inscrivant dans une logique symbolique. À ce sujet, David Le Breton (1991 : 43-44) rapporte que :

Sur le plan social et culturel, les valeurs essentielles à la vie deviennent formelles, contradictoires, souvent elles n’offrent plus suffisamment à l’homme le soutien anthropologique (le holding) qui lui est nécessaire. Elles ont moins qualité de rituels que de procédures. Davantage indicatrices de conduites à tenir que pourvoyeuses de sens, elles sont, en conséquence, peu investies par les acteurs […] et laisse[nt] nombre d’acteurs partiellement désarmés devant le fait de vivre.

Qui plus est, ce n’est plus à la collectivité d’instaurer le processus de recherche de sens; comme présenté précédemment, ce parcours devient la responsabilité de l’individu. Cette tâche lui incombe, il en a le droit et le devoir. La prise de risque s’inscrit donc dans cette quête et donne l’occasion aux individus de cerner eux-mêmes leurs limites à l’aide d’objets ancrés dans le réel. Les transgressions inhérentes à cette quête de limites agissent donc comme de nouvelles formes de légitimité pour assurer au sujet qu'il est, qu'il a une valeur et un sens (Le Breton, 1991). Toutefois, comme le rapporte Michel Parazelli (2004) : « Viser la modification de comportements et l’adaptation des individus aux structures sociales sans leur implication pleine et entière tend à aliéner l’individu à qui l’on demande par ailleurs d’être autonome. » Les tenants de l’« hygiénisme social » justifient alors, à l’aide de cette vision du risque potentiel, l’intervention de l’État dans toutes les sphères de la vie. Le social devient dès lors un objet à façonner dans le dessein d’atteindre l’objectif de l’idéal sanitaire (Massé, 1999); logique envahissante qui met en tension le droit à la protection et le droit à l’autodétermination.

En s’inscrivant dans cette dialectique, les évaluations interrogative et protocolaire ont comme objectif de prévenir un risque éventuel en proposant un plan d’action qui y apporte des solutions. Cependant, si le plan d’action échoue, ce risque peut devenir réalité et, dans cette éventualité, un « drame » qui aurait pu être évité devient aussi réalité. La faute repose alors sur le travailleur social et son évaluation psychosociale qui n’ont pas atteint leur objectif (Milner et O’Byrne, 2009). Cette situation force donc l’imputabilité sur des travailleurs sociaux par rapport à des situations incertaines et complexes. Pourtant, cette responsabilité ne devrait pas être portée par une seule profession puisque les évaluations psychosociales ne sont pas seulement influencées par les professionnels qui les mettent en pratique, mais aussi par les besoins des destinataires, le contexte dans lequel interviennent les travailleurs sociaux et l’organisation de leur pratique dans les services sociaux québécois. Le partage de cette responsabilité avec les autres acteurs pourrait libérer un espace pour que le professionnel s’ouvre à l’incertitude : rare certitude dans le monde de l’intervention. L’évaluation pourrait ainsi prendre en compte les risques sans se réduire à leur seule analyse (Milner et O’Byrne, 2009).

Évaluation psychosociale dialogique : définition, défis et perspectives

À ce stade-ci, il importe de rappeler que les trois enjeux éthiques vus précédemment sont directement liés avec les deux premiers modèles d’évaluations psychosociales et leurs fondements dans la culture du positivisme. En contrepartie, le modèle dialogique d’évaluation psychosociale puise davantage ses inspirations dans une perspective constructiviste et répond à certains égards aux interrogations soulevées jusqu’ici. Dans ce modèle, la personne donne un sens aux événements qu’elle vit à travers un récit qui se bâtit autour d’une « histoire dominante » (White et Epston, 2003). Dominante, parce qu’elle constitue le récit principal qui prend en compte certains éléments et doit en ignorer d’autres afin de se structurer en une trame narrative cohérente. Toutefois, la construction de cette histoire ne se fait pas par une personne seule, isolée du monde social. Elle prend plutôt forme à travers des discours culturellement disponibles qui structurent le récit. Elle façonne également les relations et permet de percevoir le destinataire comme un être « relationnel » et non seulement comme une individualité et un « soi » (Parton et O’Byrne, 2000). Les relations qu’il établit ne se limitent pas à son environnement et aux discours culturellement disponibles, mais s’étendent aussi à ses problèmes. Son existence prend forme dans cette dynamique plutôt que dans une cause interne à découvrir et à extraire (Parton et O’Byrne, 2000). En « extériorisant » ainsi le problème et en assumant qu’une cause n’est pas nécessaire à l’exploration des solutions, le travailleur social libère un espace qui aurait été, a priori, rempli par une explication provenant de l’extérieur. Cet espace donne l’occasion à la personne de faire émerger elle-même une ou plusieurs nouvelles histoires concernant son vécu, histoires que Michael White et David Epston (2003) nomment les « moments d’exception ». La présence de ces nouvelles interprétations génère une distance avec l’histoire dominante qui, souvent, s’avère contraignante et oppressante. Il s’agit alors de donner à ces moments d'exception une nouvelle signification afin de bâtir une histoire inédite qui éventuellement pourra remplacer l’ancienne (White et Epston, 2003). La relation ainsi créée offre au travailleur social un rôle différent de celui d’expert sur la vie des autres et le positionne davantage comme expert de la communication et de l’émergence de nouvelles solutions qui jusqu’ici restaient inexplorées. C’est un changement de paradigme important où le processus n’est plus de reproduire sur papier la vie d’une personne grâce à un formatage professionnel, mais plutôt de susciter un bilan des événements vécus par la personne et un compte rendu du sens qu’elle leur insuffle (Parton et O’Byrne, 2000).

L’évaluation psychosociale dialogique, par sa posture épistémologique postmoderne, propose donc un regard différent sur le réel. Elle remet en cause la notion d’objectivité et amène plutôt le travailleur social à assumer la subjectivité qui s’installe dans la connaissance qu’il construit vis-à-vis du destinataire et de sa situation. En s’inspirant de cette posture, il serait possible d’instaurer, à l’intérieur du processus d’évaluation, des mécanismes pour expliciter la subjectivité du professionnel et, par le fait même, son cadre moral. Dès lors, autant lui que les lecteurs du rapport peuvent se situer et avoir un regard critique sur le processus d’évaluation ainsi que les valeurs et normes en jeu. De plus, à l’intérieur du modèle dialogique, le regard sur le destinataire est modifié, ce qui donne l’occasion au travailleur social de l’envisager comme un être singulier, pour qui les sources du problème vécu ne résident pas nécessairement dans sa capacité d’autoréalisation et de maximisation de sa santé. En effet, en envisageant l’histoire dominante non seulement comme une construction individuelle, mais également comme une construction culturelle, une distance critique s’impose avec le cadre moral individualiste et néolibéral. Ainsi, en assumant la subjectivité des intervenants dans le processus d’évaluation et en adoptant une distance critique avec le cadre moral individualiste et néolibéral, l’évaluation psychosociale dialogique désamorce plusieurs des sources d’enjeux visant la catégorisation des destinataires et l’individualisation des problèmes sociaux.

Toutefois, malgré cette posture épistémologique, les défis demeurent importants pour cette approche. D’une part, le fait d’y concevoir le récit du destinataire et l’opinion du travailleur social comme des regards sur le réel et non comme des vérités objectives laisse présager des enjeux lorsque d’autres professionnels ayant accès aux dossiers contenant les évaluations prennent connaissance des conclusions qui s’y retrouvent. En effet, celles-ci peuvent être interprétées non plus comme un regard sur la réalité, mais bien comme des vérités (Keefler, 2005). Cette situation est d’autant plus inquiétante que les évaluations psychosociales peuvent être utilisées pour prendre des décisions importantes, comme doivent le faire, par exemple, les juges dans les cas de protection de la jeunesse. Un sens peut alors être dérivé des conclusions du rapport sans s’y retrouver à l’origine. D’autre part, ce type de fondement théorique peut également avoir de la difficulté à se traduire en un guide d’actions concrètes pour la pratique. Joan Keefler a mis en lumière dans sa thèse de doctorat qu’au Québec, les travailleurs sociaux ont tendance à ignorer certaines orientations théoriques lorsqu’elles ne s’intègrent pas facilement à leur pratique. Pour expliquer cette tendance, elle ajoute que : « Social work is a pragmatic profession that does not lend itself to extensive theorizing. »(2005 : 130) Finalement, si ce modèle donne l’occasion de dénouer certains enjeux éthiques liés aux modèles interrogatif et protocolaire et fournit de précieux arguments théoriques, il ne soustrait pas l’ensemble des professionnels à la lutte pour une organisation différente des services. L’obtention de services qui ne sont pas basés sur des catégorisations, la création de davantage de ressources pour formuler des solutions créatives et novatrices aux problèmes sociaux et la revendication d’une vision des problèmes sociaux basée sur une compréhension des différents milieux plutôt que sur un idéal sanitaire peuvent tous devenir des objectifs atteignables. Les travailleurs sociaux doivent cependant se mobiliser et mettre de l’avant une vision commune de leur travail. Ces enjeux ne se limitent pas à la seule définition de nouvelles méthodes d’évaluation et doivent faire partie de débats plus larges sur le travail social.

Malgré ces limites, Milner et O’Byrne (2009) considèrent l’évaluation psychosociale dialogique comme préférable aux modèles interrogatif et protocolaire. Il est également intéressant de remarquer à ce moment-ci que le modèle dialogique se rapproche des lignes directrices proposées par le cadre de référence de l’OTSTCFQ, et ce, à deux points de vue. D’abord, l’évaluation du fonctionnement social à l’intérieur de ses fondements théoriques suggère que :

[l]a participation et la collaboration de la personne à toutes les phases de l’évaluation sont essentielles, voire incontournables, ce qui permet au travailleur social de comprendre la situation selon sa perspective, celle de ses proches et des personnes significatives de son réseau, tout en s’appuyant sur les savoirs issus de la pratique, les connaissances scientifiques et les assises théoriques (Pillari, 2002; Wilson et coll., 2008). Le professionnel établit une relation qui favorise les principes d’autodétermination et d’autonomie de la personne. En ce sens, cette dernière partage un rôle actif avec le travailleur social pour la collecte et l’analyse des informations (Johnson et Yanca, 2010; Timberlake et coll., 2008; Turner, 1999). Experte de sa situation, la personne est en mesure de décrire et d’expliquer ce qu’elle vit (Crisp et coll., 2004; Johnson et Yanca, 2010).

OTSTCFQ, 2011 : 10

Cette suggestion d’une rencontre intersubjective entre le destinataire et le professionnel afin de fonder une compréhension commune de la situation n’est pas sans rappeler le modèle dialogique d’évaluation psychosociale. Néanmoins, à l'instar des orientations théoriques développées à partir du postmodernisme, le cadre de référence de l’OTSTCFQ a de la difficulté à s’imposer sur le terrain comme principale approche d’évaluation psychosociale. En effet, la première des trois conclusions de Joan Keefler est que : « The requirements of the recording form rather than guidelines from a professional order and the literature were the significant predictor of the content that experienced workers included in their initial recordings. »(2005 : 111) Elle suggère par conséquent de porter une attention particulière aux formulaires des établissements. Nous avons déjà noté leur influence sur les données recueillies ou ignorées par les travailleurs sociaux ainsi que sur les valeurs et connaissances mobilisées. Les formulaires peuvent aussi être utilisés afin de juger de l’efficacité des interventions et de l’imputabilité des intervenants qui les mettent en place. Considérant ces impacts, les travailleurs sociaux auraient donc tout à gagner à adapter les formulaires afin de mieux prendre en compte l’importance de documenter l’intervention et son processus, et ce, non pas dans une logique d’efficience technocratique, c’est-à-dire d’« accorder une valeur [au social] là où la technique est efficiente » (Redjeb et Laforest, 1983 : 123), mais parce que la documentation de l'intervention représente une utilité clinique de premier ordre en plus d’atténuer les enjeux éthiques qui y sont reliés.

Conclusion

En explorant les coulisses de l’évaluation psychosociale, j’ai voulu m’interroger sur sa nature, ses objectifs et ses impacts sur le travail social, les travailleurs sociaux et les gens qu’ils rencontrent. En m’appuyant sur les connaissances déjà mises de l’avant par la littérature sur le sujet, j’ai proposé une analyse critique des modèles qui dominent la mise en oeuvre de l’évaluation psychosociale sur le terrain. J’ai défini les évaluations interrogative et protocolaire comme prenant racine dans la culture du positivisme, tout en soulignant que cette posture épistémologique soulève des enjeux éthiques considérables. En analysant la catégorisation des destinataires, la gestion de leurs prises de risque ainsi que l’individualisation des problèmes sociaux, j’ai démontré que ces enjeux sont causés non seulement par les valeurs inhérentes à la culture du positivisme, mais également par l’organisation des services sociaux au Québec et, plus particulièrement, par l’organisation du travail social. J’ai finalement proposé un modèle différent de ceux qui dominent actuellement, lequel permettrait de rééquilibrer le pouvoir que détiennent les professionnels en reconnaissant l’expertise des personnes en ce qui concerne leur réalité. Ce faisant, un bilan des événements vécus par la personne et un compte rendu du sens qu’elle leur prête seraient créés lors d’une rencontre intersubjective entre destinataire et professionnel. Ce changement de paradigme permettrait aux travailleurs sociaux de prendre davantage en compte les éléments structurels qui affectent leur pratique et qui, pour l’instant, sont façonnés par des bureaucrates plus intéressés par l’efficience technocratique que par l’utilité clinique de l’évaluation psychosociale et l’atténuation de ses enjeux éthiques.