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Introduction

Depuis quelques années, la grand-parentalité fait l’objet d’études fort intéressantes au Québec (Darveau, 1994 ; Olazabal et Desplanques, 2009) comme en France (Attias-Donfut et Segalen, 2007) et aux États-Unis (Hayslip, Shore, et Henderson, 2000). On ne peut en dire autant des grands-parents autochtones sur lesquels il existe très peu de littérature (Mutchler, Baker et Lee, 2007). Pourtant, ils sont reconnus pour leur implication majeure dans le système familial (Fuller-Thomson, 2005 ; Bahr, 1994), à travers les adoptions coutumières notamment. Cette pratique, très répandue au sein des communautés inuites, consiste à prendre en charge un enfant de leur fille ou de leur fils qui ne peut en assumer la responsabilité. Ces personnes vieillissantes, les femmes en particulier, prennent donc sur elles de replonger dans ce que les Anglais nomment avec justesse le « parenthood », ou « motherhood » dans le cas des femmes, c’est-à-dire ce temps et cet « état » à la fois de responsabilités et d’éducation, mais aussi de soins, d’attentions et d’inquiétudes. Qui sont ces grands-mères, ces femmes d’expérience, détentrices de savoirs uniques, témoins des événements historiques marquants pour plusieurs générations, qui assument, dans des conditions de grande précarité, une multitude de fonctions au sein de la famille ? Telle est la question à laquelle nous avons voulu répondre par le biais d’une recherche qualitative exploratoire auprès de grands-mères inuites faisant l’objet d’une maîtrise en travail social[1]. Cette démarche scientifique visait à connaître le point de vue de ces femmes aînées sur leur place et leurs rôles au sein de leur famille et dans les relations intergénérationnelles[2]. Cet article en présente les premiers résultats. Après avoir dressé un portrait sociodémographique des Inuits du Nunavik, et des grands-mères en particulier, nous explorerons, à travers une comparaison transculturelle, le concept de grand-maternité. Pour ce faire, nous nous pencherons sur le rôle des grands-mères au sein de la famille, dans les sociétés dites occidentales d’abord puis tel qu’il est construit chez les Inuits. Nous terminerons cet article par une réflexion autour de l’adéquation et de la pertinence des ressources psychosociales en lien avec la spécificité de l’exercice de la grand-parentalité dans les communautés inuites. Signalons d’emblée que ce travail, se situant à la frontière de la sociologie et du travail social, n’a aucune prétention anthropologique. Il vise une meilleure connaissance et reconnaissance des réalités et subtilités d’une culture en vue du renouvellement des pratiques d’intervention auprès de celle-ci.

Quelques mots sur les grands-mères inuites de notre étude

Environ 5 % des personnes déclarant une identité autochtone[3] au Canada, soit plus de 45 000, sont des Inuits. La plupart des Inuits du Canada vivent maintenant dans l’une des quatre régions suivantes : la région d’Inuvialuit (le long de la côte arctique des Territoires du Nord-Ouest), le Nunavut (territoire de l’Arctique de l’Est), le Nunavik (Nord-du-Québec) et le Nunatsiavut (côte nord du Labrador). Au Nunavik, ils sont près de 11 000 qui vivent répartis dans 14 villages situés dans l’Arctique québécois bordant la baie d’Hudson et la baie d’Ungava (Wilkins et al., 2008). C’est sur cette communauté inuite, habitant au nord du Québec, que porte notre étude.

Lors de notre séjour à Inukjuak à l’automne 2008, nous avons interviewé huit grands-mères inuites par le biais d’entrevues semi-dirigées. Pour étayer notre problématique de recherche et mieux préparer nos entretiens, nous avons également pu effectuer deux entrevues avec des intervenants du milieu de la santé et des services sociaux qui travaillent au Centre de santé Inuulitsivik. Notre démarche analytique comportait le repérage et le codage des thèmes, une analyse qualitative de contenu visant à dégager les éléments organisateurs du récit, ainsi qu’une analyse transversale qui consistait à comparer les contenus des discours des grands-mères inuites selon les dimensions pertinentes (Paillé, 2006). Les participantes rencontrées sont des grands-mères (deux sont même arrière-grands-mères) inuites vivant à Inukjuak dans le Nunavik. Elles sont âgées entre 50 et 85 ans, cinq ont entre 50 et 58 ans, trois ont 70 ans ou plus. Ces trois femmes plus âgées, contrairement aux plus jeunes qui parlaient anglais, comprenaient uniquement l’inuktitut, leur entrevue s’est donc déroulée en présence d’une interprète. À l’exception d’une seule grand-mère vivant seule avec son conjoint, par choix, toutes les grands-mères interrogées vivent avec au moins un de leurs enfants ou petits-enfants.

Une réalité quotidienne marquée par des problèmes sociaux majeurs

Les relations intergénérationnelles au sein des familles inuites évoluent dans un contexte socioéconomique généralement précaire dont il nous semble important de décrire certains éléments ici, notamment pour mieux saisir l’ampleur du travail accompli par les grands-mères que nous présenterons ensuite. Il existe de nombreuses études sur les conditions de vie socioéconomique des Inuits et une littérature importante, surtout anthropologique, s’intéressant à la culture et aux représentations inuites. À travers toutes ces recherches, le passé douloureux des peuples autochtones reste une trame de fond essentielle à la compréhension du portrait actuel de la communauté inuite et de l’expérience des aînés. En effet, l’histoire des Inuits du Nunavik, comme celle de l’ensemble des peuples autochtones de l’Amérique du Nord, porte la cicatrice de la colonisation européenne. C’est une histoire de décimation par maladies infectieuses, guerres et suppression active d’une culture et d’une identité tel un génocide (Kirmayer, Brass et Tait, 2000). Les écoles résidentielles, dont nous ont beaucoup parlé les aînées rencontrées, et l’adoption à l’extérieur de la communauté par des familles non autochtones furent imposées dans un effort systématique d’assimilation culturelle dirigé sur les enfants autochtones. Ce n’est que récemment que l’ampleur des actes de maltraitance physique, sexuelle et émotionnelle dans les écoles résidentielles a été reconnue (Chrisjohn, Young et Maraun, 1997). Les séquelles sont encore présentes aujourd’hui et peuvent en partie expliquer les problèmes qui sévissent actuellement au Nunavik.

La colonisation a aussi eu une influence marquée sur les rapports entre hommes et femmes autochtones en survalorisant le domaine public/masculin. Ce changement dans la structure sociale a eu plusieurs conséquences dont la transformation de la nature, des lieux et des modes de transmission des savoirs traditionnels par les femmes dans la communauté (Boucher, 2005). Il appert aujourd’hui que la famille, à travers la cohabitation intergénérationnelle et le rôle de grand-parentage, constitue le principal espace de réalisation et de transmission pour les femmes inuites, comme nous le verrons plus loin.

Par ailleurs, l’enquête de santé auprès des Inuits du Nunavik fournit un grand nombre de données sociodémographiques sur cette population (Anctil, 2008). Le Nunavik se caractérise d’abord par une forte proportion de jeunes : 40 % des habitants ont moins de 15 ans. Cette proportion est deux fois plus élevée qu’ailleurs au Québec. On y constate également un niveau très bas d’éducation puisque seulement 22 % de la population de 15 ans et plus détient un diplôme d’études secondaires ou plus. Il y a très peu de possibilités d’emplois stables et bien rémunérés au Nunavik. D’ailleurs, 58 % des Inuits vivent sous le seuil de revenu annuel de 20 000 $. Les emplois disponibles sont précaires et généralement à temps partiel (Anctil, 2008). La Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA) dans son rapport de 1996 mentionne également le taux élevé de grossesse chez les adolescentes, les problèmes d’alcoolisme et de dépendance aux drogues au sein des communautés autochtones. À cela s’ajoutent des problèmes de pauvreté, de crise et de séparation familiale. L’universalité de certaines réalités telles que la grossesse précoce peut bien sûr être discutée, tout comme l’application des critères de pauvreté du Sud au Nunavik. Mais c’est dans le respect de l’aspiration de cette population à l’égalité dans les standards de vie avec le reste de la population canadienne que nous avons consciemment choisi de comparer ces taux aux statistiques nationales.

La faible espérance de vie au Nunavik de même que sa baisse substantielle entre 1991 et 2001 (elle a chuté de près de quatre ans) sont des données particulièrement frappantes, à mettre en lien avec la précarité des conditions de vie. En 2001, l’espérance de vie y était de 57, 5 ans pour les hommes et de 67,3 ans pour les femmes, lesquelles vivent en moyenne 15 années de moins que les autres Québécoises. De plus, l’espérance de vie dans les régions où vivent les Inuits au Canada était d’environ six ans inférieure à celle des Premières Nations du Canada (Wilkins et al., 2008). Le taux de suicide chez les Inuits est d’autant plus alarmant, 11 fois supérieur à la moyenne nationale (Inuit Tapiriit Kanatami, 2007), qu’il ne cesse d’augmenter (Anctil, 2008). Enfin, un problème social actuel majeur sévissant dans les villages inuits du Nunavik est le surpeuplement dû à la pénurie de logements (Statistique Canada, 2006). Ce phénomène n’est pas sans rapport avec la surreprésentation des ménages multigénérationnels au sein des communautés autochtones (Anctil, 2008). Que sait-on des implications de cette cohabitation multigénérationnelle, contexte particulier de proximité, pour les aînés de la communauté ? L’impact de ce mode de vie sur la place et le rôle des grands-parents au sein du système familial reste encore à explorer.

En résumé, on ne peut nier les conditions de grande vulnérabilité, ni l’histoire douloureuse de déracinement et d’oppression, à travers lesquelles les femmes inuites deviennent mères, puis grands-mères. En contrepartie, c’est largement dans cette expérience de la maternité que les femmes inuites puisent leur force et leur résistance (Dufour, 1988). En effet, comme nous le verrons dans les sections suivantes, avec le statut de grand-mère viennent de lourdes responsabilités, mais aussi un rôle de transmission essentiel à la survie des liens intergénérationnels.

Le concept de grand-mère et la relation aux petits-enfants

Pour mieux comprendre les différentes dimensions de la grand-maternité chez les Inuits que nous dégagerons par la suite, il nous semble important de rappeler tout d’abord brièvement les représentations dominantes de la grand-parentalité dans la culture occidentale.

Malgré la diversification des familles et des modèles de grand-parentage, au Québec, comme dans la plupart des sociétés occidentales, le statut de grand-mère est étroitement associé au vieillissement et à une étape de la vie marquée par un retrait progressif de la sphère publique. Selon les représentations dominantes, un grand-parent joue avec ses petits-enfants, les gâte et assiste la vraie personne à charge : le parent. Cette forme moderne de la grand-parentalité est basée sur le plaisir et sur du temps de qualité ayant pour cadre des relations non contraignantes, libres et consenties (Olazabal et Desplanques, 2009). Cette construction culturelle implique d’avoir atteint un certain âge, pas très loin de la retraite, et d’avoir du temps disponible (Attias-Dunfut et Segalen, 2002). Gestin (2002) remarque également l’attribution aux grands-parents de qualités telles que l’écoute, la patience et la compréhension, mais rappelle que ce sont traditionnellement les femmes qui s’investissent dans les soins et la garde quotidienne des petits-enfants. On associe à la « bonne grand-mère qui se respecte » les activités telles que le tricot, les goûters faits maison, la cuisine traditionnelle et savoureuse, etc. (Gestin, 2002). Contrairement aux parents qui gardent un rôle d’éducation, de contrôle et de surveillance, les grands-mères ont davantage une tâche de récréation active, d’écoute et de tendresse (Attias-Dunfut et Segalen, 2002). Le rôle de la grand-mère dans nos sociétés modernes est tout de même ambivalent dans le sens où malgré l’entraide et la solidarité, la grand-mère ne doit pas prendre trop de place. On attend d’elle qu’elle fasse bénéficier la mère de son expérience, mais pas trop. « Elle doit allier disponibilité et discrétion, suppléer la mère, sa fille ou belle-fille, sans jamais vouloir la remplacer ni imposer son point de vue ou sa manière de faire » (Gestin, 2002 : 29). Comme nous le verrons maintenant, ce modèle diverge largement de celui qui domine dans la culture inuite.

Les responsabilités des grands-mères inuites

La notion de grand-mère chez les Inuits s’inscrit dans un système complexe de parenté où les vivants coexistent avec les ancêtres disparus qui peuvent se réincarner dans les nouveaux-nés grâce aux pratiques de l’éponymie, et où l’adoption et l’anthroponymie contribuent au développement de liens familiaux électifs (Guemple, 1979 ; Saladin D’Anglure, 1998). Il aurait été intéressant d’explorer en profondeur la représentation inuite de la parenté pour mieux situer la place généalogique des grands-mères, mais comme l’affirme Briggs (1986) : « le système de parenté inuit, en apparence plutôt simple, n’est plus un système du tout lorsqu’il est en opération, mais un embrouillement de réseaux idiosyncrasiques qu’il est extrêmement compliqué et difficile d’apprendre » (Briggs, 1986, cité dans Saladin D’Anglure, 1998 : 12). Nous nous limiterons donc ici à l’exposition de certains éléments de compréhension de l’univers de sens autour de la grand-maternité inuite et des responsabilités associées.

Comme nous l’avons souligné, la prise en charge des petits-enfants par les grands-parents, surtout les grands-mères, est un phénomène courant chez les Inuits, de même que dans les communautés autochtones en général (Bahr, 1994 ; Mutchler, Baker et Lee, 2007). L’adoption coutumière, qui est une forme d’adoption propre aux peuples autochtones, illustre bien cette tendance normalisée. Depuis 1980 au Québec, l’adoption coutumière chez les peuples autochtones, une adoption privée entre deux familles, est légalisée et n’implique aucune procédure juridique (Chansonneuve, 2005). Les grands-parents sont souvent les personnes désignées pour cette prise en charge, dans le cas notamment d’une grossesse non désirée chez une adolescente (Fuller-Thomson, 2005). Des grands-parents vivant avec leurs petits-enfants, sans la présence des parents, est un phénomène très fréquent chez les Autochtones et surtout chez les Inuits (Statistique Canada, 2003).

Les données de notre étude illustrent bien cette pratique de prise en charge des petits-enfants par les grands-parents. La grande majorité des femmes rencontrées ont adopté au moins un de leurs petits-enfants. Quatre d’entre elles ont actuellement la garde complète d’au moins un enfant mineur qu’elles considèrent comme leur fille ou leur fils. C’est pourquoi, pour comprendre l’organisation des liens de parenté entre les grands-mères, leurs enfants et leurs petits-enfants, il est essentiel de prendre en compte ces transferts de prise en charge des enfants dans l’histoire familiale.

I have six girls and one boy, but I live with two daughters, one 14 year old adopted son and two grandchildren at my home.

Siasi

À partir du moment où il y a une passation claire de la prise en charge, les grands-mères feront référence à « leurs enfants » et non plus à leurs petits-enfants. Quand elles parlent des « petits-enfants », elles font donc référence à ceux dont les enfants des participantes ont la responsabilité.

L’exemple de Maïna (nom fictif) illustre bien cette imbrication dans les liens intergénérationnels. Maïna a quatre enfants aujourd’hui adultes, elle les a tous adoptés dès leur jeune âge. Maïna a également adopté officiellement Luisa, la fille de l’une de ses filles. Présentement, Maïna vit avec son fils de 18 ans, Tommy, ainsi qu’avec deux de ces petites-filles, qui ne sont pas adoptées officiellement, mais dont elle a la garde légale depuis une ordonnance de la cour. Dans ce cas particulier qui n’est pas une adoption coutumière, elle les nommera tantôt ses petites-filles, tantôt ses filles.

-> See the list of figures

Les recherches sur le sujet ont montré que la prise en charge des petits-enfants par les grands-parents, bien qu’elle puisse comporter des bénéfices tels que l’amour et la reconnaissance reçus en retour, ou encore la tranquillité d’esprit de savoir la famille toujours unie et en sécurité, peut également peser très lourd sur les épaules des grands-parents. Fuller-Thomson (2005) remarque que la prise en charge des petits-enfants par les grands-parents autochtones est associée à une plus grande pauvreté, à des risques plus élevés d’épisodes de dépression et à des contraintes dans les activités quotidiennes. Les deux tiers de ces grands-parents sont sans emploi alors que la majorité a moins de 65 ans. Le revenu moyen des grands-parents autochtones est de 70 % inférieur à celui des grands-parents non autochtones. Près des deux tiers des grands-parents autochtones s’occupant des petits-enfants sont des femmes. L’étude de Fuller-Thomson (2005) révèle également que les grands-parents autochtones sont extrêmement sollicités que ce soit au plan financier, émotionnel ou physique. L’auteure constate chez ces grands-parents, particulièrement chez ceux qui élèvent seuls les petits-enfants, l’accumulation des rôles : maîtres de maison, époux, parents d’enfants adultes ayant souvent de graves problèmes, employés, en plus de leur rôle de grands-parents. Les résultats préliminaires de notre étude témoignent également de cette accumulation des rôles, tant familiaux que professionnels.

Hard life… but it’s ok now, today it’s ok .. It was hard, single mom, divorce, grand-children… that was not easy. So that’s my […] and I always worked. You have to survive you know, I had kids, […] I work, 9 to 5, and I cook, I sew for the family. That’s my life. Very little time for fun, I get really tired by the end of the day. […] I have a lot of grand-children, three grand-children are more like my children, because they stay with me a lot, they travel with me a lot.

Minnie

Pourtant, cette implication auprès des petits-enfants est généralement perçue positivement par les grands-mères rencontrées qui y trouvent leur compte. Dans des situations de précarité, le transfert de la prise en charge semble aller de soi, bien que certaines acceptent plutôt ce rôle avec résignation.

They are not her biological children. She took C., her biological nephew, first adoption, she thought he was going to be the only one, the first and last. But she was asked if she could take a baby, J. She resisted cause she was working at that time and one baby was enough for her, she was kept ask if she could take the baby. She ended up taking J. When there was L. and T., she didn’t want to take T., she didn’t want to take L. but she ended up taking the babies as well thinking they would be of help when they grow up.

Maïna

Ces observations quant au rôle que s’approprient les grands-mères inuites, vont dans le sens de l’étude de Bahr (1994). L’auteure s’est intéressée au rôle des grands-mères chez les Apaches, une communauté amérindienne vivant dans une réserve en Arizona. Son étude se base sur une comparaison entre leur rôle et celui des grands-mères de culture anglo-américaine. Alors que ces dernières sont définies et perçues comme étant retraitées ou en retrait dans un sens large, c’est-à-dire également eu égard aux responsabilités familiales, les grands-mères apaches sont extrêmement sollicitées et acceptent ce rôle (l’auteure parle de résignation) comme allant avec leur statut d’aîné. Bahr explique aussi que ce sont les jeunes mères apaches qui vivent une étape de vie où leurs ambitions sont plus individualistes, les buts poursuivis sont plus personnels et peuvent être, simplement, de prendre du bon temps. Leurs activités et leurs attitudes, bien que pas nécessairement approuvées par les grands-mères, sont normalisées à ce stade de leur vie. Mais, alors que les mères peuvent parfois éviter les responsabilités de l’éducation et des soins aux enfants, les grands-mères, elles, ne le peuvent pas (Bahr, 1994).

Cette notion de responsabilité face aux petits-enfants semble également très présente chez les femmes aînées inuites de Holman dans l’Ouest canadien, qui valorisent avant tout la transmission de leurs connaissances aux générations suivantes et certaines tâches domestiques telles que la présence et l’attention aux petits-enfants (Collings, 2001). La prise en charge des petits-enfants par les grands-parents inuits à travers la démarche d’adoption illustre bien aussi ce rôle essentiel dans les soins et l’éducation des enfants. Les grands-mères inuites sont extrêmement sollicitées au sein de la famille et accumulent généralement une multiplicité de responsabilités et de fonctions qui leur sont attribuées par le simple fait d’être grands-parents (Fuller-Thomson, 2005), et ce, dans des conditions de grande pauvreté et de manque de ressources. Malgré tout, nos résultats en témoignent, cette implication dans le quotidien des petits-enfants leur tient à coeur et donne beaucoup de sens à leur vie.

It’s very important that they respect each other, that you share, that you hold your identity, very important. Relationship between grandmother and grand-daughter, it’s very important. […] So I hope my children and my grand-children, they remember that, or they learn that. So it’s my job to teach them today. That’s my every day job, that they know.

Minnie

I have to guide them to be good people, to be able to survive, to be able to make a living. I feel that’s my role to guide them. And, it’s very important, you know, not to get into drugs, alcohol…to try to live a good life, a healthy life. […] I think I have a more leading role than anybody else.

Luisa

Le soutien et les services psychosociaux aux familles et grands-mères inuites

Qu’existe-t-il en termes de ressources et de services auprès de cette communauté et plus particulièrement auprès des grands-mères inuites ? D’une façon générale, les ressources communautaires dans le Nunavik manquent cruellement. Les organismes offrant des services à la famille sont encore marginaux (Castellano, 2002). S’il y a un manque de ressources dans la communauté, ajoutons également un manque d’intérêt pour les pratiques sociales auprès des Autochtones dans la littérature. En effet, les études en sciences sociales sur les Inuits ne touchent que rarement aux questions d’intervention ou de pratique auprès de ces communautés. Notre recension des écrits témoigne de cette lacune puisque la plupart des études se situent dans le champ de l’anthropologie et de la sociologie, mais il en existe très peu en travail social. Les quelques travaux recensés sont généralement centrés sur les enfants et les cas de protection de la jeunesse et n’abordent pas le sujet des aînés (Ship et Tarbell, 1997).

Au moment de la collecte des données pour notre étude, il n’y avait qu’un seul travailleur social à Inukjuak dont le mandat couvrait la clientèle avec des problèmes de santé mentale, la clientèle adulte en général et les personnes en perte d’autonomie liée au vieillissement (les PPALV, selon le jargon du ministère de la Santé et des Services sociaux). Les résultats de notre étude révèlent que dans des moments ou des situations difficiles, les grands-mères inuites semblent gérer les problèmes en privé, c’est-à-dire sans avoir recours à des ressources extrafamiliales. Le rapport des grands-mères inuites rencontrées avec les services sociaux se limite en fait aux problématiques impliquant les enfants. Plusieurs grands-mères ont en effet eu affaire, de près ou de loin, aux services de protection de la jeunesse, que ce soit lors d’une situation dont elles ont entendu parler ou parce qu’elles l’ont vraiment vécue au sein de leur famille. Elles ont trouvé le service efficace, les intervenants disponibles. Mais à l’exception de ces services, aucune autre ressource n’a été évoquée par les grands-mères.

Le fait de ne pas avoir recours aux ressources extrafamiliales est peut-être attribuable à la non-disponibilité de ces services puisqu’il semble aussi y avoir un manque réel de ressources disponibles à Inukjuak. Une des participantes à l’étude, qui occupe une fonction importante au sein de la commission scolaire, a dénoncé le manque criant de services spécialisés à Inukjuak, un manque de thérapeutes pour des problèmes spécifiques tels que les problèmes conjugaux, la violence, l’alcoolisme, le suicide.

I think, what we need in the community is more counselling services… different counselling services aside from social services, like, maybe, marriage counsellors… Counsellors in different fields, I think that’s what we need more because when anger escalade, with no counselling involve, then it turns to violence and the only source of help we can turn to when it turns to violence is the police. That’s really the only source of assistance that seems to be available.

Luisa

Concernant les programmes ciblant spécifiquement les aînés inuits, le site de la Régie régionale de la santé et des services sociaux (RRSSS) propose un guide des ressources disponibles à Inukjuak. Une ressource est mentionnée pour les personnes âgées, il s’agit d’un groupe d’aide qui « offre l’opportunité aux personnes âgées, aux personnes en perte d’autonomie et aux personnes avec des troubles physiques ou psychiques de participer à des activités de camping et de randonnée, en bateau ou à pied » (RRSSS Nunavik, 2003). Cependant, cette programmation semble désuète. En effet, les intervenants rencontrés sur le terrain n’ont jamais entendu parler de ce programme ni des activités proposées. Il faut tout de même mentionner les efforts au plan local pour entreprendre des projets communautaires impliquant la participation des personnes âgées. Ainsi, à Inukjuak, des activités telles que des sessions d’exercice (marche, randonnées) ou des après-midi de loisirs communautaires (séances de tricot ou parties de cartes) sont proposées régulièrement.

Quoique ces efforts de briser l’isolement tout en améliorant la santé générale des personnes âgées soient louables, ils ne ciblent visiblement pas les grands-mères décrites dans la littérature et rencontrées au cours de notre projet. Les grands-mères inuites, pour la majorité, ne sont pas des personnes âgées, ni d’un point de vue de l’âge, de l’état physique, ni de la représentation qu’elles ont d’elles-mêmes. Rappelons que 75 % des grands-parents autochtones ont moins de 65 ans (Anctil, 2008). À notre connaissance, il n’existe présentement aucune ressource à Inukjuak ciblant spécifiquement les grands-parents.

Pourtant, nous l’avons vu, les grands-parents autochtones qui prennent en charge des petits-enfants sont exposés à plus de risque de pauvreté, de détresse psychologique et de problèmes physiques (Fuller-Thomson, 2005 ; Inwood, 2002). Dans ses recommandations, Inwood (2002) rappelle d’ailleurs les besoins urgents de soutien financier et de ressources psychosociales pour les grands-parents autochtones du Canada. Malgré cette grande vulnérabilité psycho-socio-économique, les chercheurs observent une sous-utilisation des services sociaux par ces grands-parents. Plusieurs hypothèses ont été soulevées pour expliquer ce phénomène, dont la mauvaise adaptation des services à la réalité culturelle de ces communautés (Fuller-Thomson et Minkley, 2005).

Dans tous les cas, par choix ou par manque de ressources, les grands-mères inuites utilisent peu les services sociaux, et ce, malgré leurs besoins financiers, psychologiques et physiques. Pour comprendre ce qui, en apparence, semble être un paradoxe, il nous semble essentiel d’écouter ce que ces personnes définissent comme besoins, comme priorités pour elles. À partir des entrevues effectuées, il appert que si les grands-mères veulent être soutenues, c’est dans leur propre rôle de soutien à la famille. Elles ne demandent pas, ni ne revendiquent pas de service pour elles-mêmes, mais pour les membres de leur famille, leurs enfants, leurs petits-enfants. Ce qui les inquiète, c’est l’avenir des enfants du village, ce qu’elles veulent, c’est l’harmonie et la non-violence au sein de leur famille et de la communauté.

I wish there was more help for my son, single father son, I wish there was more help.

Minnie

To live in harmony with the people because a lot of young people are misbehaving more and more, misbehaving towards each other. She wants them to live in harmony, live in peace with the people.

Maïna

It is hard for me to see things such as violence. Our community, the girlfriends or the females is likely a target for a man to beat on…And I find it really wrong. […] I try to stop it whenever I can. In general, I try to stay…It’s not right for a man to beat up on his girlfriend or wife, because that’s value that had been taught to me by my mother, and…It’s really hard for me to see young girls or women with blues…I find that hard to see.

Luisa

Ces résultats, conjugués aux données sur les ressources disponibles dans le Nunavik, suscitent certains questionnements autour de l’efficacité, de l’adéquation et même de la pertinence des programmes de soutien psychosocial mis en place jusqu’à présent pour répondre aux besoins de cette communauté. À la lumière des études sur le sujet et des résultats préliminaires de notre projet, il s’avère urgent de repenser les pratiques sociales d’intervention auprès de cette clientèle, cesser de « parachuter des programmes développés dans le Sud » et inadapté à la réalité des Inuits, comme nous le répètent les intervenants sur place. Une des pistes pourrait être d’élargir la notion de famille, limitée à la famille nucléaire dans notre vision occidentale et imposée au moment de nos interventions, afin d’intégrer les grands-parents dans des interventions systémiques familiales. D’une façon générale, les programmes et les interventions doivent témoigner d’une reconnaissance de leur rôle de pilier au sein des familles, et ce, en élaborant des stratégies et des projets visant à les soutenir dans ce rôle.

Conclusion

Les relations intergénérationnelles chez les Inuits du Nunavik sont à appréhender à la lumière du contexte historique marquant de la colonisation et des écoles résidentielles, ainsi que dans un contexte socioéconomique actuellement difficile. Malgré cette adversité, les grands-mères inuites résistent et tiennent le cap en endossant un rôle crucial au sein de la famille, tant au plan de la cohésion familiale, de la gestion des conflits que de la transmission des savoirs (fonction extrêmement importante pour les grands-mères bien qu’elle n’ait pu être exposée dans le cadre de cet article). D’une façon générale, comparées aux grands-mères des sociétés dites occidentales, les grands-mères inuites ont, de façon très spécifique, une grande responsabilité dans les soins et l’éducation des petits-enfants, qu’ils soient adoptés et élevés comme leur propre enfant ou non. Si les enfants sont source de richesse pour les grands-mères inuites qui s’en occupent avec tout leur coeur et leur énergie, cette prise en charge s’ajoute tout de même à leurs multiples rôles d’épouse, de mère, d’employée.

Les besoins en termes de services sociaux et de santé sont criants au Nunavik et les grands-mères ne représentent pas une cible prioritaire pour les intervenants sociaux. Pourtant, avec l’accumulation des rôles au sein de la famille et particulièrement vis-à-vis des enfants, il appert que les grands-mères inuites sont extrêmement sollicitées et ainsi plus à risque de souffrir d’épuisement et de malaises physiques. Entre les services pour les personnes en perte d’autonomie liée au vieillissement (PALV) et les programmes Enfance-famille, les grands-mères présentées ici se retrouvent entre deux chaises, aucune ressource n’étant finalement adaptée à leurs besoins. Il y a donc nécessité de repenser l’accompagnement des grands-parents dans leur rôle fondamental auprès des petits-enfants. Ce soutien aux grands-mères inuites passe par une meilleure connaissance du système familial intergénérationnel et la reconnaissance de leur statut au sein de la famille.