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Cet ouvrage collectif fat suite à un colloque international qui s’est tenu en juin 2009 à Montréal, intitulé Des liens maintenant pour l’avenir. Fruit d’une collaboration entre une équipe de chercheurs et des acteurs professionnels oeuvrant auprès des jeunes, ce colloque portait sur la question des transitions à la vie adulte des jeunes en difficulté. L’organisation de cet événement découlait d’une volonté commune d’une équipe de recherche québécoise composée notamment par les éditeurs de cet ouvrage, travaillant depuis plusieurs années sur les questions d’accompagnement à l’autonomie des jeunes, de l’Association des centres jeunesse du Québec (ACJQ), ainsi que de partenaires d’organismes jeunesse de partager leurs connaissances respectives sur les interventions entourant le passage à la vie adulte des jeunes. Comme l’indiquent Martin Goyette et Annie Pontbriand dans leur avant-propos, l’objectif était de s’interroger sur les situations qui aident ou nuisent à la création de liens avec les jeunes.

L’ouvrage qui en découle, dirigé par Martin Goyette, Annie Pontbriand et Céline Bellot, regroupe quatorze contributions de chercheuses et chercheurs de différents pays, ayant participé au colloque. Il est organisé en trois parties, qui sont reprises dans le titre de l’ouvrage : concepts, figures et pratiques.

La question de l’autonomie est au coeur de ces contributions. Celles-ci mettent en lumière un paradoxe. D’une part, dans le contexte actuel de multiplication des repères normatifs et d’affaiblissement des institutions de socialisation traditionnelle, l’initiative et la responsabilisation des jeunes sont valorisées, aussi bien par les adultes que par les jeunes, dans les politiques, les discours et les pratiques, dans une optique libérale qui met l’aspiration à l’indépendance au centre du fonctionnement social et du développement humain. Mais d’autre part, plusieurs contributions soulignent, dans un regard critique, la charge normative et contraignante du recours à ce concept, qui dans bien des cas, comme le souligne Jacques Moriau, « loin de constituer un support dans la trajectoire du jeune, fait au contraire peser une contrainte supplémentaire » (p. 26).

Les trois contributions qui constituent la première partie, portant sur les concepts importants pour lire les transitions à la vie adulte, attirent l’attention sur le risque de dérive associée à l’utilisation de concepts dépeignant la situation des jeunes en omettant les nuances et la complexité de leur réalité. Intitulée « Sois autonome! », la contribution de Jacques Moriau met en lumière de manière critique comment l’allongement de la période de la jeunesse et la rupture de concordance entre la majorité légale et les seuils sociologiquement observables sont mis en lien dans les politiques publiques et dans les médias avec des incapacités individuelles, à travers une « grammaire de la responsabilité ». Or, il soutient que le ciblage des politiques sur la catégorie spécifique des « jeunes adultes » répond davantage à des considérations de répartition politique qu’à une nécessité sociale et sociologique associée à un groupe particulièrement déficitaire et vulnérable. Cette vision occulte le fait qu’il ne s’agit que d’une tranche d’âge au sein d’une population précarisée et contribue surtout à faire reposer les problèmes de vulnérabilité sur les épaules des jeunes, tout en occultant la question des droits collectifs permettant cette autonomie et les réflexions autour des conditions favorisant un accès égalitaire des jeunes à l’indépendance.

À partir de l’analyse de trois figures de jeunes en difficultés, Marc Molgat défend la pertinence d’adopter une perspective fondée sur les transitions pour penser la jeunesse et propose une critique de la théorie de l’âge adulte émergent. Trop centrée, à son avis, sur les perceptions des jeunes, cette approche occulte les effets des inégalités sociales sur le passage de ces jeunes à la vie adulte, alors que les analyses de l’auteur l’amènent à constater que les contraintes et opportunités offertes par les institutions liées à la scolarité obligatoire, à l’emploi permanent, au mariage et à la parentalité les touchent directement. Il en conclut la nécessité de soutenir ces transitions en intervenant non seulement sur les jeunes, mais aussi sur les institutions, milieux de vies, pratiques et politiques publiques qui les concernent.

Enfin, à partir de recherches auprès de jeunes ayant vécu un placement en foyer, Martin Goyette conclut cette partie en mettant en lumière les apports des théories de l’analyse des réseaux sociaux, entendus comme des supports à l’insertion, pour comprendre le rôle des relations sociales dans la transition à la vie adulte de ces jeunes. Ses résultats montrent que les jeunes qui ont été placés ne sont pas sans ressources, mais qu’ils ont tendance à s’enfermer dans un réseau clos et pauvre en ressources. L’auteur en conclut la nécessité de tenir compte de ces réseaux lors de l’intervention sociale, mais surtout de créer les conditions structurelles et relationnelles permettant d’injecter des « ressources de qualité » dans ces réseaux. On peut toutefois se demander si cette perspective ne comporte pas le risque de tout de même solliciter excessivement la responsabilité des jeunes, qui sont alors d’autant plus responsables de mobiliser ces ressources de façon à réussir leur insertion.

Les quatre contributions de la deuxième partie mettent en lumière la façon dont différents groupes de jeunes vivent ce passage à la vie adulte. Myriam Thirot montre que les jeunes Français sans emploi vivant encore chez leurs parents peinent à développer leur autonomie, car ils sont soumis à la fois aux contraintes de la cohabitation, qui les freineraient dans le développement de leur autonomie et aux contraintes d’institutions dont le discours, les missions et les procédures sont peu comprises et semblent inaccessibles, voire dénués de sens, aux yeux des jeunes.

À partir des résultats d’une recherche auprès de jeunes femmes « à risque de maternité précoce » vivant en centres jeunesse, Martin Goyette et Marie-Ève Turcotte montrent la pertinence de définir l’autonomie non pas selon une approche d’évaluation des compétences d’autonomie, mais en prenant en compte les expériences permettant des processus émancipatoires et la construction de soi. Dans cette perspective, la transition à la vie adulte est favorisée par des interventions centrées sur l’accompagnement de ces expériences, plutôt que sur un encadrement basé sur une définition préalable de l’autonomie.

Les deux dernières contributions de cette partie portent sur les communautés amérindiennes du Québec. L’analyse des blogues des jeunes Amérindiens du Québec réalisée par Marie-Pierre Bousquet révèle que les transitions à la vie adulte de ces jeunes sont balisées par des repères importants à leurs yeux : la parentalité, perçue comme un facteur de stabilité, la valorisation d’une culture spécifique à travers la culture hip-hop et la revendication d’une identité amérindienne étayée sur des images et des pratiques traditionnelles.

David Lessard met en évidence la façon dont les comportements des jeunes Cris sont (sur)politisés et soumis à des attentes contradictoires d’une communauté dont le discours d’unité (agir autour d’un projet commun permettant de trouver des solutions aux maux de la communauté) occulte la diversité des valeurs mobilisées. L’auteur constate qu’aux difficultés habituelles des jeunes lors du passage à la vie adulte s’ajoutent, pour ces jeunes, le fait qu’ils sont surveillés et se surveillent, tout en se trouvant dans l’impossibilité de satisfaire toutes les attentes à leur égard.

Bien que ces contributions soient très hétérogènes aussi bien au niveau des populations concernées que des angles d’analyse favorisés, nous retenons, sans prétendre à l’exhaustivité, trois enjeux pour l’intervention auprès des jeunes qui nous semblent se dessiner en filigrane à travers ces contributions. Le premier a trait à la temporalité : comment concilier le constat d’un allongement de la jeunesse, d’une part et d’autre part, d’un rapport au temps immédiat des jeunes, surtout les plus vulnérables, avec la temporalité longue nécessitée par l’accompagnement vers l’autonomie? Deuxièmement, ces analyses font ressortir le fait que les difficultés que rencontrent les jeunes (être « catapulté » sur un marché du travail peu réceptif, devenir parent très jeune, être issu d’une minorité, être soumis à des attentes contradictoires) peuvent parfois, et à condition d’être accompagnés, constituer des leviers pour développer leur autonomie. L’enjeu ici est de tenir compte dans l’accompagnement de ces jeunes de cette dimension paradoxale d’événements souvent uniquement considérés dans leur dimension problématique. Enfin, un dernier enjeu est celui de l’importance, souvent sous-estimée, des discours des adultes sur les jeunes, plus ou moins idéalisés et contribuant parfois à rendre leurs trajectoires encore plus précaires qu’elles ne le sont déjà.

La troisième partie propose sept contributions comportant une dimension critique plus ou moins importante sur les actions publiques et les pratiques d’intervention. À partir de l’exemple d’une recherche participative menée avec les Auberges du Coeur à Montréal, Jean-François René, Michelle Duval et François Labbé montrent quelles sont les conditions favorisant l’émergence d’un savoir coproduit avec les professionnels, mais également les limites d’une telle démarche quant à la participation des jeunes eux-mêmes.

Annie Fontaine critique les dérives d’une logique d’intervention normative et morcelée, ciblant des populations dites « à risque » déterminées par des experts spécialisés à partir de « symptômes » identifiés. Elle propose une analyse du travail de rue en tant qu’alternative pouvant contribuer à l’accompagnement des jeunes en difficulté, en saisissant le sens de leurs pratiques à risque à travers, notamment, une présence signifiante dans la rue, une logique qui évite de cibler les jeunes et l’établissement d’un rapport d’aide volontaire.

À partir d’une recherche menée auprès de deux institutions mettant en oeuvre le projet Mères avec pouvoir (MAP) au Québec, Geneviève Turcotte et Jean-François René mettent en lumière les limites d’une logique de projets individualisée, notamment de projets professionnels, pour des populations vulnérables aux prises avec des problèmes concrets au quotidien et ne disposant pas des conditions de vie et de travail favorables au développement de tels projets. Ils défendent l’idée que des actions concrètes sur le milieu de vie, un soutien de proximité et s’inscrivant dans la durée apportent de meilleurs résultats que des approches trop centrées sur les processus individuels et cognitifs.

Dans leurs contributions respectives, Christophe Pittet et Véronique Bordes montrent comment les activités artistiques peuvent permettre aux jeunes de construire et prendre leur place face aux adultes, notamment car elles permettent la reconnaissance de la singularité des individus. Christophe Pittet a analysé les pratiques artistiques et culturelles de jeunes Suisses associées à des actions d’insertion. Il montre comment certains jeunes parviennent à se réapproprier ces programmes d’insertion, auxquels la participation leur est imposée, pour mettre à distance l’identité « prescrite » des services sociaux (renvoyer le jeune à sa part de responsabilité) et développer des stratégies de construction identitaire « pour soi ».

Véronique Bordes explique comment le rap peut être lu comme une pratique juvénile de réappropriation à la fois individuelle et collective d’un héritage pour le dépasser et prendre une place singulière dans la société. Ses recherches l’amènent en outre à constater que les jeunes aussi bien que les institutions qui les accompagnent, derrière des apparences de relations conflictuelles, développent en fait des stratégies pour s’influencer mutuellement et, finalement co-construire, pas toujours de façon consciente, les politiques de la jeunesse.

Pierre Keable, Claire Malo et Jean-Marie Daigneault présentent les bases conceptuelles, la structure et le suivi de l’implantation d’un programme de réinsertion sociale du Centre jeunesse de Montréal-Institut universitaire (CJM-IU). Basé sur l’idée qu’« une personne qui n’a pas de projet de vie ne peut se projeter dans l’avenir » et qu’elle se trouve « en dérive » (p. 272), ce programme vise à prendre en compte l’enjeu de la sortie du centre jeunesse dès la prise en charge des jeunes par l’institution. Les auteurs en tirent un bilan positif, mais ils constatent eux-mêmes que, bien que l’approche privilégiée soit le modèle écologique, la logique individualiste domine souvent dans les pratiques d’intervention concrètes. On peut toutefois questionner la place laissée à la réflexion critique lorsque l’objectif de la recherche évaluative est d’évaluer « le degré de conformité des interventions » (p. 276) par rapport à celles prescrites par le programme.

La dernière contribution, de Miguel Melendro Estefania, rend compte des résultats d’une recherche participative portant sur un modèle d’intervention souple auprès de jeunes bénéficiaires de services sociaux en Espagne, à partir des points de vue des jeunes, des professionnels et des employeurs.

Presque toutes les contributions de cette dernière partie attestent de l’importance de la logique du projet dans les pratiques d’accompagnement à l’autonomie des jeunes. Si des contributions comme celle de Keable et al. soulignent l’importance du projet comme élément structurant les trajectoires fragilisées, d’autres auteurs comme Turcotte et René, Fontaine ou encore Pittet soulignent les effets pervers de cette logique en termes de sur-responsabilisation des jeunes et d’obstacles à l’action sur les contextes permettant la réalisation de ces projets.

Pour conclure, il nous semble que ces contributions soulèvent la question du rôle de la recherche : rôle critique pour les uns, permettant de mettre en lumière les effets pervers d’une conception trop individualisante de l’autonomie, rôle d’échange de savoirs et d’implication des partenaires concernés pour d’autres, voire une combinaison des deux. Mais on peut aussi se demander si la recherche ne participe pas aussi, dans certains cas, à créer des catégories occultant la part de créativité des jeunes et véhiculant une charge normative alimentant les discours sur ceux-ci? Par exemple, parler de « trajectoires manquées » (Melendro, p. 288) ou d’« échec » du passage à la vie adulte (Ibid, p. 304) nous semble difficilement rendre compte des nuances de ces passages mis en lumière par nombre de contributions à cet ouvrage.

Céline Bellot et Martin Goyette semblent opter pour un rôle critique de la recherche, dans une visée de transfert vers la pratique, en concluant cet ouvrage collectif avec une proposition de piste pour l’intervention : se réapproprier la notion d’autonomie, devenue un impératif social contribuant à rendre l’intervention plus normative, dans une perspective d’épanouissement de soi, car permettant aux jeunes de développer leur singularité et d’être reconnus comme tels.