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Contexte d’utilisation

Le jeu de rôle a été utilisé à l’occasion du projet Ensemble et bien logé ![1] visant à améliorer la salubrité résidentielle et la collaboration intersectorielle dans une région de la province du Québec.

À l’origine du projet

Le Centre intégré universitaire de santé et des services sociaux (CIUSSS) de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec, antenne régionale du ministère provincial de la Santé et des Services sociaux, est le promoteur du projet. Sa genèse émane d’une réflexion menée depuis plusieurs années sur les enjeux de l’habitation par le Consortium en développement social de la Mauricie. Ce regroupement régional de partenaires (représentants de ministères, du réseau de la santé, des milieux communautaires et municipaux) a pour mission de susciter la concertation intersectorielle et territoriale en matière de développement social.

L’insalubrité résidentielle[2] figurait parmi les enjeux communs aux six territoires de la Mauricie dans la perspective d’améliorer les conditions d’habitation des personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale. Diverses situations d’insalubrité se trouvaient dans une zone grise où aucune organisation ne considérait qu’il était de sa responsabilité d’intervenir. Ce problème aux contours flous et à l’ampleur inconnue posait tout particulièrement le défi du travail en concertation. Le projet a donc poursuivi l’objectif de faciliter la collaboration intersectorielle, le transfert de connaissances et l’accès à l’information en matière de salubrité résidentielle.

Le projet Ensemble et bien logé ! s’inscrit dans une démarche de recherche-action où priment les visées de changement et de passage à l’action. Il s’est déroulé en plusieurs étapes : la réalisation d’entrevues semi-directives auprès des acteurs concernés, la production d’états de situation pour chaque territoire de la région, la tenue d’un groupe de discussion par territoire, la diffusion locale des états de situation et, enfin, la mise en oeuvre d’un plan général de communication des résultats.

Pourquoi recourir au jeu de rôle

À mesure que se précisait l’état de situation par territoire, il est apparu que plusieurs organisations estimaient tenir un rôle indirect en matière d’insalubrité ou circonscrit à leur mission spécifique. À titre de comparaison, les interventions d’une municipalité régionale de comté (MRC), regroupement de municipalités détenant des compétences en aménagement et urbanisme, sont dirigées vers les municipalités ; celles du service d’inspection d’une municipalité sont centrées sur les bâtiments ; et celles des organisations du secteur de la santé, sur les personnes. Il s’avère que de multiples organisations, en particulier celles offrant des services à domicile, sont interpellées sur un même territoire par les situations d’insalubrité (tableau 1). Les entrevues réalisées ont mis en lumière des incompréhensions, des malentendus et des attentes déçues envers les partenaires et ont permis de dégager leurs missions, rôles, limites et capacités d’action respectifs. Aussi, la zone grise diagnostiquée au départ paraissait davantage résulter d’un manque d’information et du manque de concertation entre diverses logiques d’action à l’oeuvre.

Tableau 1

Principales organisations interpellées par les situations d’insalubrité (Mauricie, Québec, 2015)

Principales organisations interpellées par les situations d’insalubrité (Mauricie, Québec, 2015)

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Prenons en exemple le secteur municipal et celui de la santé pour illustrer les différences de logiques d’intervention. Un service municipal d’inspection a pour mission de faire appliquer la réglementation de l’urbanisme et les règlements relatifs à l’environnement. Son intervention se fait à la demande d’un citoyen ou à la suite du dépôt d’une plainte, et se justifie en vertu de la réglementation en vigueur. Attentive au bien public, l’administration municipale est parfois aux prises avec un décalage entre ses pouvoirs d’action et sa capacité en ressources et en expertises. Dans le domaine de la santé et des services sociaux, le rôle d’un intervenant est de répondre à une demande de services en accompagnant la personne dans l’amélioration de la salubrité de son domicile. Celui du personnel ambulancier n’est pas directement lié à l’insalubrité et consiste à répondre à un appel de détresse pour un problème de santé (ou d’assurer le transport vers l’hôpital). Les interventions des services sociaux et de santé reposent entièrement sur le consentement de la personne et peuvent s’avérer de longue haleine.

Face à des acteurs (rencontrés en entrevue) qui tendaient à se renvoyer mutuellement la responsabilité d’agir en cas d’insalubrité résidentielle, il a paru pertinent de provoquer un dialogue entre plusieurs logiques d’action. Le recours au jeu de rôle de sensibilisation[3] visait à sensibiliser les partenaires à la diversité des expertises concernées.

Aperçu théorique sur le jeu de rôle

Le jeu de rôle est une technique d’animation appartenant aux méthodes actives, c’est-à-dire qui suscitent la participation ou favorisent l’apprentissage par l’action. Le jeu de rôle fait appel à la mise en scène d’une situation problématique où des personnes tiennent des rôles déterminés (Alex Mucchielli, 1983). Dans La dynamique des groupes (2004), Roger Mucchielli définit également le jeu de rôle comme une technique consistant à proposer des situations et à faire jouer des personnages.

On recourt généralement au jeu de rôle en formation personnelle à des fins thérapeutiques, en formation professionnelle pour modifier la façon d’assurer une fonction ou encore pour résoudre des conflits, et en pédagogie comme méthode d’apprentissage active (Mucchielli, 1983 ; Dortier, 2008 ; Patin, 2005).

Ce sont pour ses avantages didactiques que le jeu de rôle paraît favoriser l’émergence d’une collaboration intersectorielle. Les participants sont amenés à se rendre compte d’aspects auparavant méconnus, soit à une prise de conscience. Bertille Patin a décrit ce processus dans les termes suivants :

Ce qui est mis en parole et échangé par le langage, émerge à la conscience et revient au sujet comme un objet externe, plus ou moins transformé par sa mise en discours et les significations qui l’ont enrichi à travers les échanges, le processus de prise de conscience et d’interaction avec les autres et lui-même.

Patin, 2005, p. 7

Une prise de conscience se manifeste alors par une découverte, qu’il s’agisse de celle d’informations, de visions des choses et de nouvelles idées, de contraintes, de ressources différentes des siennes, de l’image dont jouit son organisation auprès des autres, ou encore de significations différentes que d’autres attribuent à une notion. La dynamique de groupe est susceptible de générer une nouvelle conscience de soi, une prise de conscience de problèmes, de limites ou de généralisations abusives, mais aussi l’augmentation de la conscience de ses responsabilités et, finalement, un changement d’attitude envers son propre rôle et celui des autres. Ainsi, il est démontré que la dynamique des groupes favorise des processus de changement, sur les plans tant personnel que social (Mucchielli, 2004, p. 102-107).

Comment le jeu de rôle a été utilisé

Méthodologie en bref

Dans le projet Ensemble et bien logé !, le jeu de rôle a constitué une des activités du groupe de discussion organisé dans chacun des six territoires de la région à la suite de la réalisation d’entrevues. Ces rencontres ont consisté en un premier exercice de concertation et de transfert de connaissances.

Les données recueillies auprès d’une soixantaine d’acteurs régionaux et locaux ont alimenté la production d’états de situation par territoire et de fiches de rôle, outils[4] utilisés pendant le groupe de discussion. L’animation de la rencontre était assurée soit par la chercheuse mandatée, soit par la coordonnatrice du projet. Chaque groupe de discussion, d’une durée de 3 heures, a réuni en moyenne 12 participants par territoire. La plupart d’entre eux avaient été préalablement rencontrés en entrevue.

Des intervenants des secteurs municipal, communautaire, de la santé et de l’habitation (tableau 1) ont exploré, le temps d’une mise en scène, un rôle différent du leur en matière de lutte contre l’insalubrité résidentielle.

Procédure suivie

Mise en place du jeu — L’animatrice rappelle l’objectif spécifique du jeu, soit faire connaître les rôles et les responsabilités de chaque partie prenante lors de situations d’insalubrité, mais aussi celui de faire émerger des pistes de résolution de situations problématiques. Elle énonce ensuite ses étapes, ou les règles à suivre :

  1. Piocher un rôle se présentant sous la forme d’une fiche cartonnée (piocher à nouveau s’il s’agit de son propre rôle).

  2. Prendre rapidement connaissance du rôle à jouer.

  3. Prendre connaissance de la situation affichée à la vue de tous et lue à voix haute par une personne volontaire.

  4. Réagir à la situation présentée en respectant la définition de son rôle.

  5. Une fois le premier tour de table effectué, apporter des précisions ou rectifier si nécessaire le rôle tenu réellement dans le cadre de ses fonctions.

  6. Décider au final si la situation proposée est prise en charge ou non.

L’utilisation d’accessoires (ex. : chapeau, peluche, vêtement) sert à la fois à faciliter l’identification des personnages joués et à dédramatiser l’exercice.

Fiches de rôle — Les fiches définissent le rôle d’un intervenant en précisant ses possibilités et ses limites d’action. Cette définition est formulée dans un langage simple et clair et tient généralement en une phrase de façon à être facilement lisible et compréhensible en situation de jeu. Quelques termes techniques ou précisions jugés utiles dès cette étape figurent tout de même dans ces fiches. La définition du rôle est scindée en deux parties distinctes : la détection de situations d’insalubrité et l’intervention en cas d’insalubrité (voir l’exemple de fiche).

Situations problématiques — Les témoignages recueillis en entrevue auprès d’intervenants qui rencontrent des cas d’insalubrité dans l’exercice de leurs fonctions ont donné lieu à une catégorisation de situations types. Les situations proposées au groupe sont des reformulations de témoignages à propos de cas rendus anonymes.

Déroulement du jeu – La tâche du groupe consiste à déterminer si la situation problématique présentée est prise en charge et, le cas échéant, par quels acteurs. Une fois les rôles distribués, une situation d’insalubrité est lue à haute voix. Les réactions des participants sont encadrées par les questions successives suivantes :

  1. Qui est susceptible de détecter cette situation ?

  2. Dans cette situation, qui intervient ? et que faites-vous ? (À noter qu’à la fin d’un premier tour de table, les participants peuvent apporter des précisions quant au rôle qu’ils tiennent réellement dans le cadre de leurs fonctions.)

  3. Finalement, la situation est-elle prise en charge ?

  4. Face à cette situation, que pourriez-vous faire d’autre ?

La première situation sert d’échauffement. Les participants répètent l’exercice avec une ou plusieurs autres situations en conservant le même rôle. Le nombre de situations à examiner en groupe étant variable, la durée du jeu l’est également.

À la fin de chaque situation, l’animatrice résume brièvement les échanges en lien avec l’objectif visé en précisant si la situation est prise en charge ou pas, les difficultés soulevées et les améliorations avancées.

Conseils d’utilisation et mises en garde

La préparation

Une des clés de réussite du jeu de rôle réside dans la préparation sérieuse quant au sujet à traiter et au matériel à utiliser. La démarche détaillée ici repose en amont sur un travail de catégorisation des situations d’insalubrité, d’identification des rôles et des collaborations, et de mise au jour des capacités d’agir et des limites d’action des organisations concernées.

Quant à la préparation de la rencontre dans son ensemble, elle implique de clarifier sa finalité et ses objectifs de façon à faire progresser le groupe au cours des activités proposées. Ce principe sous-tend d’ailleurs n’importe quel groupe de discussion. Il est impératif d’informer les participants de la finalité ou des objectifs à atteindre, grosso modo des attentes, ainsi que de la durée du groupe de discussion. Il est souhaitable de communiquer à l’avance aux participants les noms des personnes ou des organismes ayant confirmé leur présence. Une préparation adéquate contribue à instaurer un climat de confiance en plus de favoriser l’atteinte des objectifs.

L’étape de la préparation suppose également d’identifier les outils et le matériel nécessaires, qui varieront selon le contexte et les objectifs de l’exercice.

Les conditions matérielles et physiques

Comme pour tout groupe de discussion, il convient de mettre en place des conditions favorables à l’instauration d’un climat de confiance et à la participation. Le confort du local, une disposition spatiale, une durée et un nombre de participants adéquats et l’absence de perturbations extérieures, notamment, favorisent les échanges.

Rappelons quelques faits établis en matière d’animation de discussions (Mucchielli, 2004, p. 77 et 109 ; Anzieu et Martin, 2013, p. 44) :

  • Le nombre de participants idéal se situe entre 5-6 et 10-12 (selon les chercheurs), car en deçà les individualités priment sur le groupe et au-delà le groupe tend à se fractionner en sous-groupes.

  • Les interactions sont favorisées par la disposition des tables en rond ou en ovale, contrairement aux tables rectangulaires longues, aux tables en U ou en carré. Dans l’exemple présenté, on a privilégié la disposition en rond des participants assis sur des chaises (éliminant la barrière physique de tables).

  • Des interventions trop nombreuses de l’animateur produisent une baisse de la participation du groupe.

  • Les interactions entre participants constituent les échanges les plus féconds.

  • Les participants échangeront moins entre eux si l’animateur a tendance à émettre des idées personnelles, les participants s’adressant alors davantage à lui.

  • L’animateur peut favoriser directement ou indirectement les interactions entre participants.

L’animation

L’animateur ou animatrice se doit d’adopter une posture objective, mais empathique, selon les principes de base de la méthode de l’observation en sociologie ou en psychologie sociale. Insistons en particulier sur les principes suivants (Mucchielli, 2004, p. 28-30) :

  • La décentration, consistant à ne pas se croire personnellement concerné et à ne pas s’impliquer dans le contenu au moment du groupe de discussion.

  • La présence entière et vigilante de ce qui se passe.

  • L’empathie, soit la capacité à comprendre sans laisser le registre des émotions prendre le dessus.

  • Le respect de chaque participant.

La tâche de l’animateur consiste essentiellement à faire participer les membres du groupe en facilitant et en régulant les échanges, et en suscitant les interactions. Son rôle de guide est primordial.

Après un tour d’échauffement, les règles du jeu étaient déjà intégrées par les participants au jeu de rôle sur l’insalubrité résidentielle. Il est souhaitable que l’animatrice ou animateur veille à ce que les étapes de la discussion ne soient pas escamotées.

Retombées et prolongements du projet

Dans le contexte du projet Ensemble et bien logé !, le jeu de rôle a permis de mieux saisir les préoccupations et les priorités des divers intervenants, mais aussi de tendre un miroir aux participants sur la façon dont leur intervention ou leur profession est perçue.

Ainsi, des conditions favorables ont été réunies pour impulser des changements dans le traitement et la prévention de l’insalubrité résidentielle dans les différents territoires de la région concernée, soit :

  • une compréhension approfondie de l’insalubrité et des champs d’action des organisations susceptibles d’intervenir ;

  • une clarification des rôles de chaque partie prenante et de leur marge de manoeuvre (capacités d’agir et contraintes) et une prise de conscience de leurs responsabilités ;

  • le développement de relations professionnelles pendant et après l’activité ;

  • la création de groupes de partenaires collaborant à la résolution de situations d’insalubrité, par exemple par l’élaboration d’un arbre décisionnel, par la mise au point d’un protocole d’entente de collaboration lors de situations d’insalubrité, ou encore par une réflexion sur la modification de la réglementation municipale.

La sensibilisation à des réalités éloignées de ses pratiques, perceptions et connaissances peut se prolonger par une activité spécifique d’information et de formation en adéquation avec les intérêts manifestés (Mucchielli, 1983). D’ailleurs, une journée régionale d’information a conclu le projet présenté.

Un autre prolongement possible consisterait en une activité de formation professionnelle. Le jeu de rôle permet à un public adulte d’appréhender les possibilités et les limites de leur profession à travers des situations concrètes (Patin, 2005, p. 23). Son intérêt pédagogique réside dans l’articulation des savoirs théoriques et des savoirs pratiques à partir de l’expérience des apprenants (Patin, 2005, p. 30).

Il ressort de la démarche présentée que le jeu de rôle a une réelle portée pédagogique et recèle un fort potentiel de changement, sans doute transférable à d’autres problématiques transversales mettant en présence plusieurs types d’acteurs.