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Si la question des nouveaux mouvements sociaux, notamment celle du mouvement des femmes et celle du mouvement des jeunes, a constitué l’un des thèmes centraux explorés par la sociologie au cours des années 1960 et 1970, d’autres préoccupations ont graduellement émergé du champ des sciences sociales dans l’analyse des sociétés modernes. C’est le cas de la thématique identitaire qui s’est progressivement imposée comme une des problématiques priorisées par les experts des sciences sociales au cours des décennies 1980, 1990 et 2000 (tout comme la mondialisation d’ailleurs). Non pas que les préoccupations pour la première se soient évanouies au profit de la seconde. La question des mouvements sociaux reste plus que jamais un enjeu central du développement des sociétés modernes, ne serait-ce qu’en raison de la portée des revendications des organisations qui en sont issues. Mais cette question a en quelque sorte constitué le prélude au surgissement de la question identitaire.

Il est généralement accepté que la plupart des demandes véhiculées par ces mouvements sociaux avaient et continuent encore aujourd’hui d’avoir un caractère progressiste. Néanmoins, on peut se demander si ce morcellement des demandes émancipatoires n’aurait pas eu aussi son lot d’effets inattendus concourant à la désintégration de la communauté politique de nos sociétés. C’est la question que s’est posée Jacques Beauchemin, sociologue et professeur au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal dans un essai de 180 pages dans lequel il livre le fruit de ses réflexions sur la question. Son analyse l’amène ainsi à mettre en rapport cette nouvelle « société des identités » avec le retour de l’éthique apparue à la fin des années 1970. Divisé en six chapitres, qui sont précédés d’une longue introduction de 36 pages, l’ouvrage tente de jeter un éclairage à la fois historique, sociologique et philosophique sur l’évolution politique des sociétés modernes au cours des trente-cinq dernières années et, plus précisément, sur les rapports entre l’éthique et le politique dans le monde contemporain.

Femmes, jeunes, handicapés, homosexuels, réfugiés : chacun puise désormais dans ce qui fait sa différence – mais ce qui est aussi la source de son exclusion – le point d’appui de ses nouvelles revendications visant, sinon la promotion, du moins le droit au respect et à la reconnaissance de ses particularismes identitaires qui fondent désormais le noyau dur des revendications sociales et politiques portées par ces acteurs sociaux. Il faut dire que la société moderne s’était érigée, depuis la fin du xixe siècle, sur une forte tendance universaliste qui l’amenait à réprimer et à mettre à la marge les demandes provenant de groupes minoritaires, demandes jugées menaçantes pour la préservation de la cohésion d’ensemble de la cité. Où, en effet, allaient s’arrêter ces demandes particulières si les institutions sociétales donnaient leur aval à la reconnaissance de ces particularismes ? Et surtout, quels seraient leurs impacts sur les fondements de la solidarité et de la responsabilité collective ?

Or, c’est là précisément l’un des enjeux auxquels sont confrontées les sociétés modernes avancées (que d’aucuns qualifient de postmodernes). La poussée centrifuge des revendications identitaires ayant été libérée au cours des trente dernières années, grâce notamment (et paradoxalement) aux dispositifs de soutien social des régimes providentialistes (pourtant à forte teneur universaliste), « le problème à la fois le plus diffus et le plus insaisissable des sociétés actuelles consiste dans ce fait majeur qu’elles ne semblent plus avoir d’autre projet politique pour elles-mêmes » (p. 11).

Selon l’auteur, trois phénomènes sont à l’origine du surgissement de la question éthique dans nos sociétés : le développement des biosciences, la demande accrue pour le respect des droits de l’Homme et la crise des grandes religions. Mais c’est la question des droits de l’Homme qui va davantage retenir l’attention de Beauchemin qui tente de montrer que les processus juridiques et légaux associés à la protection de la démocratie et du respect des droits de l’Homme a entraîné une véritable « éthicisation » du politique (p. 15).

Au plan politique, la destruction du Mur de Berlin en 1989 (et la désintégration du projet socialiste) va fortement contribuer à répandre l’idée selon laquelle les valeurs associées aux démocraties occidentales sont les seules en mesure d’assurer le développement des sociétés modernes. Or, le mode de recomposition de ces sociétés tend à individualiser les rapports au politique (de là l’importance accordée à la question de la citoyenneté) et tend à judiciariser les rapports sociaux. Qui plus est, si l’héritage des Lumières avait mis en jeu dans le politique les rapports de pouvoir concernant la fonction même des institutions, la société postmoderne (que l’auteur préfère désigner comme société moderne avancée), quant à elle, va rabattre ces enjeux sur des questions procédurales visant à cerner les meilleurs moyens de pénétrer ces institutions en vue de faire valoir les différences identitaires qui n’ont pu s’émanciper au sein des régimes conservateurs ou providentialistes. Ce faisant, c’est toute la question de la domination politique entre les acteurs sociaux qui tend à s’effacer au profit de luttes « visant le positionnement optimal au sein des institutions dispensatrices de statuts et d’avantages » (p. 29). Selon l’auteur, l’un des problèmes les plus importants suscités par cette nouvelle conjoncture s’exprime par l’incapacité des demandes identitaires de définir leur projet en termes de bien commun, malgré la mise en tension d’une stratégie d’action exploitant les possibilités émancipatoires de la démocratie.

Ces demandes identitaires misent ainsi sur l’application de principes codifiés sous la forme d’une nouvelle éthique pour se dégager des lourdeurs « du devoir » inhérentes à la constitution des sociétés modernes. La vision du monde défendue par les porteurs de cette nouvelle éthique postmoderniste a ainsi pour conséquence de détacher l’éthique du politique. Celle-ci repose en effet sur une critique du conservatisme et de l’éthique du devoir qui sont perçus comme les éléments déclencheurs des fonctions répressives exercées par les institutions sur les projets d’émancipation identitaire (p. 152). Or, selon l’auteur, au-delà de ses injonctions disciplinaires et normatives, cette éthique du devoir « porte [aussi] secrètement cette volonté de protection de la société » en tant que lieu de régulation centrale des pratiques sociales (p. 153). Décroché de cette éthique de la responsabilité collective qui permet de se situer « dans la représentation d’un destin partagé » (p. 154), l’individu est alors libre de se conformer aux impératifs de « sa voix intérieure » et d’orienter son existence sur la base de sa propre « boussole morale » (p. 155). Mais, du même coup, cet abandon du politique au profit d’aspirations particularistes (au demeurant légitimes) entraîne un « déni du politique » qui a pour effet de surseoir aux principes symboliques qui ont cimenté nos sociétés, soit la volonté de l’être-ensemble. Jusqu’aux années 1970, cette volonté d’être-ensemble au sein des démocraties s’était articulée autour de l’acceptation d’un projet collectif débattu à partir de la confrontation (et non par la simple juxtaposition) de diverses visions de « la vie bonne » au sein de la société (p. 158). Désormais, la société est soumise à des forces déstructurantes qui arrachent le débat démocratique « aux contingences culturelles et historiques » qui ont façonné la configuration du projet collectif de vivre-ensemble.

Ce constat amène finalement l’auteur à défendre « le politique » puisque les dispositifs institutionnels qui y sont associés permettent « la définition d’un projet éthico-politique dans le cadre duquel peuvent s’affirmer des intérêts particuliers, mais sans remettre en cause les fondements éthiques du monde commun » (p. 164). La mise en pratique du politique permet alors non seulement d’accorder une égale dignité à tous les individus d’une société (comme le suggère l’éthique particulariste), mais aussi d’inclure les plus démunis et les exclus au sein d’un projet qui rend la collectivité citoyenne à la fois solidaire et socialement responsable du sort de ces exclus.

Cette refondation du projet politique au sein de la modernité avancée est donc rendue nécessaire afin de nous protéger mutuellement contre l’arbitraire de la bienveillance accordée exclusivement sur la base de notre dignité humaine. La dépolitisation de nos sociétés au profit d’une éthique de la compassion et du droit à l’émancipation identitaire menace ainsi de nous entraîner sur une trajectoire périlleuse n’excluant pas les pires scénarios, y compris, aux dires mêmes de l’auteur, un « retour de la barbarie » (en référence notamment au nazisme lors de la Seconde Guerre mondiale ; p. 180).

Voilà livré en quelques lignes, qui ne rendent évidemment pas justice à la profondeur et la complexité de l’ouvrage, le résumé des thèses portées par Jacques Beauchemin. Certes – et lui-même le reconnaît au début du livre –, certains pourraient déceler dans ces propos une certaine nostalgie des démocraties représentatives telles qu’elles se sont constituées historiquement au cours du xxe siècle. L’auteur se défend bien toutefois de faire siennes les thèses des néoconservateurs qui, partout en Occident, se désolent des gains sociaux réalisés au cours des dernières décennies et qui souhaitent le retour d’un État libéral plus conforme à leur idéologie du laisser-faire économique (tout en renforçant les contraintes sociales au regard des exclus). Son objectif, affirme-t-il, consiste plutôt à mettre en exergue les menaces que fait peser sur les démocraties la libération tous azimuts des forces centrifuges associées aux divers projets identitaires. Secondés par une éthique individualiste, ces projets ont pour effet de dépolitiser à la fois l’individu et le débat démocratique, abandonnant ainsi aux divers groupes d’intérêt la fonction de régulation assumée jadis par l’État central.

À cet égard, l’auteur atteint aisément l’objectif qu’il s’était fixé au départ. Fort d’une connaissance impressionnante des auteurs et des théories qui circulent à ce sujet, il a su dégager brillamment l’essentiel des thèses portées dans ce champ d’études et rendre de manière synthétique (mais accessible ?) une problématique à la fois vaste et complexe. Si nous avions à émettre certaines réserves, ce serait davantage sur la dernière partie de l’ouvrage, notamment sur la conclusion qui nous apparaît trop brève (deux pages) et qui laisse le lecteur sur son appétit à la fois sur le plan de la synthèse et des prospectives. Nous aurions ainsi apprécié que l’auteur se compromette davantage quant aux formes que pourrait prendre la recomposition politique souhaitée, plutôt que simplement postuler qu’elle viendra de « l’inanité » du projet néolibéral (p. 181). Si la vacuité du projet éthique surgi de l’individualisme contemporain ne fait plus de doute après la lecture de cet essai, on demeure par contre en questionnement au sujet du projet politique qui pourrait s’y substituer. Si le simple retour aux démocraties représentatives – qui sont loin d’être exemptes de défauts aux dires mêmes de l’auteur (p. 35) – ne représente pas une option valable dans la conjoncture actuelle, quels sont les scénarios envisageables ? Comment parvenir à concilier ces nouvelles demandes de reconnaissance particulières avec la cohésion d’ensemble nécessaire au déploiement de dispositifs collectifs favorisant le bien commun ? Quelles sont les nouvelles institutions qui permettraient d’articuler le besoin légitime d’accomplissement personnel des individus (Charles Taylor parlait d’une recherche légitime d’authenticité) avec un projet politique plus universel propre à assurer le développement de toutes les constituantes de la société ? Autant de questions laissées en suspens qui, sans faire l’objet d’un long développement de la part de l’auteur, auraient pu tout de même être évoquées succinctement en conclusion, ou à tout le moins être abordées de manière exploratoire. Mais peut-être est-ce là un souhait dont la réalisation incombe finalement davantage aux acteurs mêmes de la pratique qu’à ceux qui ont pour tâche de l’analyser.