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« La nourriture, ce besoin premier »

– Annie Ernaux

Les personnes atteintes de troubles mentaux graves (TMG[1]) sont placées quotidiennement devant des difficultés et des obstacles qui nuisent à leur pleine participation sociale[2] (Bonder, 2014 ; Lecomte et Leclerc, 2012). La symptomatologie, les difficultés cognitives et socioaffectives associées à la maladie ainsi que les situations d’isolement et de stigmatisation sont des obstacles qui nuisent à la reprise des activités courantes et des rôles sociaux ainsi qu’à l’intégration sociale[3] et au rétablissement[4] (Merryman et Riegel, 2007). Les personnes souffrant de troubles mentaux sont également plus à risque d’être sans emploi et de vivre une situation socioéconomique difficile (Fleury et Grenier, 2012 ; Organisation Mondiale de la Santé (OMS), 2013 ; Shor et Shalev, 2013). Ces obstacles personnels et environnementaux influencent inévitablement leurs choix et compétences alimentaires et les placent à risque d’insécurité alimentaire (Carson et al., 2013 ; Frongillo et al., 1997).

Cet article présente l’initiative Cuisinons Ensemble mis en place par l’organisme communautaire Le Mûrier. Cuisinons Ensemble a comme objectif de réduire les risques et conséquences de l’insécurité alimentaire des personnes atteintes de TMG en augmentant leur autonomie et responsabilisation en matière d’alimentation et les liens avec les ressources de leur milieu naturel. L’initiative Cuisinons Ensemble (http://www.cuisinonsensemble.org/) offre des ateliers individualisés au domicile de la personne par des cuisiniers-formateurs non-intervenants du réseau de la santé mentale, ainsi que des ateliers de groupe en mixité sociale organisés par un réseau de partenaires communautaires. Les ateliers individualisés à domicile ne sont offerts qu’aux personnes atteintes de TMG tandis que les ateliers de groupe privilégient la diversité c.-à-d. que toute la communauté y est invitée peu importe son statut socioéconomique, sa culture, son âge et la présence ou non de maladie mentale. Cette initiative s’inscrit parfaitement dans la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale (RLRQ, c. L-7) du gouvernement québécois en favorisant la participation citoyenne des personnes et l’engagement de l’ensemble de la société. D’une position d’expert et traditionnelle de l’autonomie (adaptation sociale des destinataires aux normes et aux exigences de la société), l’organisme a fait le pari d’aller de l’avant vers une perspective nouvelle qui favorise l’action engagée et la participation active des destinataires et partenaires : embauche de cuisiniers-formateurs non-intervenants du réseau de la santé ; implication des destinataires dans la planification et l’organisation des activités ; partenariat avec d’autres organismes du secteur non habilités à travailler avec la clientèle atteinte de TMG ; partage du pouvoir et des responsabilités au sein d’un réseau d’organisations ; etc. Cette nouvelle pratique s’inscrit dans un mouvement mondial dans le domaine de la santé mentale c.-à-d. celui des services et des pratiques axés vers le rétablissement (recovery-oriented services and practices) issu du mouvement de défense des droits des personnes atteintes de troubles mentaux (Davidson et al., 2009, 2010 ; Kirby et al., 2009, 2012 ; Ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), 2005 ; Shepherd et al., 2012, 2014). Ce mouvement privilégie des services qui tendent à se démocratiser vers des services hors du milieu de la santé mentale et gérés par les personnes elles-mêmes.

Dans cet article, le concept d’autonomie abordé est principalement celui des destinataires dans une perspective de participation et d’intégration sociale des personnes atteintes de TMG et de réduction des écarts sociaux.

Revue de la littÉrature

L’insécurité alimentaire : définition et interventions

Les causes de l’insécurité alimentaire sont multifactorielles et il existe plusieurs facteurs personnels et environnementaux à considérer afin d’éviter les conséquences de cette situation à long terme (Racine, 2007 ; Tremblay, 2008). Bien qu’il n’existe pas de consensus quant à la définition du phénomène de sécurité alimentaire, il est décrit comme : « L’accès pour tous et en tout temps, à suffisamment d’aliments pour mener une vie active et saine. Ceci devrait inclure au minimum l’accessibilité à des aliments nutritifs et salubres, de même que la capacité d’acquérir des aliments personnellement acceptables par des moyens socialement acceptables. » (Anderson, 1990). L’accessibilité à de la nourriture saine et de qualité est considérée depuis les années 1980 un des principaux facteurs d’insécurité alimentaire à l’échelle mondiale. Cette vision a mis l’accent sur la faim des individus et sur les stratégies basées sur la réduction de la pauvreté, le prix de la nourriture et les politiques de protection sociale (Barrett, 2010 ; Food and Agriculture Organization of the United Nations (FAO), 2015 ; Sen, 1981). C’est pour cette raison que plusieurs interventions ciblent les facteurs environnementaux associés à l’insécurité alimentaire : l’accès à des aliments gratuits ou à moindre coût ; la réduction des déserts alimentaires, etc. On retrouve dans cette catégorie les banques alimentaires, les « popotes roulantes », les groupes d’achats, les dépanneurs communautaires, etc.

De façon complémentaire, les facteurs personnels tels que les compétences alimentaires sont également des facteurs importants à considérer qui ont un impact sur la capacité de la personne à acquérir des aliments et à s’alimenter convenablement (Porter et al., 1999). D’ailleurs, plusieurs auteurs mentionnent l’importance des interventions à caractère participatif où la personne est amenée à se mettre en action et à développer des nouvelles connaissances et habiletés (Barre et al., 2011 ; Bassett et al., 2003 ; Shor et Shalev, 2013 ; Tremblay, 2008). On retrouve dans cette catégorie les cuisines collectives, les jardins communautaires, les cours de cuisine, les ateliers d’information sur la nutrition et la santé, les ateliers de gestion du budget, etc.

Pour les personnes atteintes de TMG, les facteurs personnels associés à la maladie ainsi que les facteurs environnementaux doivent être conjointement considérés (Barre et al., 2011 ; Shor et Shalev, 2013). Les personnes peuvent présenter à la fois : un manque de connaissances et d’habiletés culinaires et alimentaires ; des enjeux de planification et d’organisation au quotidien étant donné une maladie qui amène des difficultés de traitement de l’information ; des difficultés à se mobiliser vers des ressources de leur communauté et des défis associés à la pauvreté et à la stigmatisation.

L’insécurité alimentaire et les troubles mentaux graves

Selon une étude de Tarasuk et al. (2014), 69,5 % des ménages recevant de l’aide sociale étaient en situation d’insécurité alimentaire comparativement à 45 % pour les ménages à revenu inférieur et moyen inférieur et 10 % pour les ménages à revenu moyen ou supérieur (Ledrou et Gervais, 2005 ; Tarasuk et al., 2014). Cette situation est encore plus inquiétante pour les personnes présentant des difficultés associées à des problèmes de santé mentale (Carson et al., 2013 ; Muldoon et al., 2013). Les personnes atteintes de TMG vivent dans des situations de pauvreté et font partie des groupes vulnérables à prioriser (OMS, 2013). En plus de vivre dans des situations de grandes difficultés financières, les personnes atteintes de TMG vivent les conséquences de l’isolement et de la stigmatisation ainsi qu’un manque de connaissances et de compétences dans la préparation des aliments et dans le choix de nourriture saine à moindre coût (Bassett et al., 2003 ; Carson et al., 2013). Cette déprivation occupationnelle (Krupa et al., 2009) est expliquée par la maladie qui occasionne de nombreuses hospitalisations et séjours en ressources d’hébergement, peu d’opportunités pour pratiquer et développer leurs habiletés culinaires, de l’avolition et de l’apathie, des difficultés de traitement de l’information (difficultés de planification, d’organisation, d’exécution, etc.) ainsi que des difficultés socioaffectives et de retrait social (Bassett et al., 2003 ; Shor et Shalev, 2013). Pour toutes ces raisons, il s’agit d’un groupe de personnes plus difficile à atteindre par les actions communautaires (Fieldhouse, 2012).

Selon un sondage effectué dans le cadre du projet Turning the key auprès de 330 personnes ayant une maladie mentale, le besoin d’une alimentation saine et abordable est identifié comme le deuxième besoin le plus important après le soutien au revenu (Commission de la santé mentale du Canada, 2011). Le droit à l’alimentation fait partie des droits fondamentaux de la personne. Le Canada est l’un des signataires du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, qui stipule que tout pays signataire doit mettre en place des mesures pour respecter « le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture suffisante (…) ainsi qu’à une amélioration constante de ses conditions d’existence » et « le droit fondamental qu’a toute personne d’être à l’abri de la faim » (Goley et Özden, 2005).

L’insécurité alimentaire est associée à plusieurs conséquences sur le plan de la santé telles qu’une mauvaise santé générale, une moins bonne santé mentale ainsi qu’un plus haut taux de maladie chronique avec plus de complications (Chilton et Booth, 2007 ; Tarasuk et al., 2013). La comorbidité et la mortalité prématurée sont un problème croissant chez les personnes atteintes d’un TMG (Martin et Martin, 2014 ; Vreeland, 2007). L’OMS rappelle que les personnes souffrant de troubles mentaux ont des taux d’incapacité et de mortalité plus élevés que la moyenne. Dans son Plan d’action global pour la santé mentale (2013-2020), l’OMS souligne que les personnes atteintes de dépression majeure et de schizophrénie ont de 40 à 60 % plus de risques que la population générale de mourir prématurément, du fait de problèmes de santé physique (cancers, maladies cardiovasculaires, diabète, VIH) et par suicide (OMS, 2013). Une mauvaise santé physique et de mauvaises habitudes de vie ont accéléré l’augmentation de la morbidité et de la mortalité dans cette population (McElroy, 2009). Cette situation est alarmante et dicte des actions vers une préoccupation pour les habitudes et les conditions de vie.

approche mÉthodologique

Cet article vise à documenter les caractéristiques du modèle Cuisinons Ensemble et les principaux enjeux de mise en oeuvre. Il repose sur une méthodologie de recherche évaluative de type analyse logique et d’implantation (Brousselle et al., 2009) où l’on documente les caractéristiques du modèle et les conditions essentielles et les défis/enjeux d’implantation. Pour se faire, un devis qualitatif descriptif a été privilégié ainsi qu’une collecte de données à multiples sources : 1) littérature grise et scientifique ; 2) journal de suivi d’implantation et des étapes de développement du modèle ; 3) animation et prise de notes lors des rencontres du comité de coordination ; 4) animation et prise de notes lors des rencontres avec les partenaires ; 5) observation des activités.

La consultation des documents, la participation aux rencontres ainsi que l’observation participante ont permis de décrire le modèle et d’en faire une modélisation théorique et opérationnelle. Les variables documentées par ce processus sont les ressources et activités de l’intervention, les participants et partenaires, les principes et valeurs ainsi que les résultats attendus à court, moyen et long termes. Les modélisations ont été présentées à plusieurs reprises au comité de coordination, et leur construction s’est faite suivant une méthode itérative entre le comité de coordination et l’équipe de recherche (démarche de co-construction en recherche participative). Pour faciliter l’analyse et le classement des informations, la méthodologie de Wholey et al. (2004) sur le modèle logique (Logic Model) a été utilisée.

Pour comprendre les conditions essentielles, les défis et les enjeux à considérer dans la mise en oeuvre du programme, un tableau d’enjeux et de stratégies a été créé à partir du journal de suivi d’implantation. Les enjeux et stratégies proposées et mises en oeuvre ont été classés par situations. Pour faciliter l’analyse et le classement des informations, le modèle de Damshroder et al. (2009) sur l’implantation d’innovations (Consolidated Framework for Implementation Research) a été utilisé. Il permet de classer les variables propres à l’intervention, aux personnes impliquées, au contexte et au processus d’implantation.

Cuisinons Ensemble : un nouveau modÈle en dÉveloppement

L’initiative Cuisinons Ensemble a comme buts ultimes la réduction des risques et conséquences de l’insécurité alimentaire chez les personnes vivant avec un TMG ainsi que la mobilisation et la création de liens entre la personne, la collectivité et les organismes de soutien en alimentation. L’initiative Cuisinons Ensemble a été mise sur pied par l’organisme Le Mûrier[5] et dessert principalement le secteur Est de Montréal. Ses activités ont débuté au mois d’octobre 2011 grâce au soutien financier de plusieurs fondations et organisations[6]. Cuisinons Ensemble offre depuis ses débuts des ateliers individualisés à domicile par des cuisiniers-formateurs ainsi que, depuis octobre 2014, une variété d’ateliers d’information et de développement de compétences organisés par un réseau de partenaires au sein d’un club alimentaire. La figure 1 présente les différents volets de l’initiative Cuisinons Ensemble.

Le territoire du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Est-de-l’île-de-Montréal (où se déroulent majoritairement les activités de Cuisinons Ensemble) est le secteur le plus populeux de la région de Montréal (499 085 habitants) représentant plus du quart (27 %) de la population montréalaise. Il s’agit du territoire où le revenu moyen est le plus bas à Montréal. La proportion de la population vivant sous le seuil du faible revenu et habitant à plus de 500 mètres d’un point de vente de fruits et légumes frais est parmi les plus élevées (près de 10 %) de l’île de Montréal. L’espérance de vie est également significativement inférieure et on y retrouve une plus grande concentration de personnes vivant avec un problème de santé mentale (CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, s. d.).

Bien que les services de Cuisinons Ensemble soient offerts au-delà de la population de l’Est de Montréal, l’initiative répond clairement à un besoin de la population locale. Son objectif principal est d’augmenter l’autonomie et la responsabilisation de la personne aux prises avec un problème de santé mentale, en favorisant : 1-l’amélioration des compétences alimentaires et culinaires, 2-le développement d’un sentiment d’efficacité personnelle et, 3-l’intégration sociale et l’ancrage dans la communauté. Les effets attendus à court, moyen et long termes sont présentés dans la figure 1. Ils concernent à la fois l’amélioration des connaissances et le développement de techniques ou de nouvelles habiletés ; la réduction du stress, l’amélioration du sentiment d’efficacité personnelle et l’expérience de succès ; ainsi que la création de nouveaux liens, la mobilisation de la personne dans sa communauté et la réduction de l’isolement social.

Figure 1

Modélisation de l’initiative Cuisinons Ensemble

Modélisation de l’initiative Cuisinons Ensemble

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Description des ateliers individualisés

Les ateliers individualisés sont offerts par des cuisiniers-formateurs au domicile de la personne. Les ateliers consistent en une série de 7 séances individuelles d’une durée de 3 heures par semaine ; avec la possibilité de reprendre une deuxième série de 7 semaines après un délai d’attente d’une durée de six mois à un an (délai nécessaire à la consolidation des acquis et à l’ancrage dans la communauté). Pour être éligible aux ateliers individualisés, la personne doit présenter un problème de santé mentale, être âgée de plus de 18 ans et être référée par un intervenant assurant son suivi clinique.

La première rencontre se fait avec la personne, son intervenant référant et le cuisinier-formateur afin d’identifier les besoins spécifiques et les intérêts de la personne. Par la suite, les séances habituelles permettent à la personne de compléter une à trois recettes — recettes choisies par la personne elle-même avec l’aide du cuisinier-formateur et selon ses goûts et ses restrictions alimentaires. Chaque séance peut comporter :

  • une partie de planification des repas et menus incluant l’examen des circulaires des marchés d’alimentation, l’inventaire des denrées disponibles et l’analyse du budget ;

  • une partie d’achat des aliments incluant le déplacement au marché d’alimentation, le rangement des achats et l’organisation de la cuisine ;

  • une partie mise en place et exécution des recettes incluant le nettoyage des surfaces de travail et l’apprentissage de techniques et de compétences culinaires.

Les cuisiniers-formateurs tentent aussi de faire avec la personne l’inventaire des ressources de son milieu naturel en matière d’alimentation et soutenir leur utilisation par la personne.

Description du club alimentaire

Le club alimentaire consiste en une variété d’ateliers d’information et de développement de compétences, en petits groupes, organisés trois à quatre fois par mois par un réseau de partenaires (ressources de la communauté, spécialistes, chefs invités, etc.). Il a comme objectif principal de faire le pont avec les ressources de la communauté et de permettre à la personne de développer et d’approfondir ses compétences en lien avec l’alimentation et les saines habitudes de vie. Les ateliers ont lieu dans une des ressources du Mûrier (La Fabrique à Bouffe[7]), dans des ressources partenaires (cuisines collectives, immeubles à logements sociaux, résidences pour personnes âgées, etc.) ou ailleurs dans la communauté (jardins communautaires, marché public d’alimentation, YMCA pour un programme d’entraînement à moindre coût, etc.). Voici quelques exemples d’ateliers organisés depuis octobre 2014 : cuisine syrienne animée par un partenaire nutritionniste ; visite d’un marché publique, conférence sur l’alimentation hypotoxique, atelier « Cabane à sucre ».

Le club a la volonté d’être ambulatoire (de se déplacer dans la communauté) ainsi que de favoriser la mixité sociale c’est-à-dire la participation de toutes personnes avec ou sans problèmes de santé mentale et issues de différents horizons et catégories socioprofessionnelles (niveau de vie, âge, culture, etc.). Contrairement aux ateliers individualisés qui sont offerts gratuitement et uniquement aux personnes atteintes d’un problème de santé mentale, les activités du club alimentaire sont offertes à l’ensemble de la communauté moyennant un coût de 2 $ ou 5 $ par atelier.

Lors de son démarrage à la fin août 2014, deux rencontres consultatives ont été organisées auprès de potentiels participants et d’organismes communautaires partenaires intéressés à contribuer de près ou de loin à la mise sur pied du club alimentaire. Quarante-quatre personnes ont répondu à l’appel : 28 personnes ayant un vécu avec la maladie mentale, six représentants d’organismes communautaires, trois intervenants de la santé potentiellement référents (ergothérapeutes), deux étudiantes en ergothérapie, deux cuisiniers-formateurs, la responsable gestionnaire de Cuisinons Ensemble, deux membres de l’équipe de recherche. Ces premières discussions autour de la création du club alimentaire ont rapidement mené à l’adoption de valeurs et de principes communs, nommément ceux de la création d’un lieu hors du réseau de la santé, ouvert et sans jugement ainsi que l’implication de tous dans le processus décisionnel. Les ateliers sont depuis animés et soutenus par les cuisiniers-formateurs des ateliers individualisés, des chefs invités, des organismes partenaires de la communauté, des personnes qui vivent avec la maladie mentale ainsi que des citoyens-accompagnateurs. Aussi, un comité de pilotage regroupant un représentant de chaque partie impliquée a été mis en place. Les principes et valeurs ainsi que les besoins identifiés par les personnes consultées sont présentés dans le tableau 2. Ils rejoignent et confirment la philosophie de l’ensemble de l’initiative Cuisinons Ensemble où tous peuvent jouer un rôle actif dans la communauté, reprendre du pouvoir et participer pleinement à lutter contre l’isolement social, la pauvreté et l’insécurité alimentaire.

Tableau 2

Résultats des consultations, août 2014

Résultats des consultations, août 2014

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Pour définir de façon plus détaillée les processus décisionnels, le calendrier des ateliers est pensé et mis en place par une équipe permanente en étroite collaboration avec le comité de pilotage. L’équipe permanente est composée de la responsable gestionnaire de Cuisinons Ensemble, d’un à deux cuisiniers-formateurs et de la coordonnatrice de l’évaluation. Quant aux rencontres du comité de pilotage (à tous les 2 à 3 mois), elles regroupent idéalement un représentant de chaque partie impliquée c.-à-d. l’équipe permanente, un à deux représentants de participants (personnes atteintes d’un problème de santé mentale, citoyens-accompagnateurs, etc.), un à deux représentants d’organismes partenaires, la ou les personnes chargées des communications, le directeur de l’organisme promoteur, la porte-parole de Cuisinons Ensemble et le chercheur impliqué dans l’évaluation et le suivi de l’initiative. Le mandat du comité est de valider le choix des activités, veiller à l’orientation de l’initiative (valeurs et missions, financement, partenariat, etc.) et discuter des enjeux et des résultats de recherche. Cuisinons Ensemble souhaite ainsi reconnaître le pouvoir des destinataires à définir leurs problèmes et les solutions.

Une pratique axée vers le rétablissement des personnes

L’initiative Cuisinons Ensemble adopte plusieurs des principes issus du paradigme de rétablissement (recovery-oriented services), paradigme dominant des plans nationaux de santé mentale de plusieurs pays (Adams et al., 2006; Shepherd et al. 2014). Les établissements qui adhèrent à ce paradigme s’engagent à impliquer activement les personnes dans les lieux de décision, à lutter explicitement contre la stigmatisation et, à mettre de l’avant des approches qui mettent l’emphase sur l’intégration et la participation sociales et soutiennent l’amélioration des conditions de vie (Davidson et al., 2009, 2010 ; Kirby et al., 2009, 2012 ; Shepherd et al., 2012, 2014). En particulier, Cuisinons Ensemble met de l’avant : 1) la lutte contre l’insécurité alimentaire et les inégalités sociales ; 2) l’implication des personnes dans les prises de décision et l’autodétermination ; 3) un lien égalitaire avec les cuisiniers-formateurs ; 4) l’utilisation des forces, des ressources et des stratégies adaptatives de la personne ; 5) le partenariat avec les ressources du réseau naturel et hors du réseau de la santé mentale.

Quelques statistiques et partenariats

En juin 2015, 186 personnes avaient bénéficié des ateliers individualisés de l’initiative Cuisinons Ensemble (pour une moyenne de 38 personnes par année et l’implication de 1 à 2 cuisiniers-formateurs) et 90 personnes ont participé une ou plusieurs fois aux ateliers du club alimentaire (http://www.lemurier.org/rapports/). Sur 9 mois d’activités du club, 30 ateliers ont été offerts regroupant 10 personnes en moyenne par atelier. Pour démarrer les activités du club alimentaire et s’allier à la lutte contre l’insécurité alimentaire d’une clientèle vulnérable, six ressources partenaires ont travaillé en collaboration avec le Mûrier (voir figure 1).

enjeux et dÉfis rencontrÉs

Voici quelques enjeux et défis survenus dans le processus de mise en oeuvre et qui ont généré des réflexions au sein du comité de coordination.

Soutenir le sentiment d’efficacité personnelle, l’autonomie et la responsabilisation des personnes

Pour soutenir le sentiment d’efficacité personnelle, l’autonomie et la responsabilisation des personnes en matière d’alimentation, l’organisme promoteur Le Mûrier a d’abord mis en place des ateliers individualisés à domicile pour les personnes atteintes de TMG. Le Mûrier souhaitait apporter une solution spécifique aux problèmes importants d’insécurité alimentaire des personnes vivant dans ses ressources résidentielles sans pour autant se substituer aux ressources déjà existantes. Par un apprentissage individualisé et en contexte de vie réelle, Cuisinons Ensemble visait à soutenir la personne à la fois dans le développement de compétences culinaires et alimentaires, mais également dans la reconstruction de sa confiance en soi et sa mobilisation vers les ressources locales existantes. L’embauche de cuisiniers-formateurs permettait de séparer le suivi en santé mentale des ateliers de cuisine, de privilégier une relation égalitaire et de rester centré sur les besoins en alimentation exprimés par la personne, et ce, peu importe les difficultés de santé (le suivi médical étant assuré par l’équipe traitante du réseau de la santé mentale). Malgré le haut niveau de satisfaction de cette nouvelle pratique innovatrice (auprès des participants eux-mêmes ainsi que des partenaires référents du réseau de la santé mentale), plusieurs réflexions ont émergé. Elles concernaient entre autres le rôle des cuisiniers-formateurs et la durée optimale d’une série d’ateliers. Comment soutenir les personnes, répondre à leurs besoins spécifiques sans créer une dépendance envers le service et limiter la personne dans ses opportunités d’utiliser les ressources locales ? Comment guider les personnes pour qu’elles utilisent davantage les ressources de leur quartier, aillent au-delà de leurs peurs et appréhensions et réduisent leur isolement social ?

Trop longtemps, on a privilégié et offert aux personnes atteintes de TMG des services créés exclusivement pour elles à l’intérieur du réseau de la santé mentale sans préoccupation pour les ressources du réseau naturel. Quoique souvent bien adaptés à leurs difficultés spécifiques et répondant à une partie de leurs besoins, ces services n’ont pas favorisé leur intégration sociale, leur responsabilisation et leur empowerment. D’ailleurs, on sait aujourd’hui que la principale source de stigmatisation qui limite l’intégration sociale des personnes vient du réseau de la santé mentale lui-même et de l’autostigmatisation (Corrigan et al., 2009 ; Sadow et Ryder, 2008 ; Thornicroft, 2006). Ce constat amène nécessairement à repenser les services et l’aide à offrir, à travailler davantage hors du réseau de la santé, en étroit partenariat avec les ressources locales existantes et avec les personnes elles-mêmes (MSSS, 2005).

Pour soutenir l’intégration sociale et l’ancrage dans la communauté des personnes atteintes de TMG, il devenait alors important de soutenir les personnes dans la création de liens avec la communauté et de mobiliser le milieu vers l’émergence de véritables partenariats. La création d’un club alimentaire avec le milieu et la consultation des participants et partenaires potentiels ont été les stratégies privilégiées.

Créer des espaces citoyens en mixité sociale favorisant l’intégration sociale et l’ancrage dans la communauté des personnes atteintes de troubles mentaux graves

La création de liens avec la communauté, la mobilisation du milieu et la création d’un club alimentaire autour d’une clientèle à risque d’insécurité alimentaire a donc rapidement fait partie des discussions et soulevé de nouveaux défis. Comment s’assurer de ne pas créer un « ghetto » de personnes vulnérables atteintes de maladie mentale ? Comment créer des espaces collectifs soutenant et respectueux pour les personnes, directement dans le milieu de vie et ouverts sur les opportunités et ressources du milieu naturel ? La création d’espaces citoyens en mixité sociale a été au coeur de la réflexion pour permettre la participation de tous les citoyens (atteints ou non de maladie mentale), et ce, tout en s’assurant de soutenir les personnes atteintes de TMG. Les discussions ont amené à revoir la clientèle cible de Cuisinons Ensemble ainsi que les processus décisionnels et la coordination des activités. Les activités du club alimentaire sont ouvertes à l’ensemble de la communauté et sont faites en étroit partenariat avec les organismes locaux existants (offrant des services alimentaires à une clientèle non spécifiquement atteinte de maladie mentale). Le club alimentaire offre des activités dans différents lieux de la communauté et idéalement directement dans les organismes partenaires. Le comité de pilotage est composé non seulement de membres de l’organisme promoteur, mais aussi de représentants de participants (personnes atteintes d’un problème de santé mentale, personnes de la communauté en situation d’insécurité alimentaire, citoyens intéressés à l’alimentation et à la santé, etc.) et d’organismes partenaires.

Ce positionnement n’a cependant pas été sans défi. Dans la première année de mise en place, les participants aux activités du club alimentaire ont été en grande majorité d’anciens participants aux ateliers individualisés (souhaitant garder des liens avec la cuisinière-formatrice). Les participants non atteints de problème de santé mentale souhaitaient essentiellement jouer un rôle comme soutien à l’activité. Rapidement, un modèle d’accompagnateur bénévole s’est mis en place, limitant ainsi la possibilité que des personnes atteintes de problème de santé mentale puissent elles-mêmes participer à l’organisation d’une activité, et devenir accompagnatrices ou coanimatrices. Aussi, comme les personnes atteintes d’un problème de santé mentale sont souvent sans activités professionnelles de jour, elles pouvaient assister aux activités qui étaient organisées pour la plupart en après-midi (ce qui était moins évident pour les personnes en emploi). Bien que les quelques activités programmées en début de soirée aient attiré un public plus vaste (par exemple une conférence d’un spécialiste renommé), il a été difficile de passer à un modèle véritable de mixité sociale et à des liens horizontaux entre les participants. Aussi, certains organismes partenaires, saluant l’initiative Cuisinons Ensemble et adoptant la cause de l’insécurité alimentaire, ont proposé avec de bonnes intentions de dédier aux participants de Cuisinons Ensemble des activités uniques et parallèles dans leurs locaux. Cette situation allait à l’encontre de l’idée de mixité sociale nécessaire à la création de liens, à la mobilisation de la personne et à son ancrage dans son réseau naturel hors de la maladie mentale.

Ces différentes situations ont fait émerger l’importance de travailler avec les partenaires vers un réseau de partenariat adoptant la même philosophie et organisant ensemble les activités du club. Comment créer alors cette synergie interorganisations sans compromettre les missions, les responsabilités et l’autonomie de chacune d’elles ? Comment informer, sensibiliser, démystifier la maladie mentale et travailler avec les ressources hors du réseau de la santé mentale ? Puisqu’il y avait un risque que les participants du club alimentaire restent récipiendaires, passifs et stigmatisés, le club alimentaire Cuisinons Ensemble a été présenté comme un vecteur d’inclusion sociale et de mobilisation d’un milieu vers une même cause. Il devenait important de créer des collaborations dans une perspective citoyenne (et non de charité) et de positionner le club au sein de la communauté comme un club itinérant, ouvert aux différents lieux et organismes de l’est de la ville. L’implication et la mobilisation des personnes atteintes de TMG dans des rôles permettant l’ancrage dans la communauté sont aussi devenues des préoccupations constantes. Comment impliquer les personnes dans le choix des activités et dans les lieux de décisions et les mobiliser dans ce nouveau rôle pour eux ? Comment offrir à la fois des services répondant aux besoins et respectueux des difficultés des personnes atteintes de maladie mentale sans entrer dans un modèle de protection ?

Concevoir un nouveau modèle de soutien axé vers le rétablissement et la pleine participation des personnes

La réflexion sur ce nouveau modèle de soutien a soulevé plusieurs questions concernant la mise en place des principes d’une pratique axée vers le rétablissement (Davidson, 2010 ; Shepherd, 2014). En particulier, elle a amené des discussions sur le rôle de l’organisme promoteur spécialisé en santé mentale, sur le temps à consacrer dans la création de partenariats (au-delà de l’animation d’ateliers/activités) ainsi que la place des personnes atteintes de maladie mentale dans les prises de décision.

La pratique axée vers le rétablissement des personnes nécessite de faire confiance aux forces et stratégies adaptatives de la personne, de prendre le risque que ça ne fonctionne pas ou que la personne se sente déboussolée, que les services ne soient pas complètement adaptés aux difficultés vécues et placent la personne devant de nouveaux rôles et des défis d’adaptation. Le fait d’avoir privilégié des cuisiniers-formateurs sans formation en santé mentale ainsi que l’implication de partenaires du réseau local permettait de se sortir d’une vision de gestion du risque centrée sur la maladie et la réapparition des symptômes. Cela dit, ils n’ont pas été à l’abri d’adopter progressivement une attitude de protection. L’apathie, l’avolition, les difficultés de traitement de l’information, la présence d’anxiété associée à la maladie amènent souvent les personnes en position de soutien à vouloir protéger la personne atteinte d’un TMG. Plusieurs approches spécialisées permettent d’intervenir sur ces difficultés associées à la maladie et outiller la personne dans son processus de rétablissement et d’autogestion de sa maladie. Comment faire en sorte que les personnes y aient accès au moment opportun, que les services spécialisés soient mis à contribution sans faire de leur vie un parcours médical et de réadaptation uniquement ? Comment offrir des opportunités d’expériences hors du réseau de la santé mentale, tout en offrant aux personnes un accompagnement adéquat et répondant à leurs besoins ? Comment éviter de développer une attitude de protection et de gestion du risque pour laisser la place aux obstacles, aux expériences et aux opportunités de la vie ?

Le modèle proposé par Cuisinons Ensemble permet d’aller de l’avant dans cette vision des choses, d’expérimenter une approche qui met de plus en plus à contribution les personnes elles-mêmes et implique les ressources non spécialisées en santé mentale issues du réseau naturel de la personne. L’initiative Cuisinons Ensemble met de l’avant un nouveau modèle d’engagement et de participation communautaire. Ce modèle amène à définir et à réfléchir autrement les rôles des destinataires, des organismes communautaires et des acteurs du réseau de la santé mentale.

Conclusion

L’évolution de Cuisinons Ensemble, avec la création d’un club alimentaire, a permis au Mûrier de s’allier des partenaires de la communauté locale et de créer des espaces de participation et d’intégration sociales où on reconnaît la place des personnes atteintes de TMG. Plusieurs défis ont été soulevés et restent encore à ce jour des préoccupations constantes. La mise en place de services axés vers le rétablissement et reconnaissant l’importance d’une compréhension globale (plutôt qu’individualisante) pour lutter contre la pauvreté d’une clientèle vulnérable aux prises avec des inégalités sociales nécessite une cette constante réflexion et vigilance (Racine, 2007).