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La Maison buissonnière

La Maison buissonnière est un endroit où l’on accueille des nourrissons et des enfants jusqu’à l’âge de 4 ans ; ils y viennent accompagnés de leurs parents ou de leurs proches. Il s’agit d’un lieu de prévention précoce, c’est-à-dire un lieu où l’on tente de prévenir l’apparition de problèmes (affectifs et sociaux) qui pourraient se manifester plus tard dans l’enfance ou à l’adolescence. Installée à Montréal depuis plus de 20 ans, La Maison buissonnière reçoit annuellement au-delà de 2 500 visites d’enfants (près de 5 000 si l’on compte les personnes qui accompagnent les enfants). Deux points de service ont été aménagés (l’un dans le nord de Montréal et l’autre près du centre-ville) pour faciliter l’accès aux familles. Un collectif d’une quinzaine de professionnels expérimentés travaillant à temps très partiel assure son fonctionnement. Ce temps partagé correspond à un poste et demi d’un intervenant communautaire. Le groupe est collectivement impliqué et responsable du bon fonctionnement de l’institution sur le plan clinique. Les statuts de l’organisme stipulent la prévalence de principes cliniques sur les considérations d’ordre administratif.

La Maison buissonnière est ouverte à tous ceux qui veulent y venir ; il n’y a pas d’inscription préalable ni d’obligation de rester un temps déterminé lors de la visite. La participation financière des parents est obligatoire, mais laissée à leur discrétion. Tout est mis en place pour que les parents puissent garder leur anonymat. Ainsi, seulement les enfants sont inscrits par leurs prénoms ; les statistiques sont compilées à partir des informations telles que l’âge des enfants, le quartier d’habitation et autres données démographiques que les parents doivent fournir à chacune de leurs visites.

Tous ceux qui viennent sont reçus par une équipe de trois accueillants (c’est le nom que nous nous sommes donné pour définir notre rôle), incluant idéalement homme et femme. Pour chaque matinée d’ouverture, selon le jour de la semaine, une équipe différente est assignée, ce qui laisse aux visiteurs la liberté de choisir entre plusieurs interlocuteurs. Parallèlement, la formule de « temps très partiel » assure une certaine liberté aux intervenants : ils n’ont pas à garder cet emploi pour les seules raisons financières, si ce travail ne leur convient pas ou ne leur convient plus.

À La Maison buissonnière, aucun dossier n’est constitué sur les enfants qui la fréquentent. L’ensemble du collectif se rencontre une fois par mois pour les réunions cliniques qui servent principalement à l’étude des situations qui se présentent et des interventions effectuées lorsqu’elles posent un problème. Toutefois, autant que possible, on ne procède pas à des études de cas.

Ces précautions sont prises pour que la parole qui circule à La Maison buissonnière puisse être la plus libre possible, que les parents puissent faire l’expérience de notre discrétion et établir une relation de confiance avec au moins un accueillant en particulier et avec l’organisme dans son ensemble.

La pertinence de notre approche est évaluée par la fréquentation, l’observation de l’évolution de l’enfant et des témoignages apportés par les parents. Comme l’un de nos buts concerne la préparation des enfants à la fréquentation d’une garderie, nous souhaiterions engager une collaboration avec des garderies environnantes pour vérifier notre efficacité sur ce point.

Dans son fonctionnement clinique, La Maison buissonnière s’appuie sur les acquis de la psychanalyse d’enfant, particulièrement sur l’apport de Françoise Dolto. La Maison Verte, qu’elle a fondée à Paris, en 1979, nous a servi de modèle (Dolto, 1986a, 1986b). On a vu surgir, en France et dans d’autres pays francophones, dans certains pays d’Europe ainsi qu’en Amérique du Sud, une quantité de structures de type « Maison Verte », adaptées à une multitude de conditions sociales et culturelles. Mais en Amérique du Nord, La Maison buissonnière fait plutôt cavalier seul. Une autre structure, La Maison ouverte (à Sainte-Foy), partage avec nous la référence aux enseignements de Françoise Dolto, mais diffère par son fonctionnement administratif ; plus près de nous, et tout récemment, la maison « Coup de pouce » de Trois-Rivières a ouvert l’accueil « Écoute-moi grandir » qui se base sur les mêmes principes cliniques que La Maison buissonnière.

La prévention précoce

Nous comprenons la prévention précoce dans son sens large de prévention primaire qui s’adresse à tous. Un tel programme impose immédiatement certaines balises : il exclut la prévision de problèmes qu’il aura à traiter et la standardisation des réponses à donner. C’est nécessairement un programme généraliste, suffisamment souple pour que n’importe quel parent, n’importe quel enfant et n’importe quel problème puissent y être accueillis.

À notre sens, cette prévention suppose une libre circulation de la parole. À part les conditions que le cadre d’accueil prépare pour cette fin, d’autres modalités sont nécessaires pour assurer autant que possible cet accueil. La première est la présence de personnes disponibles à entendre ce que les parents, mais aussi et peut-être avant tout les enfants, ont à dire. Il peut sembler paradoxal de souligner ainsi le dire des enfants qui, souvent, ne parlent pas encore. Nous constatons néanmoins tous les jours que Françoise Dolto (2004) avait raison lorsqu’elle insistait sur le fait que les enfants communiquent par leur corps, leurs yeux, leurs comportements, leurs attitudes, leurs jeux… Mais pour être entendus, ils ont besoin soit de parents suffisamment sensibles et libres d’angoisse pour pouvoir le faire, soit d’autres adultes attentifs à leurs expressions, qui peuvent les traduire en mots. Les maux traduits en mots ne sont pas toujours faciles à faire entendre aux parents. Les accueillants doivent donc être en même temps suffisamment attentifs et disponibles aux parents pour qu’un échange puisse s’installer entre tous les intéressés – parents, enfants, accueillants. Comme presque tous les échanges ont lieu en présence d’autres enfants et d’autres parents, même ceux qui n’osent pas ou ne veulent pas parler peuvent y participer de façon intense.

Bien que compliqués par la pauvreté ou, éventuellement, par le jeune âge de la mère, l’angoisse des parents, les problèmes conjugaux liés à la naissance d’un enfant, la dépression maternelle, l’isolement de mères, d’innombrables manifestations de difficultés de grossesse, d’accouchement et surtout de la période postnatale ne sont néanmoins pas l’apanage de tel ou tel « groupe à risque ». Ce qui amène à se questionner : Faut-il cibler des populations à risque ? Appliquer des programmes standardisés appuyés par des études scientifiques ? Faut-il surveiller le comportement des parents ? Leur enseigner comment être un parent ? C’est actuellement le choix de notre société, mais ce n’est pas le nôtre.

Nous considérons que la maternité et la paternité sont des étapes importantes dans le développement affectif de tout individu. Devenir parent implique donc une crise identitaire chez les deux partenaires du couple. L’importance de cette crise et son issue dépendent de ce qui s’est passé lors des étapes précédentes de leur développement et du soutien reçu lors de ce passage mutatif – période qui comprend la grossesse, l’accouchement et les premières années de l’enfant, dont les deux premières sont fondamentales.

Dans tous les cas, la conception apporte la preuve de la fertilité autant de la femme que de l’homme, et la grossesse, le changement de leur statut. Avec l’enfant qui s’annonce, l’un comme l’autre deviennent égaux à leurs parents du temps où eux-mêmes étaient des foetus, des nourrissons et ensuite de petits enfants. De la façon dont ils ont été maternés et paternés dépend maintenant la façon dont ils vont envisager la tâche de prendre soin de leur enfant.

Nous partons du principe, avancé déjà par le célèbre pédiatre et psychanalyste anglais D.W. Winnicott (1956), qu’on ne peut pas apprendre à une femme comment être une mère. Pour qu’une femme puisse être (ou devenir) une mère suffisamment bonne, il est nécessaire que ses propres besoins affectifs soient minimalement satisfaits. La Maison buissonnière peut donc devenir à l’occasion une sorte de refuge pour certaines mères et leurs bébés. Il est fondamental à nos yeux de les recevoir ensemble puisqu’ils constituent à cet âge précoce du bébé un ensemble psychoaffectif. Si, avec la naissance, la séparation des corps s’opère entre la mère et son enfant, du point de vue du bébé, mais aussi de celui de la mère (quoi qu’elle dise à ce sujet), ils constituent ce que R. Spitz a appelé une dyade, c’est-à-dire un ensemble asymétrique du point de vue du développement, mais inséparable du point de vue psychique. Pour répondre aux besoins de son enfant, la mère doit pouvoir s’identifier suffisamment à lui, ce qui suppose une régression affective qu’elle doit pouvoir supporter tout en gardant intacte sa capacité d’agir selon son Moi adulte. Si cette régression la conduit vers des expériences précoces douloureuses, elle peut projeter massivement sur l’enfant ce qu’elle ressent comme mauvais ou inquiétant chez elle, et agir en conséquence.

Nous n’avons aucune influence sur les conditions de vie des parents que nous accueillons, lesquelles, à nos yeux, se dégradent au fil des ans. Mais nous continuons pour le moment à pouvoir leur ouvrir nos portes, notamment lorsque les mères se sentent incapables de rester seule à seul avec un bébé pour de longues périodes, qu’elles dépriment, qu’elles ont besoin de se sentir accueillies, de ne pas être jugées et, surtout, de sentir que leur angoisse, de quelque façon qu’elle s’exprime, ne leur sera pas reprochée, ni retournée contre elles.

Il est évident qu’un tel accueil ne comble pas tous les besoins de parents et que d’autres lieux ont toute leur raison d’être : répit parental ou halte-garderie, aide à domicile ou cuisines collectives… pour ne mentionner que cette sorte d’aide.

Tout enfant qui est né viable possède en lui des forces qui le poussent à grandir et à se développer selon le programme génétique qui soutient son devenir de femme ou d’homme. Pour que ce développement puisse avoir lieu et se dérouler de façon harmonieuse, cet enfant doit trouver à sa naissance des adultes qui l’investissent et un maternage suffisamment bon, c’est-à-dire ajusté étroitement à ses besoins et à sa personne au début et laissant place très progressivement à une adaptation moins parfaite au fur et à mesure que le bébé dispose de moyens mentaux pour supporter un temps d’attente dans la satisfaction de ses besoins.

Tout enfant est actif non seulement dans l’interaction qui conduit à la satisfaction de ses besoins, mais aussi dans la découverte du monde qui l’entoure. Si la satisfaction de ses besoins s’initie dans un état d’excitation produit par la tension corporelle, la découverte du monde, elle, ne peut vraiment avoir lieu de façon satisfaisante que si le nourrisson est dans un état calme, dans la sécurité de la présence disponible de sa mère ou de celle de la personne qui en tient lieu – à condition expresse que cette personne n’empiète pas sur l’état de calme et de concentration du nourrisson (Winnicott, 1958). Cela veut dire que sa mère ou la personne qui la remplace doit pouvoir s’identifier suffisamment à lui pour lui fournir les soins dont il a besoin, sans trop d’angoisse et sans se sentir persécutée ni par sa dépendance ni ensuite, par ses moments de moins grande dépendance, puis d’indépendance relative. Un peu plus tard, cela voudra dire aussi que le bébé trouvera en son père ou en une personne qui pourra jouer le rôle paternel pour lui, une issue à la relation duelle d’avec sa mère. Dans notre société, nous nous attendons aussi à ce que le père puisse devenir le support principal de sa compagne, malgré tous les bouleversements que la venue du bébé provoque en lui et dans sa relation avec elle. Ce n’est donc pas une tâche facile – elle incombait pendant des siècles à l’entourage féminin de la mère et surtout à sa propre mère. Aussi, nombreux sont les hommes qui éprouvent des difficultés sérieuses dans une telle situation. Néanmoins, ils sont aussi de plus en plus nombreux à apprécier le contact avec leur enfant tout petit. Pour qu’ils puissent venir à La Maison buissonnière alors qu’ils travaillent durant la semaine, comme d’ailleurs les mères qui ont repris le travail, nous sommes ouverts le samedi matin.

Même dans les meilleures conditions, dans l’état actuel de la société, où la famille élargie et la communauté jouent rarement leur rôle traditionnel de support et d’entraide, le couple – et particulièrement, la mère – se trouve isolé avec son enfant tout en supportant des pressions sociétales normatives importantes et contradictoires. Même dans le meilleur des cas, l’angoisse est donc au rendez-vous. Dans ces conditions, c’est le nourrisson ou le tout petit enfant qui prend en charge cette angoisse et élabore des stratégies, souvent très coûteuses pour son développement, pour y faire face. Les cercles vicieux basés sur des malentendus se créent ainsi entre des symptômes somatiques, des comportements ou d’autres manifestations de l’enfant et réponses de la mère, la plupart du temps inconsciente des mécanismes qui régissent cette interrégulation entre elle et le bébé.

Autant en ville qu’à la campagne, mais particulièrement en ville, il existe de moins en moins d’espaces de transition où le bébé et sa mère peuvent trouver un répit du face à face de l’un avec l’autre sans avoir à se séparer. Lorsque de tels espaces sont aménagés, ils privilégient des activités organisées ou des apprentissages (pour les parents ou pour les enfants), laissant peu de place à l’inconnu ou à l’improvisation. Si de telles activités sont certainement utiles, elles exigent au préalable ou en complément des endroits facilement accessibles où la mère peut socialiser à sa façon et le bébé découvrir d’autres adultes et d’autres petits pour entrer en contact avec eux à sa façon, lui aussi. La Maison buissonnière vise une telle liberté pour l’un comme pour l’autre. Même si on a déjà parlé de structures de type Maison Verte comme de « jardins couverts », la différence fondamentale entre ce type d’accueil et un parc ou un café-rencontres est la présence des professionnels qui veillent à ce que la liberté n’engendre pas (trop) d’angoisse, que les partis pris idéologiques des uns ne briment pas les autres et que la liberté des uns puisse être compatible avec celle des autres. Marie-Hélène Malandrin[1], collaboratrice de Françoise Dolto lors de la mise sur pied de la Maison Verte, a défini le rôle principal des personnes qui assurent l’accueil comme celui d’une éponge d’angoisse. C’est pourquoi toutes les personnes qui travaillent à La Maison buissonnière ont suivi soit une psychanalyse, soit une thérapie psychanalytique, ce qui les aide à avoir une distance nécessaire vis-à-vis de leurs propres sentiments et des inquiétudes qui peuvent être éveillées au contact des enfants et des parents en difficulté. Pendant les matinées d’accueil, ces professionnels sont donc disponibles, c’est-à-dire disposés à être utilisés par les enfants comme par les parents selon les besoins des uns et des autres, à leur rythme. Il ne s’agit pas néanmoins d’un lieu de soins, bien que cet accueil ait des effets thérapeutiques indéniables sur beaucoup d’enfants. Le but poursuivi est la prophylaxie de complications ultérieures et la socialisation précoce. C’est un espace de transition entre la maison et la vie en société, qui prépare les conditions pour une séparation sans traumatisme entre mère et enfant lors de la mise à la garderie ou du début de la fréquentation scolaire. S’il arrive qu’un parent formule une demande de thérapie, il est alors orienté vers des ressources existantes.

Parier sur l’enfant

C’est l’enfant qui est reçu et inscrit lors de sa visite à La Maison buissonnière. L’adulte qui l’amène est son accompagnateur ; sa présence en tout temps auprès de l’enfant, qui constitue la règle fondamentale de notre fonctionnement, se fonde sur la compréhension de la façon dont se construit l’image inconsciente du corps[2] chez le tout-petit. Celle-ci émerge de la répétition des expériences partagées avec les adultes familiers. Les nouvelles sensations (par exemple liées à la présence des personnes étrangères) doivent s’intégrer petit à petit aux sensations déjà connues. La présence de la mère ou de son représentant sert donc de repère lors de ces situations nouvelles et permet à l’enfant de retrouver une image de soi unifiée quand il est confronté à l’irruption de l’inconnu. Cette initiation progressive à un monde nouveau, avec le réconfort d’une présence familière – surtout lors de déconvenues dans la rencontre avec les autres enfants ou de désagréments divers –, prépare l’enfant à se passer ultérieurement de la présence effective de sa mère lorsqu’il aura à affronter les milieux de garde ou les institutions éducatives. Autrement dit, la mère, le père ou un autre proche est là pour que l’enfant puisse continuer de savoir qui il est, même s’il est assailli par des sensations nouvelles et sollicité par des expériences différentes, à un âge où son identité propre n’est pas encore bien ancrée en lui.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, la présence des adultes reste anonyme : ceux-ci sont désignés par le lien de parenté ou la fonction qu’ils occupent auprès de l’enfant qu’ils accompagnent (la maman, le papa de…, la gardienne de…). Cela peut paraître paradoxal, puisque cet adulte reste responsable de l’enfant pendant toute la durée de sa visite et qu’en dehors de quelques règles[3] mineures également contraignantes pour tout le monde (enfants, parents et accueillants), il est libre de faire comme il l’entend. L’anonymat des parents vise néanmoins à libérer leur parole du poids des réalités sociales. Par ailleurs, ni observateurs ni accompagnateurs professionnels (travailleuses sociales, infirmières, etc.) ne sont admis pendant les heures d’ouverture.

Nous partons du postulat que les enfants sont des grands questionneurs. Ils veulent comprendre le monde dans lequel ils vivent et la place qu’ils occupent dans ce monde qui, à cet âge, est principalement constitué d’affects, de sensations et de perceptions à organiser dans le cadre des relations familiales. Nous essayons donc de comprendre ce qui se passe pour eux, ce qui se manifeste au moment présent de leur visite à cet endroit qu’ils découvrent ou qu’ils fréquentent déjà depuis un certain temps. Se montrent-ils intéressés, semblent-ils bien dans leur peau, restent-ils accrochés à leur mère, à leur gardienne, sont-ils capables de jouer, seuls ou avec d’autres, selon leur âge ? Manifestent-ils quelque chose qui pourrait être une sollicitation à notre égard (un regard, une invitation au jeu, une attitude), une question à laquelle nous pourrions essayer de répondre et engager ainsi un dialogue entre nous, les enfants et ceux qui les accompagnent ? Notre attitude constitue un renversement de positions interlocutives d’usage où ce sont des adultes qui parlent de l’enfant entre eux, sans tenir compte de sa présence, même lorsqu’il est l’objet de cette conversation, comme lors d’une consultation médicale. Parler à l’enfant (et pas seulement de lui) a des effets immédiats tant sur les enfants que sur les parents.

Le langage

À La Maison buissonnière, nous accordons une place centrale au langage, et nous tentons de « mettre en mots » ce qui se déroule sous nos yeux. Dès sa naissance, l’enfant est plongé dans le bain langagier avec une « soif » de mots comparable à celle du lait, puisque c’est le langage parlé qui fait de nous des humains. L’issue d’une expérience ancienne de Frédéric II de Prusse qui voulait savoir quelle était la langue originaire des humains est fort éloquente à ce sujet. Ce monarque ordonna de prendre soin des bébés voués à l’expérience sans leur adresser la parole dans le but d’observer quelle langue émergerait spontanément. Il ne put l’apprendre puisque tous les enfants moururent. Les adultes qui en avaient la garde ne purent sans doute pas les investir faute de pouvoir leur parler.

Notre pratique, semblable en cela à toute pratique psychanalytique, mise donc sur les fonctions structurantes et médiatisantes de la parole. S’adresser en mots à l’enfant qui ne parle pas encore situe celui-ci comme sujet. Si la discussion est ouverte quant à ce que comprend exactement un bébé de 3 ou 4 mois de ce qui lui est dit, on peut actuellement savoir que le fait même de lui parler a des effets structurants sur lui. Les données expérimentales prouvent qu’il reconnaît la prosodie (les contours mélodiques) de la langue maternelle et qu’il la mémorise à long terme ; qu’il identifie des régularités de la langue parlée autour de lui, montre une capacité précoce de la mémorisation de phonèmes dans une phrase (phonèmes qu’il différencie : par exemple, un bébé de 2 mois détecte le changement entre « le chat attrape la souris » et « le rat attrape la souris ») et distingue même le changement de l’ordre des mots dans une phrase. Toutefois, ce qui nous importe principalement, c’est l’effet humanisant de la parole non seulement sur le bébé, mais sur la relation adulte-bébé.

Dès sa naissance, le tout-petit dispose d’un large éventail de signes pour manifester ses états internes, ses désirs et ses façons de s’intéresser au monde qui l’entoure et de le comprendre. L’enfant interpelle l’adulte d’autant plus intensément que la communication est troublée et que sont présents l’angoisse, ainsi que les sentiments ou les émotions fortes. L’adulte a donc la possibilité d’être informé et de devenir le destinataire conscient des communications de l’enfant avec qui il peut ainsi établir un dialogue. La parole de l’adulte qui lui répond et l’informe de ses états internes apaise l’enfant. Ainsi l’adulte peut permettre au bébé d’esquiver des états de confusion, ce qu’un adulte angoissé, en rupture avec sa propre enfance, centré sur lui-même, préoccupé de bien paraître ou encore à la recherche de satisfactions régressives ou perverses auprès de l’enfant, n’est pas en position d’accomplir. Ainsi, nous espérons que notre travail à La Maison buissonnière peut permettre de remédier, au moins en partie, à ces situations difficiles.

Lorsqu’un parent angoissé ou déprimé mésinterprète les signaux de l’enfant, celui-ci tente alors, dans la mesure de ses moyens, de prendre soin du malaise de l’adulte (qui est en même temps le sien propre), ce qui engendre des malentendus pouvant, dans certaines conditions, se transformer en de vrais cercles vicieux. Puis, là où l’enfant faisait « signe », posait « des questions muettes » ou bruitantes, dans leur désordre, on peut voir apparaître des symptômes – lesquels peuvent se figer et devenir pathologiques.

À La Maison buissonnière, la parole que nous adressons aux enfants n’est, dans son intention, ni pédagogique ni interprétative. Le dialogue avec l’enfant, incluant l’adulte présent, vise généralement à traduire en mots le langage de son corps et de ses comportements, voire parfois de ses jeux symboliques. Notre fonction, préventive, consiste à être à l’écoute de ce que l’enfant signifie par ses manifestations, à rechercher un sens à dégager pour lui et à mettre des mots, autant que possible, sur les situations qu’il vit ou qu’il provoque au moment de sa visite à La Maison buissonnière.

Cette fonction consiste aussi à accueillir la mère, le père ou une personne qui les représente en leur ouvrant un espace protégé, sécuritaire où ils peuvent éventuellement trouver un interlocuteur choisi par eux pour les aider à se retrouver dans la relation avec l’enfant. Notre organisation de travail en équipes de trois assure de façon régulière les différentes journées de la semaine, offrant aux adultes un large éventail d’interlocuteurs possibles. Un parent peut avoir besoin de temps pour arriver à manifester sa confiance : pour un, ce sera le temps d’une visite, pour un autre, ce sera une fréquentation assidue de quatre ans. D’ailleurs, l’expression de cette confiance n’est pas toujours nécessaire, car l’effet « Maison buissonnière » opère aussi sans qu’une relation privilégiée se soit nouée avec des accueillants.

Il faut souligner ici les effets de groupe qui opèrent à l’intérieur de La Maison buissonnière. Les enfants et les parents s’observent, réagissent les uns aux autres et à ce qui se passe pour chacun. Les personnes d’accueil veillent à ce que l’ambiance reste cordiale, même s’il est nécessaire que les différends, s’ils existent, soient exprimés. Souvent s’installe un climat d’entraide.

La fréquentation du lieu permet aussi à plusieurs mères de nouer des relations qui se poursuivent à l’extérieur. Des liens qui se tissent rompent ainsi l’état d’isolation.

L’enfant et la société

Notre société expose, de façon violente, ses enfants (et les nouveaux parents) à ses propres contradictions. Prenons par exemple la thèse de « l’allaitement à tout prix le plus longtemps possible » qui cohabite avec la mise en place de garderies pour tous. Sans contester les avantages indéniables de l’allaitement ou des garderies, on peut s’interroger sur ce paradoxe qui expose les parents ainsi que les enfants à des pressions indues puis à des ruptures brutales. Pensons également aux façons de faire des intervenants et des intervenantes, qui répondent à ces pressions sociales qu’ils subissent eux-mêmes. La précipitation des infirmières pour mettre un enfant bien portant au sein, dès sa naissance, sans attendre qu’il manifeste son besoin, à sa façon et à son moment, ce qui le prive d’une expérience qui ne se répétera jamais, celle d’une première demande suivie de la possibilité d’une pleine satisfaction, en est un exemple parmi d’autres. Essayer de forcer une mère à nourrir son enfant selon la nouvelle norme des hôpitaux « amis des enfants » peut ainsi devenir contre-productif pour l’aménagement des futures relations mère-enfant. D’un autre côté, privilégier la prolongation de la dépendance régressive de l’enfant à la mère pour ensuite les exposer tous les deux à une séparation lors de la mise en garderie – sans aménagement d’espaces ni de temps de transition – peut se révéler traumatisant pour la plupart des enfants et des mères. Il n’est pas étonnant que les enfants pleurent au début de leur fréquentation de la garderie (une réaction tout à fait évitable) ; les mères se sentent alors mauvaises, pas à la hauteur, obligées de faire la démonstration d’être indispensables à leur enfant ou, au contraire, révoltées par les manifestations de sa détresse. Par ailleurs, prétendre que les garderies constituent un droit pour tous et ne pas offrir un nombre suffisant de places pour respecter un tel engagement provoque chez beaucoup de mères un sentiment d’injustice et d’impuissance qui se répercute sur leur relation avec leur enfant.

Depuis quelques années, nous avons vu apparaître des théories qui ont fortement influencé les pouvoirs publics[4], qui prétendent détecter les tendances agressives de tout-petits et, sur cette base, pouvoir prédire leur avenir en fonction de conditions socioéconomiques de leurs parents. Confondre – comme le fait cette tendance – l’agressivité du nourrisson et du petit enfant, nécessaire à assurer son élan vital, avec la violence sociale est le résultat d’un parti pris qui privilégie des pratiques de répression et de surveillance plutôt que des aménagements qui prennent en compte à la fois le formidable élan en avant qui pousse l’enfant à devenir une personne créative et raisonnable et ses capacités à faire face aux exigences de sa propre maturation et à celles de la société.

En ce qui concerne les mères, nous pensons avec Winnicott qu’il n’est pas possible d’apprendre à une mère comment l’être : on ne peut que créer des conditions qui peuvent lui permettre de le devenir. Cela, encore une fois, ne signifie pas qu’il n’est pas utile d’initier les mères aux différentes façons de faire – la plupart des mères ignorent comment on s’occupe d’un enfant avant d’en avoir un elle-même. Tout dépend de la manière.