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Cet article présente des résultats d’une étude portant sur des réalités de femmes francophones en situation de pauvreté vivant en milieu rural au Nouveau-Brunswick. Cette recherche qualitative a recueilli les récits de vie de femmes dont les histoires ont révélé comment, dans leur quotidien, se manifeste leur expertise de vie à travers les multiples stratégies qu’elles déploient pour combler les trous dans le filet de sécurité sociale (Savoie et al., 2016a, 2016 b). Leurs discours ont mis en lumière en quoi des mythes et des mensonges persistent et affectent leur dignité. Leurs expériences ont été analysées à partir du concept de deuxième quart de travail, soit le second shift (Hochschild et Machung, 2012) et du concept de time poverty (Zilanawala, 2014). Ces concepts ont permis de lever le voile sur des dimensions de vie invisibles, qui occultent ce qu’elles font pour survivre. Cette non-reconnaissance des efforts déployés contribue à faire perdurer les mythes et les mensonges à leur endroit, les dépeignant entre autres comme paresseuses, déviantes, irresponsables, malhonnêtes et aux habitudes de vie douteuses (Sandlin et al., 2011). Leurs récits ont aussi permis de saisir leur expérience de stigmatisation. Ces observations soulèvent des questions pour l’intervention en travail social, à savoir : comment les travailleuses sociales peuvent-elles intervenir dans des situations qui lient la pauvreté, la ruralité et le genre ? Et comment transformer le regard social posé sur celles-ci afin de reconnaître la pauvreté des femmes comme le résultat d’un phénomène structurel lié à des enjeux sociaux, politiques et économiques ?

Réduire la pauvreté au Nouveau-Brunswick : projet de société ou voeu pieux ?

En 2009, le Nouveau-Brunswick s’est doté d’un plan de réduction de la pauvreté dont l’objectif global était de réduire la pauvreté monétaire de 25 % et la pauvreté monétaire extrême de 50 % avant 2015 (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2009). En 2014, cet objectif n’ayant pas été atteint, un nouveau plan a été élaboré reportant ces objectifs à 2019. Bien que ces deux plans visent le même objectif, le premier propose des solutions concrètes (par exemple, une réforme de l’aide sociale et l’augmentation du salaire minimum), alors que le deuxième présente des priorités qui semblent s’éloigner de l’objectif global en favorisant surtout « l’inclusion économique et sociale » (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2014, p. 10). En effet, ce deuxième plan suggère « d’explorer[1] le revenu de subsistance » au lieu d’augmenter les sources de revenus, soit l’aide sociale, le salaire minimum ou encore adopter une loi proactive dans le secteur privé sur l’équité salariale. Quant à cette dernière mesure, le plan recommande plutôt d’« envisager la création d’une législation plus exhaustive sur l’équité salariale » (p.17). Or, sachant qu’en ce qui a trait au salaire minimum la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante considère qu’« une pareille hausse nuirait à l’économie provinciale »[2] et que les entreprises privées sont contre une loi proactive sur l’équité salariale dans le secteur privé (Pelland et Savoie, 2014), ces mesures font figure de voeu pieux. Enfin, le nouveau plan semble miser davantage sur des « communautés charitables » pour solutionner la pauvreté en proposant, comme moyen de renforcement de ces communautés, entre autres, la mobilisation, le réseautage, la communication et le soutien au bénévolat (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2014, p. 11). Ces moyens apparaissent comme des principes importants dans le développement des communautés. Cependant, en quoi cela adresse-t-il les causes structurelles de la pauvreté, sachant que le recours au bénévolat repose sur la volonté individuelle et la charité, déresponsabilisant l’État de ses obligations de protection ? De plus, quand l’État renvoie ses responsabilités à la communauté, force est de constater que ce sont les femmes sur qui repose cette prise en charge (Lamoureux, 2016).

La pauvreté au Nouveau-Brunswick a plusieurs visages. Les récipiendaires de l’aide sociale illustrent l’un d’eux. Une personne célibataire apte au travail, selon les critères du ministère du Développement social, reçoit 537 $ par mois et les personnes monoparentales avec un enfant, surtout des femmes, reçoivent 887 $ par mois. Nul besoin de calculer le coût de la vie pour saisir qu’il s’agit ici de personnes qui vivent en situation de pauvreté extrême. Il en va de même pour les personnes qui travaillent au salaire minimum fixé à 11 $ de l’heure, un autre visage de la pauvreté. Le Front commun pour la justice sociale estime qu’environ 100 000 personnes vivent en situation de pauvreté au Nouveau-Brunswick, dont plusieurs sont des travailleuses et des travailleurs pauvres. Ici, comme ailleurs dans le monde, les femmes sont « surreprésentées parmi les pauvres » (Lamoureux, 2016). Au Nouveau-Brunswick, 67 % des femmes ont un revenu inférieur à 20 000 $ par année. En effet, celles-ci occupent plus souvent des emplois précaires, à temps partiel, et reçoivent un salaire inférieur (Savoie et al., 2016a, 2016 b).

Quand la privation de temps et l’invisibilité du travail s’ajoutent aux conditions de pauvreté des femmes

La pauvreté des femmes n’est pas que matérielle. En considérant d’autres dimensions que le revenu, il est possible de saisir davantage les privations qu’elles vivent (Williams et al., 2016). Elles font donc face à une autre forme de pauvreté, celle qui les prive de temps, en raison des diverses stratégies qu’elles déploient pour assurer leur survie, celle de leur famille, et pour prendre soin des autres. C’est ce à quoi réfèrent Williams, Masuda et Tallis (2016), Zilanawala (2014), ainsi que Turner et Grieco (2000), quand ils parlent de time poverty. Ce concept permet de poser un autre regard sur la pauvreté afin d’en saisir ses multiples dimensions. Ainsi, le temps devient important puisqu’il constitue une ressource nécessaire à l’atteinte d’un certain bien-être et aux efforts déployés pour se sortir de la pauvreté.

En effet, les femmes sont privées de temps en raison de la quantité de tâches qu’elles doivent accomplir pour assurer le bon fonctionnement du ménage. Les femmes monoparentales sont particulièrement affectées par ce manque de temps parce qu’elles sont seules à assumer la responsabilité familiale et n’ont souvent pas les moyens financiers pour se payer, par exemple, des électroménagers ou des services de garde qui leur économiseraient du temps (Turner et Grieco, 2000). Ce manque de temps est exacerbé par un système de transport en commun inexistant en région rurale au Nouveau-Brunswick. Elles vont donc devoir recourir à ce que Turner et Grieco (2000) nomment le borrowed time, soit l’emprunt de temps à d’autres (par exemple, de l’aide d’une voisine pour se rendre à l’hôpital), temps qu’elles doivent rendre, et ainsi se retrouver devant du time debt, soit une dette de temps qu’elles doivent rembourser.

À ces dimensions temporelles associées à la pauvreté des femmes, s’ajoute une autre dimension, soit celle de l’invisibilité de leur travail. En ce sens, Wattis et James (2013) soulèvent les responsabilités invisibles que les femmes prennent en charge. Hochschild et Machung (2012), pour leur part, réfèrent au concept de deuxième quart de travail (second shift) en reconnaissant aux femmes qui ont un travail rémunéré, la responsabilité d’un second quart de travail lié à la sphère domestique et familiale. Green (2013), pour sa part, s’intéresse au quotidien des femmes en situation de pauvreté et au travail qu’elles déploient pour mettre en place des stratégies de survie, travail également ignoré.

Regard social qui stigmatise les femmes en situation de pauvreté 

Pour mieux comprendre la lutte contre la pauvreté des femmes, il importe de saisir des éléments contextuels, dont le désengagement de l’État au profit d’un transfert des responsabilités vers la communauté, la non-reconnaissance de l’agentivité des femmes et l’invisibilité de leur travail, et l’existence d’un discours social qui les stigmatise. Poser un regard féministe sur la pauvreté qui prend en compte ces dimensions temporelles et la reconnaissance de l’agentivité des femmes vise à contrer les discours conservateurs dominants qui les situent comme paresseuses et déviantes (Krumer-Nevo et Benjamin, 2010), les dépeignant comme des objets de stigmatisation et de marginalisation (Savoie et al., 2016a). Broussard, Joseph et Thompson (2012), s’inspirant de la théorie de Goffman (1963), définissent la stigmatisation comme étant une dévaluation sociale d’un individu ou d’un groupe en référence à des caractéristiques qui leur sont propres. Selon ces auteurs, les personnes stigmatisées intériorisent ce regard, ce qui conduit, entre autres, à des expériences de marginalisation. Ces auteurs ajoutent que la stigmatisation touche plusieurs dimensions de la vie des femmes, ce qui les positionne en marge de la société. Elles sont souvent représentées comme l’Autre dans un discours dominant qui tend à blâmer l’individu pour sa situation créant ainsi une distance sociale entre les femmes en situation de pauvreté et les femmes plus privilégiées. Il s’agit d’une approche conservatrice qui considère la pauvreté dans une perspective culturelle dans laquelle les individus qui s’y inscrivent proviennent de familles dysfonctionnelles et désorganisées (Krumer-Nevo et Benjamin, 2010). La responsabilité de la pauvreté est donc attribuée aux individus sans tenir compte du contexte social et structurel, ni des efforts déployés pour s’en sortir. À cet égard, les femmes, souvent traitées comme des récipiendaires passives de bénéfices (Nussbaum, 2012), « subissent les contrecoups, puisque ce sont elles qui sont en situation de défaillance, qui ont “fauté” » (Lamoureux, 2016, p. 101). Ce regard posé sur elles n’est pas sans avoir d’effets sur leur rapport à soi et aux autres, puisqu’intériorisé, il génère, entre autres, un vécu de honte.

L’intériorisation du discours conservateur sur la pauvreté est vécue de diverses manières selon les individus (Krumer-Nevo et Benjamin, 2010 ; Reutter et al., 2009). Elle conduit, par exemple, à cacher sa pauvreté, à se distancier des autres pauvres « non méritants », ou encore à attribuer sa situation de pauvreté à des explications individuelles. Reutter et al. (2009) précisent que, même si la stigmatisation est l’oeuvre d’influences macro, elle se répercute dans la sphère micro, affectant, entre autres, les rapports interpersonnels. Ces auteurs, qui ont interviewé près de soixante personnes, dont une majorité de femmes, indiquent que ces dernières croient que les autres ne les comprennent pas, alors qu’ils se permettent de les considérer comme un poids pour la société et comme non méritantes (Reutter et al., 2009, p. 300).

La stigmatisation est exacerbée par un discours politique à forte tendance néolibérale qui contribue à nourrir les mythes et les mensonges à l’endroit des femmes en situation de pauvreté. Ce discours n’est pas sans conséquence sur l’opinion publique face à la pauvreté et aux personnes qui la vivent. En ce sens, Pemberton et al. (2016) situent en quoi le discours politique sur la pauvreté agit sur le discours populaire. À titre d’exemple, ces auteurs citent un extrait d’une allocution du premier ministre britannique David Cameron qui affirme que : « Fairness means giving people what they deserve—and what people deserve depends on how they behave. If you really cannot work, we’ll look after you. But, if you can work, but refuse to work, we will not let you live off the hard work of others » (p. 24). De tels discours sur la pauvreté sont aussi véhiculés par des politiciens d’ici et se transposent en des mesures qui valorisent la prise en charge individuelle ou communautaire et le désengagement de l’État. Or, ces discours renvoient à la notion de pauvre méritant à qui l’aide sera attribuée selon sa volonté de s’en sortir en misant sur les ressources individuelles et la prise en charge communautaire.

Pour illustrer comment ce discours politique se traduit dans le discours populaire, deux extraits du quotidien l’Acadie Nouvelle sont présentés ici. Le premier extrait provient d’une bénévole engagée dans la communauté qui distingue trois types de pauvres : « celui qui affirme l’être, mais qui jouit d’une belle vie, celui qui le devient en gaspillant ses richesses par frivolité et celui qui l’est réellement — pour des raisons indépendantes de sa volonté — et qui ne parvient pas à s’en sortir » (Pichard, 2016, p.10). Cette conception de la pauvreté repose essentiellement sur l’argument du pauvre méritant et sur la légitimité associée à certaines causes de la pauvreté. Le deuxième extrait est tiré de la réaction d’une citoyenne devant les propos d’un intervenant du milieu de l’éducation qui, dans un article intitulé « Un élève sur cinq se rend à l’école le ventre vide », soulève l’impact de la pauvreté infantile. La citoyenne écrit :

Quand j’ai lu ça, comme disait ma grand-mère, « ça me fend la face ». Le problème est à la maison. La mère ne se lève pas et les enfants sont en retard à l’école le ventre vide. Ne venez pas parler de pauvreté. Une douzaine d’oeufs coûte 2,99 $, une cartouche de Player’s coûte 122 $. Et je ne parle pas du pot et de l’alcool. Ma mère a élevé quatre enfants seule et nous ne sommes jamais allés à l’école sans déjeuner ou dîner. Un oeuf à la coque ou un petit plat de gruau et une toast, ça n’a pas appauvri personne. La meilleure, c’est : « une problématique qui mérite une attention particulière du gouvernement ». À moins que le gouvernement envoie des travailleurs sociaux pour voir ce qui se passe dans ces familles-là, je ne vois pas ce qu’il pourrait faire de plus

Tremblay, 2016, p. 12

Outre la notion de mérite reprise dans ce discours, il dépeint aussi le phénomène de l’autrification (othering), donnant sa propre famille en exemple. De plus, il associe au travail social la mission de surveiller et punir les pauvres[3]. Par surcroît, il attribue aux femmes — les mères — le poids de cette situation, les accusant d’être des consommatrices de tabac, de drogue et d’alcool, comportements qui seraient à l’origine de la mauvaise nutrition de leurs enfants. Donc la pauvreté infantile est attribuée aux comportements déviants de mauvaises mères et non pas aux causes sociostructurelles qui donnent lieu aux conditions dans lesquelles se retrouvent les familles pauvres. Ce type de discours populaire, qui stigmatise et qui se distancie de l’Autre, le pauvre, fait écho au discours politique et contribue ainsi à l’érosion de la solidarité sociale.

Contre-discours pour opposer les discours conservateurs dominants sur la pauvreté

Krumer-Nevo et Benjamin (2010) distinguent trois contre-discours portés par des militantes et chercheures pour résister aux discours conservateurs dominants sur la pauvreté. Le premier contre-discours rend visibles les contextes politiques et structurels qui contribuent à la pauvreté, le deuxième valorise la voix et l’action des personnes en situation de pauvreté et le troisième confronte la vision de dépendance, de passivité et de déficit moral en reconnaissant la débrouillardise dont font preuve ces personnes.

Le premier contre-discours convie à l’identification des mécanismes de réification de la pauvreté (valeur du salaire minimum, division sexuée du travail, etc.), de manière à déconstruire le mythe de la responsabilité individuelle de la pauvreté largement porté par un discours populaire souvent intériorisé par les femmes. Le deuxième contre-discours invite à la prise en compte de la voix des femmes et de leur savoir d’expérience, de manière à s’intéresser au narratif qu’elles produisent, non seulement dans un souci d’écoute active et d’empathie, mais surtout dans une perspective de reconnaissance (Depenne, 2017) de leur expertise et de leur capacité d’agir de manière singulière. Le troisième contre-discours, soit celui de l’agentivité et de la résistance, appelle à la confrontation de la vision de dépendance, de passivité et de déficit moral de manière à mettre en lumière les manifestations de leur débrouillardise.

Méthodologie

Cette recherche qualitative féministe a recouru à la méthode des récits de vie pour accéder à la voix des femmes. Adopter une perspective féministe s’est traduit par une prise de position en faveur des femmes, situant ces dernières au centre de la démarche dans une visée de changement social (Ollivier et Tremblay, 2000, p. 24). Cette étude consistait, entre autres, à comprendre la situation de pauvreté des femmes en contexte rural francophone au Nouveau-Brunswick. C’est au printemps et à l’été 2014 que dix-sept femmes des comtés de Kent et de Gloucester, deux régions acadiennes côtières et rurales du Nouveau-Brunswick, ont été rencontrées et ont raconté des moments de leur expérience de vie qui témoignent de leur trajectoire sur le plan de la pauvreté.

Trois niveaux d’analyse ont été utilisés pour comprendre et donner sens aux récits de ces femmes. Le premier, l’analyse diachronique, consiste à structurer les histoires des participantes en tenant compte des événements vécus selon une perspective temporelle, voire chronologique (Bertaux, 2010). Le deuxième, l’analyse compréhensive, vise à concevoir, à l’intérieur des témoignages, les phénomènes qui sont racontés pour les interpréter et comprendre les processus sociaux en jeu (Kaufmann, 2006). Le troisième, l’analyse thématique, permet de repérer, de regrouper et d’examiner les thèmes pertinents à la recherche qui ressortent des récits (Paillé et Mucchielli, 2012). L’analyse a, entre autres, mis en lumière le travail invisible déployé par les femmes pour survivre et la stigmatisation dont elles font l’objet.

Lutte contre la pauvreté des femmes : déconstruire des mythes et des mensonges qui les stigmatisent

Lutter contre la pauvreté nécessite un combat pour contrer les discours dominants qui individualisent la responsabilité des femmes devant leur situation de pauvreté et qui ne reconnaît ni leur voix ni leur agentivité. L’analyse de l’usage qu’elles font de leur temps pour mettre en place des stratégies de survie permet de contrecarrer les discours conservateurs qui les stigmatisent.

Stratégies de débrouillardise et privation de temps

Or, malgré le discours populaire qui les étiquette, les récits des femmes rencontrées témoignent de multiples stratégies qu’elles déploient pour survivre, pour venir en aide à leurs enfants et pour se débrouiller dans un contexte où le filet de sécurité sociale est insuffisant, voire troué (Savoie et al., 2016a). Le témoignage de Monique, qui se prive pour donner à sa fille malgré le fait qu’elle ne reçoit qu’un maigre chèque d’aide sociale, illustre cette situation : « Elle [sa fille] allait aux études, pis des fois, je n’avais pas d’argent pour moi. Je me disais : “Ben, pitié… Elle va aux études, je vais lui en donner”. Je lui en donnais. Mais quand je faisais l’épicerie, moi, je me privais. Je suis capable, moi, de me débrouiller ». Édith, pour sa part, dont les problèmes de santé nécessitent des déplacements réguliers à 282 kilomètres de chez elle pour obtenir des soins, doit être débrouillarde, sachant qu’elle ne peut compter que sur ses moyens financiers limités et sur un peu d’aide de son fils : « Quand tu parles de me rendre là, ça coûte au moins 100 $. J’amenais mon lunch et on ne mangeait pas dans les restaurants. On n’avait pas les moyens d’aller là. Des fois, mon fils me donnait 40 $ pour mettre du gaz dans mon char ».

Alors, contrairement au discours populaire qui affirme que les femmes font des dépenses frivoles et égoïstes, le discours de celles-ci renvoie davantage à des visées altruistes ou à des dépenses essentielles, se débrouillant pour aider leurs enfants, ou encore pour accéder à des soins de santé. Or, elles doivent aussi mettre en place diverses stratégies, et consacrer beaucoup de temps à des tâches liées à la survie ou à prendre soin des autres, ce qui contraste avec les images projetées à l’égard des femmes en situation de pauvreté, qui les dépeignent comme passives, oisives et paresseuses, entre autres (Sandlin et al., 2011). Toutes ces formes de débrouillardise incitent à réfléchir au temps qu’elles doivent consacrer à ces stratégies de survie et à la manière dont elles organisent leur vie.

Aussi, Monique a évoqué le sentiment d’être en dette envers sa famille qui la conduisait sur une longue distance chaque semaine pour ses traitements oncologiques. Elle mentionne : « Je leur dois, tu sais. Je vieillis, pis je leur dois encore ! J’ai pour mon dire, j’vais-tu tout l’temps survivre de même aux dépens de ma famille. Quand ils me demandent quelque chose, je suis obligée de dire oui, parce qu’ils ont fait ça pour moi ». Par surcroît, Turner et Grieco (2000) ont observé que certaines femmes choisiront parfois de manquer leur rendez-vous plutôt que d’accumuler une dette. Leur temps est aussi restreint par le fait qu’elles doivent développer de nombreuses façons de survivre telles qu’effectuer du travail simultané (travail de care et travail domestique, etc.), gérer un budget limité (trouver des coupons, etc.), participer à des activités de survie (fréquenter la banque alimentaire, etc.) et se soumettre à des activités prescrites ou justificatives (cours d’habiletés parentales, etc.) (Hanson et Hanson, 2010; Savoie et al., 2016a). Il semble important de noter que cette privation de temps est cependant souvent reconnue aux femmes de classe moyenne qui ont à jongler, entre autres, avec leur horaire de travail, les activités des enfants, les tâches domestiques, ce qui est observé notamment dans les recherches portant sur la conciliation travail-famille (Tremblay, 2008). Or, comme discuté, la privation de temps des femmes en situation de pauvreté est occultée en raison de la stigmatisation dont elles font l’objet. Le concept de quarts de travail est ici proposé pour rendre visible le travail de ces femmes en soulignant le temps qu’elles doivent consacrer à leur survie et à prendre soin de leur famille.

Quarts de travail des femmes

C’est en s’intéressant aux travaux de Wattis et James (2013), d’Hochschild et Machung (2012) et de Green (2013) qu’est apparue l’importance de se pencher sur le concept de quart de travail. Nonobstant leurs définitions respectives des quarts de travail, il est ici proposé d’analyser le temps des femmes en situation de pauvreté en fonction de non pas deux, mais de trois quarts de travail. Le premier quart de travail, commun aux femmes rencontrées, renvoie au travail domestique et familial, dont le travail du care. Le second, aussi commun à leur expérience, constitue le travail de subsistance, où elles s’affairent, entre autres, à trouver des ressources, à faire des économies et à fournir des preuves pour justifier leurs demandes d’aide. Le troisième est propre à celles qui occupent aussi un travail rémunéré. Pour comprendre la réalité des femmes en regard des quarts de travail, deux portraits de femmes se dessinent : celui qui dépeint la situation de celles qui travaillent à la maison et celui qui illustre le quotidien de celles qui, outre l’investissement dans les deux autres quarts de travail, occupent aussi un emploi rémunéré.

Le premier portrait traite de la réalité des femmes en situation de pauvreté qui travaillent à leur domicile familial, et permet d’observer les deux premiers quarts de travail. Monique, qui reçoit de l’aide sociale et vit seule avec sa fille qui était aux études, raconte : « Quand elle avait besoin de quelque chose, c’était maman. Elle braillait au téléphone, elle trouvait ça dur les études, ben là je l’encourageais. Maman un jour, maman toujours. Ma fille, c’est ma raison de vivre, elle est ma force ». Elle ajoute concernant son alimentation : « Moi je vais m’organiser parce que, je vais te dire une chose, je n’ai pas le frigidaire plein ». Elle doit aussi négocier pour payer sa facture d’électricité : « J’ai dit : “Combien de jours je suis en retard ?” Le paiement était dû le 27. J’ai demandé : “Quand le paiement a-t-il été fait ?” Elle dit : “le 1er ou le 2". J’ai dit : “regarde, appelle donc le gouvernement qui me donne la paye le 27 !” ». Ces extraits illustrent les deux quarts de travail soit le travail lié aux responsabilités familiales et celui lié à la survie.

Le deuxième portrait permet de reconnaître que la réalité des femmes en situation de pauvreté qui occupent un travail rémunéré comporte un troisième quart de travail : les deux premiers étant les mêmes que ceux des femmes qui travaillent à leur domicile, soit le travail domestique et familial (1er quart) et le travail de subsistance (2e quart), auquel s’ajoute le travail rémunéré (3e quart). Le récit de Carmelle fait état de ces trois quarts de travail, elle qui prend soin de sa mère en perte d’autonomie, qui déploie de nombreuses stratégies de subsistance étant donné ses ressources financières limitées et qui occupe un emploi peu rémunéré dans le secteur des soins à domicile. L’extrait suivant illustre le poids combiné de deux de ces trois quarts de travail. Elle raconte :

Moi, j’travaille 44 heures, pis j’suis toute seule. Mes deux frères, un travaille dans une autre province et l’autre pêche. Pis ma mère, elle est beaucoup malade. J’ai été obligée d’aller tous les soirs. Je sortais de chez le client à 8 h, pis j’allais donner le bain à ma mère. J’arrivais chez nous des fois à 10 h ou 11 h. Là, j’ai pogné le bardeau (zona) trois fois de suite, ça, c’est le stress.

Jeanne, dont le conjoint est malade, travaille à temps plein au salaire minimum. Elle raconte en parlant de ses stratégies d’économie qu’elle a apprises dès l’enfance, comment elle concilie ses quarts de travail :

J’ramassais mon argent, j’ai toujours fait ça, c’est ma manière. Ça fait que de même, j’vais pas manquer… c’est juste que je ne l’aurai pas tout d’suite, mais j’l’aurai avec le temps. Notre maison est vieille et demande beaucoup d’entretien. Ça fait qu’tu surveilles tes cennes. On a été obligés de tout couper. T’as pas le choix, c’est ça. C’est ça la vie. Il faut que tu t’habitues. Mais c’est difficile. Si je sais que j’dois aller chez le dentiste, parce que j’ai eu ma date six mois d’avance, pis j’ai une idée de ce que ça va me coûter, bien j’essaie d’épargner. J’m’organise tout le temps. J’ai pas eu l’choix. J’ai appris ça jeune fille. Pis mon frère, c’est comme mon enfant. Ça fait depuis que j’suis petite que j’en prends soin. Ma mère est décédée, pis j’ai continué à en prendre soin. Je prenais aussi soin de mon autre petit frère qui est grand asteure. Bien, je m’occupe en premier de mon frère, pis après, de mon homme. Après, s’il reste de quoi, c’est moi. Tant qu’eux sont bien, ça va pour moi.

Les histoires de ces femmes contrastent avec l’image véhiculée des femmes en situation de pauvreté qui sont vues comme passives, oisives, imprévoyantes et paresseuses. Cela contraste aussi avec l’idée selon laquelle elles dépensent leur argent à la consommation d’alcool et de drogues. Cela contraste également avec les stéréotypes des Wal-Mart shoppers et des welfare queens (Sandlin et al., 2011). Malgré tout le travail qu’elles déploient, les stéréotypes sont socialement bien ancrés, contribuant à leur vécu de stigmatisation.

Regard stigmatisant intériorisé qui persiste

Le poids du regard social qui persiste à l’endroit des femmes en situation de pauvreté porte atteinte à la dignité de ces dernières et n’est pas sans avoir de répercussion sur leur rapport à soi et aux autres. Les femmes réagissent de diverses manières devant les regards et les propos stigmatisants. Reutter et al. (2009) identifient, entre autres, les stratégies suivantes : ignorer ces regards et ces propos, s’isoler de ceux et celles qui connaissent leur situation de pauvreté ou encore cacher leur pauvreté en présence de personnes mieux nanties. Le recours à ces stratégies illustre le vécu de honte qui accompagne le fait de se retrouver en situation de pauvreté. Dans la présente étude, les femmes rencontrées ont aussi exprimé le vécu de honte lié à leur stigmatisation. Les propos de Monique mettent en lumière cette expérience qu’elle a intériorisée : « Mais quand tu es rendue à mon âge et que tu vis sur le bien-être et que tu vis toute seule, je trouve que ça abaisse. Ça abaisse ton estime de toi-même. C’est une grosse chose, je vais te dire, BS (bien-être social), BS pour moi, c’est énorme. Parce que c’est quelqu’un qui peut pas travailler et qui est lâche ».

Le statut associé au fait d’être prestataire d’aide au revenu colore aussi l’expérience de Léa qui a honte d’aller payer son logement subventionné avec de la petite monnaie. Elle raconte son histoire en soulignant l’attitude de la caissière :

Je me sentais vraiment basse, je me sentais vraiment basse à cause du monde. C’est de même qu’ils te font sentir. Je restais dans un NB Housing (logement subventionné), pis il fallait j’aille payer mon loyer. Là, on avait notre petit livre, il fallait qu’on amène notre petit livre à la Caisse. J’sais pas qu’est-ce que la caissière a dit. J’avais juste roulé des rouleaux de 25 cents pis d’une piastre. La caissière m’a dit : « Ah ! Bien, nous autres on ne peut pas accepter ça ». J’ai piqué crise… J’n’ai pas payé mon loyer. J’suis sortie de là, non, non ! J’étais enragée parce que je sentais que parce que j’étais sur le BS, ils me regardaient différemment.

Le témoignage d’Hélène illustre la honte ressentie et le besoin de cacher sa situation de pauvreté :

Ça me gênait d’aller changer mon chèque d’aide au revenu. Partout où j’allais le changer, j’peux pas te dire comment j’me sentais… Jusqu’à tant qu’ils ont sorti la carte de guichet. Tu pouvais aller dans un guichet. Ça a été le plus beau bonheur de toute ma vie, parce que plus personne ne savait que j’étais sur l’aide au revenu.

Pour que l’avènement des guichets automatiques soit si significatif pour cette femme, c’est que la honte de sa pauvreté n’est pas que le produit du regard porté par des individus à son endroit. Il est aussi le produit d’un regard soutenu par un discours social institutionnalisé et particulièrement marquant en milieu rural où la plupart des gens se reconnaissent, et où cacher sa situation est plus difficile.

Conclusion

La pauvreté se construit à travers des rapports sociaux (Lamoureux, 2016) qui créent notamment des fossés entre les personnes privilégiées et celles qui sont en situation de pauvreté. Or, l’expérience de la pauvreté s’inscrit dans une trajectoire marquée par le regard de l’Autre qui disqualifie, voire qui autrifie. La rencontre avec des femmes en situation de pauvreté a permis de sentir le poids de la stigmatisation à l’oeuvre dans leur vie, et elle nous a également conviées à reconnaître les multiples stratégies de survie qu’elles déploient dans l’espace privé qui pourtant confrontent le regard social qui les ostracise dans l’espace public. Krumer-Nevo (2015) rappelle que les chercheures — nous ajoutons les travailleuses sociales — peuvent jouer un rôle de briseuses de culture dominante, pour ainsi contribuer à déconstruire le processus d’autrification et les pratiques qui en découlent. Ainsi, quand vient le temps de développer des stratégies de lutte contre la pauvreté, il importe de s’interroger sur le discours dominant qui produit les mécanismes d’autrification pour éviter que les mesures retenues accentuent la stigmatisation.

Or, les contre-discours que proposent Krumer-Nevo et Benjamin (2010) prennent ici tout leur sens dans la lutte contre la pauvreté. Cependant, la référence seule à ces contre-discours est insuffisante, les auteurs mettant en garde devant leurs effets pervers possibles qui risquent d’accentuer le processus d’autrification. En effet, selon ces auteurs, le premier contre-discours, rendant visibles les contextes politiques et structurels qui contribuent à la pauvreté, est illustré plus haut par la critique du Plan de réduction de la pauvreté du Nouveau-Brunswick. L’effet pervers d’un tel contre-discours tient cependant au risque de déshumaniser les personnes aux prises avec la pauvreté en les invisibilisant et en occultant la souffrance quotidienne vécue, renforçant ainsi leur statut de victimes et d’agentes passives de leur situation. Ce faisant, la responsabilité des institutions qui contribuent au maintien de la pauvreté est occultée. Le deuxième contre-discours, valorisant la voix et l’action des personnes en situation de pauvreté, reconnaît que celles-ci développent une connaissance sensible de la pauvreté qui part de leur expérience et qu’elles occupent une position d’un savoir situé leur permettant de comprendre les limites des institutions, des structures et des politiques sociales. La rencontre des femmes qui ont partagé leur récit dans l’intimité de leur domicile et l’analyse féministe de leur narratif ont précisément permis d’accéder à leur savoir situé. Ce contre-discours risque cependant de conduire à l’exploitation de personnes en situation de pauvreté au profit de l’avancement personnel de chercheures ou encore de décontextualiser leur discours qui, par moment, peut lui-même exprimer leur propre intériorisation du discours dominant à l’égard de la pauvreté. Le troisième contre-discours, soit celui de l’agentivité et de la résistance, confronte la vision de dépendance, de passivité et de déficit moral en valorisant la débrouillardise dont font preuve les personnes en situation de pauvreté. Le regard porté sur les stratégies de survie des femmes rencontrées a permis de voir leur ingéniosité à l’oeuvre dans le quotidien et leur capacité d’agir. L’effet pervers de ce contre-discours se situe dans le risque d’idéaliser le fait de vivre en situation de pauvreté, en valorisant le pouvoir individuel de s’en sortir sans pour autant avoir à transformer les structures qui les excluent. Or, l’analyse des stratégies utilisées par les femmes invite à dépasser une lecture idéalisante et complaisante de leur situation, en dévoilant leur usage du temps et des différents quarts de travail dans lesquelles elles s’investissent. Ce faisant, cette analyse permet de déconstruire les mythes et les mensonges à l’égard de ces femmes. Ainsi, il semble nécessaire que les travailleuses sociales prennent conscience de ces trois contre-discours — et de leurs effets pervers — pour éviter de contribuer, par inadvertance, à l’autrification des femmes en situation de pauvreté. De manière plus concrète, refléter aux femmes les quarts de travail qu’elles effectuent pourrait permettre à ces dernières de se libérer de l’effet du regard qui les stigmatise et de prendre conscience de ce qu’elles font, dans une perspective d’agentivité, pour reconnaître qui elles sont. Enfin, comme le souligne Lamoureux (2016) :

le regard que nous devons porter sur la pauvreté des femmes n’est pas uniquement un regard économique, mais un regard politique qui cherche, d’une part, à débusquer les mécanismes de réification des situations et, d’autre part, à faire émerger la liberté des femmes comme sujets individuels aptes à déterminer leur propre engagement dans le monde

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