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Si le travail social est longtemps resté à l’écart du processus de modernisation de l’État (Moachon et Bonvin, 2013) en Suisse, les réformes administratives des services publics ont, néanmoins, conduit à redéfinir le partenariat entre les autorités de protection et les institutions socio-éducatives. Dans les cantons romands[1], la mise en oeuvre de la nouvelle gestion publique (NGP) a ainsi engendré une réorganisation des politiques socio-éducatives, une attribution de mandats contractualisés aux institutions partenaires et introduit une prise en compte accrue des droits et exigences des usagers et usagères. Ce dernier aspect est particulièrement visible dans les statistiques du service de protection de la jeunesse du canton de Vaud, soulignant la diminution nette des placements judiciaires au profit de placements dits volontaires (Service de Protection de la Jeunesse [SPJ], 2016). Ainsi, les décisions de placement, aujourd’hui, sont davantage soumises à la négociation entre les familles concernées et l’autorité de protection.

Mais la recherche de partenariat avec les familles s’inscrit aussi dans l’histoire mouvementée du placement des enfants en Suisse. Cette mesure de protection des enfants « en danger » a été vivement critiquée à la suite de la dénonciation publique de pratiques éducatives maltraitantes, d’abus ou de manque de transparence dans les décisions prises par les autorités (Heller et al., 2005). Sous ce dernier aspect, les témoignages d’anciens enfants placés mettent en exergue, outre la souffrance engendrée par la séparation et le sentiment de stigmatisation, une absence de maîtrise sur leur parcours de vie. Le placement peut alors être considéré comme une violence déniée (Pellé, 2001) ou comme une épreuve à éviter dans la mesure du possible. Des dispositifs, telle l’action éducative en milieu ouvert (AEMO), proposant une alternative au placement, ont été mis en oeuvre afin d’éviter, tant que faire se peut, un retrait de garde ou de l’autorité parentale (Tabin et al., 2006). Ce changement de paradigme, en matière de protection de l’enfance, s’accompagne d’une évolution des pratiques professionnelles qui ne sont plus exclusivement orientées vers la protection de l’enfant, mais visent également le soutien des familles ou des parents. Comme le montre l’intérêt que suscite la valorisation des compétences parentales (Lacroix, 2015) ou encore la compétence des familles (Ausloos, 1995), la mission des professionnel.le.s comporte désormais un double volet : l’éducation des enfants et l’éducation des familles (Darmon, 2006).

Dans ce contexte, le placement est considéré comme une mesure de dernier recours (Integras, 2012) prononcée quand aucune autre solution ne peut être trouvée ou quand les autres mesures ont échoué. Dès lors, les internats éducatifs (ou foyers) ont constaté une évolution des publics accueillis et une accentuation des situations dites d’urgence. À ce propos, les professionnel.le.s évoquent des situations de grande vulnérabilité conjuguant difficultés familiales, scolaires ou psychologiques[2].

De plus, la mesure de placement fait l’objet d’un contrôle accru permettant un meilleur suivi des dossiers d’enfants ouverts par les autorités de protection. En effet, la décision de placement fait l’objet d’une convention d’objectifs tripartite, soit entre les services placeurs, les institutions d’éducation spécialisée[3] et les familles concernées (Cour des comptes république et canton de Genève, 2016). À l’échelle des foyers, ces objectifs de placement sont repris et intégrés dans des projets éducatifs individualisés[4] (PEI) négociés au moment de l’admission et réajustés en fonction des besoins des mineurs durant le placement. Élaborés pour chaque enfant accueilli, ils garantissent un monitoring du placement et une réévaluation régulière de sa pertinence. Dès lors, l’institutionnalisation des PEI comme standard de qualité marque un glissement de perspective et d’usage. Conçus à l’origine pour favoriser une prise en charge individuelle adaptée aux particularités de chaque enfant, ils relèvent, désormais, d’une prescription institutionnelle et s’inscrivent dans les procédures d’encadrement du placement.

La redéfinition du placement comme mesure de dernier recours, l’évolution des publics accueillis ainsi que la prise en compte des familles et des enfants dans le processus décisionnel ont ainsi profondément modifié le fonctionnement institutionnel et, plus particulièrement, les visées de l’action éducative. Il ne s’agit plus uniquement de protéger l’enfant en l’éloignant durablement d’un milieu familial perçu comme néfaste, mais de travailler simultanément au développement de ses potentialités en vue d’un retour chez lui et à une amélioration « suffisante » de ses conditions de vie par le biais d’un « soutien à la parentalité ». Cette double finalité, centrée sur la singularité des situations et des individus, tend à renforcer l’individualisation de l’intervention éducative, y compris dans les foyers où la vie collective fait pourtant partie intégrante du quotidien tant des enfants que des professionnel.le.s. Or, si cette tendance s’inscrit dans le « processus d’individuation propre aux sociétés démocratiques » et implique, de la part des professionnel.le.s, une intensification de l’investissement affectif et relationnel (Ion, 2010), se pose la question de savoir comment leur professionnalité s’en trouve affectée.

La relation socio-Éducative : un cadre d’action en contexte d’incertitude ?

Suivant Ravon (2009a), nous définirons la professionnalité comme un art de faire, une capacité de mobiliser ses compétences dans la résolution de problèmes inhérents à la pratique professionnelle. Autrement dit, la professionnalité renvoie à des savoirs d’expérience, mais également aux capacités et ressources auxquelles les éducateurs et éducatrices ont recours pour faire face aux défis ou écueils rencontrés dans l’exercice du métier. Sous cet aspect, la professionnalité peut être associée, dans le champ de l’éducation, à la relation d’aide, au sens d’une technique professionnelle susceptible de générer un changement chez les usagers et usagères. En effet, la relation d’aide se situe au coeur du métier, dans la mesure où elle en est un des principaux outils (Laval et Ravon, 2005). Espace de rencontre avec l’altérité (Boutanquoi, 2008) ou relation pédagogique (Laval et Ravon, 2005), elle rend compte tout à la fois d’une qualification professionnelle et d’un engagement de soi pour autrui. Ainsi, la relation d’aide place les professionnel.le.s dans une ambivalence entre une mise à distance des usagers et usagères par leur expertise et l’usage de « techniques » et un rapprochement affectif nécessaire à la création de liens. En ce sens, « trouver la bonne distance avec le public » relève d’un savoir-faire caractéristique d’un bon professionnel de la relation d’aide (Laval et Ravon, 2005, p. 238).

Néanmoins, si la relation d’aide demeure un outil central des professionnel.le.s, le cadre d’action qui donne forme et sens au travail relationnel a, lui, profondément évolué. Laval et Ravon (2005) rendent compte d’un passage du schéma de réparation — orienté vers la perfectibilité de l’usager — à une gestion du risque — davantage centrée sur l’appréhension de la vulnérabilité des publics — ce dont témoigne la notion d’accompagnement. Dans le registre de l’accompagnement, la relation est investie comme un moyen permettant d’assurer une proximité avec les bénéficiaires et d’obtenir leur assentiment par la négociation. Or, la proximité et la capacité de susciter l’adhésion des bénéficiaires par la négociation ont pour corollaire d’assouplir la structure institutionnelle en tant qu’ensemble organisé de finalités, de règles et de valeurs régulant les actions et les interactions. En effet, si à l’instar d’Astier (2009), on considère que l’accompagnement est une politique de la reconnaissance, alors l’intervention éducative ne peut être que personnalisée et ancrée dans l’ici et maintenant. Le cadre d’action (Soulet, 2003), en ce sens, tend à se redéfinir en permanence au gré des particularités et des vécus individuels. Il s’agit donc, pour les professionnel.le.s, de mener une action dans un contexte faiblement structurant où les repères auxquels s’adosser sont peu lisibles et soumis à de fortes variations selon les situations et les individus.

Partant de ces constats et au vu des transformations relatives au contexte social et politique encadrant la mesure de placement, cet article traitera plus particulièrement de la relation socio-éducative dans le contexte d’un foyer accueillant des enfants et des adolescent.e.s placé.e.s par les services de protection de la jeunesse. Cet angle d’analyse nous permettra, dans un second temps, de revenir sur le cadre d’action des professionnel.le.s de l’éducation et d’en souligner les ambiguïtés ou les écueils.

MÉthodologie

La démarche que nous avons suivie allie des récits de situations collectés sur le temps long de la supervision avec des données issues d’entretiens collectifs. Bien que ce choix sorte des canaux habituels de la recherche, il comporte l’avantage de constituer un corpus de données s’inscrivant dans la durée et de rendre compte du cadre d’action et de la professionnalité des éducateurs et éducatrices à partir d’échanges ancrés dans la pratique.

L’Association romande des superviseurs (ARS) définit la supervision comme un acte de formation qui, à partir de situations concrètes et quotidiennes, permet de réfléchir au fonctionnement professionnel (ARS, s.d.). En ce sens, elle peut être vue comme un soutien technique (Ravon, 2009b) ou un travail d’« entretien » du professionnel ou d’une équipe (Rouzel, 2010). En d’autres termes, la supervision est un dispositif favorisant, par le traitement de situations problématiques, le « faire équipe » en confrontant les points de vue et en suscitant une explicitation des pratiques. Dans le foyer avec lequel nous avons collaboré, la supervision s’adosse à une approche systémique et comprend un double volet : une dimension clinique et un travail avec l’équipe.

Bien que ces deux aspects soient interdépendants, ils se distinguent quant aux objectifs poursuivis. En effet, la supervision clinique vise un déplacement de la pensée en regard de situations vécues comme problématiques en s’appuyant sur les compétences collectives (Chédotel et Krohmer, 2014). Si la supervision clinique permet de soutenir les professionnel.le.s face aux « embarras de la pratique[5]», la supervision d’équipe est davantage orientée vers le fonctionnement et la coordination du travail en équipe en regard des injonctions institutionnelles et des collaborations avec les réseaux qui gravitent autour des mineurs. Ajoutons encore que, dans le cas d’une supervision systémique, l’approche sort d’une analyse centrée sur la relation duelle pour appréhender la complexité des facteurs, des relations et des pressions intervenant dans les situations (le mandat, l’organisation institutionnelle, les routines des équipes, la dynamique des groupes de vie, les familles, les représentants des autorités de surveillance, etc.). Du point de vue des équipes, elle vise à générer le changement par, notamment, l’effet de surprise permettant de considérer les faits et les relations sous un autre angle.

Dans le cadre de cet article, les récits analysés sont essentiellement issus des situations évoquées lors des séances de supervision clinique avec une équipe éducative du foyer[6]. L’analyse se base principalement sur les enjeux éducatifs tels qu’ils ont été relatés au superviseur et travaillés en contexte. Pour des questions d’ordre éthique, la mise en forme des récits a été soumise et validée par l’équipe éducative concernée dans la mesure où elle met à jour les impasses, voire, dans certains cas, une impuissance d’agir. En ce sens, la mise en récit de la parole des professionnel.le.s, hors du cadre de la supervision, peut avoir des conséquences tant sur l’équipe que sur l’institution, ce qui nous a amené.e.s à inclure des constats issus des séances de supervision sans les illustrer par des extraits. En effet, si l’espace de discussion et de délibération ouvert par la supervision met en évidence des impasses professionnelles, relater les propos hors contexte peut décrédibiliser l’équipe éducative. À titre d’exemple, l’analyse des rapports entre le collectif d’adolescent.e.s par un éducateur disant : « nous avons l’autorité, ils ont le pouvoir » peut être interprétée comme un déficit de professionnalité alors qu’en séance de supervision, elle rend compte d’une réflexion sur la dynamique du groupe de vie et des limites de la personnalisation de l’accompagnement.

On le voit, les récits[7] donnent à voir les tensions auxquelles les professionnel.le.s sont confronté.e.s et les solutions qui sont trouvées pour sortir momentanément d’une impasse. Parmi les épreuves relatées par les équipes éducatives, trois écueils reviennent régulièrement : la difficile articulation d’une prise en charge individualisée avec la régulation du collectif, le malaise associé à l’arbitrage entre protection des enfants et soutien des compétences parentales et la standardisation des pratiques[8] dans un contexte où la personnalisation de la prise en charge est valorisée.

Les constats issus de l’analyse des séances de supervision ont généré une réflexion sur l’ambiguïté de la relation éducative articulant deux axes : la dimension organisationnelle (référence éducative, accueil, relations au réseau) et la dimension affective (bonne distance, engagement de soi pour autrui, lien). Dès lors, en accord avec la direction de l’institution, huit entretiens collectifs ont été réalisés afin de compléter et d'approfondir les informations recueillies dans le cadre des supervisions. Bien que, parmi ces huit entretiens, quatre concernent les enfants et les adolescent.e.s accueilli.e.s dans le foyer, nous n’avons retenu ici que ceux qui ont été menés auprès des professionnel.le.s. En effet, dans la mesure où notre propos est davantage centré sur la relation éducative et l’intervention professionnelle, seuls les quatre entretiens regroupant au total neuf éducateurs ou éducatrices et trois enseignant.e.s ont été repris dans l’analyse.

Au niveau méthodologique, les entretiens collectifs ont été choisis pour saisir ce qui est commun aux équipes interrogées ou ce qui fait l’objet de discussion. En ce sens, ils permettent d’accéder aux significations partagées, de saisir les logiques professionnelles, les contradictions et le sens donné au travail relationnel. Pour ce faire, l’analyse des propos des professionnel.le.s tient compte des interactions, de la dynamique du groupe ainsi que de l’environnement institutionnel. C’est bien le sens donné collectivement à l’intervention et à la relation socio-éducative qui est retenu, et non ce que chacun.e en pense. Cette orientation permettra, in fine, de saisir ce qui caractérise le cadre d’action des professionnel.le.s intervenant dans un foyer éducatif.

Le « cadre Éducatif » du foyer : entre standardisation et personnalisation

Le cadre d’action des éducateurs et éducatrices interrogé.e.s dépend, comme le souligne Soulet (2003), du contexte institutionnel dans lequel elles et ils sont engagé.e.s. Le foyer dont il est question ici peut accueillir une trentaine de mineurs (entre 6 et 18 ans) pour lesquels une mesure de placement a été décidée. Il dépend d’une association active dans l’accueil et la protection de l’enfance et collabore avec le service de protection des mineurs d’un canton romand en tant que prestataire de service. Il est situé hors du canton de domicile des familles et bénéficie, à l’interne, d’une école composée de classes à effectif réduit. Dès lors, le placement est aussi un déplacement géographique soutenant un changement de comportement ou une amélioration de leur situation familiale et scolaire.

Du point de vue du dispositif, chaque demande de placement, volontaire ou judiciaire, commence par une procédure d’admission qui vise à créer un espace de collaboration entre le service placeur, le foyer et les familles (parents et enfants). En ce sens, l’admission constitue un moment clé du placement, dans la mesure où les objectifs de la mesure prennent corps dans deux documents encadrant le processus d’entrée, de suivi et de sortie : le projet éducatif individualisé (PEI) et le projet scolaire individualisé (PSI). La formalisation de ces projets offre la possibilité, pour les parents, d’avoir une meilleure maîtrise de la mesure, voire de la contester si elle ne répond pas aux objectifs fixés d’entente avec le service placeur et le foyer. Elle va de pair avec la volonté de prendre en compte les attentes et les exigences des usagers et usagères, y compris celles des mineurs, mais elle s’inscrit aussi dans une logique de surveillance et de rationalisation des prestations.

En tant qu’institution partenaire, le foyer a également l’obligation de préciser son « concept pédagogique ». En l’occurrence, la mission du foyer vise à générer un changement de comportement, un renforcement de l’estime de soi ou des ressources cognitives, sociales et relationnelles des mineurs accueillis. Elle s’inscrit dans une perspective intégrative et émancipatrice par la promotion d’une pédagogie citoyenne et participative, congruente avec la reconnaissance des mineurs comme sujets. Ajoutons que sa philosophie éducative s’inspire de la « sociothérapie » (Gaillard, 2018) prônant une éducation non punitive, une reconfiguration du rapport d’autorité et une proximité relationnelle dans la prise en charge d’enfants et d’adolescent.e.s dit.e.s polytraumatisé.e.s.

Sous cet aspect, la direction refuse, par exemple, que l’exclusion d’adolescent.e.s en raison de comportements inappropriés soit mobilisée comme sanction, évitant également, de ce fait, de multiples placements et déplacements (Potin, 2010). Cela dit, la formalisation des projets éducatifs individualisés et la « non-exclusion » réduisent le pouvoir et, parfois, la liberté d’action des éducateurs et éducatrices. D’un côté, elles et ils doivent rendre des comptes et justifier leurs interventions en regard des objectifs fixés en partenariat avec les familles et les services placeurs. De l’autre, elles et ils sont contraint.e.s de composer avec des enfants et des adolescent.e.s dont les comportements nuisent au vivre ensemble. Si cette évolution du fonctionnement institutionnel introduit de la souplesse dans le suivi des situations, elle engendre un renforcement de la personnalisation de la prise en charge et fragilise, par conséquent, la cohésion des équipes et l’émergence de compétences collectives. En effet, chaque situation supposant une intervention chaque fois singulière rend difficiles l’instauration de normes et de valeurs partagées et la formation d’un esprit d’équipe.

Les Écueils de la proximitÉ

L’accompagnement, au sens d’une politique de la reconnaissance (Astier, 2009), suppose de travailler avec autrui et de s’engager relationnellement. Cet « impératif de proximité » soutient l’estime et le maintien de soi, ce qui se traduit, dans le cadre des entretiens, par la redéfinition de la bonne distance en « bonne proximité ». Bien que la proximité, le rapprochement, l’affectivité soit au coeur des discours des professionnel.le.s, le terme renvoie, de fait, à la notion de distance induite par la relation pédagogique. Dès lors, la « bonne proximité » est une expression paradoxale dans la mesure où elle met en exergue le rapprochement affectif en occultant le rapport asymétrique et le fait qu’il s’agit d’un outil éducatif orienté vers une fin, dans le double sens d’une visée et d’un terme.

Outre cette dimension paradoxale, la « bonne distance » ou la « bonne proximité donne à voir l’importance que les éducateurs et éducatrices accordent à la relation personnalisée qu’elles et ils construisent avec les enfants ou les adolescents. Dès lors, elle est évaluée à l’aune de la qualité du lien. « Avoir un bon lien, c’est qu’on a la “bonne distance” à mon avis » (Entretien collectif no 1). Sous cet aspect, la bonne distance est perçue comme une relation positive facilitant le travail éducatif. « La bonne distance, ou adéquate, enfin ce que j’estime c’est qu’il puisse avoir un lien et qu’on puisse aller l’un envers l’autre. Qu’on puisse être capable dans des moments difficiles, conflictuels, de pouvoir déposer les ressentis sans culpabiliser le jeune, parce que c’est de notre responsabilité de pas le faire. » (Entretien collectif no 2). En ce sens, la bonne distance, en tant que relation affective inscrite dans un rapport éducatif, permet de créer un espace symbolique favorisant l’expression de ce qui est ou a été vécu dans la confrontation à l’autre. Elle offre un cadre sécurisant où on peut se défaire de sentiments ou de ressentiments sans risque de mettre à mal le lien. Autrement dit, la bonne distance est garante des mots prononcés, elle permet de dire et, par voie de conséquence, de générer de la conscience de soi et de l’autonomie. « Mais c’est juste ce que tu dis, qu’ils intègrent la norme. Parce qu’après ils deviennent autonormés et c’est là qu’ils deviennent autonomes. » (Entretien collectif no 3). Dans ce sens, l’action éducative, en particulier ici l’intégration de la norme, est tributaire de la relation personnalisée établie avec chacun et chacune.

Bien que les professionnel.le.s insistent sur la qualité du lien, l’engagement affectif reste balisé par la mission. Elle suppose donc un recours à des valeurs et des normes partagées même si ces dernières sont largement implicites. C’est bien en tant que professionnel.le.s employé.e.s dans un foyer que les éducateurs et éducatrices s’engagent dans la relation et créent du lien. Or, cet engagement doit pouvoir se mesurer afin d’éviter l’épuisement et de conserver son rôle.

Moi, je trouve que c’est là où c’est le plus dur au niveau de la distance, c’est de pouvoir se dire « Bon, mais c’est pas mon fils, c’est pas ma fille, quoi ». Je ne peux pas faire à l’infini, je n’ai pas de baguette magique ; c’est pouvoir se dire prendre de la distance par rapport à ça et dire que j’ai utilisé les moyens que j’avais, que je connaissais, ça ne fonctionne pas pour lui ou ça ne fonctionne pas pour l’instant… c’est là que j’ai besoin d’aide. C’est ce bout de distance-là qui est le plus difficile, à mon avis, à gérer, parce qu’on est assez investi dans notre métier quand même.

Entretien collectif no 2

Sous cet aspect, la « bonne distance » constitue un cadre normatif soutenant la relation éducative qui vise à un équilibre entre l’engagement affectif et le maintien de son rôle professionnel. Elle met en exergue l’ambiguïté d’une relation tout à la fois professionnelle et affective.

Mais c’est un peu un paradoxe, on crée bien le lien, ils arrivent, il y a la mission et tout ça, et après, on doit dire, on doit se séparer. Voilà c’est un peu un paradoxe. Donc c’est comment trouver [l’équilibre], tout en étant authentique, en donnant aussi nos ressentis, ce qui est normal. Avant tout, oui, on a une posture professionnelle, mais on est des êtres humains. Et je terminerais par ça, je me dis, je vais peut-être utiliser des termes forts, mais qu’on fait un métier d’hypocrites, parce que, lors d’une admission, on se permet de tout savoir, entre guillemets, sur les jeunes. Je dis entre guillemets, car voilà, on a l’anamnèse du jeune, on sait leur problématique, mais qu’est-ce qu’ils savent de nous concrètement ?

Entretien collectif no 1

La personnalisation du lien opère un glissement de sens quant à la nature de la relation socio-éducative. Elle n’est plus un « outil éducatif » au service d’une mission, mais un support affectif générant de la reconnaissance. Dès lors, les comportements de résistance, voire d’opposition, des mineurs peuvent être vécus comme un échec personnel et professionnel, source de culpabilité dans la mesure où le ou la professionnel.le n’est pas parvenu.e à créer un lien significatif avec l’enfant ou l’adolescent.e. Dans cette perspective, la manifestation de comportements menaçant la relation ou la vie collective renvoie non seulement à une épreuve, mais potentiellement aussi à un défaut de professionnalité. De plus, si l’établissement d’une relation de proximité favorise l’accompagnement individuel, elle laisse dans l’ombre la régulation des collectifs. Pour le dire autrement, dans la perspective des professionnel.le.s, le soin accordé à chaque relation est censé garantir le bon fonctionnement du groupe de vie. Or, la situation de Jean, jeune adolescent de 13 ans, montre le double écueil de la responsabilisation individuelle et de la régulation du collectif quand un mineur met à mal tant les relations que le vivre ensemble.

Jean est au foyer depuis trois mois suite à des difficultés familiales et comportementales. Il a été exclu de plusieurs lieux de placement avant d’être admis au foyer. Il est décrit comme un enfant qui ne supporte pas la frustration et réagit fortement aux exigences des éducateurs et éducatrices de son groupe de vie. Les professionnel.le.s, pour gérer la situation, se répartissent le travail, une personne s’occupe de lui pendant que l’autre prend en charge le reste du groupe. En entretien individuel, Jean menace physiquement l’éducatrice de référence en faisant claquer son ceinturon à dix centimètres d’elle. Quand elle lui indique que ce n’est pas acceptable, il évoque le fait qu’elle n’a pas le droit de le toucher. À ce stade, les éducatrices du groupe craignent pour leur intégrité et les autres enfants se plaignent de l’attention qu’il requiert. Jean peine à trouver sa place et commence également à être rejeté par les pairs.

Cette situation soumet les professionnel.le.s à une impasse de la pratique, au sens où l’exclusion est envisagée comme un échec de plus dans le parcours de Jean. Dans ce cas précis, la personnalisation de l’accompagnement trouve sa limite tout à la fois au regard des enjeux relatifs à la vie collective, et de la surresponsabilisation individuelle empêchant l’agir en équipe. En effet, et bien qu’une collègue soit menacée, aucun.e membre de l’équipe présent.e au moment de l’entretien n’intervient pour soutenir l’éducatrice référente. Tout se passe comme si l’individualisation de la prise en charge interdisait, de fait, une intervention conjointe laissant à chacun et à chacune la responsabilité de l’accompagnement, et, par là, de la réussite ou de l’échec du suivi. Le cadre d’intervention, en ce sens, est étroitement associé à la personne de l’éducateur ou de l’éducatrice et à ses compétences individuelles quand bien même le travail s’effectue en équipe.

« Le cadre, c’est moi »

L’analyse de la bonne distance et des enjeux qui en découlent souligne l’ambiguïté inhérente à la relation socio-éducative, mais également l’importance accordée au lien comme support de l’agir. Sous cet aspect, le lien est perçu comme une condition nécessaire à l’intervention et, en son absence, rien n’est possible. « Parce qu’il y a des jeunes, si on n’a pas de lien avec eux, on va passer des heures à essayer de lui demander de ranger sa chambre et on ne va rien obtenir. On marche beaucoup avec le lien qu’on a créé. » (Entretien collectif no 1). En d’autres termes, comme l’a dit une éducatrice en supervision, « le cadre, c’est moi » signifiant par là que c’est la relation qui donne sens à l’intervention. Or, cette orientation modifie le sens donné à la relation socio-éducative en gommant la nature institutionnelle du lien qui se crée entre professionnel.le.s et mineurs.

D'une part, la personnalisation de la prise en charge occulte le travail de gestion du collectif, et en particulier, les enjeux relatifs au vivre ensemble. En effet, le lien renvoie toujours à une relation duelle quand bien même les enfants et les adolescent.e.s vivent en groupe. Pourtant, et les situations abordées en supervision le montrent, la qualité des liens établis avec chaque adolescent.e ne suffit pas à assurer la régulation des groupes de vie. Autrement dit, la centration de l’intervention sur les usagers et usagères, bien qu’elle soit valorisée au sein du foyer et adaptée à la mission, a pour corollaire une absence d’outils éducatifs permettant de développer les potentialités du collectif. Outre le fait que les éducateurs et éducatrices se trouvent face à un « embarras de la pratique » pour lequel elles et ils recherchent des solutions au cas par cas, ce constat interroge le statut d’accueil collectif dans les situations de placement. En effet, le cadre d’action tel qu’il se décline dans cette institution se heurte à un écueil de taille, dans la mesure où le collectif est un impensé de l’approche centrée sur l’individu.

D’autre part, la souplesse souhaitée dans l’accompagnement des situations singulières et la volonté d’accroître l’autonomie des équipes tendent à flouter les repères institutionnels encadrant la relation socio-éducative et à oblitérer le rôle de tiers que l’institution pourrait jouer pour réguler les comportements et les interactions. Dans ce contexte, les professionnel.le.s ne parviennent plus à s’arrimer à des normes institutionnelles stables pour penser leur action, mais évaluent la pertinence de leur intervention à l’aune de leurs valeurs propres et de leur expérience tant personnelle que professionnelle. Comme le cadre d’action est associé à la relation socio-éducative qui, elle, est individualisée, chaque professionnel.le prend la responsabilité de l’accompagnement des mineurs et des familles qu’elle ou il a en référence. L’équipe ayant un faible pouvoir de régulation, elle ne peut guère agir comme garde-fou ou comme soutien. De ce fait, l’individualisation de la prise en charge comprend un risque d’isolement et d’épuisement professionnel. Dès lors, un cadre d’action tributaire de la relation socio-éducative renvoie aux professionnel.le.s la responsabilité de gérer individuellement l’engagement de soi dans le travail relationnel.

Le cadre d’action ou le sens donnÉ au travail relationnel

Si Soulet (2003) souligne le caractère incertain du cadre d’action des professionnel.le.s du travail social et, par conséquent, l’absence de repères stables, Lebbe-Berrier (1992) insiste sur l’importance de définir le cadre d’intervention dès lors qu’il s’agit d’accompagner des individus en situation de vulnérabilité. Ce cadre d’intervention prend en considération tant les pressions externes que les pressions internes, marque une frontière entre l’intérieur et l’extérieur et conditionne la nature des relations qui s’y déploient. En ce sens, la relation éducative entendue comme un outil professionnel mobilisé dans l’accompagnement des individus ne se confond pas avec le cadre d’intervention, mais s’y inscrit. Pourtant, dans les propos des équipes éducatives, il semble que le cadre d’action est porté par le ou la professionnel.le et, parfois, se confond avec l’individu, mettant ainsi en exergue la centralité de la relation éducative comme mode d’intervention tout à la fois personnel et professionnel. Cette apparente confusion entre le cadre d’action et la relation éducative rend compte des effets de la personnalisation de la prise en charge sur la professionnalité.

En effet, la dimension collective de l’accueil ainsi que les contraintes et les injonctions institutionnelles étant masquées, voire impensées, ce qui donne sens à l’intervention, c’est bien la relation éducative en tant que lien significatif permettant l’agir. À ce titre, la gestion de l’équilibre entre proximité et distance est redéfinie et réinterroge les frontières entre le personnel et le professionnel — mais également entre le privé (l’intime) et le professionnel — dans un contexte où la reconnaissance des individus comme sujets génère un accroissement de l’engagement relationnel (Ion et al., 2007) et un affaiblissement des statuts et des rôles (Ion, 2010). Tout se passe comme si la relation venait se substituer à une forme d’illisibilité du système institutionnel. Dès lors, en l’absence de relation ou de lien, l’agir professionnel est empêché, dans la mesure où il perd son sens.

Cette manière d’envisager le travail relationnel soulève de nombreuses interrogations, que ce soit par rapport à l’accompagnement des mineurs accueillis (le paradoxe d’un lien appelé à se rompre, l’impensé du travail avec le collectif) ou en regard de la responsabilisation des professionnel.le.s qui s’utilisent elles-mêmes ou eux-mêmes comme point de repère pour évaluer la question du juste et du bien dans l’orientation de leurs interventions (usure, responsabilisation). Plus généralement, ce recoupement entre le cadre d’action et la relation, s’il permet beaucoup de souplesse et un ajustement constant aux situations singulières, empêche, par ailleurs, de développer des compétences collectives favorisant la confrontation des idées et la réflexivité des équipes éducatives. Néanmoins, on peut faire l’hypothèse que la personnalisation du cadre soit aussi une stratégie plus ou moins consciente pour faire face aux injonctions contradictoires inhérentes au travail éducatif en foyer. En effet, comment concilier une standardisation des pratiques avec une individualisation de l’accompagnement sans perdre le sens de son travail ?