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« L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. »

Robert Filliou

Introduction

Depuis quelques décennies au Québec, des initiatives de collaborations artistiques se mettent en branle avec diverses communautés. En soulevant des enjeux sociaux, économiques et politiques, ces collaborations remettent en question le statu quo et contribuent à imaginer de nouvelles réalités, participant ainsi à développer des apprentissages et à transformer les individus et les communautés qui y prennent part. Sur quels fondements et stratégies d’intervention ces projets de collaboration s’appuient-ils? Cet article propose de les entrevoir à travers une approche spatiale et la recherche-création. Il présente le cas du projet Les jeunes et la ville – Une rencontre, réalisé dans le district de Peter-McGill, à Montréal, avec des jeunes issus de l’organisme Innovation Jeunes. Il avait pour objectif d’examiner, de revendiquer et d’imaginer leur droit à la ville (Lefebvre, 1967) dans le coeur du centre-ville de Montréal à travers une création artistique partagée. Dans cet article, il sera expliqué comment l’assemblage entre recherche-création, collaboration artistique et analyse critique de l’espace urbain a permis la mise en place d’un dispositif de création et d’éducation auprès des jeunes pour soulever des enjeux spatiaux qui influencent leur vie. Si l’art est souvent cité en exemple pour ses capacités à contribuer à des changements sociaux, je présente ici une approche qui conçoit l’art au-delà d’un outil, en le considérant comme un processus où art et vie sont interreliés.

Contexte

Un séminaire de création sur le droit à la ville

En septembre 2017, je suis inscrite dans le cours The Right to the City : The Art of Urban Resilience and Change, un séminaire de création in situ offert à l’Université Concordia. Ancré dans la notion de droit à la ville, ce cours vise à explorer les enjeux reliés à l’espace urbain, à travers des perspectives historiques, artistiques, environnementales, sociales et politiques. Percevant la ville comme un espace d’expériences esthétiques (Vaughan, Dufour et Hammond, 2016)[1], la professeure Vaughan nous propose d’explorer le Village Shaughnessy sous le mode de la recherche-création en réalisant une série de créations artistiques qui reflètent nos préoccupations par rapport à des enjeux choisis du quartier. Rapidement, je prends connaissance du quartier en le documentant par la photographie, la vidéo, la captation sonore, l’écriture, et en lisant les journaux locaux, en visitant les sites Web des divers organismes communautaires et culturels. Je cherche à croquer la vie de quartier et à comprendre comment les gens, particulièrement les enfants et les adolescents, y vivent. La première question à émerger est : où sont les écoles publiques ? Le malheureux constat est qu’il n’y en a pas.

Un quartier de contrastes

Le Village Shaughnessy est situé dans le district de Peter-McGill, au coeur du centre-ville de Montréal. Il s’agit d’une des zones les plus densément peuplées de Montréal, composée en grande partie d’étudiants et d’immigrants locataires. Les activités économiques y sont bouillonnantes, les projets immobiliers y sont estimés à vingt depuis 2011[2]. Le développement social et économique, l’architecture et la population y sont éclectiques. Des édifices en copropriétés de luxe y sont érigés tout près de bâtiments anciens, négligés ou inhabités. Des grandes chaînes commerciales côtoient des restaurants tenus par de petits commerçants, souvent issus de diverses communautés culturelles, ou de menues librairies de quartier à vocation très spécifique. En 2015, le site de l’Hôpital de Montréal pour enfants est vendu à des intérêts privés dans le but de construire un nouveau complexe en majorité composé de copropriétés. Pourtant la Commission scolaire et les acteurs de la société civile réclament une école sur ce site, alors que près de 2000 enfants de moins de 14 ans n’ont pas accès à une éducation publique au sein même de leur communauté dans Peter-McGill[3]. Quelle est la place de la jeunesse dans ce quartier du centre-ville, alors qu’aucune école publique n’y est aménagée?

Prémisse d’une collaboration artistique avec les jeunes

Le manque d’école publique locale devient alors l’origine d’une investigation artistique sur la place de la jeunesse en milieu urbain, spécifiquement dans cette zone. Suivant ma nature d’artiste et de pédagogue, je souhaite offrir une occasion aux jeunes pour qu’ils répondent, eux-mêmes, à ces questionnements. Comment la création artistique, à travers le spectre de l’analyse critique de l’espace, peut-il devenir un mode pédagogique valable pour mener les jeunes à revendiquer leur droit à la ville ? Cette question comprend deux enjeux. Le premier est la production de données sur la perception qu’ont les jeunes de leur place au centre-ville de Montréal et sur leurs désirs de changements. Le second est la conception et la mise en branle d’un processus de création autour du droit à la ville qui soit de l’ordre du pédagogique. Pour me permettre d’aborder ces enjeux, je suis accueillie par Innovation Jeunes, un organisme situé au coeur de Peter-McGill. Cet article propose la théorisation d’un dispositif de création et d’éducation intégrant la notion du droit à la ville et à la recherche-création. Il offre par la suite le récit des rencontres de création mettant à profit ce dispositif par une collaboration entre les jeunes et moi, à titre d’artiste et chercheuse. Enfin, l’article se conclut avec l’analyse des résultats et la mise en perspective de leurs limites et de leurs applications.

L’analyse critique de l’espace À travers la notion de droit À la ville

La place des jeunes dans la ville

La décision de vendre le site de l’ancien hôpital pour enfants semble témoigner d’un manque de considération pour la place des jeunes dans le centre-ville de Montréal par les autorités publiques. Cette situation traduit également l’absence de la participation des jeunes dans les processus politiques de planification urbaine (Travlou, 2003). En plus de la négation de leur potentiel de participation politique, les jeunes se retrouvent parfois exclus des espaces publics ou de certaines zones précises par des couvre-feux, des restrictions d’activités ou même des lois (Manning, Jago, Fionda, 2010). D’un côté, ils sont perçus comme un danger pour l’ordre public ou la sécurité des lieux, car ayant des comportements anti-sociaux latents. De l’autre côté, ils sont considérés vulnérables aux potentiels dangers qui courent dans ces lieux et menacent leur sécurité (Brown, 2013). Ces perceptions poussent les parents et les institutions à limiter l’accès à certains espaces publics pour les jeunes. En conséquence, ceux-ci ont tendance à se réfugier dans d’autres types d’espaces, notamment les espaces en ligne, afin d’assouvir des besoins fondamentaux de socialisation et d’appartenance (boyd, 2014). Le plus souvent, ces limitations mènent à une certaine forme de désintéressement du politique par les jeunes (Fize, 2002).

Dans un tel cadre, il semble que les jeunes se voient en quelque sorte retirer leur droit à la ville. Si ce n’est formellement, cela l’est certainement au niveau des perceptions qu’ils ont de leur potentiel à s’engager politiquement. Comme il en sera question dans les prochaines lignes, le droit à la ville est une forme de revendication et de réinvention et pour l’actualiser, il faut avoir appris à exercer sa citoyenneté.

Qu’est-ce que le droit à la ville?

Pensé par Lefebvre (1967) en premier lieu, le droit à la ville consiste en l’accès aux ressources et aux espaces urbains pour celui qui y vit au quotidien. À l’origine, Lefebvre (1967) parle du pouvoir limité de la classe ouvrière, dont les besoins sociaux, ceux de loisir et de rencontres à l’abri des exigences du marché, sont souvent bafoués par des impératifs de consommation et d’investissements. En effet, les activités proposées dans la ville consistent souvent à consommer (acheter des biens ou payer pour utiliser des lieux ou des services). Les structures, les plans d’urbanisation, les nouvelles constructions ou les circuits urbains répondent davantage aux logiques néolibérales de retour sur investissements qu’aux besoins sociaux des habitants et plus précisément aux besoins de socialisation et d’appartenance des jeunes.

Harvey (2012) élève le droit à la ville comme « antidote » à la montée du néolibéralisme dans une optique de réinventer la ville collectivement. Il part du constat que les droits individuels et de propriété priment sur les droits collectifs dans nos sociétés actuelles. Les lois du marché dictent l’organisation urbaine et limitent les pouvoirs de participation décisionnelle d’une population plus vulnérable, au profit d’une minorité d’investisseurs. Dans le Village Shaughnessy, les groupes immobiliers ayant fait l’acquisition de terrains participent à la surenchère immobilière et à l’embourgeoisement du quartier, sans même participer au quotidien de cet espace. La vente du site de l’ancien Hôpital de Montréal pour enfants, bien public, à une firme privée en 2015, est un exemple frappant de la prépondérance du néolibéralisme sur un droit collectif, celui d’une éducation publique locale pour la jeunesse. Ce rapport de force inégal ferait surgir le phénomène de l’injustice sociale (Harvey, 2012).

Mais Soja (2010) conçoit l’(in)justice au-delà des limites économiques et politiques du néolibéralisme et théorise la justice sociale à travers une triade de rapports horizontaux entre le social, l’historique et le spatial. Selon Soja (2010), la vie sociale (les rapports entre les humains et entre les humains et le monde matériel) affecte la façon dont les espaces urbains se forment. Mais réciproquement, la façon dont les espaces urbains sont érigés ou fonctionnent influence les relations de pouvoir entre les groupes d’individus sur un spectre temporel (historique). L’espace n’est plus conçu comme une conséquence fixe (un décor), mais comme un coconstituant flexible des rapports justes ou injustes sur lesquels les individus peuvent agir. Ainsi l’espace devient un lieu d’action potentiel pour transformer les perspectives sociales (Soja, 2009).

La création artistique pour réinventer la ville

Eynaud, Juan et Mourey (2018) soulignent un manque de perspectives pratiques à l’appel à l’action de Soja (2010), Lefebvre (1967) et Harvey (2012) et théorisent sur l’art participatif comme avenue probante pour transformer les pratiques sociales et spatiales au sein d’un quartier français. La pertinence de tels projets artistiques ancrés dans la spatialité réside dans le développement d’apprentissages fondamentaux liés à la compréhension des affaires publiques et politiques, l’histoire locale et certaines problématiques sociales et peuvent déclencher leur désir de devenir des participants actifs dans la vie civique (Gerodimos, 2018). C’est dans ce sillon d’engagement que Les jeunes et la ville – Une rencontre a été mis en branle : trouver des stratégies concrètes pour mobiliser des jeunes à la création afin qu’ils réfléchissent sur leur place dans l’espace public à travers la contribution de la recherche-création.

La recherche-crÉation comme mÉthodologie et mode d’intervention

Posture épistémologique de la recherche-création

La recherche-création est une approche qui se déploie par le processus de création artistique. En sciences humaines, elle répond à des questions d’ordre social qu’elle investigue au moyen des modes propres au domaine des arts et qui permettent de dégager des données (Vaughan et al., 2016). Les modes utilisés peuvent être, par exemple, l’échantillonnage musical (Chapman et Sawchuk, 2012), le collage (Vaughan, 2005), la fiction ethnographique ou l’écriture poétique (Fortin, 2008). Vaughan et al. (2016) soulignent qu’une correspondance précise existe entre le travail artistique et le champ théorique de la discipline étudiée dans le but de faire émerger de nouveaux savoirs. Dans le cas du présent projet, les expériences subjectives de création et l’expressivité visuelle, sonore et textuelle sont liées au droit à la ville. Y sont attachées, entre autres, les notions de droit d’appropriation et de participation, et celles de réinvention et de citoyenneté (Lefebvre, 1967 ; Harvey, 2012 ; Soja, 2010 ; Eynaud, Juan et Mourey, 2018 ; Gerodimos, 2018).

Chapman et Sawchuk (2012) déclinent la recherche-création en quatre types, dont la « création comme recherche » (« creation-as-research », p. 19), qui se rapproche le plus de la démarche déployée dans le présent projet. Dans cette perspective, la création est conçue comme une condition d’émergence du savoir « […] creation is required in order for research to emerge » (p. 19). Les questions et données de recherche sont donc ici générées par la voie de la pensée et de l’action créatrice ainsi que par le biais des artefacts visuels ou sonores inhérents qui seront sujets à l’analyse conceptuelle. La recherche-création est une démarche heuristique qui joint l’imaginaire et la subjectivité à la rationalité d’une analyse conceptuelle objective pour la création de nouveaux savoirs (Gosselin, 2006). La posture épistémologique de la recherche-création accorde une large place à la subjectivité et à l’imagination. Dans ce sens, le processus de création et les artefacts visuels et sonores produits donnent accès aux émotions et font émerger de façon sensorielle et émotionnelle les significations et les savoirs (Barone et Eisner, 2012), un mode alternatif d’accéder aux savoirs, peu exploité par les méthodes qualitatives traditionnelles.

La recherche-création et la démarche de changement social

La crédibilité accordée à la subjectivité dans la recherche-création en fait un mode d’intervention pertinent pour donner de la valeur à la voix des jeunes et contribuer à comprendre de l’intérieur leurs perspectives sur leur place au sein de l’urbanité. D’autant plus que la recherche-création et les procédés inhérents à la création sont multimodaux (la production créative d’artefacts visuels, sonores et textuels) et vont au-delà du langage (Ellsworth, 2005), ce qui ouvre un champ de possibles à des jeunes pour qui l’écrit ou l’oralité pourrait être inhibant. Ces procédés artistiques multimodaux agissent comme des miroirs, par la représentation et la symbolisation, dans des situations sociales problématiques, et tracent un sillon vers des avenues de revendication, d’où l’effet d’« évocation » (Barone et Eisner, 2012, p. 153), majeur dans ce type d’intervention. Chapman et Sawchuk (2012) évoquent un phénomène de conscientisation par la recherche-création, en citant les idées de Barrett (2010) à cet effet : « Arts-based methods can be employed as a means to create “critical awareness or raise consciousness”; they are useful for “identity work,” they can help “give voice to subjugated perspectives” […] » (p. 12).

L’imaginaire permis par la recherche-création donne le pouvoir d’envisager d’autres possibles, et nourrit l’intention d’agir sur son espace par le social (Soja, 2009). Dans ce projet, la recherche-création s’est articulée autour d’une collaboration avec une communauté concernée par les enjeux sociaux et politiques urbains étudiés. Par la création et la rencontre, les subjectivités des jeunes et de l’artiste ont émergé pour ensuite en dégager une certaine analyse de l’espace urbain précis du centre-ville de Montréal.

La collaboration artistique et la mise en place d’un dispositif de crÉation et d’Éducation

L’art communautaire comme modèle de participation artistique

La collaboration mise en place dans la réciprocité, le fait « d’apprendre avec » la communauté (Vaughan et al., 2016, p. 392) recourent aux fondements de l’art communautaire. Ce type d’initiative artistique s’intéresse aux préoccupations individuelles et collectives au sein d’une communauté, s’oriente vers des problématiques de justice sociale et sollicite l’imagination des participants pour la réflexion et la revendication (Chagnon et Neumark, 2011). Encore plus, l’art communautaire permet à la collectivité impliquée de penser de nouvelles avenues pour leur situation. Il mène vers un processus de création qui « va au-delà de l’opposition puisqu’il amène à imaginer de nouvelles possibilités » (Heap-Lalonde, 2011, p. 78). Henry (2011) explique que ces projets se manifestent auprès de communautés marginalisées et sont intrinsèquement rattachés aux conditions territoriales. Fondés sur les principes de démocratie culturelle, ils visent à accorder une voix politique aux populations qui n’ont pas de tribune, engendrant une « reconfiguration individuelle et collective » (p. 13). Heap-Lalonde (2011) ajoute toutefois qu’il faut considérer que ces nouvelles possibilités, ce changement social, soient « modestes ». Ainsi le changement peut se percevoir au niveau de prises de conscience ou d’une transformation dans la façon de voir les choses.

Le projet cité dans cet article vise à dégager une nouvelle compréhension des effets des structures politiques et économiques en place localement sur le quotidien, les perceptions et la vision de jeunes fréquentant le centre-ville et à ouvrir la porte à une réinvention des espaces urbains. Par contre, sa durée limitée dans le temps, c’est-à-dire un travail collaboratif étalé sur quatre rencontres avec les jeunes créateurs, ne permet pas de le concevoir comme un projet d’art communautaire. La courte collaboration du présent projet n’a pas permis à la communauté d’être engagée dans tout le processus décisionnel de la création de l’oeuvre finale, processus de cocréation le plus souvent valorisé en art communautaire.

Dans ce contexte, il serait plus juste de dire qu’il s’agit de la mise en place d’une collaboration artistique où une artiste crée un espace, une structure dans laquelle des membres d’une communauté sont appelés à participer par leurs opinions, leur expressivité et leur vision à l’émergence de l’oeuvre dont l’aboutissement, par des moyens de production professionnels et l’expertise propre au champ disciplinaire, demeure du rôle de l’artiste (Casemajor et al., 2016).

Mettre en place un dispositif favorisant l’échange, la création et la prise de conscience

L’assemblage entre analyse critique de l’espace, recherche-création et collaboration artistique agit comme un dispositif de création et d’éducation dans ce projet. L’artiste en articule les composantes afin d’engager la communauté et de faire de l’art «  […] un état de rencontre » (Bourriaud, 2001, p. 18). Gonzalez (2015) parle du dispositif comme «  […] la disposition, c’est-à-dire l’acte de disposer, de configurer, d’agencer, de combiner, de composer, de construire, de coordonner ou de monter » (p. 15). Tremblay (2013), s’appuyant sur les idées d’Agamben (2007), parle du dispositif en art collaboratif comme d’une façon de déjouer les dispositifs (ou les structures) « qui permettent le triomphe de l'économie en éclipsant politique et valeurs humaines » (p. 192). L’artiste met donc en branle des conditions qui permettent de percevoir et de concevoir différemment les réalités quotidiennes, utilisant la nature même de l’art et de la création. Dans la section qui suit, je démontre comment ce dispositif a été mis en place avec les jeunes de l’organisme communautaire Innovation-Jeunes.

RÉcit d’une rencontre de crÉation sur l’espace urbain et les jeunes

Milieu d’accueil, participants et procédés artistiques

Afin de déployer ce dispositif de création et d’éducation, j’ai réalisé un projet pilote de recherche avec l’organisme Innovation Jeunes pour questionner le droit à la ville de jeunes Montréalais. Établi au coeur de Peter-McGill, cet organisme a pour mission de rendre disponible un espace communautaire et civique aux jeunes du centre-ville de Montréal afin de faciliter leur intégration sociale. Le manque d’école publique dans le district Peter-McGill est une problématique criante que les citoyens et le milieu communautaire travaillent à éradiquer depuis quelques années. Ce projet de création a donc suscité l’intérêt.

Les participants impliqués étaient de jeunes adultes âgés entre 18 et 20 ans inscrits dans un programme offert par Innovation Jeunes dans le but de les aider à obtenir leur diplôme d’études secondaires. Montréalais, ces jeunes n’étaient pas des résidents du centre-ville, mais le fréquentaient depuis plusieurs mois de par leur engagement avec l’organisme communautaire. J’ai donc proposé une série de quatre rencontres orientées vers les échanges et la création de gifs[4] animés autour de la place des jeunes au centre-ville de Montréal. Ils ont répondu à des questions précises donnant accès à leurs perceptions de l’intérieur. La collecte des données pour l’analyse critique de l’espace s’est effectuée au moyen des procédés suivants : discussions de groupe et animations de dessins et de textes. À partir de leurs réponses créatives et colorées, j’allais concevoir et réaliser une vidéo d’animation.

Les deux premiers ateliers de création

Le premier atelier a consisté en une discussion au sujet du manque d’école, alimentée par une vidéo personnelle[5] faisant état de la question et des contrastes socio-économiques visibles dans le quartier. J’ai demandé aux jeunes ce qu’ils pensaient de la situation. Ils ont répondu que, selon eux, un centre-ville n’est pas fait pour les enfants : c’est trop bruyant, trop agité et peu sécuritaire. Les intervenantes d’Innovation Jeunes et moi-même avons voulu leur faire prendre conscience que le centre-ville est aussi un quartier habité par des familles, animé par le milieu communautaire, dans lequel se trament des espaces d’appartenance, de vie, de culture et d’engagement. Mais pour eux, cet espace urbain ne semblait pas favorable à la vie de famille, à l’épanouissement des jeunes ou à la participation citoyenne.

Nous avons aussi discuté de leurs intérêts pour la vie urbaine : que font-ils au centre-ville, quels sont leurs espaces préférés ? Ils allaient illustrer ces réponses par de courtes animations au second atelier. En effet, je les ai initiés à la création de gifs animés. Pour répondre à mes premières interrogations, les jeunes ont dessiné majoritairement des espaces de consommation (restaurants, cafés, librairies) et des lieux touristiques, mais aussi quelques lieux culturels et des parcs.

Par la suite, je leur ai demandé : « Selon vous, quel est votre rôle, au centre-ville ? » Cette interrogation a provoqué un silence. La question était sans doute énorme. Un seul s’est hasardé : « Nous faisons rouler l’économie ? » Il était tellement incertain de sa réponse qu’il l’a formulée sous forme de question. Puis il a complété : « … en participant au marché et en achetant des biens dans les entreprises ». Cette réponse était éloquente à la fois sur leur perception de leur rôle comme acteurs urbains et sur l’absence de place réelle réservée aux jeunes dans la ville. Ce partage a consolidé ma compréhension des façons de concevoir la ville par les jeunes. Ces derniers modèlent leurs activités à partir du système en place : un système économique qui dicte les activités sociales, la conception et l’aménagement de l’espace.

Le troisième atelier de création – Vers l’utopie

Au troisième atelier, je souhaitais créer une ouverture vers l’imaginaire, voire l’utopie. J’ai demandé aux jeunes d’illustrer les espaces qu’ils rêveraient de voir aménager pour eux dans le centre-ville, toujours sous la forme de gifs animés. Leurs réponses étaient davantage tournées vers des espaces de liberté : une piste cyclable, un parc avec un étang, moins de voitures, plus d’espaces pour jouer au soccer, des espaces verts en général, des refuges pour les animaux et des espaces de qualité gratuits pour flâner. En creusant peu à peu à travers des conversations, ils ont aussi réalisé que leurs activités urbaines ne se résumaient pas simplement en des exercices de consommation, mais qu’ils participaient à la vie urbaine par du bénévolat auprès d’organismes du centre-ville.

Leurs animations intégrées dans ma création

Je suis repartie avec leurs gifs animés et le contenu de nos conversations et j’ai travaillé à établir une ligne narrative qui rendrait compte du rapport de réciprocité qui s’était établi entre nous. J’ai créé une bande vidéo d’animation qui, à travers leurs animations explosives et colorées, raconte notre rencontre par des dessins animés en noir et blanc et des courts textes animés. J’interpelle les décideurs municipaux sur les droits des jeunes d’être consultés sur la planification urbaine, en soulignant qu’ils sont des acteurs prépondérants de l’espace urbain et qu’ils ont eux aussi droit à la ville. Cette création finale[6] a été présentée à la Bibliothèque et centre informatique Atwater en décembre 2017. Elle a été reprise par la table de concertation Inter-action du quartier Peter-McGill[7] lors d’un événement pour mobiliser la population du quartier à militer pour l’établissement de deux écoles primaires publiques dans le quartier. Cette oeuvre a donc contribué à témoigner de cette problématique et a potentiellement participé à un changement social.

Analyse des rÉsultats

L’absence d’école dans Peter-McGill est devenue un leimotiv pour provoquer la rencontre avec des jeunes sur leur place au centre-ville. Nos premières conversations ensemble ont confirmé les perceptions que peuvent avoir les jeunes en général sur leur place dans l’espace urbain. Il n’y a pas d’école certes, mais d’office selon eux, le centre-ville ne pourrait pas être un espace de vie quotidien, car ces lieux sont peu sécuritaires et peu conviviaux pour les enfants et les adolescents.

En agençant la réflexion sur l’espace, la recherche-création et la collaboration artistique au sein d’un dispositif d’éducation, j’ai voulu ouvrir un espace d’expression pour ces jeunes. Le dispositif a fait émerger, bien que modestement, un changement social dans son orientation vers des apprentissages civiques. Les données recueillies au fil du projet, autant celles générées par le processus que celles produites par l’oeuvre partagée, démontrent la force de la subjectivité et l’effet d’« évocation » (Barone et Eisner, 2012) pour défricher les enjeux sur la justice spatiale et inviter à la revendication.

La force de la subjectivité

On peut observer à travers l’esthétique et le rythme de leurs animations que la création les a fait pénétrer dans un univers ludique et inventif pour exprimer leurs idées. L’accès à leur imaginaire octroyé par le processus de création a révélé des possibilités alternatives à la consommation, comme l’accès à davantage d’espaces verts, de plans d’eau et d’activités de plein air au centre-ville. L’expression de cette subjectivité et de cette inventivité n’aurait pas été rendue possible au moyen d’entrevues, par exemple. C’est à partir de ces premiers désirs de transformations urbaines, tout simples, que j’entrevois la possibilité d’une réinvention de l’espace, celle réclamée par Lefebvre (1967), Harvey (2012) et Soja (2010) au moyen de la subjectivité de citoyens montréalais. Si nos rencontres avaient été plus nombreuses, les jeunes auraient potentiellement pu enrichir ces inventions, les développer davantage et, qui sait, aller les présenter en conseil municipal.

L’effet d’évocation

Le processus de création dans lequel ils ont été entraînés a véritablement créé un effet de miroir ou d’« évocation » (Barone et Eisner, 2012) agissant en deux phases, l’une révélant des inégalités, l’autre des réalités alternatives. En premier lieu, on a mis la table en leur demandant de dessiner un portrait de leurs activités et leur rôle dans l’espace urbain. Leur constat, révélé dans leurs animations, résidait dans des actions de consommation, de nature plus passive ou subie. Par la suite, en posant des questions plus ouvertes sur des espaces rêvés, le discours des images animées a basculé vers des lieux plus libres ou plus proches des besoins fondamentaux de loisirs, de flâneries et de plaisirs gratuits. Leur constat sur leur place dans la ville et la réalité alternative qu’ils proposent à travers la construction d’images expressives a actualisé l’effet de miroir propre à la recherche-création. Et les jeunes ont pris conscience d’un certain potentiel de rêver, d’espérer ou même de revendiquer leur spatialité, du moins dans une pensée créatrice.

Limites et applications des résultats

Il faut par ailleurs ici reconnaître les limites de ce projet pilote. Des méthodes et procédés propres à la recherche-création ont été utilisés, mais la durée dans le temps et le cadre théorique limités n’en font pas une recherche exhaustive sur la place des jeunes au centre-ville de Montréal. Par contre, Les jeunes et la ville – Une rencontre contient les paramètres d’une démarche de recherche par les arts. Le processus artistique conçu et déployé au cours du projet permet de dégager des modes d’action et de réflexion pour de potentielles approches pédagogiques spécifiquement reliées au domaine des arts, ancrées dans une perspective spatiale.

En effet, Garoian (2013) positionne la pratique des arts comme un espace pédagogique privilégié. Selon lui, l’art crée un espace « prothèse » qui prolonge l’individualité (ses expériences, ses désirs et son imagination). Garoian (2013) reprend l’analyse spatiale à travers la triplicité de l’espace perçu, conçu et vécu, amenée par Lefebvre (1974). L’espace perçu est celui de la perception de la ville par le citoyen qui l’habite. L’espace conçu est celui produit par les effectifs financiers qui mettent en place les structures urbaines. Enfin, l’espace vécu est le lieu des expériences quotidiennes et factuelles des habitants. Garoian (2013) présente cet espace vécu comme un lieu d’émergences, de par sa nature indéterminée, contingente et en devenir. Il associe l’art à cet espace vécu, cet espace des possibles : « […] artists create and open spaces into which existing knowledge can extent, interrelate, coexists, and where new ideas and relationships can emerge prosthetically […] » (Garoian, 2013, p. 6). Le dispositif de création et d’éducation au coeur de l’expérience avec les jeunes de Peter-McGill s’appuie sur cette ouverture vers un espace vécu, un espace d’expériences, un espace d’invention pour contester l’espace conçu. La création est la voie vers cette invention. Elle appelle à apprendre en correspondance avec sa nature processuelle, en évolution constante. Les apprentissages se réalisent « dans le faire », au cours d’un processus qui surprend et fait voir autrement (Ellsworth, 2005).

L’approche de la spatialité, de la conscience de son appartenance et de sa participation à l’espace, ouvre le champ à des expériences de fabrication et d’invention. Le projet cité dans cet article peut informer la mise en place de telles expériences de collaboration artistique avec des communautés dont les voix sont mises en sourdine et pour qui la reconnaissance du droit à la ville ou du droit d’appropriation de tout espace de vie ou de foyer d’expériences enrichissantes n’est pas acquise. La recherche-création, autant comme méthodologie de recherche que comme approche d’intervention pédagogique, a servi de porte-voix et a agi par effet d’« évocation » pour plus de justice sociale.

Conclusion

Les jeunes et la ville – Une rencontre permet de comprendre comment l’art et le social peuvent être reliés. La recherche-création entraîne la création artistique vers des modes de réflexion sur des sujets d’étude précis liés aux sciences humaines. La collaboration artistique nécessite la rencontre dans la réciprocité où chacun va prendre part à une création partagée. L’analyse visuelle et créative de l’espace permet de saisir les conditions sociales, politiques et économiques qui sont problématiques. Au coeur de ce dispositif, l’art et la vie sont toujours interconnectés. Et dans ce sens, « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». Cet aphorisme que l’on doit à l’artiste Robert Filliou indique que la finitude de l’art ne réside pas dans les oeuvres qu’il produit, mais bien dans le processus. Ce processus est toujours lié à la vie, à nos interactions avec les gens, à nos conditions sociales, à l’espace dans lequel on vit. « On peut sortir de ce dilemme (est-ce que l’art, c’est la même chose que la vie ?) en considérant tout ce que l’on fait comme étant une performance. » (Filliou et al., 2003) L’art, avec les processus et l’imagination qu’il sollicite, intervient sur le social. Réciproquement, le social, avec ses rencontres et ses enjeux, intervient sur l’art, sur la créativité et oriente un processus de création, qui souvent transforme l’individu et la collectivité.