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Je souhaite préciser, d’entrée de jeu, que je ne connais pas du tout le champ de l’intervention précoce ni les débats qui l’animent, hormis les quelques articles que j’ai lus en préparation de mon commentaire de ce soir. De toute manière, ce n’est pas sur ce terrain que je vais faire mon intervention. Ce que je connais bien, en revanche, c’est toute la question de la définition de ce qu’est une science, une science humaine et sociale, et les débats que cela entraîne. Tout cela est fascinant pour le méthodologue que je suis. Là où cela devient plus pénible, c’est lorsque l’on doit faire face à des logiques de domination. Il me semble comprendre que c’est peut-être l’un des problèmes qui se posent actuellement, à savoir que dans le champ de la prévention précoce, certaines approches auraient tendance à dominer le paysage et à revêtir, de surcroît, le vernis d’une vraie science. C’est sur cette question précise que je souhaite partager quelques réflexions.

Entendons-nous bien : s’il y a une vraie science humaine et sociale et d’autres qui ne sont pas vraies, et que nous sommes d’accord à ce sujet, alors si on est scientifique, on va faire la vraie science, cela va de soi. Mais ce n’est pas du tout comme ça que ça se passe. Il y a de nombreuses manières d’être scientifiques, toutes se rejoignent par la rigueur de leur démarche, mais elles peuvent procéder de manières fort différentes.

Depuis une dizaine d’années, je fais de la recherche au sein d’un groupe de médecins, oncologues et psychologues du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). Nous sommes interpellés par la fin de vie des malades et par la souffrance soulagée… ou générée par le système de santé. Nous avons mené des recherches auprès de patients en phase terminale, auprès de leur famille, et puis dans une recherche subséquente, auprès des soignants (qui, eux aussi, vivent de la souffrance), puis dans une autre recherche, auprès des administrateurs. Actuellement, nous nous intéressons aux chimiothérapies dans un contexte de soins palliatifs. Nous avons publié nos résultats dans de grandes revues de médecine canadiennes et américaines. Et pourtant !

Si je parle de ces recherches, c’est que tout au long de ces dix années, notre approche méthodologique a été entièrement qualitative, c’est-à-dire que notre science repose sur un effort de compréhension des vécus et des logiques psychosociales. Nous avons mené des centaines d’entretiens en interaction avec les personnes concernées, nous avons organisé des rencontres d’administrateurs, nous avons beaucoup écouté, beaucoup appris. En revanche, nous n’avons incorporé dans nos devis aucun des protocoles classiques de la science conventionnelle : donc pas de tests, pas de statistiques, pas de tentatives de mesurer des vécus comme on mesurerait des choses, pas de tentatives de contrôler des variables comme on contrôlerait des paramètres sur un organisme, ce qui aurait pu être une voie toute tracée dans le champ de la médecine. Nous avons voulu entrer à l’intérieur de l’univers des personnes concernées et de leurs proches, nous avons voulu comprendre avant de vouloir expliquer. Nos recherches reposent d’abord sur l’expérience des malades et des intervenants et non sur notre expertise, même si, en tant que médecins et oncologues, mes collègues ont bien évidemment leur expertise.

Mais ce que je souhaite surtout dire par rapport à ces recherches, c’est qu’elles auraient été impossibles il y a 30 ans. En fait, si l’on prend même l’ensemble de toutes les sciences humaines et sociales à cette époque, les recherches de ce type n’avaient pas droit de cité. Je devrais plutôt dire « elles avaient perdu droit de cité ». Il faut savoir que les sciences humaines et sociales ne sont pas si anciennes : elles datent de la fin du xixe siècle. Et jusque dans les années 1920 et 1930, les recherches sont très diversifiées : il y a des recherches qualitatives et des recherches quantitatives, il y a des recherches visant à comprendre et d’autres visant à vérifier, à mesurer.

Et puis la statistique se développe, devient de plus en plus puissante. Et plusieurs chercheurs regardent du côté de leurs collègues des sciences de la nature et se disent que, peut-être, on peut arriver à la même précision et aux mêmes lois indiscutables avec les phénomènes humains.

Mais… pourquoi pas ? La statistique, la précision, c’est une belle aventure, cela peut être très fascinant. Le problème, c’est qu’une grande partie de la communauté de recherche en sciences humaines et sociales en est venue à dire : non seulement c’est fascinant, mais en vérité, la science, c’est cela. Et en sociologie, par exemple, les approches plus qualitatives ont pratiquement disparu du paysage. Une logique de domination s’installe alors, et les approches autrefois considérées valables se voient désormais taxées de « science molle », voire de pseudo-science.

Quand j’ai débuté des études de maîtrise en sciences de l’éducation au début des années 1980, la situation en était là. Pour ma part, j’avais une formation initiale en anthropologie, laquelle discipline était, sur le plan de la situation que je viens de décrire, un peu l’exception à la règle. Elle était un peu l’exception, par la force des choses, parce que si l’on va étudier des tribus (et c’était classiquement le champ de l’ethnologie, une branche de l’anthropologie), on ne peut pas s’amener avec des batteries de tests, des questionnaires, on ne peut pas faire des statistiques. Plus naturellement, il faut faire des séjours au sein des groupes étudiés, prendre du temps, observer, écouter, demander, chercher à comprendre, à comprendre l’Autre.

Pour l’ethnologue, tout cela représente un magnifique processus de recherche, mais cela est loin d’être aussi bien vu au sein des autres sciences humaines et sociales, à l’époque. La résistance est encore plus vive dans les sciences de l’éducation, qui avaient un passé glorieux, d’une part, de mesure de l’intelligence et, d’autre part, de grandes enquêtes statistiques sur les filières scolaires. Pour revenir à ma situation, mon projet de maîtrise, à saveur qualitative, fut refusé par mon directeur de recherche, qui exigeait que j’incorpore un groupe témoin dans mon devis de recherche. Pour un ethnologue, un groupe témoin, cela ne fait aucun sens.

Heureusement pour moi (mais si vous saviez le nombre de personnes qui ont abandonné les études ou ont abhorré la recherche parce qu’ils s’étaient retrouvés dans la même situation), donc heureusement pour moi, à partir des années 1980, il y a eu un retour très important des approches qualitatives. Il s’est trouvé, aussi, que j’y ai été associé, et c’est à ce titre que je peux contribuer à rappeler que l’expérience humaine, cette expérience qui nous touche tous d’une manière profondément intime, ne saurait être cernée par un seul type d’approche de recherche, quand bien même cette approche profiterait de la meilleure technologie de pointe. J’ai développé une typologie des types d’épistémologie de la recherche, que je vais maintenant présenter. Je pense que tous les types de recherche ont droit de cité dans la Cité. Non seulement y ont-ils droit, mais, de mon point de vue, je ne pourrais pas admettre que l’une d’entre elles soit dans une situation de domination comme cela fut le cas dans les années 1940, 1950 et 1960.

Je vais présenter brièvement cette typologie, parce que je pense que cela pourrait constituer des repères pour les discussions de la soirée. Mais d’abord un mot sur la notion d’épistémologie. C’est un mot qui vient du grec Epistemé et Logos. Logos, en gros, cela veut dire « étude de ». Et Epistémé renvoie à la notion de connaissance. Donc, l’épistémologie, c’est l’étude de la connaissance, de ses conditions. Et l’épistémologie des sciences consiste à demander : comment une science construit-elle les processus de connaissance de ses objets d’étude, et qu’est-ce qu’elle considère comme une connaissance valable ? Par exemple, je fais l’affirmation suivante : le monde est quelque chose d’extérieur à moi, et la manière valable de l’étudier est de ne pas faire intervenir ma subjectivité, car alors il y a une espèce de contamination de mes résultats. Cette affirmation renvoie à un type d’épistémologie, qui est nommé dans les ouvrages d’épistémologie. Pour ma part, je ne reprends pas les nominations, parfois très pointues, des épistémologies. J’ai plutôt opéré un regroupement assez simple pour tenter de voir de grandes différences. Je distingue quatre grands groupes de postures épistémologiques dans les sciences humaines et sociales.

Le premier groupe, celui dont je suis le plus proche, je l’ai nommé les épistémologies du sens. Comme son appellation l’indique, il regroupe un ensemble de postures où ce qui compte le plus dans l’aventure de la recherche, c’est l’accès au sens de ce qui est vécu, expérimenté, tant au niveau de la vie intime des personnes que de la vie sociale et culturelle. Que des phénomènes « objectifs » structurent la vie psychique et sociale, ce type de recherche ne le nie pas, mais en même temps, il est tout aussi évident que les personnes, les « acteurs », comme on dit en sociologie, sont justement ceux qui ont le premier rôle au sein de cette grande pièce de la vie. Et, dans ce type d’orientation épistémologique, je suis intéressé, non seulement par ce qu’ils ressentent, voire subissent, mais aussi par ce qu’ils construisent, et par la manière avec laquelle ils réinterprètent eux-mêmes les dimensions de la vie sociale et culturelle.

Brièvement, ce premier ensemble de postures épistémologiques repose sur trois grands constats :

  • Un constat qu’on appelle phénoménologique, qui dit que l’aventure humaine est une aventure de la conscience, et que si je veux comprendre l’autre, je dois me rendre disponible à ce qu’il vit, lui.

  • Un constat qu’on appelle herméneutique, qui dit qu’un fait brut ou pur, cela n’existe pas, qu’il y a toujours une question d’interprétation autour de ce fait.

  • Et un constat qu’on appelle interactionniste, qui dit que nous vivons dans un monde qui est constamment négocié, défini par des interactions entre les personnes, et que si l’on veut accéder à une vie sociale vécue et non à une vie sociale théorique, alors il faut s’intéresser à ces interactions.

J’ai nommé le deuxième groupe de postures les épistémologies de l’action. Encore là, la dénomination donne quelques indices du type de rapport au savoir, qui, justement, dans ce cas, se présente comme sceptique par rapport à un savoir pour un savoir, issu de la pensée seule, ou sans conséquence pour l’action. Ainsi, à l’intérieur de ce type de recherches, l’action, l’intervention et le savoir sont inextricablement liés. On ne peut imaginer une vie sociale qui ne se transformerait pas, donc on n’essaie pas de la maintenir inchangée le temps d’une expérimentation. Au contraire, c’est le changement même qui va devenir l’intérêt principal de la recherche. On ne peut, non plus, imaginer une recherche qui se situe ou se prétende en dehors de la Cité, ou pire, au-dessus de la Cité. La recherche est plutôt conçue au milieu des hommes et des femmes, pour eux, pour elles.

Le troisième groupe de postures repose sur ce que j’ai appelé les épistémologies critiques. On trouve ici jusqu’à une remise en cause du savoir lui-même, car il faut bien être conscient que, de ce point de vue épistémologique, le savoir n’existe pas en soi, il n’y a pas un savoir valable pour tous, mais bien des savoirs. Or ces savoirs peuvent s’opposer sur différents points, certains peuvent se prétendre supérieurs, d’autres peuvent être dévalorisés, certains peuvent adhérer à une vision du monde incompatible, voire néfaste par rapport à un autre point de vue. Si l’on entretient des idéaux démocratiques, la recherche ne peut faire l’économie d’une critique du fonctionnement des systèmes, à partir du moment où ceux-ci ne contribuent pas au bien-être de tous, mais tournent plutôt à l’avantage de certains. Cet argument peut s’appliquer aux méthodologies de la recherche : peut-on prétendre qu’il n’existe qu’une méthodologie emblématique ? Si c’est le cas, à quels groupes risque-t-elle de profiter le plus souvent s’il s’avère qu’elle n’est pas « neutre » ? Peut-elle être neutre ?

Enfin, le quatrième groupe de postures repose, pour sa part, sur ce que j’ai appelé les épistémologies du contrôle. Nous retrouvons ici la vision classique des sciences de la nature, transposée dans les sciences humaines et sociales. Il s’agit d’approches de la recherche où l’on retrouve une très grande préoccupation pour les questions de mesure, et où il est important de faire dériver les phénomènes de principes explicatifs donnés a priori ou, en tout cas, d’arriver à les déceler. L’instrumentation doit être fiable et permettre de livrer des résultats constants et reproductibles. Nous sommes à l’intérieur d’une logique de la preuve, tout doit être contrôlé sur le plan méthodologique, à toutes les étapes de la recherche.

Je pense que l’on peut voir que ces quatre groupes de postures sont assez différents. Il existe, dans les faits, peu de situations pures, mais à l’inverse, ce serait erroné, selon moi, de croire qu’une vision consensuelle de la recherche en sciences humaines et sociales emprunte à toutes ces postures en vue d’un éclectisme de bon aloi. Les groupes se réclamant d’un tel oecuménisme me sont personnellement apparus plus volontiers gardiens d’un statu quo et plutôt conservateurs sur le plan méthodologique.

Je laisse le soin à cette assemblée de tirer les conclusions qui s’imposeront, au fil des discussions, autour des avenues actuelles de la recherche en lien avec l’intervention précoce. Il m’a semblé comprendre qu’une certaine vision de la science (empruntant à une épistémologie du contrôle) aurait tendance à se présenter comme l’avenue la plus légitime eu égard aux besoins d’intervention précoce et à leur prise en charge par l’État. Je répète que je ne peux nullement juger la situation, n’étant pas au fait de son état actuel. Par contre, je voudrais, en terminant, témoigner d’une inquiétude personnelle quant à la place hégémonique que risquerait de prendre la recherche d’orientation neuropsychologique dans nombre de situations de recherche en sciences humaines et sociales, compte tenu du caractère à première vue indiscutable et, il est vrai, souvent impressionnant de certaines de ses avancées. À la mi-septembre, on rapportait les découvertes de neuropsychologues britanniques comme quoi la propension à l’introspection serait liée à la taille de deux régions précises du cerveau. L’article de La Presse qui en faisait état s’intitulait « Des chercheurs découvrent le siège de l’introspection[1] ». Soit, on sait peut-être des choses sur le siège… mais que sait-on du conducteur ?