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En plus d’avoir révélé au grand jour les failles importantes du système de protection sociale – que plusieurs avaient déjà constatées depuis un certain temps –, la dernière année de pandémie a été l’occasion de relancer les discussions sur les fonctions de l’État-providence et sur le type de soutien qu’il devrait apporter aux individus. Le débat a notamment été ravivé par la création par le Gouvernement fédéral de la Prestation canadienne d’urgence (PCU) offerte à toutes les personnes ayant perdu leur emploi en raison de la pandémie et ayant préalablement cumulé un minimum de revenus d’emploi. Saluée par ceux et celles qui voyaient en elle un indispensable dispositif de solidarité sociale ou encore un moyen de maintenir la consommation des ménages essentielle à la croissance du capitalisme, cette mesure a aussi été vivement critiquée, particulièrement par le milieu des affaires, les représentants patronaux et même par le Gouvernement du Québec. Leur opposition tenait au caractère relativement inconditionnel de la PCU (il fallait quand avoir travaillé pour y être éligible) et au fait qu’elle offrait une indemnité supérieure à la rémunération habituelle des emplois précaires particulièrement touchés par la pandémie. On craignait que, une fois la crise terminée, ce programme n’incite les travailleur.se.s à lever le nez sur leur emploi mal payé d’autrefois et à se montrer plus exigeant.e.s, risquant ainsi de nuire à la relance économique. Dans ce contexte exceptionnel, personne ne s’opposait véritablement à ce que l’État vienne en aide aux chômeur.se.s, mais plusieurs affichaient une nette préférence pour une autre mesure, la subvention salariale qui, contrairement à la PCU, était versée directement aux employeurs et ne pouvait être perçue que par les travailleur.se.s ayant maintenu leur lien d’emploi.

La controverse au sujet de la PCU n’est que la version la plus récente d’un débat plus ancien concernant la finalité des mesures de protection sociale. S’il est relativement admis qu’elles ont pour vocation d’offrir une réponse collective aux aléas et aux risques inhérents à l’économie de marché, le type de protection et surtout le degré d’autonomie qu’elles devraient procurer à l’égard de cette dernière sont loin de faire consensus. Bien plus qu’une simple question de niveau de couverture et de coûts, la protection sociale fait depuis longtemps l’objet d’une opposition entre les tenants d’une conception universelle et démarchandisée du soutien à apporter aux individus et ceux d’une aide conditionnelle au maintien de leur subordination au capitalisme et à son marché du travail. C’est ainsi deux finalités distinctes de la protection sociale qui entrent en conflit. Pour les uns, il s’agirait d’un vecteur d’émancipation et, pour les autres, d’un outil de contrôle social.

Cette question se retrouve en filigrane du dossier que nous publions dans ce numéro. Préparé sous la direction de Catherine Chesnay, de Véronique Fortin et d’Elisabeth Greissler, le dossier intitulé Les transformations de la protection sociale : un regard critique sur les tendances récentes analyse sous divers angles la fonction et l’évolution des mesures de protection sociale. Il se penche dans un premier temps sur les changements qui s’y sont opérés au cours des dernières décennies, plus spécialement au Québec, en France et au Chili, où l’on constate un virage dans les politiques publiques en faveur des principes du workfare, de l’activation sociale et de la fiscalisation de l’aide publique, c’est-à-dire d’un meilleur arrimage entre les mesures de protection et les besoins du marché du travail. Les articles montrent que ce virage a pris appui idéologiquement sur la résurgence d’un discours faisant l’éloge des « pauvres méritants » et, juridiquement, sur une répression accrue des prestataires considérés comme déviants ou, justement, comme des non-méritants. Le dossier documente également les effets de ces réformes sur le travail des intervenant.e.s oeuvrant dans le domaine de la protection sociale ainsi que sur les bénéficiaires de ces différentes formes d’aide. Conformément à l’habitude qui est désormais devenue la nôtre, le dossier comporte enfin deux articles Échos de pratique, rédigés par des intervenant.e.s sociaux.les. Ces deux contributions font état des luttes populaires en faveur d’une meilleure accessibilité et d’une plus grande démarchandisation des mesures de protection sociale.

L’entrevue

L’entrevue que nous publions dans ce numéro est elle aussi liée au thème de la protection sociale. Elle présente un entretien réalisé par Étienne Guay, étudiant au doctorat en sociologie à l’Université du Québec à Montréal, avec Frances Fox Piven qui est professeure émérite de science politique à la City University of New York (CUNY). Depuis plusieurs décennies, Mme Piven est aussi une militante très engagée dans la lutte contre la pauvreté aux États-Unis. Dans cette entrevue, elle expose ses vues sur le travail scientifique militant et sur l’action politique électorale. Elle revient également sur des concepts qui sont au coeur de ses écrits, en particulier celui du pouvoir dont dispose chaque individu, de par son insertion dans un système d’interdépendances et de coopération, d’interrompre le cours normal des choses en cessant d’accomplir des fonctions dont dépendent les autres. C’est, selon Mme Piven, grâce à ce pouvoir que les laissés-pour-compte de la société peuvent développer un rapport de force qui leur est plus favorable.

La rubrique Échos de pratique

Le numéro comporte un autre article de la rubrique Échos de pratique qui s’ajoute à ceux paraissant dans le dossier thématique. Les textes publiés dans cette rubrique proposent des réflexions d’intervenant.e.s ou d’intervenant.e.s-chercheur.e.s sur leurs propres pratiques. Nous présentons cette fois le texte de Fanta Fané qui pose un regard rétrospectif sur le stage de maîtrise qu’elle a effectué dans une maison d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale, sous la direction de Marie Beaulieu et d’Annick Lenoir, toutes deux professeures à l’École de service social de l’Université de Sherbrooke. Dans son article intitulé « La violence conjugale en contexte migratoire. Combiner une pratique réflexive, des savoirs multiples et une éthique professionnelle », Mme Fané s’interroge sur le potentiel de l’approche communautaire et des recherches-action pour surmonter les défis culturels et éthiques qui accompagnent l’intervention s’adressant aux femmes racisées victimes de violence conjugale. Elle se préoccupe tout particulièrement de la sensibilité culturelle dont doivent faire preuve les intervenantes pour éviter de projeter sur des femmes d’origines diverses leurs propres représentations culturelles. Mme Fané plaide aussi en faveur d’une intervention facilitant le rapprochement et la mise en commun des savoirs scientifiques, professionnels et expérientiels.

La rubrique Perspectives

Chaque numéro de la revue présente également des articles hors-thème qui nous sont soumis par des chercheur.e.s de divers horizons. Nous les regroupons dans la rubrique Perspectives qui réunit, cette fois, quatre textes.

Le premier traite de la complexité des relations amoureuses chez les jeunes en situation d’itinérance. Dans son article intitulé « “C’est compliqué l’amour dans la rue.” L’impossible nécessité des relations amoureuses chez les jeunes en situation d’itinérance », Philippe-Benoit Côté soutient que ces relations se présentent sous une forme contradictoire. Elles sont tout à la fois nécessaires, parce qu’elles permettent aux jeunes de satisfaire certains besoins essentiels (affectifs, identitaires et de sécurité, notamment), et difficiles à maintenir, puisque la précarité de leurs conditions d’existence les conduit à se méfier des autres et à privilégier avant tout leur survie. Cette étude réalisée auprès de 42 jeunes en situation d’itinérance fournit également à son auteur l’occasion de discuter de la tendance à l’instrumentalisation et à la contractualisation des relations amoureuses dans la modernité dite « liquide ».

Le second article, « (Re)donner au bénévolat sa juste valeur. Les pratiques du travail bénévole à l’ère du capitalisme néolibéral », nous transporte dans un tout autre univers thématique et épistémologique. Il développe une critique du travail bénévole qui remet en question sa conception usuelle en tant qu’activité motivée par le don de soi. Il propose plutôt d’en étudier les manifestations contemporaines à la lumière d’une relecture de la théorie marxienne de la valeur. Sophie Del Fa, Samuel Lamoureux et Consuelo Vásquez analysent la forme particulière que prend le bénévolat aujourd’hui, dans le capitalisme néolibéral, et montrent que même s’il ne produit pas de valeur monétaire, celui-ci constitue malgré tout un travail qui nourrit l’accumulation capitaliste et sa reproduction élargie. Les auteur.e.s prennent ainsi le contrepied des thèses qui présument du caractère non marchand du bénévolat et qui, dans des domaines comme celui de l’intervention sociale, servent souvent de justification à sa valorisation. Cette démonstration s’appuie sur trois exemples, celui de la capitalisation du bénévolat par les géants du numérique, de l’essor du travail non payé dans les services publics et de l’appel à l’engagement des patients dans le système de santé.

Le troisième article aborde lui aussi, mais sous un angle très différent, le rapport entre le travail non rémunéré et l’intégration des individus au capitalisme. L’article « Le projet collectif d’orientation comme modalité d’insertion sociale et professionnelle », de Patricia Dionne et de Rachel Belisle, étudie les retombées d’un programme s’adressant aux personnes en chômage de longue durée. Le projet collectif d’orientation (POC) est une mesure d’activation sociale typique de celles qui sont analysées dans notre dossier thématique et qui permet à des groupes de personnes chômeuses de réaliser des projets collectifs dans des organismes communautaires. Tout en répondant à des besoins exprimés par la communauté, ces projets constituent un moyen pour les participant.e.s de développer de nouvelles aptitudes au travail dont on souhaite qu’elles leur seront utiles pour se trouver un emploi par la suite. Mesdames Dionne et Belisle, qui ont évalué trois démarches réalisées dans le cadre de ce programme, constatent qu’il favorise les apprentissages, le développement de compétences et la création d’espaces de reconnaissance pour les participant.e.s, ce qui, globalement, contribue à leur insertion sociale et professionnelle.

Le dernier article de la rubrique Perspectives s’intitule « Le territoire comme levier d’intervention sociale auprès des jeunes Innus à Uashat mak Mani-utenam ». Christiane Guay et Lisa Ellington y présentent les résultats d’une recherche dans laquelle elles ont étudié le potentiel thérapeutique et transformateur des séjours sur le territoire pour les jeunes Innus qui subissent les contrecoups des politiques canadiennes d’assimilation des peuples autochtones. De tels séjours se distinguent des méthodes d’intervention classiques axées sur les problèmes et les déficits individuels. Ils permettent aux jeunes d’effectuer un retour aux sources et de profiter de l’accompagnement d’un mentor qui les aide à renouer avec leur culture et leur identité. Les chercheures observent que les séjours sur le territoire sont bénéfiques au point d’entraîner des changements dans les comportements et les choix des jeunes lors de leur retour en communauté. Elles estiment par conséquent que ces pratiques devraient être envisagées dans plusieurs domaines du travail social, notamment dans celui de la protection de la jeunesse.

Concours Étudiant 2020

Le thème de la protection sociale auquel est consacré le dossier principal de ce numéro trouve également un écho dans l’article vainqueur de notre concours étudiant pour l’année 2020. Le texte Les professions de soins en temps de Covid-19 : vers une valorisation du care ? de Catherine Meek-Bouchard, illustre l’importance du care, compris à la fois comme posture morale et comme pratique, et de sa prise en charge par certains groupes professionnels dans la dispensation de services qui sont au coeur du système de protection sociale contemporain. Madame Meek-Bouchard démontre que la pandémie de Covid-19 a révélé le rôle indispensable des professions de soins, qui sont d’ailleurs majoritairement occupées par des femmes et des personnes issues de l’immigration, pour faire face à de telles situations. La crise a aussi mis en lumière la dévalorisation de ces professions au profit, notamment, des pratiques curatives qui a été accentuée par les réformes néolibérales de l’organisation du travail dans le réseau de la santé et des services sociaux.

Au nom de l’équipe de rédaction de la revue Nouvelles pratiques sociales, je vous souhaite une très bonne lecture.