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L’ouvrage Foucault à Montréal se déploie autour d’une conférence donnée par Michel Foucault en 1976 à Montréal, dans le cadre de la Semaine du prisonnier, à la suite de l’invitation de Jean-Claude Bernheim, alors président de l’Office des droits des détenus. Retranscrite puis publiée à quelques reprises, la conférence « Alternatives » à la prison : diffusion ou décroissance du contrôle social reste largement méconnue. Sous la direction de Sylvain Lafleur, Foucault à Montréal vise évidemment à diffuser cette conférence, mais aussi à s’engager dans une réflexion contemporaine sur le dispositif pénal. Pour ce faire, des entretiens menés auprès de politologues, de criminologues et de militants accompagnent le texte de Foucault. Ces six entretiens, ainsi que le texte de clôture de Lafleur, permettent de situer les propos de Foucault historiquement et politiquement, en s’ancrant non seulement dans l’actualité pénale, mais aussi dans une réflexion sur le champ de la criminologie. Bien que ces questions puissent paraître spécialisées pour ceux.elles qui travaillent dans le champ social, cet ouvrage met de l’avant la perméabilité du social au pénal, et ce, autant dans le champ des interventions sociales à proprement parler que dans celui de la recherche sur les interventions sociales. Autrement dit, cet ouvrage donne des outils et des pistes pour penser le pénal dans le social.

Le point de départ de la conférence de Foucault touchait les alternatives pour remplacer la prison, attaquée par diverses critiques, en raison de son échec à endiguer le crime, voire être une école du crime. Fidèle à sa méthode, Foucault renverse sur elles-mêmes ces questions et formule deux hypothèses de travail qui lui permettent d’interroger l’État pénal bien au-delà des murs de la prison. Il attaque d’abord la question de l’humanisation des peines par l’usage de peines alternatives (l’emprisonnement avec sursis, l’assignation à résidence, les amendes, etc.). En s’attardant aux mécanismes de ces peines, Foucault démontre qu'ils sont en fait une « foule de techniques de correction, de punition, de coercition, au sein même de la collectivité, au plus près des corps, afin de produire des transformations, des conditionnements, des résignations » (p. 56). En s’appuyant sur la famille, sur le travail ainsi que sur les capacités d’auto-régulation des individus, les peines dites alternatives veulent fixer un individu, dans le temps et dans l’espace, puis l’épingler à une obligation de travail et de vie en famille. Selon Foucault, ce glissement des fonctions carcérales de surveillance, de contrôle et de resocialisation hors des murs de la prison laisse présager une inflation de ces fonctions vis-à-vis de certaines populations, comme en font d’ailleurs état Tony Ferri, Jade Bourdages et Sylvain Lafleur dans leur contribution respective.

La seconde hypothèse de travail de Foucault est que la prison est loin d’être en faillite, mais plutôt qu’elle remplit toujours sa fonction première. D’emblée, il souligne le paradoxe suivant : le système judiciaire est un appareil qui vise à faire respecter la loi, mais au centre de ce dernier, le mécanisme de la prison carbure à l’illégalité. Trafics de toute sorte, violences, carences… sont des problèmes connus dans les prisons – mais qui perdurent, malgré toutes les réformes carcérales – et ce, y compris au Canada, comme Jean-Claude Bernheim et Jade Bourdages en font la démonstration. Foucault affirme donc que la prison s’inscrit dans un système qui ne vise pas tant à enrayer le crime, mais plutôt à organiser ce que Foucault définit comme des illégalismes. Le terme illégalisme n’est pas ici nécessairement un acte illégal, mais plutôt un espace de jeu avec ce qui est considéré comme une infraction, un crime, mais aussi les actes tolérés et traités par des procédures plus clémentes que les appareils pénaux.

Chaque collaborateur de cet ouvrage reprend ces hypothèses de Foucault pour comprendre l’actualité contemporaine. Dans sa contribution, Tony Ferri s’interroge sur la posture de Foucault quant à l’abolition des prisons. Il explique que le mouvement abolitionniste peut se retrouver piégé par l’abolition des prisons car, sans une abolition du système pénal (pourquoi et comment on punit les illégalismes), les fonctions carcérales se déploieront sous d’autres mécanismes dans la société. Il utilise l’exemple de la surveillance électronique pour illustrer son propos. En analysant les conséquences de la surveillance électronique sur la subjectivité des personnes qui la vivent, Ferri démontre que cette forme de peine, qui se veut plus « humaine » que la prison et qui répond aux sensibilités contemporaines, est une reconduction des fonctions carcérales en milieu dit ouvert. Ainsi, alors que la personne incarcérée vit dans un monde vide (perte des proches, perte de liberté, etc.), celle qui porte un bracelet électronique vit dans un monde pauvre.

La contribution d’Anthony Amicelle apporte un éclaircissement à la notion d’illégalismes, au coeur de l’argumentaire de Foucault. Il y explique que chaque catégorie sociale a ses illégalismes et que leur gestion est à géométrie variable, selon le contexte sociohistorique et les rapports de pouvoir en cause. Cette gestion va au-delà d’un hypercontrôle des illégalismes des classes populaires et d’une protection des classes supérieures. Elle se fait selon une différence de traitement, certains étant pris en charge par le système légal, tandis que d’autres le sont par un système normatif.

Comme le démontre avec force Jade Bourdages, cette économie des sanctions a des conséquences dévastatrices pour certaines communautés, en particulier les communautés autochtones, les communautés racisées et les communautés populaires. Fait intéressant dans cette contribution, elle brosse un portrait nuancé des similitudes de la prise en charge pénale des adultes et des mineurs ainsi que de la prise en charge des mineurs sous la Loi de la protection de la jeunesse. Alors que Foucault démontre que l’appareil judiciaire organisait les illégalismes, Jade Bourdages ajoute que les inégalités sociales sont même payantes pour les gouvernements. Certaines vies comptent et d’autres sont à sacrifier : la situation catastrophique des prisons canadiennes pendant la pandémie de Covid-19 a semblé montrer que les seuls moyens mis en place pour protéger les détenu.e.s ont été de les mettre en isolement – plutôt que de prendre exemple sur les pays ayant libéré des détenu.e.s.

Revenant à la prison elle-même, la contribution de Jean-Claude Bernheim démontre avec minutie l’immobilisme carcéral. Tout comme André Normandeau, Jean-Claude Bernheim souligne que la lutte des détenus pour leurs droits n’a pas progressé depuis l’intervention de Foucault, alors que les années 1970 étaient très actives en termes de mobilisation et de politisation de ces enjeux. Soulignant les divers échecs des réformes qui ont marqué le système pénitentiaire canadien, il illustre la capacité de la prison à ingérer la critique sans être transformée, faisant écho à la posture de Foucault. La contribution d’André Normandeau s’attarde au milieu universitaire et aux développements de la criminologie critique au Québec, cette dernière ayant tissé des liens étroits avec une pratique militante. Malgré qu’il semble entendu que la discipline de recherche actuelle qu’est la criminologie soit plus corporatiste et près des intérêts gouvernementaux, ces perspectives de l’intérieur sur les enjeux débattus dans un passé proche montrent que d’autres criminologies sont possibles dans l’espace public et dans les universités.

Écrit par Sylvain Lafleur, le dernier chapitre tisse des liens entre les contributions et l’actualité pénale, en particulier sur l’inflation carcérale et la judiciarisation des rapports sociaux. En conclusion, il revient sur l’idée de la punitivité, faisant écho à la question lancée par Foucault à la fin de la conférence : « Est-ce qu’on peut effectivement concevoir une société dans laquelle le pouvoir n’ait pas besoin d’illégalismes? » (p. 44) Pour Lafleur, tout comme pour les collaborateurs de l’ouvrage, la réponse ne se trouve pas tant dans une réforme du dispositif pénal, dans un programme précis, mais plutôt dans une exploration des épistémologies radicales. Somme toute, cet ouvrage critique s’inscrit dans la lignée militante de Foucault :

Mon point n’est pas que tout est mauvais, mais que tout est dangereux, ce qui n’est pas la même chose que mauvais. Si tout est dangereux, alors nous avons toujours quelque chose à faire. Ainsi, ma posture ne mène pas à l’apathie, mais, plutôt, vers un hyper – et pessimiste – activisme[1].