Article body

Dans un entretien accordé à la revue critique web Panorama-Cinéma, Sophie Goyette écrit, au sujet des personnages de son plus récent film Mes nuits feront écho (Goyette, 2016) :

Je crois qu’on s’empêche de faire certaines choses dans nos vies et ce sont souvent de grosses décisions qui en découlent… L’idée, c’est de voir quels sont nos choix de vie et à quel moment on s’arrête pour en faire d’autres. J’essayais de voir comment, même dans un film qui a son propre rythme, je pouvais travailler une certaine urgence afin de faire dire aux personnages qu’ils pourraient effectivement emprunter d’autres chemins.

(Li-Goyette, 2017)

De ses courts-métrages (Le Futur Proche [2012], La Ronde [2011], Manèges [2010], À l’état sauvage [2009]) à ce premier long-métrage, Sophie Goyette a travaillé plusieurs thèmes sur le mode de la constellation. L’impossibilité de fixer le temps, l’enchâssement des vies humaines, les désirs réprimés, la peur de la mort, le rêve comme traversée intérieure, l’importance salvatrice de l’art se révèlent autant de questions qui traversent son œuvre et en éclairent le sens. Dans Le Futur Proche, son quatrième court-métrage, Robin, le personnage de pilote français, avoue : « Je suis en route vers quelque chose mais je ne sais pas quoi. » Cette phrase, d’une simplicité désarmante, incarne à elle seule la façon dont la construction identitaire s’élabore chez Goyette, construction qui passe le plus souvent par un besoin de rupture radical et un désir qui mène vers un affranchissement certain. Or, cet affranchissement, s’il est souhaité, ne se réalise jamais de façon abrupte ni n’est présenté frontalement au spectateur. C’est au contraire grâce à des espaces intermédiaires, ainsi que par des mouvements de décalage, de bifurcation, de contournement que les personnages de Goyette se délivrent de mondes qui ne coïncident plus avec leur quête, se laissant tranquillement dériver vers un « ailleurs » qui les attire inéluctablement. Mais quel est cet « ailleurs » et quelles formes (métaphoriques, langagières, esthétiques) prend-il à l’écran ? Il s’agira d’étudier dans un premier temps la manière dont le motif de l’« entre-deux » (ou de l’espace « intermédiaire », de la position mitoyenne) chez Goyette est non seulement prédominant mais travaillé comme un véritable espace identitaire trouble. Dans un deuxième temps, il sera pertinent d’observer comment ce motif marque également la façon dont Goyette aborde ses personnages féminins et leurs univers, et bien sûr, à plus large échelle, comment la pratique de la cinéaste s’inscrit au sein du cinéma des femmes au Québec.

On pourrait poser la question d’entrée de jeu : pourquoi décider de faire le point sur l’œuvre encore jeune de Sophie Goyette dans le cadre de ce dossier « Femmes et cinéma québécois II : 35 ans plus tard » plutôt que sur le travail d’autres réalisatrices émergentes, tel celui de Geneviève Dulude-De Celles (récemment primée à Berlin pour son film Une colonie, 2018), de Renée Beaulieu (Les salopes ou le sucre naturel de la peau, 2018) ou de Sadaf Foroughi (Ava, 2017), leurs films ayant tous été bien accueillis et remarqués par la critique québécoise ces dernières années ? Si une part de subjectivité marque évidemment ce choix, celui-ci reflète également le désir de faire la part belle au regard d’une réalisatrice qui choisit, sciemment, de créer une œuvre qui invite à un type de contemplation visuelle aux accents poétiques et philosophiques. Il est en effet encore trop rare qu’on s’attarde à la façon dont les cinéastes québécoises traitent de motifs et thématiques tels que l’émerveillement intérieur, le poids des silences partagés, le sentiment de connivence entre étrangers, les interrogations métaphysiques et l’influence qu’elles peuvent exercer sur la vie fantasmée des humains. Dans un entretien tiré de l’ouvrage Le cinéma québécois au féminin, la directrice photo Jessica Lee Gagné explique, en parlant des artisanes de cinéma de la province, que « dans notre tête, on se dit qu’il faut proposer une histoire qui correspond à ce que tout le monde pense être un film de femme » (Gobert, Lanlo, p. 115). Ségolène Roederer, directrice générale de Québec Cinéma, pose le problème de manière plus directe : « Une femme cinéaste ne devrait pas avoir à se demander si elle fait un film de femme. […] D’ailleurs qu’est-ce que le cinéma féminin ? Doit-il obligatoirement raconter une histoire avec une héroïne femme ? Pas obligatoirement ! » (Gobert, Lanlo, p. 16).

Les films de Sophie Goyette semblent investis de cette même idée de liberté créatrice, qui permet de s’éloigner de l’image stéréotypée du « film de femme ». Ils se distinguent par cette faculté d’afficher une sensibilité qui passe par des choix de mise en scène (plans, cadrages, éclairage), sans pour autant que les avenues de cette sensibilité soient dictées par « l’idée préconçue » (voire la construction) qu’on – et « on » ici dissimule l’industrie culturelle et médiatique québécoise – se fait de l’imaginaire féminin, autant sur le plan de la réalisation que sur celui de la représentation à l’écran. Par exemple, dans la conclusion de son article publié dans Ciné-Bulles, « Les pionnières québécoises. Naissance d’un cinéma féminin », Jean-François Hamel soulignait que le « développement accru de récits intimistes, qui peuplent notre cinématographie depuis quelques années ne peu[t] être étrange[r]s à l’héritage laissé par les réalisatrices des années 1970 » (Hamel, 2013). Cette façon de résumer le cinéma contemporain des cinéastes québécoises par le terme assez attendu d’« intime » (et de ne citer aucune réalisation en particulier) est loin d’être inhabituelle : elle témoigne des limites des discours critiques visant à décrire les créations des femmes. « Intimiste/intime », « sensible », « personnel/autofictionnel », tant de termes qui sont progressivement devenus des lieux communs, d’où la complexité et l’importance de traiter aujourd’hui de la spécificité des sensibilités féminines (lorsque c’est effectivement le cas) et d’éviter toute globalisation ou généralisation hâtives. Il ne faut toutefois pas négliger la voix de certaines cinéastes, telle Izabel Grondin (qui œuvre dans le milieu du cinéma de genre), qui se positionnent face à l’homogénéisation des sujets abordés par les cinéastes québécoises :

Peu de femmes arrivent déjà à faire des films, mais si elles font des films sur la famille dysfonctionnelle ou sur des sujets qui reviennent toujours, comme l’orientation sexuelle, le père absent ou les pertes d’emploi en région, ça n’arrange rien. Nous sommes saturés de drames sociaux et familiaux, de films kleenex. Il faudrait qu’une femme s’aventure dans un projet ayant plus de chances de susciter un engouement populaire, comme une grosse comédie, un film policier, un thriller, un film d’horreur, un film de science-fiction, une comédie musicale, un film érotique ou d’animation.

(Gobert/Lanlo, p. 62)

Suivant cette proposition, il apparaît primordial de continuer à questionner la diversité des thématiques abordées par les réalisatrices québécoises, mais il faut également soupeser la teneur et les raisons des choix de style de réalisation des cinéastes. Pourquoi (et comment) choisir la voie de la « sensibilité » aujourd’hui, malgré le risque d’être étiquetée d’avance par la critique ou de se faire dire qu’on fait un « film de femme » ? Et n’est-ce pas prendre le problème à l’envers que d’assigner les femmes à des genres réglés et codés tels que le policier, le thriller, la science-fiction, comme si ceux-ci avaient le pouvoir d’enrayer ou d’adoucir les discours stéréotypés qui sont si souvent accolés à leur cinéma ?

En travaillant le motif de la bifurcation, de l’« entre-deux », Goyette contourne (de façon presque performative) ces problèmes qui persistent dans le monde du cinéma québécois et se place au plus près de ce que décrit Gabrielle Trépanier-Jobin lorsqu’elle parle de création de « formes de subjectivité » : « Étant donné la situation “minoritaire” des femmes au sein de l’industrie cinématographique, il nous semble aussi plausible de croire que les réalisatrices profitent de leur place privilégiée pour redéfinir les formes de subjectivité dans lesquelles elles ont été enfermées. » (Trépanier-Jobin, 2009, p. 9) Le motif de la « position mitoyenne » me semble permettre ce travail chez Goyette : celui de réfléchir à l’identité québécoise à travers la recherche de nouvelles formes de subjectivité, de nouvelles manières de dire, de montrer. Ou, pour reprendre les mots d’Anaïs Barbeau-Lavalette, dans le portrait qu’on lui consacre dans 40 ans de vues rêvées. L’imaginaire des cinéastes québécoises depuis 1972, de recevoir le monde : « Comme femme, je reçois le monde d’une certaine façon. Pourquoi m’en cacher ? » (Barbeau-Lavalette, p. 21). L’œuvre récente de Sophie Goyette exemplifie à mes yeux cette même volonté, cette même certitude.

L’art du décalage : entre rêve et parole voilée

En 1978, dans son essai L’effet cinéma, l’écrivain Jean-Louis Baudry expliquait que le dispositif filmique est onirique en soi et que toute « surenchère au niveau de la représentation du rêve [ne peut] qu’être contreproductive en termes d’effet sur le spectateur » (Baudry, p. 10). Baudry introduisait en effet le terme « d’effet-rêve » et mentionnait que le rêve au cinéma est utile comme outil comparatif afin d’appuyer ou de mettre de l’avant la « puissance de fascination » (Baudry, p. 10) du cinéma. De son côté, Jean Starobinski écrivait, dans « La vision de la dormeuse », à propos de « l’effet rêve », que, selon lui, « sa reconnaissance doit être immédiate » (Starobinski, p. 20) et qu’« il y a surenchère lorsqu’il s’agit de la réminiscence (ou de la fausse reconnaissance) qui nous fait éprouver le déjà-rêvé, le déjà-vu onirique » (Starobinski, p. 20).

Dans un texte plus récent tiré de l’ouvrage Rêve et cinéma. Mouvances théoriques autour d’un champ créatif (2012), Marie Martin recontextualise les propos de Baudry en les mettant en parallèle avec ceux du théoricien du cinéma et artiste Thierry Kuntzel. Elle reprend le concept de « travail du film » de Kuntzel pour développer sa propre pensée au sujet d’une « poétique du rêve » cinématographique :

La poétique du rêve veut donc rendre compte d’un autre type de rapport entre rêve et cinéma : ce n’est ni une métapsychologie du dispositif filmique, ni une étude de séquences oniriques plus ou moins réussies de l’histoire du cinéma. […] Un film peut aussi bien adosser sa poétique au contenu manifeste d’un rêve, travaillant davantage les formes de rébus à interpréter, qu’à un contenu latent qui expose directement les complexes et les frayages inconscients, suscitant moins une interprétation qu’une émotion.

(Martin, p. 65-66)

À l’aune de ces différentes avenues réflexives traitant des liens étroits entre rêve et cinéma, comment analyser le premier long-métrage de Sophie Goyette, Mes nuits feront écho, et sa façon d’aborder l’onirisme ? Dans ce film qui enchâsse les trajectoires de trois êtres (Éliane, Romes, Pablo) en les dépeignant à des moments-clés de leur vie, entre le Québec, le Mexique et la Chine, pouvons-nous parler de « poétique du rêve » ou sommes-nous dans la surenchère, la réminiscence, les croisées entre réel et irréel ? Goyette explore les liens complexes entre pensée consciente et inconsciente, et il serait même possible de soutenir, en suivant Camilla Bevilacqua, que son cinéma aide à « forger une certaine image de l’expérience onirique » (Bevilacqua, p. 8), grâce aux procédés visuels et narratifs qu’elle convoque – de façon métadiégétique – pour transposer le processus rêvé à l’écran.

Dans Mes nuits feront écho, Goyette insère notamment des sous-titres sur un écran noir pour illustrer la conversation d’un couple (Éliane et une autre personne) qui aurait lieu durant la nuit : « Dors-tu ? / Non / J’ai fait un rêve la nuit passée / Avec moi ? / Non, avec moi. / Je sais pas, il y avait une forêt. Puis un étang. Une femme me parlait, dans ce rêve. » L’écran demeure noir (figuration d’un « entre-deux » entre sommeil et éveil dans une chambre à coucher, la nuit), mais les sous-titres défilent à quelques secondes d’intervalle, ce qui donne l’impression d’entendre un réel dialogue, « d’écouter » le silence. Puis, à mesure qu’Éliane poursuit le récit de son rêve, les plans de ce qu’elle décrit en voix off se matérialisent et concordent avec son propos (procédé qui était déjà présent dans La Ronde, mais qui était conçu au contraire selon une inadéquation entre les plans et les dialogues à l’écran, ce qui conférait deux niveaux de lecture à ces scènes).

Ce rapport texte-image permet une visualisation en apparence réaliste du souvenir remémoré, qui ressurgit de façon parcellaire, à coup de tableaux, de sons ou de sensations tactiles prégnantes. L’image filmique onirique se révèle pour ainsi dire au service de la reconstitution mémorielle du personnage ; elle vient l’appuyer, lui donner une nouvelle teneur. On semble ainsi s’éloigner de ces idées de surenchère ou du déjà-vu onirique, et, pour le dire avec Marie Martin, toucher à des contenus latents qui suscitent une émotion, contenus qui se superposent à la structure première du récit filmique. Les séquences de rêve ne sont pas à interpréter comme des parenthèses fantasmatiques dans l’économie de l’œuvre : c’est à travers elles qu’on saisit la complexité du passé des personnages et la source de leurs désirs réprimés. D’une certaine façon, elles métaphorisent le cinéma comme traversée mémorielle chaotique et mélancolique. Cette traversée se double d’ailleurs d’une attention portée à la photographie de l’image et à la lumière, Goyette ayant tendance à filmer, particulièrement dans La Ronde et Mes nuits feront écho, les paysages à travers une teinte laiteuse, un flou ambiant. Entre le ciel opaque de la Chine et la brume mexicaine (« laneblina », comme l’appelle Romes), le brouillage et le flottement propres aux mondes intérieurs des personnages s’accentuent.

Si la « langue du rêve » trouve une incarnation formelle à l’écran dans Mes nuits feront écho – et peut-être même dans À l’état sauvage, alors que Matthias, un enfant, se promène seul au Planétarium et qu’une voix provenant d’un haut-parleur explique que « Les étoiles et nous avons beaucoup en commun. Nous devons notre propre existence aux étoiles » –, la langue parlée se révèle elle aussi un lieu intermédiaire, qui ne peut être investi pleinement. Dans Mes nuits feront écho, les échanges entre Éliane et Romes se font dans un mélange d’espagnol et d’anglais. Alors que son espagnol est marqué par de nombreuses hésitations, Éliane persiste à s’exprimer dans une langue vacillante qui n’est pas la sienne : une langue québéco-espagnole faite de hachures, d’interruptions, de moments d’arrêts plus ou moins nets, comme si la vérité de la parole d’Éliane, ses pensées, passaient plus directement par cette langue autre, non maîtrisée, « encore en voie de devenir », que par sa langue maternelle.

Plus tard dans le film, en Chine, Romes et Pablo font eux aussi face à un décalage linguistique alors qu’ils dînent dans un restaurant de ramen et qu’un homme leur parle en mandarin. Romes et Pablo restent cois, l’homme continue à discuter avec eux en faisant abstraction de leur incompréhension ; il leur dit en mandarin : « Chacun a un rêve, et tous nos rêves ensemble sont un rêve dans le “grand rêve”. » (Des sous-titres en français permettent de comprendre le sens de sa phrase.) Ce « grand rêve » chez Goyette se conçoit peut-être justement comme un fantasme de rassemblement humain autour d’un dénominateur commun, celui d’un monde intérieur babélien où la compréhension serait pourtant une fin en soi, accessible seulement à travers de multiples effets de décalage. Dans La Ronde, cet effet est aussi renforcé par le fait que toutes les interactions entre Ariane et son frère se déroulent par l’intermédiaire du téléphone (ceux-ci parlant de la décision de débrancher le respirateur artificiel de leur père schizophrène dans le coma). Dans À l’état sauvage, Matthias ne parle pas ou ne répond presque jamais aux questions qu’on lui pose, même si un guide du Planétarium s’efforce d’entrer en contact avec lui.

La langue parlée, chez Goyette, est ainsi une langue qui ne peut s’accomplir que dans l’intermittence, la suspension et la discontinuité, tout particulièrement en ce qui a trait à la mort. La mort, ainsi que la peine et les regrets qui lui sont associés, ne peuvent se « dire » complètement, comme s’ils emportaient avec eux ce que la parole rendait auparavant déchiffrable. Comme l’explique difficilement Éliane à Romes : « Je reste fascinée par le point exact où la vie est, et n’est plus. Je n’ai plus de parents. » Cette réplique montre de façon métonymique le travail opéré par la cinéaste pour tenter de « traduire », entre fond et forme, cette impossibilité de saisir la mort, rupture finale, dans ce qu’elle a de plus fatal et d’insaisissable. Goyette filme ainsi la brèche comme un réel motif cinématographique, elle sonde ce qui se dissimule dans les écarts des langues, des pays, des silences, afin de voir ce que la mort « laisse » derrière elle une fois qu’elle surgit et terrasse des vies humaines. La mort, tel un éclatement majeur, crée la brèche identitaire, elle ouvre sur « l’entre-deux ». Et si, comme dans Mes nuits feront écho et La Ronde, il reste de l’ordre du secret, de l’incompréhensible, et que la parole ne peut le cerner frontalement, « l’instant de la mort » – pour emprunter au titre du texte bien connu de Maurice Blanchot paru en 1994 – est dévoilé par la composition des plans, le cadrage, le style des pièces de piano : ceux-ci tentent d’exprimer autrement le mystère insondable de la disparition et montrent, pour le dire cette fois avec les mots de Jacques Derrida, comment chaque « fin du monde » s’avère unique. Une lecture philosophique de Mes nuits feront écho permettrait d’ailleurs d’interroger de nouvelles couches de sens du film de Goyette, tant les trois personnages principaux vivent, à travers leurs différents deuils et leurs étapes obligées, une expérience de fragmentation identitaire qui se reflète à travers tous ces écarts, ces moments d’« entre-deux » :

Alors le survivant reste seul. Au-delà du monde de l’autre, il est aussi de quelque façon au-delà ou en deçà du monde même. Dans le monde hors du monde et privé du monde. Il se sent du moins seul responsable, assigné à porter et l’autre et son monde, l’autre et le monde disparus, responsable sans monde (weltlos)

(Jacques Derrida, Béliers, p. 23)

Éliane, Romes et Pablo portent en effet deux mondes : le monde de leurs défunts, de l’ordre du souvenir, et celui laissé par leurs défunts, tangible mais impossible à appréhender. Ils sont des survivants « seuls », des étrangers qui ne peuvent faire communion, trouver le répit que dans l’interstice, la connivence « momentanée », celle-ci survenant de manière fugace, comme la mort elle-même, entre ce qui est dit et ce qui est tu. Penser la mort inexprimable chez Goyette – ou la possibilité de son impossibilité, si l’on retourne à Derrida – revient ainsi à la donner tout entière au cinéma et à son langage. En s’attardant longuement à la neblina (qu’on voit par la fenêtre d’une voiture en mouvement), au clapotement des vagues sur un voilier qui tangue ou aux cercles concentriques d’une grande étendue d’eau à Beijing, filmés en plongée (alors que Romes dit à son père : « Je crois que la vie s’en va très rapidement, et nous avons été ensemble peu de temps »), Goyette filme le cycle naturel de l’eau, l’impénétrabilité du vent afin d’aborder, autrement que par des dialogues, l’inachèvement du deuil et l’ordre immuable de ses répercussions sur les personnages.

Princesses, femmes, alliées : dos à dos, face à face

Cependant, si la transposition onirique à l’écran, les décalages langagiers, le rapport à la mort résument bien certains des thèmes de prédilection de Sophie Goyette, qu’en est-il, plus spécifiquement, du traitement des univers féminins au sein de son œuvre ?

Dans l’une des premières scènes de Mes nuits feront écho, le personnage d’Éliane est vêtu d’un costume de princesse, qu’on reconnaît être celui d’Elsa, l’héroïne blonde du film d’animation Frozen (2013, Chris Buck, Jennifer Lee). Le plan est fixe, Éliane se tient sur une chaise dans un jardin, des petites filles l’encerclent lors d’une fête d’anniversaire. « Tu me connais bien ? T’as vu mes films ? », demande Éliane à l’une des enfants. Plusieurs lui confirment avec enthousiasme : « Oui, j’ai vu le film ! » ou même « J’connais par cœur la chanson et le film ». Pour passer le temps, Princesse Elsa propose aux fillettes de « dessiner le château de leurs rêves ». Une fois sa performance terminée, Éliane est questionnée par la tante de l’enfant fêtée : « Ça fait longtemps que t’es une princesse ? » Elle lui répond, sagement : « Je voulais m’inscrire au Conservatoire. »

D’emblée, Éliane est dépeinte comme une héroïne qui revêt malgré elle un déguisement féminin stéréotypé. Sans décor, sans château, Éliane n’a que sa chaise pour se tenir droite et soutenir les regards de ces petites filles qui « rencontrent » leur idole de Disney pour la première fois. Être une princesse chez Goyette n’a pourtant rien de grandiose, c’est la représentation même du second choix, de l’abdication face au rêve. Éliane se résout à jouer à la princesse, faute de mieux. Cette figure qu’elle incarne, fantasmée aux yeux des enfants, déconsidérée aux siens, pose problème : elle est le résultat (temporaire) d’une quête identitaire et d’un idéal personnel ajournés. Se transformer en princesse, c’est rentrer dans le rang, accepter un salaire parce qu’il le faut bien, prendre son mal en patience ainsi que se mettre en position d’attente face au futur. C’est un état qui entrave l’imagination et amenuise la possibilité même de se penser « autre ».

Dans son article « Damsels in Development: Representation, Transition and the Disney Princess », Sam Higgs analyse de près les types de princesses de Disney et les divise en trois catégories : « the Classic », « the Renaissance » et « the Revival ». Le personnage d’Elsa, interprété par Éliane, fait partie (comme Merida du film Brave [2012] ou Tiana de The Princess and the Frog [2009]) de ces « revival princesses » contemporaines, considérées par la critique comme des modèles de princesses ayant plus d’agentivité que leurs prédécesseures classiques (Blanche-Neige, Cendrillon). Higgs spécifie que « the Revival Princess is hardworking and independant, but these qualities are weakened when they exist in a society where they are not the norm. This furthers the ‘almost there’ nature of the Revival Princess » (Higgs, p. 69). Il est intéressant, voire un peu ironique, que Goyette ait choisi – intentionnellement ou non – de créer un rapprochement entre Elsa, cette princesse chantant « Let it go, let it go », perçue par la critique comme un modèle plus en phase avec les visées féministes actuelles[1], et sa protagoniste Éliane, qui ne s’enorgueillit pas particulièrement d’endosser son rôle plutôt que celui d’une princesse plus « classique », même si Elsa est chérie des jeunes filles. La figure de la princesse, qu’elle ait évolué ou non, demeure dans Mes nuits feront écho de l’ordre du « almost there », comme si elle ne permettait pas d’avancée ou d’assise nette. Telle une position mitoyenne de départ, ce « almost there » propre à la figure de la princesse est sans doute l’un des seuls espaces intermédiaires chez Goyette qui n’est pas « habitable » et qui demande à être outrepassé, voire contesté dès les premières minutes du film.

Dans le cinéma de Goyette, les femmes ne sont pas des princesses qu’il faut escorter ou sauver, mais des êtres en déplacement, qui ont à cœur de comprendre la nature des parcours qu’elles entreprennent. Il y a d’ailleurs un jeu qui s’opère entre « frontal » et « non frontal » à travers les multiples scènes où Goyette choisit de filmer ses personnages féminins de dos. Dans Mes nuits feront écho, Éliane est filmée ainsi lorsqu’elle avance dans un festival de musique à aire ouverte, lorsqu’elle prend un train au Mexique, lorsqu’elle joue du piano, lorsqu’elle marche dans le métro, lorsqu’elle est en voiture avec Romes, ou encore lorsqu’elle apparaît à l’écran sous un éclairage rougeâtre lors de la première scène. D’autres personnages féminins sont également montrés de dos dans les films de Goyette : la femme décédée (interprétée par Monique Spaziani) dont Pablo était secrètement amoureux, filmée seule dans un grand champ en plan moyen à la fin de Mes nuits feront écho ; Ariane (interprétée par Éliane Préfontaine) dans La Ronde, quand elle s’aventure dans l’appartement vide de son père dans le coma, joue du piano, marche à la lisière d’une forêt, qu’elle est en voiture avec l’autostoppeur ou traîne la carcasse d’un animal mort sur la route; Nadège (interprétée par Marie-Ève Roy) dans Manèges, lorsqu’elle conduit sa voiture ou qu’elle lit les règlements près de la piste de karting.

Ce bref inventaire permet de constater que plusieurs espaces reviennent d’un film à l’autre – le piano, la voiture, le champ, la forêt – et que Goyette s’intéresse particulièrement au corps féminin en mouvement. Déjà partis, mais loin d’être arrivés au bout de leur trajectoire, ces corps avancent, et pourtant, quelque chose les empêche de trouver leur destination finale. Ils restent, encore une fois, lovés dans l’« entre », le « milieu »; cet état ambigu les définit. On peut penser à d’autres réalisateurs québécois, tel Xavier Dolan, qui a singulièrement travaillé le motif du dos féminin à l’écran (celui de Marie dans Les Amours imaginaires [2009] ou ceux de Laurence et Fred dans Laurence Anyways [2012]). Cependant, si, chez Dolan, le dos et la nuque sont souvent filmés au ralenti, centrés, en longue focale, et qu’on peut déceler dans la composition de ses plans une sensualité, voire une érotisation esthétique, il y a chez Goyette quelque chose de plus épuré, qui semble être en adéquation avec le type de profondeur que dégagent ses personnages féminins et qui mène, ultimement, vers la confidence orale partagée avec l’autre. Bien qu’on considère en général les visages au cinéma comme les vecteurs principaux d’expressivité et d’émotion, les dos jouent un rôle semblable dans les films de Sophie Goyette : la frontalité dissimulée des corps n’entrave pas la présence scénique des actrices; au contraire, elle semble la décupler et ouvrir la voie vers l’intériorité des personnages et leur émancipation.

Une scène marquante de Mes nuits feront écho est un plan-séquence d’une dizaine de minutes dans lequel Éliane et Romes sont filmés de dos sur un voilier et échangent des pensées au sujet des montagnes et de la musique de Rachmaninov. Ces dialogues sont ponctués de plusieurs silences. C’est ainsi filmée qu’Éliane dira, au bout de plusieurs minutes, à propos de ses parents : « J’ai commencé à jouer après leur décès », puis, plus tard : « J’ai survécu à l’accident. J’étais dans la voiture. » La confession graduelle d’Éliane encourage celle de Romes, qui finit par répondre : « Ma mère est décédée il y a deux ans. C’est encore récent, pour moi. Elle me manque beaucoup. » Cette scène en temps réel trouve sa force dans le fait que la caméra exclut le spectateur de ce moment de confession, comme si ce moment ne pouvait être vécu et compris pleinement que par les deux personnages. Cette mobilisation des corps confère à la scène un aspect pudique, et pourtant, les révélations qui sourdent des dialogues n’en sont que plus frappantes, justement parce que l’attention du spectateur n’est pas portée vers des regards ou des visages, mais vers la manière dont le dévoilement prend son ampleur dans la parole, à coup de pensées introspectives, d’hésitations et de temps morts. Les dos, à ce moment, ne supposent pas « la promesse d’un retournement », mais deviennent « le tout de l’image », pour reprendre des formulations de Benjamin Thomas dans l’ouvrage collectif qu’il a dirigé, Tourner le dos. Sur l’envers du personnage au cinéma.

Le jeu de dos se double aussi d’un brouillage face aux frontières spatiales : la caméra suit Éliane, Nadège et Ariane (plus particulièrement) vers des lieux qui paraissent indéterminés ou anonymes et dont la nature, peu à peu, se laisse deviner fugacement. Les spectateurs·trices, comme la caméra, sont ainsi à la merci des déplacements de ces femmes qui se frayent un chemin de façon incertaine dans des festivals de musique, des forêts, des métros (ou est-ce un aéroport ?), des routes québécoises ou mexicaines quelconques, et qui attirent – de façon tranquillement insoumise – leur regard vers une puissance centripète : leur dos. « De manière paradoxale […] le spectateur s’identifie plus aisément lorsqu’il n’y a pas l’obstacle du visage de l’acteur ; ce visage qui me regarde avec ses yeux à lui, ce ne peut être moi. […] Le personnage de dos introduit le spectateur dans des lieux nouveaux, qui lui sont encore inconnus », écrit Augustin Fontanier sur le site culturel L’Intermède, et c’est effectivement ce qui est en jeu dans le travail de Goyette, alors que les spectateurs·trices se voient guidé·e·s presque à l’aveuglette vers des lieux qui témoignent de l’état de « passage » des protagonistes, ceux-ci demeurant de l’ordre du flou, de l’inhabitable, de la simple « étape ». Partir ou rester, s’ancrer ou se déraciner violemment, revenir en arrière ou tourner le dos (littéralement) pour la dernière fois, tels semblent être les dilemmes qui habitent Nadège, Ariane et Éliane, et qui s’illustrent respectivement à travers les images d’une piste de go-kart dangereuse, d’une dernière visite à l’hôpital ou de la volonté de quitter le Québec et ce qu’il symbolise.

Un dernier aspect qu’il me semble important de prendre en compte dans la façon dont Goyette conçoit ses univers féminins à l’écran est le lien qui l’unit à la comédienne Éliane Préfontaine, à qui elle a non seulement donné le premier rôle dans La Ronde et Mes nuits feront écho, mais aussi la tâche de créer la trame sonore du long-métrage (Préfontaine a également composé une pièce pour le court-métrage Le Futur proche). Dans un article publié dans Le Devoir en janvier 2017, Préfontaine décrivait la proximité unique qu’elle partage avec la réalisatrice :

Je n’ai jamais pensé que ce film était un prolongement du court métrage, mais plutôt celui de notre amitié qui a mûri au fil de nos nombreux échanges sur la musique, confie Éliane Préfontaine. Sophie dirige d’une manière vraiment spécifique ; j’ai l’impression que son instinct communique avec le mien et non sa tête avec la mienne. C’est comme si nous communiquions d’âme à âme, ce qui est très spécial et arrive peu souvent.

(Préfontaine, 2017)

S’il est facile, voire banal, d’associer certaines actrices à leurs réalisateurs, celles-ci devenant rapidement muses de cinéma dans l’imaginaire social québécois (qu’on pense à Carole Laure pour Gilles Carle, Élise Guilbault pour Bernard Émond, Céline Bonnier pour André Forcier ou Anne Dorval et Suzanne Clément pour Xavier Dolan), il est moins habituel de penser aux collaborations intimes entre réalisatrices et comédiennes. On peut évoquer l’attachement qui subsiste entre Léa Pool et Karine Vanasse, Pool ayant offert à Vanasse son premier rôle dans Emporte-moi (1999) et l’ayant de nouveau sollicitée près de vingt ans plus tard dans son adaptation du roman Et au pire, on se mariera (2017). Catherine Martin a travaillé plusieurs fois avec Guylaine Tremblay, notamment dans Mariages (2001) et Trois Temps après la mort d’Anna (2010). Il y aussi a le duo Luce Guilbeault/Anne-Claire Poirier, sans doute l’un des plus notables, Guilbeault ayant joué successivement dans trois films de Poirier, Le Temps de l’avant (1975), Mourir à tue-tête (1979) et La Quarantaine (1982). Toutes deux féministes et engagées, Poirier et Guilbeault – qui est elle aussi passée derrière la caméra pour son portrait de Denyse Benoît, comédienne (1975) et le documentaire D’abord, ménagères (1978) – se sont inspirées mutuellement au fil des années et ont réfléchi de concert à la condition des femmes au Québec, à leur place dans la société, à leur représentation dans le cinéma québécois, ainsi qu’à la manière dont il était possible pour elles, femmes investies dans la création, de renouveler ce regard en demeurant actives dans leur milieu. Guilbeault et Poirier ont aussi participé à d’autres projets avec des écrivaines et des cinéastes féministes des années soixante-dix, telles que Paule Baillargeon (actrice dans Le Temps de l’avant), Marthe Blackburn (coscénariste de Le Temps de l’avant, Mourir à tue-tête, La Quarantaine), Nicole Brossard et Margaret Wescott (coréalisatrices avec Guilbeault, Quelques féministes américaines, 1978). La solidarité de ces femmes à cette époque, et leur désir de travailler ensemble et de jumeler leurs talents, paraissaient ainsi moins découler d’une fascination réciproque, de phénomènes de mode ou d’une attraction populaire que d’un réel esprit de sororité et d’une volonté d’inventer un espace de création fertile et exploratoire, où le sujet féminin serait étudié en profondeur.

Il serait évidemment précipité d’affirmer que le duo que forment Préfontaine et Goyette reconduit ce type de filiation ou que Préfontaine est l’actrice « fétiche » de Goyette, la cinéaste étant encore au début de sa filmographie, mais il demeure intéressant de souligner le choix de Goyette de s’être affiliée à une comédienne elle aussi émergente, comme si, à partir de cette base neutre, de ce tableau encore vierge, les deux femmes pouvaient créer en toute liberté et construire ensemble de nouvelles « formes de subjectivité », pour reprendre l’expression de Trépanier-Jobin – de surcroît, grâce au terrain commun de la musique. Contrairement aux personnages de Romes et de Pablo (joués respectivement par Gerardo Trejoluna et Felipe Casanova), le personnage d’Éliane dans Mes nuits feront écho porte le même prénom que celle qui l’interprète, ce qui, encore une fois, n’est pas un choix fortuit. En nommant sa protagoniste Éliane, Goyette incite à réfléchir à une adéquation possible entre le personnage et l’actrice, ce qui laisse supposer une grande complicité entre les deux artistes.

Si la relation de création qui réunissait Guilbeault et Poirier était inscrite politiquement dans une décennie marquée par d’importantes revendications féministes, l’alliance de Préfontaine et de Goyette trouve ses fondations dans le partage et le mélange de deux visions du septième art complémentaires. À l’image du film de Goyette, le lien qui unit les deux femmes repose sur les zones de sens qui excèdent la simple prise de parole (qu’elle se fasse dialogue scénarisé ou direction de plateau de tournage). Dans l’article du Devoir, Préfontaine parlait « d’instinct ». Or, cet instinct est lui-même cinématographique et tire peut-être même du côté d’une sensibilité cinéphilique dans la mesure où la confiance que partagent les deux femmes semble naître d’un amour du même « type » de cinéma ou, disons, d’un même amour de ce que le cinéma québécois des femmes « peut » être aujourd’hui : un cinéma libre, subtil, humaniste, dénué de frontières formelles, où le rêve, la contemplation, la mélancolie, les regrets, les introspections s’entremêlent et où, comme je le mentionnais plus haut, les rôles féminins ne servent plus à illustrer les idées ou les métaphores auxquelles on réduit (encore souvent) la condition féminine à l’écran (mariage, maternité, conciliation famille-travail, peur de vieillir, etc.) dans les productions québécoises à plus gros budget.

Depuis la dernière décennie, plusieurs réalisatrices ont heureusement fait leur marque dans le paysage audiovisuel québécois. Elles ont grandement contribué à diversifier la place des femmes devant et derrière la caméra, et à développer la profondeur des figures féminines généralement dépeintes à l’écran. Certaines de ces nouvelles créatrices, comme Anne Émond et Chloé Robichaud, ont eu une visibilité médiatique et une reconnaissance institutionnelle importantes. D’autres, comme Chloé Leriche (Avant les rues, 2016), Sophie Dupuis (Chien de garde, 2017), Sophie Bédard Marcotte (Claire L’Hiver, 2017) ou Sophie Goyette, encore en émergence, possèdent une signature visuelle qualifiée par la critique de forte et prometteuse. Dans ce dossier intitulé « Femmes et cinéma québécois II : 35 ans plus tard », choisir d’écrire sur une cinéaste dont la filmographie est encore ouverte à tous les possibles m’apparaissait primordial puisqu’il s’agit justement de cela, en bout de ligne : croire à l’écriture des femmes, sans attentes et sans besoin de comprendre ou de prévoir comment celles-ci s’inscriront à plus large échelle dans le cinéma des femmes. S’intéresser d’office à l’œuvre de Goyette, plus spécifiquement à son premier film indépendant autofinancé, répondait également à ce désir : tenter de saisir quel genre de liberté subjective s’exerce dans un cadre où de plus en plus de femmes cinéastes se donnent les moyens de transposer leur imaginaire à l’écran. Croire et entrer, finalement, pleinement, dans le premier « rêve » de ces nouvelles créatrices.