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Linda Putnam, Dean Fogal et David McMurray Smith. Frederic Wood Theatre, Université de la Colombie-Britannique, Vancouver (Canada), 2018.

Photographie de Chris Randle.

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La formation théâtrale devrait être une expérience de décolonisation et de transformation personnelle. C’est ce que j’ai appris de quatre professeur·es héritier·ères de l’enseignement d’Étienne Decroux et de Jerzy Grotowski. Dean Fogal, Linda Putnam, Kathleen Weiss et David MacMurray Smith[1] ont eu une incidence importante dans ma formation professionnelle d’actrice, mais également dans le domaine de la formation théâtrale à Vancouver, en Colombie-Britannique, au cours des quarante dernières années. Leurs méthodes pédagogiques témoignent des innovations de ces deux traditions du théâtre physique[2]. Dean a étudié avec Decroux et enseigne le mime corporel à Vancouver depuis 1977. Linda, du Massachusetts, enseigne les travaux de Grotowski à Vancouver depuis 1982, devenant ainsi la plus grande spécialiste locale de ce dernier[3]. Kathleen, ancienne étudiante de Linda, a donné une formation en jeu d’acteur·trice et en mise en scène à l’Université de la Colombie-Britannique (UBC) pendant dix ans, avant de devenir directrice du département de théâtre de l’Université de l’Alberta (UofA). David a étudié les travaux de Grotowski avec Linda et le mime corporel avec Jean Asselin. Il enseigne le mouvement et le clown dans plusieurs écoles, notamment au Douglas College pendant vingt ans et dans sa propre association, Fantastic Space Enterprises, depuis 1995. David a travaillé également avec Full Circle: First Nations Performance. Pendant leur carrière, ces quatre professeur·es ont transmis leurs connaissances tout en poursuivant des recherches afin d’assurer une évolution des pratiques pédagogiques de leurs prédécesseurs. Il est à noter qu’en 1995, Dean et Kathleen collaborent pour fonder le Tooba Physical Theatre Centre qui, jusqu’en 2010, offre une formation à temps plein à Vancouver en mélangeant consciemment les travaux de Decroux et de Grotowski, ces deux formes de « théâtre pauvre », centrées autour de l’acteur·trice, étant complémentaires.

En juillet 2018, j’ai organisé une semaine de recherche − présentations, explorations et dialogues − pour ces quatre professeur·es en vue d’examiner leurs innovations pédagogiques. À cela s’ajoutent des entrevues individuelles de trois heures qui ont inspiré cet article. L’intérêt que je manifeste pour ces enseignant·es n’est pas seulement académique. Dean est mon père, il étudiait avec Decroux à Paris quand j’y suis née et il a continué de me transmettre ses recherches. Peut-être que le fait qu’il soit mon enseignant et également mon père m’encourage à voir la formation théâtrale comme un grand arbre généalogique et mes relations avec les autres enseignant·es comme des relations familiales[4]. « [L]a relation est, entre autres, un principe de narration : ce qui est “relié” est ce qui est dit. Et c’est également ce qui est transmis d’une personne à une autre, formant une chaîne ou un réseau de “relations” narratives[5] », écrit Celia Britton (1999 : 164). La pratique du théâtre physique implique une tradition orale et la transmission du savoir par l’encadrement et par la démonstration; quand il n’y a aucun livre de cours, la « relation » devient plus indispensable et l’enseignant·e s’apparente davantage à un·e membre de ma famille.

Portrait d’une « famille » théâtrale, avec David MacMurray Smith, Kathleen Weiss, Claire Fogal, Linda Putnam et Dean Fogal. Dorothy Somerset Studio Theatre, Université de la Colombie-Britannique, Vancouver (Canada), 2018.

Photographie de Chris Randle.

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J’ai rencontré Kathleen à l’UBC en 1990, où elle a eu une influence fondamentale sur ma compréhension du jeu d’acteur·trice. Après trente ans de mentorat, Kathleen est comme ma mère créative. En tant qu’enseignante de Kathleen, Linda est alors comme ma grand-mère « de théâtre », et puisque j’ai eu le privilège d’étudier avec elle dans le cadre de cinq ateliers intensifs depuis 1995, ses connaissances approfondies et son intégrité font d’elle mon « aînée créative ». David, lui, est comme un cher oncle; il est mon mentor depuis 2012, en tant que responsable de ma formation en clown et collègue au Département de théâtre du Douglas College. Le respect que je leur porte, pour leur enseignement et leur approche innovante, motive cette tentative de transmettre, à mon tour, une partie de la nature et de l’importance de leurs pratiques.

Dean Fogal : architecte de l’espace connectif

Avant que Dean découvre Decroux par l’entremise de Marcel Marceau, il a obtenu un baccalauréat à l’UBC en psychologie et en anglais, et a étudié pendant deux ans à l’École d’architecture. « Je voulais que l’architecture porte sur les espaces qui ont incité les gens à avoir des conversations stimulantes, ou une profonde compréhension de leur vie, ou de grandes méditations, ou encore d’importantes connaissances[6] », confie-t-il en entrevue (Fogal, entrevue du 13 juillet 2018). Avec ses camarades de classe architectes, Dean a fondé une compagnie de théâtre de rue pour étudier la manière dont les gens se déplacent dans les espaces publics tout en étant affectés par leur environnement. Les grand·es architectes, selon lui, n’essaient pas seulement d’impressionner votre regard; il·elles ouvrent un espace. Puisque les espaces extérieurs aident à mieux comprendre ceux qui sont intérieurs, Dean estimait que l’espace pourrait jouer un rôle dans la libération émotionnelle, mentale ou physique. Grâce à son diplôme en psychologie et à ses travaux dans plusieurs centres de traitement pour les enfants et adolescent·es qui éprouvent des troubles affectifs, Dean est devenu très conscient des traumatismes avec lesquels beaucoup d’entre nous vivons et s’est ému de la réalité âpre des gens qui ne peuvent pas prétendre que tout va bien. Des jeunes personnes avec qui il a travaillé, Dean a appris l’importance de créer un espace sûr (« safe space »), autorisant entre tous et toutes une communication ouverte. C’était, à son avis, ce que les acteur·trices devaient avoir le réflexe d’installer au sein de leur démarche.

Formation avec Étienne Decroux

Après avoir passé un an à l’école de Marceau, Dean apprend que l’enseignant de ce dernier, Decroux, a sa propre école. Il y étudiera trois heures par jour, six jours par semaine, et ce, pendant deux ans et demi. Il se souvient de sa formation avec Decroux comme « une époque magique[7] » (idem) :

Quand j’allais à l’école de Decroux, c’était un peu comme descendre sous terre. On y trouvait ce genre de taupe / moine / visionnaire pour un nouvel ordre mondial de théâtre. Un personnage très étrange. Plus grand que nature. Sauvage. Un peu fou. Pas très habile socialement peut-être… mais toujours plein d’humour. […] Nous travaillions sur un sol en ciment, vous savez, dans ce drôle de petit studio souterrain doté de petites fenêtres. […] Et quand nous faisions de grands mouvements de bras, nous touchions réellement le plafond. […] Bref, c’était un monastère en quelque sorte. […] Étant le coeur de l’école, Decroux était totalement présent[8]

(idem).

Dean trouve que le mime corporel de Decroux présente de nombreux avantages. Il entraîne le corps à avoir un maximum d’éloquence, même avant d’introduire la voix ou le texte. Le mime corporel est également axé sur le tronc ou le centre du corps plutôt que sur les extrémités, insistant sur le fait que, grâce à l’entraînement, chaque partie du corps devient importante, pas seulement le visage et les mains. Cela bouleverse la hiérarchie traditionnelle du théâtre qui privilégie la tête et le buste, puis exige que les acteur·trices « trichent » continuellement pour garder leurs visages visibles à leur auditoire, devenant potentiellement emprisonné·es dans un corps en deux dimensions. L’appréciation de Decroux pour divers types de corps soutient cette approche atypique : « On ne veut pas tout un orchestre de piccolos! », avait-il l’habitude de dire à sa classe en discutant de certaines formes de danse qui restreignent les débouchés professionnels en raison des exigences de grandeur et du poids des performeur·euses. Dean est également impressionné par l’inspiration que Decroux a puisée non seulement dans la vie humaine, mais aussi dans celle des plantes et des animaux. Decroux cherchait à former le corps de ses étudiant·es pour qu’il soit aussi sensible et réceptif que les antennes d’un escargot, en mesure d’exprimer les chocs et les résonances de ses expériences. Il croyait fermement à la puissance métaphorique du corps humain.

Dean remarquait, durant sa formation, que Decroux était toujours enjoué et fortement engagé dans son enseignement, mais qu’il n’était pas porté à développer une atmosphère de classe non compétitive où règne l’égalité. Son caractère éclatait parfois, et à l’occasion, dans un excès de colère, il renvoyait même de l’école des étudiant·es, laissant les autres quelque peu ébranlé·es et incertain·es de leur propre place dans la formation. Les « improvisations » en classe le vendredi étaient en fait des séances de compétition passionnantes et assez survoltées au cours desquelles les étudiant·es essayaient d’illustrer l’expertise de leur technique. De plus, Dean est d’avis que même si Decroux en était venu à comprendre la perfection abstraite du mime corporel grâce à une évolution naturelle qui l’avait guidé vers des formes souvent sculpturales, ce dernier n’invitait plus ses élèves à participer à ce processus de découverte. Il se concentrait plutôt directement sur le fruit de son travail. Ainsi, d’une certaine manière, les articulations complexes du corps étaient enseignées individuellement, sans référence à l’expérience sensorielle et à l’environnement de chacun·e. Dean estime qu’elles pouvaient même devenir « fixes […] et […] incapables d’accueillir l’émotion ou d’accueillir l’impulsion ou encore d’habiter l’espace[9] » (idem).

Creuser dans les racines du mime corporel

Dean se souvient d’une conversation avec Marceau qui l’a aidé à définir sa propre voie en regard de l’enseignement de Decroux :

Marceau, un jour, lors d’une promenade le long de la rivière, ou de l’océan, m’a dit : « Eh bien, je pense que vous devez vraiment abandonner votre technique, votre sens de la technique [afin de pouvoir aller encore plus loin dans le mime corporel] ». Et […] je voulais lui dire : « Non, je veux l’approfondir. Je veux aller au fond de la technique. Parce que je pense que […] cette technique nous en apprend sur la structure [du corps], sur l’espace, sur l’énergie et sur plein de choses qui m’intéressent »[10]

(idem).

Dean reconnaît que ses propres recherches s’engagent à creuser les techniques que Decroux formulait afin de trouver leur source dans les impulsions naturelles. Il considère alors le mime corporel comme la cinquième phase d’une plus grande progression du mouvement, ce qui l’amène à créer un processus de formation appelé « l’Assimilation du style » (« The Assimilation of Style ») qui oriente les étudiant·es à travers toutes les phases. Pour Dean, la première phase est celle de la personne qui bouge; elle comprend l’ouverture de tous les systèmes du corps, l’élimination du stress et le relâchement des tensions musculaires, l’éveil des sens et la respiration. La deuxième est celle de l’observateur·trice; ici, l’esprit est mis en évidence et la personne en mouvement prend conscience de sa propre capacité à prendre des décisions et à observer des choses en particulier plutôt que des généralités. La troisième appartient aux musicien·nes; « les musicien·nes sont de grand·es communicateur·trices », explique Dean, « parce qu’il·elles font des phrases complètes qui ont un début, un milieu et une fin[11] » (idem). Les parties du corps deviennent à la fois des musiciennes et des instruments en explorant la syntaxe complexe des mouvements. La quatrième évoque notre capacité à laisser une empreinte de notre message dramatique dans l’espace : « Imaginez-vous en train de travailler dans la neige; votre corps chaud sculpterait des canaux extraordinaires[12] » (idem). À cette étape, nous luttons contre l’inconscience avec laquelle nous nous déplaçons généralement, entraînant les sens à remarquer les gestes et à participer à leur déploiement; « la présence de l’artiste est primordiale dans le mouvement[13] » (idem), soutient Dean. Le mime corporel de Decroux est la prochaine phase. Dean explique que pour Decroux, chaque partie du corps est un acteur; toute partie ou combinaison de parties pourrait raviver l’intérêt et raconter l’histoire. Donc, dans la cinquième phase de ce processus cumulatif, Dean suggère qu’« en quelque sorte, nous pourrions sculpter avec nos yeux, […] nous pourrions créer des effets de type staccato avec nos yeux[14] » (idem). Chaque partie du corps peut être une personne en mouvement, un·e observateur·trice, un·e musicien·ne ou un·e sculpteur·trice, donnant à l’artiste « un choix énorme dans toutes les directions de l’espace pour formuler un message dramatique[15] » (idem).

Pour Dean, un des résultats des quarante dernières années de recherche du rapport entre l’espace et le corps est sa conception de la kinésphère. Il emprunte le terme à Rudolph Laban, mais sa conception est plus large, car il voit la kinésphère comme une arène de conscience qui peut se développer pour remplir n’importe quel espace. Ces travaux en cours sur la kinésphère engendrent ainsi une sixième phase. Une fois que l’artiste est un·e mime corporel·le fluide, musical·e et sculptural·e qui respire, détecte et observe, son attention peut se déplacer loin de lui ou d’elle et de son propre corps pour occuper vraiment l’espace environnant et offrir un monde auquel les membres de l’auditoire peuvent participer. Dean pense qu’un·e acteur·trice n’entre pas dans une salle de concert; il·elle la crée.

Dean Fogal explore l’espace connectif. Frederic Wood Theatre, Université de la Colombie-Britannique, Vancouver (Canada), 2018.

Photographie de Chris Randle.

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Connexions

L’espace connectif est au coeur des recherches actuelles de Dean. Il l’a élaboré en fonction des principes qu’il a appris à l’école de Decroux. Il y a, d’une part, l’espace connectif à l’interne, car basé sur des techniques pour aider les artistes à se connecter à leurs propres sens, à leurs propres perceptions et à l’expérience corporelle du mime, et, d’autre part, l’espace connectif à l’externe menant à une expérience partagée entre l’acteur·trice et l’auditoire. Avec son école, le Tooba Physical Theatre Centre, qui intègre le mime corporel à la technique de jeu d’acteur·trice de Grotowski, c’est important pour Dean de fournir un cours hebdomadaire sur la création d’ensemble. Ce cours, faisant vivre aux étudiant·es un processus guidé qui sensibilise aux divergences et aux vulnérabilités soulevées par le travail créatif, est enseigné par Sunita Romeder, qui a une pratique de la psychothérapie par la danse inspirée du Tamalpa Institute d’Anna Halprin. Le groupe demeure ainsi uni au sein d’une atmosphère où s’installe un sentiment de sécurité. Aussi, à Tooba, un tableau des corvées facilite la rotation des tâches de nettoyage et d’entretien entre les étudiant·es. Dean cultive cet esprit de responsabilités mutuelles pour que tous et toutes participent à la création d’un espace propice aux études. Le principe de Decroux selon lequel le corps devrait pouvoir s’exprimer en 360 degrés devient, sous l’accompagnement de Dean, une invitation à former un cercle complet de connexions avec soi-même et avec son environnement : les deux espaces connectifs.

Linda Putnam : le langage du théâtre

Linda aboutit au théâtre en ayant passé par la littérature et par l’écriture, car elle aime la langue; elle dit en plaisantant qu’elle a pris le chemin du théâtre seulement parce qu’elle savait qu’elle ne pouvait pas gagner sa vie en tant que poète. Lors de ses études pour obtenir son diplôme en anglais au Beaver College (maintenant l’Université d’Arcadia), Linda découvre le langage du théâtre physique grâce à sa rencontre avec Catherine Calgary[16], metteure en scène d’Electra pour le Département de théâtre. Catherine insiste sur le port de vêtements souples qui facilitent le mouvement, sur des échauffements et des exercices auxquels l’équipe et la distribution participent pour s’unifier. Linda approfondit le sens de « faire du théâtre » et de « s’investir totalement dans le jeu » à travers les pratiques du théâtre physique que propose Catherine; il s’agit d’un engagement profond avec son corps, avec son imagination et avec tout le groupe. Après avoir terminé son baccalauréat, Linda s’inscrit au tout nouveau programme de maîtrise professionnelle en jeu théâtral à l’Université de New York (NYU). L’audition lui fournit sa première expérience d’évaluation et de correction de son propre travail d’actrice. Linda estime qu’il s’agit là d’une compétence inestimable et durable que la NYU a continué à lui enseigner et qu’elle transmet, à son tour, à ses étudiant·es.

Linda Putnam transmet son travail à son étudiante et collègue Kathleen Weiss. Dorothy Somerset Studio Theatre, Université de la Colombie-Britannique, Vancouver (Canada), 2018.

Photographie de Chris Randle.

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Formation avec Grotowski

Linda fait partie de la première cohorte de maîtrise professionnelle en jeu théâtral à NYU et c’est au cours de cette formation en 1967 qu’elle rencontre Grotowski :

Et ensuite, je suis entrée dans le groupe de Grotowski! Il y régnait un silence absolu pendant environ huit semaines, […] on était en silence un tiers du temps! Et cet incroyable « discours » physique. Vous savez, j’avais étudié le mime, […] deux années de mime, mais cela n’avait rien de comparable à ce que l’approche physique de Grotowski m’a fait. J’y suis allée et j’étais, pour la première fois, CHEZ MOI![17]

(Putnam, entrevue du 21 juillet 2018.)

Linda explique que, pour elle, les travaux de Grotowski sont le chaînon manquant dont les acteur·trices ont besoin afin de créer le physique d’un personnage hors duquel les lignes de texte émergeraient. Dans le cadre de sa formation avec Grotowski, elle comprend enfin que le jeu théâtral inclut vraiment deux formes d’art : celle de la littérature – de l’analyse et de la compréhension du texte – et celle du personnage qui, nécessairement, est enracinée dans le corps. Linda compare le besoin de l’artiste de découvrir la corporéité d’un personnage avant de réciter son texte à celui d’un enfant qui apprend à marcher avant de parler. « Grotowski nous enseignait à comprendre comment un personnage fonctionne physiquement[18] » (idem), dit-elle. En tant que sportive de nature, Linda s’est habituée à la rigueur de la formation dès le premier jour, mais tout le monde ne l’a pas surmontée de façon égale : « Je respectais [Grotowski] énormément, pourtant […] ses méthodes d’enseignement étaient vigoureuses et fermes[19] » (idem). Linda explique que les exercices douloureux et souvent humiliants qui composent l’ensemble de ses propositions sont conçus pour encourager les étudiant·es à confronter et à éliminer leurs traits de personnalité dominants. Ce processus, quoique nécessaire pour atteindre la neutralité sous-jacente à la conception d’un personnage, amène quelques élèves à entrer dans des états extrêmement vulnérables desquels il·elles ne peuvent pas facilement se remettre. Parfois, Linda sent que Grotowski utilise ce processus d’une façon presque darwinienne pour que des gens abandonnent le travail. Elle reconnaît que, pour répondre aux objectifs des travaux de Grotowski, la classe doit respecter des méthodes rigoureuses et y survivre. Mais Linda découvre, en regardant ses camarades, que les exercices sont aussi débilitants pour certain·es qu’ils sont libérateurs pour d’autres. Bien qu’elle apprécie beaucoup le contenu des cours de Grotowski, elle se trouve dans l’impossibilité d’enseigner dans le même style ferme que lui lorsqu’elle commence elle-même à transmettre une approche semblable[20].

Poète du processus

Avec Stephen Wangh, qui a aussi étudié à la NYU avec Grotowski, Linda fonde la Reality Theatre School. « Quand nous avons commencé l’école », se souvient Linda, « nous étions déterminé·es à […] donner non seulement une formation rigoureuse en jeu d’acteur·trice, mais également à aider les élèves à développer des ressources émotionnelles solides afin de gérer personnellement ce qu’il·elles vivaient en faisant le travail[21] » (idem). Linda cite souvent « le principe des principes » qui provient des travaux de Grotowski : « Rien ne me protège d’avoir à faire face à moi-même[22] » (idem). En consentant à l’honnêteté (parfois décapante) de cette affirmation, Linda maintient toutefois l’objectif de ne jamais perdre un·e artiste. Puisque les artistes sont peu nombreux·euses et qu’il·elles font preuve de courage, il est préférable d’adapter le travail à chacun·e au lieu de perdre quelqu’un·e pour préserver la pureté de la technique. Linda est également profondément influencée par The Bridge Company, un théâtre composé de six membres de l’Association of Retarded Citizens (ARC) et six membres de la communauté théâtrale. The Bridge Company était un théâtre qui célébrait la capacité des artistes en situation de handicap. « En travaillant avec ces acteur·trices », avance Linda, « j’ai ressenti un respect renouvelé et peut-être nouveau pour les techniques que Grotowski avait développées, pouvant être adaptées pour que toute personne, indépendamment de sa capacité physique ou mentale, ait accès à l’imagerie et à l’expression[23] » (idem).

Linda souligne cependant qu’elle n’est pas une puriste de Grotowski, ayant introduit des éléments pédagogiques provenant des Soufis, du théâtre politique et de ses enseignant·es. Elle adapte, interprète et met en mots le travail de Grotowski alors qu’elle l’a appris essentiellement dans le silence. Aux exercices plastiques et corporels élaborés par la compagnie de Grotowski, Linda ajoute des « moments de repos (postures) » (« breathers (stances) ») pour permettre aux personnes blessées de rester dans la pratique physique. Elle a approfondi davantage l’action de s’« accroupir » (« hunkering ») recommandée par Grotowski afin que les acteur·trices puissent avoir un temps de réflexion après une répétition. L’objectif principal de Linda est articulé autour de la formation des personnes pour qu’elles soient responsables de leur propre processus; pour qu’elles apprennent à connaître leur imagination, leur corps, leurs blocages et leurs traumatismes. À partir de cette connaissance de soi et de l’humilité qu’elle suscite, ces personnes peuvent travailler de manière productive et avec assurance en vue d’accroître leur capacité d’empathie, de compassion et d’expression. La façon classique d’enseigner le théâtre, explique Linda,

est de déshabiller les gens [métaphoriquement], de les critiquer jusqu’à ce qu’ils soient neutralisés. Et ensuite, de les reconstruire; [traditionnellement, c’est] la responsabilité de l’enseignant·e. Je pense qu’il ne m’appartient pas de vous déshabiller. En réalité, je pense qu’il est de mon devoir de ne pas vous déshabiller, mais de vous enseigner comment vous déshabiller, puis, si c’est nécessaire, de vous assister pendant que vous le faites[24]

(idem).

Depuis 1982, Linda a donné son cours à Vancouver au moins vingt-neuf fois, accueillie entre autres par Penelope Stella, Jennifer Mascall et Kathleen Weiss, qui ont intégré ensuite ses enseignements dans leurs propres pratiques.

Kathleen Weiss : des outils pour raconter l’histoire

Depuis son enfance, Kathleen a une passion pour la création et pour la narration d’histoires. Elle n’est pas satisfaite par la formation théâtrale basée seulement sur l’étude d’un rôle à la fois, et cherche toujours des outils / méthodes applicables à tous les rôles. À l’Université du Nouveau-Mexique (UNM), Kathleen est marquée surtout par Gustavo Maha, un metteur en scène de New York, qui présente à ses étudiant·es une approche physique du théâtre où il·elles doivent porter des vêtements de travail neutres : « Il ne s’agissait pas simplement d’apprendre à jouer, mais il s’agissait également de changer notre façon de penser et de respirer ainsi que notre façon de voir les choses, les différents types d’expression[25] » (Weiss, entrevue du 22 juillet 2018). Dans le programme de formation de l’American Conservatory Theater (ACT), Kathleen apprécie le temps qu’elle passe auprès de Robert Benedetti qui a également une façon de travailler très physique, aux outils nombreux. Liz Huddle est la première femme metteure en scène que Kathleen n’ait jamais rencontrée, et grâce à son influence, elle change de direction vers metteure en scène plutôt qu’actrice. La mise en scène offre une palette plus large en termes de narration des histoires. Kathleen s’inscrit alors à l’école des études supérieures de théâtre de l’UBC, où elle devient directrice adjointe aux metteur·es en scène internationaux·ales au Vancouver Playhouse. Grâce à son association avec Tamahnous Theatre, elle participe à l’atelier d’Andre Gregory et de Joseph Chaikin. Kathleen enseignait au programme de théâtre de l’Université de Simon Fraser (SFU) quand elle a rencontré Linda.

Kathleen Weiss partage sa passion de découvrir des outils qui aident les acteur·trices à raconter des histoires percutantes sur scène. Dorothy Somerset Studio Theatre, Université de la Colombie-Britannique, Vancouver (Canada), 2018.

Photographie de Chris Randle.

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Formation avec Linda Putnam

« Je me rappelle la première journée dans la classe de Linda », se souvient Kathleen, « je ne comprenais rien à ce qu’elle disait, mais […] j’aimais tout ce qu’elle disait[26] » (idem). Elle poursuit :

C’était comme si elle parlait en vers, comme si elle enseignait le jeu théâtral par la poésie. […] Au début, elle disait simplement quelque chose et vous ne saviez pas exactement ce que cela signifiait, mais vous saviez que c’était bien important. Elle me disait toujours : « tu travailles dans un corps idéal ». Et j’ai longtemps cru que c’était bien. Ensuite, après un certain temps, j’ai commencé à comprendre que je ne travaillais pas dans le corps que j’avais, que je travaillais dans un corps que j’aurais aimé avoir, ce corps idéal donc, et cela m’a aidée à comprendre ceci : je me suis toujours [blessée] chaque fois que je suivais […] n’importe quel type de cours physique. […] J’ai compris, en travaillant avec Linda, que c’était parce que je travaillais toujours dans un corps idéal, et non dans le mien[27]

(idem).

Pour Kathleen, l’enseignement de Linda rassemble toutes les précieuses techniques théâtrales qu’elle a déjà acquises ainsi que les choses qu’elle connaît par instinct, ce qui lui donne un sentiment de « cohérence et de plénitude[28] » (idem). Pendant dix ans, Kathleen poursuit sa formation avec Linda, qu’elle qualifie comme étant « la meilleure enseignante avec laquelle [elle a] travaillé[29] » (idem). Elle explique :

Beaucoup d’outils se répètent, vous savez, il y a plein de choses comme la méthode Viewpoints qui, à mon avis, est incroyable. Il n’y a rien dans cette méthode que je n’avais pas appris de quelqu’un·e d’autre en cours de route. [Mais] ces éléments ont été regroupés intelligemment par Anne Bogart et de manière à ce qu’ils soient utiles. Cependant, […] je pense que ce qui était pour moi le plus étonnant au sujet des travaux de Linda, c’est que, maintes fois, j’y ai croisé certaines choses dont je n’avais jamais entendu parler. Elles n’avaient jamais été enseignées dans une situation de théâtre dans laquelle je m’étais trouvée[30]

(idem).

Pour Kathleen, la méthode d’enseignement de Linda permet aux acteur·trices d’avoir accès à toute leur créativité intrinsèque et de lui donner une forme. Linda aborde également les aspects pratiques relatifs à la manière d’être un·e artiste de travail qui jouit d’une vie personnelle saine, ce que Kathleen trouve valorisant. Elle donne l’exemple de la posture accroupie développée par Linda, technique évoquée ci-haut, et qui devient un outil autodidacte, non plus uniquement mis au service du jeu théâtral : « C’est un outil de vie incroyable qui vous permet de mieux maîtriser votre propre travail […] et en quelque sorte de vous retirer des innombrables couches de jugement qui vous assaillent[31] » (idem).

Alchimiste de l’imagerie

La vocation première de Kathleen est la mise en scène, et son don particulier est de représenter des images sur le plateau qui convoquent à la fois un sens littéral, une essence métaphorique et une vérité archétypale. En tant que directrice artistique du Tamahnous Theatre, elle met en scène Haunted House Hamlet qui présente des trames concurrentes que les membres de l’auditoire peuvent suivre, en se promenant dans la « maison hantée » comme bon leur semble. En raison de son intérêt pour la mise en scène, Kathleen cherche, comme enseignante, à donner aux artistes des outils qu’il·elles peuvent mobilisés directement lors des répétitions et des performances. Si Linda a adapté les travaux de Grotowski aux acteur·trices nord-américain·es, Kathleen a adapté les enseignements de Linda pour qu’ils soient rivés tout entier vers la performance, les résumant au besoin pour qu’ils conviennent aux délais serrés de la plupart des productions théâtrales professionnelles. Sa méthode d’enseignement et de mise en scène suscite toujours une très grande participation des artistes puisqu’elle sait que le jeu d’acteur·trice le plus engagé se produit lorsque les artistes découvrent leurs propres liens avec la matière plutôt que lorsqu’on leur dit quoi faire. Elle est passionnée de théâtre imagé, qui ne s’arrête pas à son sens propre; pour elle, ce type de travail convoque notre côté humain avec la plus grande complexité. Mais tous les styles de théâtre peuvent avoir de la profondeur. Kathleen parle du jeu théâtral comme d’une sorte de gradateur : si les artistes peuvent connaître diverses intensités de jeu, se déplaçant du niveau 1 (jeu très intériorisé) au niveau 10 (expression pleinement assumée), alors il·elles peuvent performer avec authenticité n’importe quel style. Pour Kathleen, la formation physique est essentielle à cet effort; elle renvoie à la croyance de Peter Brook selon laquelle « chaque acteur·trice peut mentir facilement avec le texte, mais dès qu’il·elle se trouve à devoir investir une forme physique quelconque, il·elle ne peut plus mentir[32] » (idem). Le don de Kathleen se situe dans l’enseignement des techniques pratiques qui permettent au théâtre physique de se concrétiser et de se réaliser en racontant des histoires en trois dimensions, avec toutes les nuances que des imaginations incarnées peuvent créer.

David MacMurray Smith : médecin par le théâtre

C’est durant ses études universitaires en médecine que David MacMurray Smith décide de quitter ce domaine, qu’il convoitait pourtant depuis son tout jeune âge, pour suivre plusieurs formations supérieures en danse et en théâtre. Après avoir oeuvré dans le milieu professionnel de la danse, il doit malheureusement mettre fin à sa carrière en raison de blessures. Il s’oriente vers une formation de Lecoq au Mime Unlimited, donnée par Ron East à Toronto, puis il poursuit pendant quatre années des cours en mime corporel à l’École du mime corporel du Quat’Sous avec Jean Asselin et Denise Boulanger, des ancien·nes assistant·es de Decroux. Il prend également part à une formation de clown avec Richard Pochinko. David est en parfaite harmonie avec l’attitude positive et les intentions bienveillantes de Pochinko, qui consistent à aider les gens à se libérer des restrictions entravant le flux de leur propre esprit créatif unique. David se rend compte que son attention ne se porte pas principalement vers le théâtre ou l’art en soi, mais plutôt vers « l’être humain qui est la source de l’art, et vers la transformation et la conscience qui émergent en lui par sa participation à la démarche artistique[33] » (MacMurray Smith, entrevue du 6 juillet 2018). Après avoir conçu un programme d’études et avoir donné des cours du nouveau programme biennal de musique et de théâtre au Banff Centre, David est habité par cette question de morale sociale dans les arts d’interprétation. Il décide alors d’étudier avec Linda pendant un an à son école, appelée à cette époque Foolscap.

Principales influences

Après avoir avancé auprès de Linda, David explique comment tous les différents chemins empruntés lors des formations qu’il a suivies semblent enfin converger. Pour David, les travaux de Linda, le mime corporel de Decroux et la pratique clownesque de Pochinko deviennent des influences principales, et ce, même si le clown ne constituait que le cadre général de ses recherches personnelles, notamment lorsqu’il a fondé son propre studio, Fantastic Space Enterprises, en 1995. Un autre champ d’études est à la base de la démarche de David. En effet, la méthode élaborée par Elaine Summers, soit la conscience cinétique (« Kinetic Awareness »), l’inspire à conduire ses propres recherches de mouvement. Cette conscience du corps l’amène à explorer le territoire de la bioénergie et à approfondir l’étude somatique que proposent Wilhelm Reich et Alexander Lowen. « Je découvrais la nature puissante du langage du corps humain qui détecte et gère la charge et la décharge d’énergie à travers ses impulsions physiques[34] » (idem). Lorsqu’il apprend avec Linda, il trouve que son langage, qui entoure la nature des impulsions et des continuités de mouvement, et son étude, qui s’apparente à une « rivière » propice à l’exploration, concordent parfaitement avec ce qu’il a découvert dans ses propres recherches, puisque les deux artistes se concentrent sur le fondement physiologique des impulsions. Appréciant l’affirmation de Decroux selon laquelle le corps pense et n’est pas simplement la marionnette de l’intellect, David entreprend sa propre étude du « corps pensant » (« thinking body ») ou du « mental sens-ationnel » (« sense-ational mind ») en ayant recours à ce qu’il appelle la « biocinétique » (« bio-kinetics »). Il s’agit d’un élément fondamental de la pratique et de l’exploration qu’il intègre dans tout son enseignement.

David MacMurray Smith explore la fluidité des impulsions. Frederic Wood Theatre, Université de la Colombie-Britannique, Vancouver (Canada), 2018.

Photographie de Chris Randle.

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Maître de piste de l’impulsion

David a élaboré le concept du « maître de piste[35] » (« ringmaster »), c’est-à-dire la part psychologique en soi qui comprend et qui gère l’arène de jeu où nous sommes et les paramètres de performance qui s’y trouvent[36]. Notre maître de piste nous apprend comment garder notre rôle d’acteur·trice autoresponsable et en harmonie avec les paramètres, assurant également la transition entre la sortie et l’entrée d’une arène à une autre. La santé et la sécurité psychologiques sont très importantes dans les travaux de David : il s’efforce d’enseigner comment entamer nos propres réflexions, en vue de nous libérer des jugements intériorisés et des actes malsains de manipulation provenant de l’extérieur. Il explique que sa conception de la biocinétique nous exerce à « augmenter la vitesse de [notre] conscience pour suivre le rythme de [notre] nature réactionnaire fondamentale[37] » (idem); autrement dit, notre rythme cognitif augmente afin d’être en mesure de suivre plus rapidement nos pulsions. Pour « permettre et faciliter corporellement une fluidité des impulsions[38] » (idem), David a créé un système de jeu de balles en groupe qui favorise une sensibilité collective. Le groupe fait circuler les grandes balles en traçant des schémas de plus en plus complexes et en suivant une cadence de plus en plus élevée; les balles représentent les impulsions que les acteur·trices apprennent à reconnaître, à recevoir et à exprimer.

David déplore ce qu’il appelle la « nature colonialiste » de nombreux programmes de formation qui, cumulant des techniques seulement pour qu’apparaisse la mention attrayante des travaux de Suzuki ou de la méthode Viewpoints par exemple, accordent peu de soutien aux étudiant·es qui souhaitent assimiler ces matières vastes. L’assimilation de chaque technique est un processus long et complexe qui exige patience, pratique et persévérance : « Honnêtement, je ne crois pas que le savoir est le savoir tant qu’il n’est pas intégré dans le corps[39] » (idem). David explique que l’apprentissage de ces savoirs, qui passent par le corps, prend du temps parce qu’il demande que nous nous rencontrions où nous sommes et que nous prenions conscience de notre rôle dans notre propre évolution artistique. David s’intéresse à la formation d’artistes qui peuvent faire beaucoup plus que « tenir un pistolet, être en colère et s’apitoyer[40] » (idem); ces compétences sur lesquelles ses collègues blaguaient de manière sarcastique sont les seules qui semblent être rémunérées par l’industrie du jeu théâtral.

De 2002 à 2015, David travaille à titre de formateur pour Full Circle: First Nations Performance[41]. La fondatrice et directrice générale artistique de Full Circle, Margo Kane, décrit David comme « une vraie âme soeur[42] ». Elle explique qu’ensemble, il·elles « ont élaboré un programme de formation qui ne visait pas à former des gens pour le théâtre, mais qui s’adressait aux artistes qui s’étaient présenté·es au cercle et qui étaient là pour trouver leur propre façon de s’exprimer[43] » (Kane, 2019). Dans sa formation de clown, David accueille les acteur·trices et les non-acteur·trices de la même façon, car son centre d’intérêt se situe dans chaque apprenant·e et sa volonté de trouver une plus grande liberté ainsi qu’un plus grand choix d’expressions découle des organismes humains en présence.

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Des évolutions pédagogiques importantes à partir de Decroux et de Grotowski ont eu lieu dans l’Ouest canadien pendant les quatre décennies de recherche et d’enseignement qu’ont entreprises Dean Fogal, Linda Putnam, Kathleen Weiss et David MacMurray Smith. Aux mains de ces artistes nord-américain·es, ces deux traditions du « théâtre pauvre » d’Europe sont devenues des pratiques axées principalement sur l’autonomie et le bien-être psychologique des acteur·trices, sur le développement d’un sentiment profond d’unité et sur le respect envers l’espace, condition essentielle pour assurer une connexion à celui-ci et rendre possible le travail. Il s’agit là de valeurs et de techniques compatibles à celles que poursuivent des artistes autochtones oeuvrant à la création d’une pratique théâtrale décolonisée. Dean croit que les acteur·trices devraient jouir d’une grande liberté. Appartenant à l’espace dans lequel il·elles se trouvent, il·elles peuvent le transformer en un lieu sécuritaire et propice au bien-être psychologique et émotionnel. À travers son travail, Dean cherchait à découvrir et à définir un lien progressif et naturel qui guiderait l’artiste vers une compréhension physique du jeu et, implicitement, vers la faculté d’accomplir toute expression sur scène. Lorsque nous travaillons étape par étape, nos corps peuvent conserver leur authenticité, peu importe l’étendue du style à réaliser. Linda, quant à elle, enseigne à faire honneur à l’artiste puisqu’elle apporte la terminologie nécessaire pour nous faire comprendre les processus dont nous avons besoin afin de rester maître de notre propre bien-être lorsque nous développons une autonomie créative : la capacité d’être honnête envers soi-même, de faire face continuellement à nos propres dérobades et à notre résistance, et de suivre nos propres progrès. Kathleen nous rappelle que l’autonomisation s’acquiert dans la formation physique et la performance qui, elle, vient des sources internes; les acteur·trices qui sont profondément engagé·es dans leur travail ne sont pas les pions de leur directeur·trice artistique. Le physique permet d’atteindre l’imagination, la connexion, le jeu, la métaphore, le style, le pouvoir enraciné dans la connaissance de soi-même, et finalement, l’authenticité sur scène. David sait comment libérer les impulsions dans son corps, donnant aux artistes des moyens tangibles pour se libérer, à leur tour, de leurs habitudes immuables et pour ressentir l’emprise qui naît du fait d’entrer dans une arène où circulent de joyeux échanges. L’auditoire devient un partenaire capable d’une compréhension approfondie instantanée, un camarade de jeu aux intelligences multiples.

Les mots « training » en anglais ou « formation » en français sont assez troublants en ce qu’ils évoquent la répétition au sens strict et la manipulation externe. La formation de la « vieille école » peut être néfaste et avoir une approche coloniale en retirant à l’étudiant·e sa subjectivité, parce qu’il·elle cède alors le pouvoir et l’autorité à son·sa maître, et ce, au détriment de son propre instinct ou de sa propre expérience. Les quatre enseignant·es chevronné·es dont il a ici été question, participant des lignées créatives de Decroux et de Grotowski, offrent une formation qui vise une libération et une recherche physique menant à une meilleure connaissance de soi, par le biais d’ateliers bienveillants et respectueux où des acteur·trices explorateur·trices s’engagent audacieusement avec un auditoire. Je suis plus reconnaissante que je ne saurais le dire pour les enseignements de Dean, de Linda, de Kathleen et de David qui m’ont montré que la créativité la plus riche, la plus vigoureuse et la plus durable provient toujours d’un lieu de bien-être et de connexion.