Article body

Copies des étudiant·es.

Photographie d’Emily Lombi.

-> See the list of figures

Alors qu’à l’université les filières arts du spectacle mention théâtre[1] accueillent chaque année un nombre important d’étudiant·es, la majorité d’entre eux et elles semble vouloir devenir acteur·trice. Cette idée n’est pas corroborée par des chiffres à valeur de statistiques; elle découle d’un constat issu de discussions avec des élèves au cours de deux années d’enseignement en études théâtrales au sein de l’Université Bordeaux Montaigne[2]. Ce constat n’est pas sans ouvrir une porte derrière laquelle s’entremêlent une série d’interrogations. Parmi elles, la première, et la plus évidente à notre sens, concerne les motivations liées à ce choix. Autrement dit, pourquoi se destiner à cette profession? Certes, la question peut être posée à toute personne décidée à embrasser cette carrière à n’importe quel moment de sa vie et selon n’importe quel protocole (universités, écoles privées ou publiques[3], conservatoires). Pourtant, elle retient particulièrement notre attention dans la mesure où elle s’adresse ici à un public composé (sauf exception) de personnes fraîchement diplômées du baccalauréat et entrant dans ce que nous pourrions appeler « l’âge de la transition », une période au cours de laquelle l’individu est poussé à faire un choix déterminant quant à son orientation professionnelle. Cette période paraît d’autant plus charnière qu’elle est aussi celle où les contours de l’identité personnelle s’affirment à mesure que ceux de l’identité professionnelle commencent à voir le jour. Dès lors, la volonté d’être acteur·trice peut être examinée à la lumière de ce moment qui touche à la construction de soi : cette ambition d’être un·e autre prend-elle un sens particulier à l’âge de la transition? Nul doute que, pour le découvrir, il faudrait accéder à la part invisible et complexe des individus concernés et cheminer dans les souterrains de leur parcours personnel. Si tel n’est pas notre objectif, nous tenterons néanmoins d’apporter des éléments de réponse à travers les témoignages d’étudiant·es s’étant confronté·es à la question plus large : « Pour vous, qu’est-ce qu’être acteur·trice? » Qu’il s’agisse de Benjamin, de Lorène, de Thibault, etc., ces étudiant·es[4] étaient tous et toutes en première année de licence théâtre lorsqu’il·elles se sont prêté·es à cet exercice imposé en début d’année scolaire dans le cadre du cours de méthodologie[5] dont j’étais responsable en 2016, puis en 2017. D’une certaine manière, cette démarche n’est pas sans rappeler celle de Vsevolod Meyerhold qui demandait à chaque nouveau membre de son école-laboratoire, le Studio de la rue Borodine (1913-1917), d’établir une sorte de curriculum vitae où devait être précisée leur « conception du théâtre », si bien que le metteur en scène russe pouvait ainsi cerner leur jeu et « avec justesse, deviner les caprices les plus subtils de l’acteur en train de créer sur l’espace scénique » (Meyerhold, 2001 : 257). Concernant les textes publiés ici, l’idée n’était pas de chercher à mieux connaître les étudiant·es pour mieux les faire jouer, ni même de lire entre les lignes de leur vie, mais bien de tester leur niveau à l’écrit à partir de ce sujet proche d’eux et elles, c’est-à-dire directement en lien avec leur intention d’être acteur·trice, comme il·elles ont pu l’exprimer après un bref tour de table. Et pour ceux et celles qui envisageaient une autre voie, il suffisait d’adapter la question « pour vous, qu’est-ce qu’être… » en y mentionnant le métier qu’il·elles visaient. Notons qu’il·elles n’étaient pas majoritaires, puisqu’il·elles représentaient moins d’un tiers du groupe et disaient vouloir être metteur·e en scène, art-thérapeute, costumier·ère, voire même spectateur·trice, plus atypique ou poétique. Tout en ayant donc la valeur d’une évaluation de la maîtrise de la langue et de l’expression, l’exercice servait également, en retour, à les guider dans leurs doutes, leurs interrogations, ce qui est la première mission du ou de la pédagogue : transmettre la connaissance et l’expérience pour éclairer le chemin de l’élève. Ce désir de transmission est au coeur du projet de publier les écrits d’étudiant·es[6] qui ont accepté de les confier et de se confier, contre toute attente. Aussi, loin d’être une critique analytique du fruit de leur travail, cette présentation a pour ambition de montrer combien l’exercice a soulevé des enjeux que nous discuterons à travers la « mise en dialogue » des témoignages choisis, lesquels, nous l’espérons, éveilleront peut-être l’intérêt des lecteur·trices. Ces écrits résonneront peut-être à l’oreille d’une personne voulant se diriger dans cette voie ou étant en passe de le faire. Elle se reconnaîtra peut-être dans les incertitudes des un·es, les fulgurances des autres, ou tout simplement dans cette difficulté de l’énonciation face à un métier espéré, fantasmé ou parfois idéalisé. Mieux encore, elle sera peut-être amenée à se poser la même question relative au « pourquoi », tout en envisageant celle du « comment », sur laquelle nous reviendrons en nous interrogeant sur le choix du parcours universitaire fait par ces étudiant·es pour réaliser leur désir d’être acteur·trice.

Récit de soi et du commencement

Face au sujet à traiter – « pour vous, qu’est-ce qu’être acteur·trice? » –, les étudiant·es avaient pour consigne d’y répondre à l’écrit, de manière structurée, en optant pour une approche liée à leur parcours personnel ou à leur vision du théâtre et de l’acteur·trice. Force est de constater que la plupart ont choisi la première option, à l’exemple de Youness :

Pour moi, être acteur est la seule chose que je pourrai faire dans ma vie pour plusieurs raisons que je n’ai conscientisées qu’au lycée. La première est que c’est la plus belle découverte de ma vie. Mes parents ont toujours été au chômage depuis ma naissance et rien, là où nous vivions, ne pouvait m’y prédisposer ou m’y diriger. C’est lors d’un récital de poésie, avec tous les parents d’élèves en guise de public, que ma maîtresse m’a conseillé d’en faire, ce que j’ai fait en arrivant au collège. Dès mes premiers cours, j’avais déjà l’impression d’être coupé du monde, d’être quelqu’un d’autre, de m’oublier! À la fin de l’année, nous devions jouer une pièce nommée Le petit pot de confiture. Je voulais jouer Guignol, le bouffon de la pièce et l’un des personnages principaux, j’ai été ce rôle, nous avons répété et nous avons joué notre pièce dans la cour. Le lendemain, j’étais assis, tout seul, et je regardais une [élève de] troisième embrasser son petit ami. Je l’ai trouvé très jolie, mais je ne lui ai jamais exprimé cette attirance, car elle ne m’avait jamais remarqué. Ce jour-là, elle m’a regardé, m’a souri et m’a dit : « tu te débrouilles bien en théâtre! » Cette simple phrase m’a retourné et a donné un sens à ce que je faisais, ce qui m’amène à ma deuxième raison. J’avais enfin trouvé quelque chose dans lequel je me sentais bon et c’était pour moi une obligation de continuer dedans. J’étais mauvais à l’école, en sport, mes relations avec les autres se concluaient par un échec, mais là je prenais plaisir à faire quelque chose qui faisait sourire les gens. Enfin, une dernière raison entre en jeu et elle est beaucoup plus simple : mes parents ont toujours été au chômage, donc je ne peux pas faire pire qu’eux. Je préfère courir après ce rêve dans l’espoir de l’attraper, car il me fait passer par des lieux, des personnes, des événements qui me donnent du baume au coeur et je suis très têtu, j’arriverai toujours à me relever

(Youness, texte écrit au début de l’année scolaire 2016-2017).

Caroline a également choisi d’évoquer ses motivations profondes en lien avec son histoire personnelle :

J’ai toujours été fascinée par la scène, le monde du spectacle. Ce monde, quand j’étais petite, je le voyais comme féérique, mais, surtout, inaccessible; comme s’il était interdit pour moi. Mon rêve d’artiste, il commence très tôt : à peine cinq ans, je veux danser. C’est en assistant à un spectacle de danse, où les danseuses sont habillées en bleu, que le déclic se produit : « Maman, je veux être une grande bleue ». Je commence alors la danse, je n’arrêterai jamais. Cette discipline m’aide à extérioriser, à me sentir à ma place. En effet, j’ai toujours eu le sentiment de ne pas avoir ma place dans ce monde, dans la société, peut-être parce que je trouvais les personnes pas assez matures (j’ai sauté une classe). Communiquer avec les personnes de mon âge était une épreuve presque insurmontable alors que converser avec des adultes me passionnait. Mes parents ont mis longtemps à comprendre pourquoi leur petite fille était comme ça. C’est grâce à eux et à leur amour que je peux dire, aujourd’hui, que je suis enfin heureuse et épanouie après des années de vie dans le noir. L’adolescence a constitué la partie la plus noire que j’ai connue jusqu’à aujourd’hui. Enfant, j’étais anxieuse, très anxieuse même. Je rentre au collège et puis tout se détraque. Je n’y arrive pas : je n’arrive pas à m’intégrer, je n’aime pas les cours, je m’ennuie, je ne supporte personne et je veux juste être chez moi. Les années lycée sont terribles, je ne souris même plus et pendant tout ce temps, la seule chose qui me maintient, qui me permet de me lever chaque matin, c’est la danse, la musique. Je joue un rôle tous les jours au lycée, il faut que personne ne voie ce qu’il se passe dans ma vie. Ma seule échappatoire, ma seule bouffée d’oxygène, c’est l’art. N’ayant jamais connu mon grand-père paternel, qui est le seul membre de ma famille qui était quelqu’un de bien (à part mes parents et ma soeur), je vis encore plus mal cette période. Pendant des années, j’ai voulu le rejoindre, je l’ai tenté, en vain… J’ai commencé le théâtre il y a seulement un an et pourtant je sais, je sens que c’est là que je dois être. J’ai, enfin, la sensation d’avoir trouvé ma place. […] L’art m’a sauvée, je le sais. Alors, si moi aussi je peux aider dans la survie de quelqu’un, je considérai ma mission sur cette petite planète comme réussie. Et même si ce n’est qu’à travers les yeux de mes parents que je suis vue comme une artiste, cela m’est bien égal : le simple fait de savoir qu’il y a des personnes qui y croient et me voient réellement comme ça m’aide à croire, qu’un jour, j’espère, tous ceux et celles qui me connaissent me verront ainsi. On dit qu’il faut toujours viser la lune parce que, même si on la rate, on atterrit dans les étoiles. C’est aujourd’hui, avec des étoiles plein les yeux, que j’intègre cette licence, depuis la terre; en espérant qu’un jour je pourrai vivre mon rêve depuis les étoiles

(Caroline, texte écrit au début de l’année scolaire 2017-2018).

À l’instar de Youness et de Caroline, nombreux·euses sont ceux et celles qui ont raconté cet événement fondateur relatif au « début », à l’élément déclencheur, démarche qui participe « à la constitution de l’identité de l’artiste », pour reprendre les mots de Georges Banu (1999 : 14). Se raconter donne en effet la possibilité de relever les liens logiques entre les événements de son expérience, c’est-à-dire la possibilité de structurer son itinéraire dont le point de départ, ayant agi telle une étincelle, est rappelé de manière à devenir, en quelque sorte, le récit étiologique du parcours, comme le donne à penser Lorène :

Il y a un an, j’ai mis les pieds en terre étrangère, à la lisière entre trois frontières qui n’avaient pas de barrières. Au bout du monde, au bout de rien, au bout d’un tout, je regardais au loin et je ne comprenais plus les délimitations, les lignes, les grilles. Un mirage, l’horizon et des échos. J’ai atterri dans ce pays, ce petit pays de pêche et de bière, de passion et de rêve, de rêve et d’ambition. Moi j’arrivais, un trop gros bagage de peur et de terreur, d’idées en désordre, d’idées conçues à coups de marteau usé. J’étais petite encore, je le suis toujours d’ailleurs depuis que je suis descendue de ma perche, depuis que j’ai remis les pieds sur terre. Depuis que je rêve moins. Là-bas, c’est possible, tout est possible, parce que les gens y croient, la détermination remplit les âmes. Mais surtout vous, vous y croyiez, avec vos rêves improbables, vos plans sur la comète, vos avions en carton, vos échasses en bois, vos hommes de papier mâché et je n’y comprenais rien, mais je sentais une flamme grandir en moi. Puis j’ai pris quatre-vingt-dix centimètres, ça fait haut, ce n’est pas rien, quatre-vingt-dix centimètres et j’ai vu le monde, j’ai vu le monde d’un autre angle, d’une autre perspective, je l’ai senti émaner au fond de mes entrailles, je tenais sur quatre-vingt-dix centimètres, vous m’aviez fait grandir avec deux bouts de bois, je me sentais [prête] à changer le monde avec mes petites mains, avec ma petite tête. Je tenais debout, la tête dans les nuages, les pieds en l’air. Il en faut peu, finalement, pour rêver, oui, il en faut peu. Première leçon. Dans ce monde, on parle breton, espagnol et français et même un langage intangible, celui de la volonté sans fin, de la volonté toujours naissante. Je sais même où elle se cache, au fond des coeurs. J’ai posé ma barque chez vous, Strollad La Obra, le temps d’un voyage, et j’ai appris toute une vie. Quand je suis arrivée chez vous, dans votre petite association, je ne croyais pas en moi. Il y avait trop de chemins pour savoir où je voulais aller, je m’étais perdue dans la forêt de ma vie. Et grande comme tu étais, tu m’as dit qu’il suffisait de le vouloir, qu’il fallait foncer, porter la voix, ne pas reculer. Parce que toi, tu savais ce que tu voulais et tu l’as modelé de tes propres doigts, tes ongles en seraient tombés, tu aurais continué. D’arrache-pied, d’arrache-peau, d’arrache-tête, tous les jours tu redonnais de l’espoir à des gens qui n’en avaient plus et nous, nous t’aidions pour cela et nous nous nourrissions en même temps. Tu voulais casser les frontières, mélanger le monde. Faire du théâtre un moyen de transformation de soi, de l’univers et tu y arrivais, parce que tu y croyais. Tu voulais redonner la voix à ceux et celles qui croyaient qu’il·elles étaient devenu·es muet·tes, alors qu’il·elles portaient au fond d’eux et d’elles les plus belles paroles du monde. Tu entendais tout cela, les oreilles comme un entonnoir. Tu étais passionnée, et je pense que c’est ça qui t’a tuée. Tu ne t’arrêtais jamais, mais ton coeur a décidé de le faire, il t’a lâchée, le lâche, il n’était pas à ta hauteur, il y en avait trop là-dedans. Le théâtre a perdu une mère, une porteuse d’inspiration. Je n’ai pas pleuré le jour de la cérémonie, je ne voulais pas, j’ai ravalé mes larmes jusqu’à m’en dessécher la gorge. Je ne me sentais pas assez proche de toi pour avoir le droit de pleurer. Cependant, me voilà face à cet exercice qui me rappelle pourquoi je suis ici, car si je n’étais pas proche de toi personnellement, je t’admirais, tu étais un modèle pour moi et tu le seras encore. La veille, vous imaginiez l’avenir, vous le façonniez pour la millième fois. Vous deviez rêver à un autre monde possible. Maintenant, il faut rêver plus grand, plus fort, plus haut, Manos a la obra traversera les océans, ce n’est pas un cri, sinon un chant de personnes qui continueront ce que tu as commencé. Qui continueront à aller à la rencontre des populations pour qu’à travers elles, l’art devienne un outil de transformation sociale, d’espoir, de résistance, des cultures et des langues. La Obra, c’est l’Amérique latine, cette terre qui me fait rêver et pour laquelle tu as donné la moitié de ta vie. La Obra, c’est la Bretagne, cette terre d’acharné·es et de rêveur·euses aux poings levés. La Obra, c’est la reconnaissance des minorités en tant que force et richesse évidentes de l’humanité. La Obra, c’est l’éducation populaire, c’est une ouverture sur le monde, c’est ce qui m’a ouvert l’esprit. C’est ma vision du théâtre. J’avais une serrure, on m’a donné les clés, pourvu qu’elles ne rouillent pas. C’est à moi de le faire maintenant

(Lorène, texte écrit au début de l’année scolaire 2017-2018).

Pour Youness, Caroline et Lorène, tout comme pour les étudiant·es ayant fait le récit de soi, l’écriture est ainsi devenue un outil d’exploration de leur propre sens, car même si la narration s’effectue le plus souvent à la première personne, elle offre une mise à distance grâce à laquelle il est possible de se penser, de se positionner vis-à-vis d’une dynamique dont la finalité consiste à sortir de l’obscurité pour émerger, toujours selon l’idée développée par Banu (1999 : 14). Aussi n’est-il pas surprenant que la vague d’enthousiasme qui a touché les groupes lors de la réception de la consigne ait rapidement laissé place à un paysage composé d’étudiant·es silencieux·euses, certain·es confiant·es, d’autres déconcerté·es, comme l’explicite Antoine dès les premières lignes de son texte :

Le théâtre comme ligne d’horizon. J’ai toujours eu du mal à exprimer le « pourquoi » d’être acteur, c’est quelque chose que je ressens et dont je n’arrive pas à en expliquer la cause. Cela me pose problème, car je vois beaucoup de personnes avec des projets ambitieux, et je me dis que ce que je projette n’est pas sérieux. Cependant, j’aime le théâtre, pour tous ces bons penchants et pour l’originalité toujours présente, que l’on travaille sur du Molière ou du Lagarce. Je vais donc essayer d’expliquer mon choix en partant de l’origine. Depuis mes neuf ans, grâce à une association nommée A.I.D.E, j’ai pu expérimenter beaucoup de formes artistiques, comme le théâtre, le chant, la danse ou encore le cirque. Les dimanches de septembre à décembre, nous étions donc une centaine d’enfants à répéter avec des professionnel·les afin de créer un spectacle d’une à deux heures. J’ai grandi dans cet univers-là, et j’ai transmis à mon tour certaines de mes connaissances à des plus jeunes qui les transmettront à leur tour à d’autres enfants. Cette aventure existe depuis plus de trente ans, si bien que certains enfants devenus adultes sont revenus vers A.I.D.E pour [y] travailler, que ce soit en tant que metteur·e en scène, chorégraphe ou bénévolement pour encadrer les enfants. Voilà la source de mon envie de faire de la scène, je ne sais pas encore si je préfère être acteur ou bien mettre en scène, mais je sais que je viendrai travailler avec A.I.D.E par la suite afin de continuer à faire vivre cet esprit de partage et de création. A.I.D.E doit continuer à être un accès à la culture pour les enfants, pour que la culture vive et prospère. Je me suis décidé à obtenir un bac spécialité théâtre pour accéder plus facilement à une faculté proposant une licence théâtre. Ce que j’y ai découvert m’a beaucoup plu et n’a fait que confirmer mon désir d’art. J’ai quelques vagues projets : devenir doubleur pour films d’animation, voix off, jeux, devenir acteur de cinéma ou comédien, et enfin faire de la comédie musicale. Voilà pour le moment où j’en suis, je compte beaucoup sur cette licence pour me faire découvrir de nouvelles choses, comme notamment les pratiques théâtrales japonaises dont je me sens proche. J’ai juste du mal avec les cours, car j’ai l’impression qu’on essaye de me « gaver » de culture, mais je dois m’y faire, cela doit être la façon d’enseigner à la faculté

(Antoine, texte écrit au début de l’année scolaire 2017-2018).

Antoine exprime bien la difficulté à « expliquer la cause » de son devenir-acteur, mais la contrainte le pousse à mettre des mots sur son choix et, finalement, à trouver son propre fil d’Ariane, d’où l’idée que le retour sur soi peut être un « retour en avant », puisqu’il concourt à l’orientation et porte en lui la potentialité du devenir. Encore faut-il accepter de plonger dans la zone d’indiscernabilité dont s’entoure tout commencement et accepter de livrer ce discours, cette part de soi que l’on vient de verbaliser pour mieux s’approprier sa propre histoire. Si tous les textes faisant le récit de soi contiennent inévitablement leur lot de fiction vis-à-vis de ce commencement, il en est parmi eux qui laissent davantage planer le doute sur la réalité de l’événement fondateur, à l’exemple de celui de Benjamin :

Ma passion pour les étoiles me vient de l’enfance. Quand la nuit tombait, je pointais la lune avec mon télescope et m’imaginais faire le tour de ses cratères qui semblaient tout petits depuis ma chambre. Je décidais alors que je serais astronaute. Plus tard, j’appris que le niveau d’études demandé pour partir en fusée était d’au moins dix ans… Je laissai tomber mon rêve d’enfance. Mais, à défaut de ne pas pouvoir partir dans l’espace, je me confortai dans l’idée que je pourrais faire semblant d’y aller. J’entamai alors une formation d’acteur. Un nouveau rêve se dessinait : être un comédien qui joue un astronaute. Depuis je travaille dur pour mon rôle. Je m’inspire de Neil Armstrong pour être au plus près de mon futur personnage. J’apprends d’autres choses bien sûr. Mais, pour moi, ce n’est que pour mieux jouer le rôle de ma vie. En espérant qu’il y ait des pièces qui parlent d’astronautes, que je ne sois pas obligé de les écrire moi-même

(Benjamin, texte écrit au début de l’année scolaire 2016-2017).

Mentionnons l’anecdote liée à l’écrit de Benjamin. Touchée par le texte de cet étudiant, je ne pus m’empêcher de lui demander en lui rendant sa copie : « Est-ce vrai? » Avec un sourire, ce dernier a alors répondu : « Êtes-vous sûre de vouloir le savoir? » Il avait raison. L’intérêt n’était pas là et le mystère avait sa charge poétique à garder. Il en est de même pour la rédaction d’Esteban :

Dans la sorgue, ballotté, roué de coup, giflé, éventré, martelé. Mon vieux gréement mugit de toute sa rouille sous la force d’un vent lugubre, craché par les Djiins et leurs habits de flammes éthérées. Le compas n’indique plus rien, il est encore plus ivre que moi. Heureusement, dans ma poche droite, j’ai un Bukowski! Ça aide à tenir l’alcool ça. Il est dégueulasse, pourri de jaja, fleurant le raisin de basse naissance, mais qu’il est confortable! Dans ma poche gauche, j’ai un Pablo Neruda, pas très bavard m’enfin la prose ça vous rafistole un homme désarticulé. Il tient droit après, porté par des fils invisibles. Mais qu’est-ce qu’on fout là? Sur ce navire? Ça ne ressemble pas aux côtes de Casamance, ni même aux moussons indiennes... C’est encore autre chose. On explore des territoires vierges de toute génuflexion, pas un homme n’y a encore planté son drapeau. Je suis seul? Alors ça oui! Les autres, je les ai laissés sur terre la première fois qu’on m’a dit : « c’est comme ça mon gars, tu peux rien y faire ». Voyons la chose d’un point de vue plus... macroscopique. Qu’est-ce qu’on fout là? Plus sur ce bateau cette fois, c’est un « là » général. Dès que mes yeux furent assez forts, j’ai remarqué un point au loin, au bout d’un champ de blés mûrs. C’était la mort, belle, bandante, l’oeil vénéneux... Mais j’aime pas les filles faciles, alors tu penses je l’ai laissé m’allumer de loin. Seulement voilà qu’un gars passe en courant! Je l’arrête par gentillesse, je lui explique la chose. Le type m’envoie chier comme un malpropre, alors je finis par l’interpeller :

  • Qu’est-ce qu’il te prend ahuri? C’est la mort au bout du champ j’te dis!

  • Mais non, regarde juste devant elle!

  • Hum... Je vois oui, qu’est-ce que c’est?

  • C’est ma future baraque, pavillon tout crépi, portail électrique, labrador, la classe hein? Bah réponds merde! Louche bien, tu verras! Il est situé en banlieue calme, pas trop de noirs, pas trop d’arabes... J’suis pas raciste hein, mais bon... Bref. Qu’elle est belle ma cuisine « Leroy Merlin », mon plan de travail en bois brut, ma femme qui épluche des carottes dessus. Y’a mes petits enfants qui sautent sur mes genoux et puis je leur raconte des blagues et des histoires de mon époque... Le plus jeune veut devenir policier, il le deviendra certainement si sa mère arrête de lui acheter des feutres et des crayons... Quelle bourrique celle-là, enfin elle est d’gauche quoi, mais j’veux pas que mon sang devienne une tante, j’ai pas raison?

  • Va mon grand, éclate-toi... J’m’en voudrais de t’empêcher de crever.

Enfin voilà quoi, ça avait commencé comme ça. J’avais pas envie d’aller au bout du champ, j’avais pas envie d’y cueillir du blé. Je sais que c’est la mode du sans gluten, mais je vous assure que ça n’a rien à voir, c’était comme une encre indélébile sur ma peau, un truc volcanique, viscéral. Pour finir, au loin, j’ai vu la mort me faire un signe fugace alors qu’elle prenait certains des miens... La pute. En tournant les talons, j’ai buté sur quelque chose... Un livre? Je l’ai ramassé sans conviction et puis comme le temps passe lentement dans un monde sans vie, j’ai fini par l’ouvrir. L’appel de la forêt, Jack London, l’histoire de Buck, un chien domestique vendu comme chien de traîneau dans le Grand Nord américain. Mais c’est surtout l’histoire d’une bête qui avait oublié la liberté, planquée dans son quotidien, elle finit par quitter la compagnie des hommes et vivre comme un loup. Ma première fois, littéraire, entendons-nous bien. C’est le pied, j’arrête pas de buter sur d’autres! Moby Dick de Melville, Typhon de Joseph Conard, Les chants de Maldoror, Voyage au bout de la nuit et toute la Beat Génération cul sec! Et les surréalistes de tout poil je les mâche, je les digère, je les vomis même parfois! J’étais de l’acier brut et ces types, c’étaient de véritables marteaux; ils m’ont aplati la tête, brisé, soudé, m’ont retiré les côtes, m’ont greffé six bras, ils m’ont foutu le feu les bâtards. J’ai tracé ma route en ne regardant plus que mes pieds, pour ne plus tomber, pour ne plus voir le champ et ce qui m’attendait au bout. Mais la route, seul, c’est long et difficile, alors un jour je décide de lever la tête, de jeter un coup d’oeil vite fait. Il y a des gens tout autour de moi et ils font la queue devant une grosse boîte en béton, quelques néons rougeâtres la décorent, m’enfin, ça reste du béton.

  • Qu’est-ce que c’est ça?

  • Un théâtre, jeune homme.

  • Et qu’est-ce qu’on y fait dans ce théâtre, dans cette boîte?

  • On se rassemble, on regarde un spectacle, on rit, on pleure.

Une fois assis à l’intérieur, sur un fauteuil en velours rouge, je remarque que... tous les fauteuils sont en velours rouge. C’est un détail anodin pour qui ne croit pas aux signes des couleurs, mais seulement voilà; j’ai lu quelques bouquins de sociologie, de sémiologie et depuis mes yeux captent le sens comme un buvard... Page de pub : « Sagittaire? Ascendant Scorpion? Vous êtes rêveur, autodestructeur et vous avez un fichu caractère! Votre couleur, c’est le rouge, une couleur de feu alors attention de ne pas vous brûler! »... Fin de pub... Frissons des neurones. Le théâtre, au début, je trouve ça seulement sympathique, sans plus, je comprends pas les gens qui y plongent à s’y noyer.

  • L’eau est bonne?, que j’leur demande.

  • Mais oui viens, pique une tête!

  • Hum... Pas confiance.

La pièce se finit et alors là je comprends tout! Quelque chose m’a touché et c’était pas farouche.

Je me suis enfermé deux heures dans une boîte, avec d’autres gens que je ne connaissais pas et pourtant on était tous et toutes là dans le même but inconscient : saisir la vie. On observe à plusieurs des actes d’existences, des gens se déchirer, se tromper, s’évanouir et nous sommes là, à guetter le moindre reflet de Big Bang, la moindre opportunité d’attraper le secret de nos origines à travers eux. Mais on y arrive pas, alors on continue, ensemble! Toujours! Ça ne fonctionne pourtant pas. Je veux une réponse merde, c’est si compliqué? Et puis un soir après avoir pissé, je passe devant un miroir et je me demande... Est-ce que le théâtre, ça ne serait pas qu’une question? Posée sous des milliers de formes différentes? Et si on s’en foutait de la réponse, finalement? Ça apporterait quoi? Du malheur, un sentiment d’impuissance, de la haine? Il n’y a que la pute du bout du champ qui sait la fin du vers, mais pour l’instant, j’ai quelques océans à explorer, quelques sirènes à entreprendre, des larmes à verser et des rires à jeter. Aussi je vous laisse, vous en savez beaucoup sur mon rapport au théâtre, à l’écriture, j’ai pas envie de parler de carrière, pas après ça. Vous en savez peut-être même un peu trop, je me sens nu, c’est étrange, mais je constate une chose : sans fringues, fouetté par la tempête et l’aventure, j’ai encore un peu plus l’impression d’être en vie

(Esteban, texte écrit au début de l’année scolaire 2016-2017).

Nous ne saurons si, pour Benjamin et Esteban, le retour sur soi était doublé d’une stratégie du détour, celle de s’inventer totalement un personnage, de plonger complètement dans la fiction, d’être déjà dans la posture d’un acteur qui parle à la première personne de la vie d’un autre. Si détour il y a eu, était-ce encore une fuite, fruit de la pudeur du dévoilement ou de la pudeur d’assumer son désir?

Désir et adversité

Bien qu’ils mettent en scène un « je » fictionnel ou réel autorisant la personne qui se raconte de s’inventer, voire de se construire dans une sorte de recul réflexif, ces récits de soi ne se limitent pas aux considérations émotionnelles du sujet lui-même, son désir d’être acteur étant intrinsèquement lié aux interactions sociales, familiales, que ce soit dans la manifestation ou la réalisation de ce désir. Pensons à Youness et à Caroline qui expriment bien cette liaison entre dynamique interne et externe concentrée dans l’idée commune de « trouver sa place », mais aussi à Jules dont l’expression du désir a été en proie aux réactions de son entourage, comme il le relate dans son texte :

Pour moi, être acteur·trice signifie partager avec les autres. Ça fait un moment que je fais du théâtre. De fait, j’ai pu participer à plusieurs festivals. À chaque fois que je participe à l’un d’eux, je suis toujours autant émerveillé de voir les gens se réunir et devenir tous amis en un clin d’oeil parce qu’il partage la même passion. On partage avec les autres, on leur fait part de ce que nous aimons et de ce qu’on peut leur offrir. De mon point de vue, l’idée de faire passer les gens par plein d’états émotionnels en jouant diverses scènes me plaît beaucoup, car si en tant que spectateur·trice on ressent l’émotion, ça veut dire que l’acteur·trice a fait le job. De plus, j’adore me déguiser, jouer un rôle, être dans la peau de plein de personnages différents, voir que d’un personnage à un autre, on peut passer du rire aux larmes. Je veux faire acteur, car c’est la chose que je sais le mieux faire aujourd’hui (en toute modestie). Je veux devenir acteur pour avoir la chance de faire un métier que j’aime. Je n’ai pas envie de subir une profession qui ne me correspond pas du tout. Je veux devenir acteur pour faire ressentir des émotions aux gens. Je veux faire acteur pour continuer à apprendre. Je veux faire acteur pour contredire les professeur·es qui m’ont dit : « Acteur? Ce n’est pas un vrai métier, tu sais… »

(Jules, texte écrit au début de l’année scolaire 2017-2018).

Derrière les propos des professeur·es de Jules, doit-on entendre une méconnaissance de la réalité du métier d’acteur·trice ou une confusion entre métier et reconnaissance? Que le statut d’acteur·trice souffre des maux qui sont sa réalité (précarité, disparité), certes, mais qu’il ne s’agisse pas d’un véritable métier, c’est là que le bât blesse. Or, le choix des étudiant·es de s’engager dans cette voie professionnelle les place directement face à ce type de préjugés, et nous pouvons aisément envisager la complexité pour certain·es, pris·es dans le processus d’affirmation de soi et de leur orientation, de les dépasser complètement à ce stade, en les niant ou en ayant une réaction comparable à celle du jeune Charlie Parker face au geste rabaissant de son partenaire, le batteur Jo Jones. Rappelons brièvement les faits. En 1937, lors d’une séance d’improvisation (« jam session ») dans un club à Kansas City aux États-Unis, Parker, alors âgé de dix-sept ans, exécute un solo qui le met rapidement en difficulté. Agacé, Jones décide soudainement d’arrêter l’interminable prestation de Parker, apparemment catastrophique, en jetant une cymbale à ses pieds. Bien qu’il fût contraint de faire une sortie dégradante sous les rires du public, le saxophoniste en herbe ne renonça nullement à la musique à la suite de cet événement. Au contraire, ce geste « lui fit redoubler d’efforts dans la pratique de son instrument et contribua, d’une certaine manière, à le transformer en “Bird” » (Cornalba, 2016 : 423), cette célébrité du jazz mondialement connue. Sans avoir la prétention de sonder les mécanismes psychiques propres à l’adolescence face à ce type d’obstacles qui, s’ils ne sont pas directement des freins – parfois brutaux –, peuvent se transformer indirectement en tremplins, notons toutefois qu’un cheminement ne doit pas forcément faire l’épreuve d’une adversité dévalorisante. De surcroît, même si pouvant être féconde et pouvant contribuer à forger le caractère ou encore à développer la force mentale, l’adversité ne garantit ni une quelconque réussite ni l’éclosion d’un génie, comme semble le croire Terence Fletcher, le personnage de Damien Chazelle dans le film Whiplash (2014), qui adopte une méthode d’apprentissage perverse vis-à-vis de son jeune élève Andrew. Or, tandis qu’en vertu de sa passion pour la batterie, Andrew se montre combatif et récuse les coups psychologiques du mentor, tous les jeunes ne sont pas armé·es de manière à affronter ce type d’épreuve, et de simples encouragements peuvent leur épargner bien des problèmes ou des traumatismes susceptibles de les pousser à l’abandon. Bien qu’un cadre familial sécurisant et valorisant puisse certainement aider à appréhender et à contourner les obstacles se dressant sur leur chemin, il peut constituer plus largement un élément positif et encourageant dans la réalisation de leur désir professionnel, comme le laisse entendre Loïc :

À l’âge de six ans, j’admirais les personnes qui étaient sur scène et qui faisaient rire les gens dans le cabaret de mon village. J’en parlais tellement que mes parents m’ont dit : « Vas-y, essaye l’année prochaine! » En 2008, la « directrice du spectacle » m’a d’abord mis dans la danse avec les enfants. C’étaient « les danses du monde » et j’étais en jupe pour danser le sirtaki (ça commence bien). Puis, en deuxième année, elle m’a proposé de jouer le rôle d’un cancre dans un sketch avec des « grands ». Les gens me félicitaient sur mon jeu et cela m’encourageait pour continuer. Par exemple, en 2013, un article m’a fait bondir et je me suis dit, pourquoi pas être comédien? C’est donc l’année d’après que j’ai découvert une troupe de théâtre dans le village voisin. J’y suis maintenant depuis sept ans. Le théâtre m’a fait grandir en maturité, en assurance, et j’ai perdu la timidité qui me rongeait enfant. Dans mes années collège, je me suis vraiment affirmé pour être artiste. De ce fait, durant mon année de troisième, j’ai demandé à mes parents si c’était possible que je fasse un lycée général avec une option théâtre. Puisqu’ils m’ont toujours encouragé, je suis entré au Lycée St Joseph de Nay. Je me suis toujours senti bien sur scène et dès mon enfance, j’avais déjà une détermination. J’ai toujours rêvé [de] : voler comme Peter Pan, être le père Noël, jouer dans les grandes comédies… C’est ça le plus important : la passion. La pratique et les échecs sont le[s] seul[s] moyen[s] de progresser (mon institutrice me disait que j’avais une belle voix qui portait et j’aimais beaucoup réciter les poésies à l’école primaire). De plus, la technique peut s’apprendre très vite si on aime ce qu’on fait. C’est pour ça qu’il faut rester déterminé·e, optimiste et passionné·e

(Loïc, texte écrit au début de l’année scolaire 2017-2018).

Expliquer les raisons qui ont poussé quelqu’un·e à choisir telle ou telle profession à partir des causalités psychiques nous paraît impossible tant le discours se heurte à la complexité humaine et à l’intime. Nous nous limiterons ainsi à ces quelques considérations sur l’adversité tout en faisant néanmoins remarquer combien le désir professionnel est influencé, positivement ou négativement, par les facteurs extérieurs : tenter de répondre à la question du « pourquoi » (pourquoi être acteur·trice) en évoquant ces facteurs, c’est se donner la possibilité de les mettre à distance par les mots, de les évaluer pour mieux les transformer en force. Les restituer, c’est déjà être capable de les saisir. Or, la difficulté des étudiant·es ayant choisi de répondre à la question « pour vous, qu’est-ce qu’être acteur·trice? » en élaborant un récit de soi était de bien cerner les rouages d’un itinéraire encore en construction.

Au-delà du récit de soi

Quant à ceux et celles qui ont choisi de parler de leur conception de l’acteur·trice sans faire de récit de soi, il·elles se sont trouvé·es devant un autre défi, celui de formaliser une vision encore en balbutiement. Pour autant, l’exercice de s’approcher, par le langage, de cette vision aux contours mal dégrossis les a obligé·es à clarifier l’objet de leur perception et à le projeter pour en faire une image-guide dont les traits seront peaufinés par la suite à force d’expériences et de connaissances. Le texte de Thibault va dans ce sens :

Il y a mille façons d’être acteur·trice. C’est sans doute ce qu’on ne devine pas. Entre ambitions et inquiétudes, exercer cette profession relève d’un challenge personnel qui demande beaucoup de sacrifices. Cela reste une aventure, et dans toute aventure, il y a un surpassement de soi. Être acteur·trice, c’est travailler d’une manière particulière. Pour occuper son temps et vivre comme chacun·e le souhaite, le travail est une bonne alternative. Alors, après tout, pourquoi ne pas être acteur·trice? En premier lieu, un·e acteur·trice fait partie d’une histoire. Raconter une intrigue traduite par des mots, des gestes et des idées est un jeu de création fabuleux qui demande un investissement considérable. Cela commence par rencontrer un personnage, apprendre petit à petit à le connaître, puis l’incarner, le peaufiner, et le défendre, l’adorer, juste le temps d’une répétition, d’une pièce, d’un film. Un·e acteur·trice prend le temps de réfléchir, il·elle puise dans son imaginaire, apprend de ses erreurs, butte sur des répliques, les corrige. La véritable leçon qu’il·elle peut appliquer au-delà de son métier, c’est qu’il·elle sait se relever directement après l’échec. Tout est réalisable pour lui et elle. Il peut librement s’amuser, essayer et s’assumer devant des inconnu·es. Être acteur·trice, c’est avoir une conduite et une considération des autres qui s’appliquent sur scène comme dans la vie. Je veux être un acteur qui prend ce chemin-là. Mon but, c’est d’être un acteur bienveillant pour moi, pour les autres, avec les autres

(Thibault, texte écrit au début de l’année scolaire 2017-2018).

Il en est de même pour celui de Margaux :

Être acteur·trice, c’est être au monde. Être acteur·trice, c’est être là. Être sur la scène (ou non d’ailleurs), non pas pour s’exhiber au monde, mais pour dialoguer avec lui. Le·la comédien·ne est responsable de l’instant. Il·elle s’élève grâce à l’Art, à la fois en son coeur et à son service, vers les hautes cimes, happé·e par une spirale; un bouillonnement créatif. Le·la comédien·ne côtoie les géants et les rencontre parfois. Aller jusqu’au bout, se dépasser, connaître ses limites. Et, puis, lâcher prise. Oublier la bienséance, les conventions et tous les carcans de la société. Se libérer, ENFIN. Goûter avec délice au chaos, transcender le plateau de cette énergie explosive, flamboyante, dionysiaque! Une passion dévorante, qui mène toujours plus loin, toujours plus fort. Harmonie entre puissance et fragilité. Retomber en enfance pour s’amuser intensément. Là où tout a commencé. Être acteur·trice, c’est offrir. Être acteur·trice, c’est s’offrir. Sacrifier son Moi et donner naissance à un autre que Soi. Donner. Recevoir. Rencontrer. Explorer. Découvrir les merveilles de l’Humain, ses trésors et ses mystères. L’aventure, le risque, le « petit saut dans le vide ». Discerner les images sensorielles. Chaque jour, une nouvelle approche. Un regard neuf sur l’horizon. Révolutionnaire. Le·la comédien·ne voyage au coeur de la sensibilité de l’Être. Il·elle est un·e « athlète sensuel·le ». En tant que tel, l’artiste de théâtre possède un miroir, dans lequel s’y reflètent les splendeurs et atrocités de l’Homme. Cette humanité, c’est aussi celle de la troupe. Ensemble, les comédien·nes ne forment qu’un. Être responsable. De soi, des autres, du déroulé de l’action. Viser l’union dans la paix. Mais dans un groupe, l’entente ne saurait être parfaite. Et heureusement. Les conflits forgent le caractère. Apprendre des autres et se nourrir de leurs différences. Se confronter à l’Autre. Qui est-il, cet autre que moi? Est-il vraiment si différent de moi? Le corps de l’autre comme de la matière à modeler, [à] ressentir, [à] explorer. Comment se rencontrer? Redouter le doute. Le trou. Le trac. L’art du théâtre a cela de magique qu’il s’inscrit dans l’éphémère, l’immédiat, l’instantané. Tempus fugit. Adrénaline. Le soir de la première. Roulement de tambours avant le grand saut. Les funambules s’avancent. Les sprinters sont dans les starting-blocks. Les gladiateurs dans l’arène. Addictif. Comme une drogue. Revivre ça encore et encore. Se shooter à l’ivresse du présent. Réinventer un univers qui n’appartient qu’à ici et maintenant. Surprise. Inattendu. Émerveillement. Dérouter son public, voire le dépayser. Ou, au contraire, le dorloter, l’accompagner et l’emmitoufler dans ses petits souliers. L’installer confortablement dans une intrigue bien ficelée ou l’embarquer pour une destination inconnue, énigmatique, hostile à tout point d’ancrage dans le réel. Enfin : l’espace. Envahir l’espace. Ou le déserter. Apprivoiser l’espace. Le séduire et être séduit·e. Le rejeter. Le quitter. L’abandonner, pour le retrouver à nouveau, comme l’on rejoint un amant secret et passionnant

(Margaux, texte écrit au début de l’année scolaire 2017-2018).

Enfin, en mêlant récit de soi et conception du métier, l’écrit de Zoé traduit bien la difficulté de rendre compte avec justesse d’une réalité à peine appréhendée :

Qu’est-ce que, pour moi, un·e acteur·trice? C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. En soi, je ne veux pas devenir actrice. Je veux être comédienne. Je fais la différence entre ces deux métiers depuis des années. Selon moi, l’acteur·trice est une personne qui tend à devenir célèbre, à jouer dans des blockbusters et à avoir une reconnaissance mondiale. C’est le rêve des enfants qui voient avec envie leurs idoles, la richesse. Le·la comédien·ne se moque d’être reconnu·e. Il·elle sait que ce n’est pas forcément avec le théâtre qu’il·elle va vivre convenablement. Il·elle ne joue pas pour le plaisir de l’argent, mais pour le besoin des frissons. Je suis montée sur scène pour la première fois à sept ans. C’est seulement neuf ans après que je me suis rendu compte de la réelle raison qui me poussait à monter sur scène. Le stress. Le stress est pour moi une drogue. J’aime cette idée de ne plus se contrôler. J’attends avec impatience ce moment où, les jambes tremblantes, je m’avance sur scène, derrière les rideaux rouges et clos. Prendre ma dernière grande respiration, l’ouverture du mur rouge, la lumière des projecteurs. Ce n’est plus moi. Je suis une nouvelle personne et je vis pour elle. C’est une poussée d’adrénaline que je ne retrouve nulle part et l’acteur·trice, qui peut refaire ses scènes à volonté, ne connaît pas selon moi le stress de se tromper et la liberté d’une totale improvisation. Je ne recherche pas de reconnaissance. Certes, si l’occasion de jouer en tant qu’actrice, sous la direction d’un grand réalisateur, se présente à moi, je ne cracherai pas dessus. Mais ce n’est pas la célébrité que je recherche en priorité. Ce n’est pas non plus l’argent. De plus, le théâtre m’a énormément aidée, dans ma confiance en moi, dans l’acceptation de ma sexualité et de mon genre. [...] Je veux être une personne différente chaque année. M’en imprégner et qu’elle représente une petite partie de mon existence. Je ne veux plus, à la fin de ma vie, être Zoé. Je veux être un mélange de tout ce que j’ai joué

(Zoé, texte écrit au début de l’année scolaire 2017-2018).

Restitués avec fidélité, les textes présentés ici mettent en évidence non seulement le niveau d’expression à l’écrit des étudiant·es, mais aussi leurs craintes et parfois leurs paradoxes, comme celui de Zoé qui, après avoir effectué une distinction toute personnelle entre actrice et comédienne – selon elle, la première cherchant la célébrité et l’argent tandis que la seconde s’en « moque » –, explique pouvoir accepter à l’occasion d’être actrice même si elle souhaite avant tout être comédienne. Malgré ce genre de tâtonnements souvent liés au jeune âge des étudiant·es, leur parole nous semble rarement consignée, étant donné que les interviews sont menées la plupart du temps avec des artistes confirmé·es et non avec des personnes en apprentissage qui ont pour ligne d’horizon ce rêve d’atteindre la rive de la reconnaissance dans le métier. Or, si la parole des confirmé·es peut fournir des modèles pour s’orienter, celle des non-confirmé·es peut en donner pour s’identifier, se trouver. D’autres histoires peuvent s’arrimer à la leur, avec des doutes communs à un stade équivalent, ouvrant ainsi la possibilité de se reconnaître, par un effet de familiarisation, comme appartenant à même une réalité, ici celle d’un·e apprenti·e acteur·trice. S’arrêter un instant, mettre en mots ses nécessités où se jouxtent – nous l’avons dit – une grande part d’inconscient et d’intuition a cette vertu de permettre à celui ou celle qui se prête à l’exercice de reprendre son souffle et de penser son cheminement parallèlement à celui de la personne qui reçoit son témoignage, d’où l’expression « monologues pour un dialogue » utilisée dans le titre. Autrement dit, l’entre-soi devient un trait d’union qui invite au dialogue avec l’autre, lui-même pouvant arrêter sa marche et se confronter au « pourquoi » (être acteur·trice), puis au « parce que » sous-jacent, ainsi qu’à une autre facette de la question, relative cette fois-ci au « comment », à savoir : comment être acteur·trice?

Comment être acteur·trice?

La décision de suivre un cursus universitaire en études théâtrales pour répondre au désir d’être acteur·trice mérite d’être interrogée[7]. Parmi l’éventail de formations proposées, l’université peut être perçue comme une étape avant le grand saut vers les très sélectives écoles publiques et gratuites soutenues par le ministère de la Culture, ou encore une alternative aux écoles privées qui préparent elles-mêmes aux concours de ces dernières, mais dont les frais de scolarité demeurent souvent élevés. Certes, le coût moindre des études universitaires pèse dans ce choix, mais cette formation a surtout le privilège – en dehors du fait non négligeable qu’elle permet l’obtention d’un diplôme reconnu par l’État – de donner aux étudiant·es la possibilité d’acquérir un socle de connaissances, de parfaire leur culture générale, et plus spécifiquement leur culture artistique et théâtrale à travers une approche historique et théorique, ce qui est rarement le cas des écoles privées où la pratique a le monopole, voire l’exclusivité, comme le remarque Denis Guénoun qui a consacré une étude importante sur le lien entre université et théâtre. Si, comme il le relève, l’université peut répondre à ce souci d’offrir « un peu de culture » (Guénoun, 2000 : 31) indispensable aux futur·es acteur·trices, il est à souligner que la pluralité des cours, qui leur fournit des instruments pour penser et établir des liens, les déroute parfois : « À quoi cela sert-il de suivre des cours de culture russe ou allemande pour faire du théâtre? », ont pu me dire certain·es après avoir consulté leur emploi du temps. S’il·elles surmontent leur perplexité, ou leur impression d’un « gavage de culture » selon les mots d’Antoine, et font preuve d’ouverture d’esprit et de curiosité, l’université leur permettra de bâtir des ponts, de désectoriser les disciplines, de penser en termes de complémentarité, c’est-à-dire de développer des atouts essentiels pour tout·e acteur·trice ayant le désir de nourrir sa créativité tout en répondant aux exigences et aux visions divergentes des metteur·es en scène. Quant aux techniques de jeu essentielles à l’acteur·trice, nous nous contenterons de remarquer la relativité de la part accordée à la pratique au sein des études théâtrales à l’université. Si cet aspect ne nous permet pas de poser un regard représentatif sur leur contenu, nous relevons pourtant le chemin pris par la plupart d’entre elles, lesquelles mettent en place, par exemple, des partenariats avec des théâtres ou proposent le suivi de stages en milieu professionnel. À ce propos, notons bien que l’étudiant·e, s’il·elle le peut, aura raison de réitérer ce type d’expérience, tout comme il·elle aura raison, toujours selon ses possibilités et sa propre initiative, de multiplier les occasions de se confronter au plateau en intégrant une association ou en fréquentant d’autres cours (conservatoire, cours privés, etc.), à l’instar de la plupart des élèves dont les textes sont ici présentés. En effet, pour pallier les écueils de l’une ou de l’autre des formations choisies, il paraît nécessaire de garder à l’esprit qu’une personne sachant penser ne saura pas forcément être acteur·trice et qu’à l’inverse, une personne sachant gesticuler ne saura pas forcément l’être non plus; corps et esprit doivent être entraînés. Aussi, de même que l’université ne peut garantir l’accès automatique à une profession théâtrale, comme le mentionne notamment le site de l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, aucune école ne peut offrir de totale certitude de réussite. Néanmoins, les professeur·es sont là pour accompagner les étudiant·es, les encourager à optimiser leur chance en leur rappelant l’importance des questions charnières à se poser et sur lesquelles nous nous sommes attardée, le « pourquoi » et le « comment », complémentaires. Les textes publiés ici concentrent ces interrogations et sont à l’image d’une des premières qualités d’un·e acteur·trice, soit le « don de soi », avec toute la retenue et la pudeur qui en font la valeur. Qui sait demain ce que ces étudiant·es deviendront, les chemins qu’il·elles prendront? Une chose est sûre : aujourd’hui, il·elles ont des rêves plein les poches et, pour reprendre les mots de Paul Valéry au sujet de l’enseignement, c’est à nous, en tant que pédagogues, de faire d’eux et d’elles « des hommes [et des femmes] prêt[e]s à affronter ce qui n’a jamais été » (Valéry, 1957 : 1436; souligné dans le texte).