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Encounters on Contested Lands: Indigenous Performances of Sovereignty and Nationhood in Québec propose une étude comparée de diverses performances qui abordent les questions de souveraineté et de nation au Québec et chez les Premières Nations. L’autrice, Julie Burelle, professeure à l’Université de Californie à San Diego, se penche dans un premier temps sur des créations théâtrales et cinématographiques canadiennes-françaises, de la Nouvelle-France à aujourd’hui. Son analyse expose et problématise un colonialisme de peuplement (« settler colonialism ») qui se nie en même temps qu’il se dessine et s’impose à l’aide d’une blanchité (« whiteness ») qui lui est concomitante. Burelle se tourne ensuite vers le théâtre, le cinéma, les arts visuels et le militantisme des Premiers Peuples pour dégager des éléments critiques liés au contexte historique, politique et culturel particulier vécu par ceux-ci en Amérique du Nord. Le contraste entre les productions est éloquent. Le livre ouvre des pistes vers une réflexion substantielle sur les rapports entre les Premières Nations et le Québec dans son ensemble (et ce, bien qu’il étudie spécifiquement ceux et celles que l’autrice désigne comme les « Québécois·es de souche »).

L’argument de Burelle est double. Tout d’abord, elle soutient que pour qu’un début de réconciliation avec les peuples autochtones soit même envisageable, le Québec devra se défaire de la « dissonance cognitive » qui découle de son statut de minorité francophone et de son attachement à un récit de soi comme peuple colonisé et aliéné (7). Elle avance ensuite que la société québécoise devra se mettre à l’écoute de ce que les gens des Premiers Peuples ont à dire sur ces questions. Selon la chercheuse – qui en fait d’ailleurs très clairement la démonstration dans son livre –, les performances autochtones « agissent tels de puissants outils de diagnostic capables de rendre visible précisément ce que les discours nationaux cherchent constamment à effacer[1] » (172). Ce que l’on tente d’effacer, et donc de nier, ce sont la souveraineté autochtone continue et le rôle persistant de la province en tant que force coloniale. Si les performances des « Québécois·es de souche » tendent à faire abstraction de ces mécanismes d’invisibilisation, les performances autochtones, elles, les mettent au premier plan.

Cet ouvrage sur les rencontres en territoires contestés commence par une analyse de la photographie iconique de la crise d’Oka en 1990, soit la photographie du face-à-face entre le soldat canadien et le guerrier autochtone prise par Shaney Komulainen lors de ce long siège armé de soixante-dix-huit jours, aussi appelé la résistance à Kanehsatà:ke. Burelle explique en quoi cette résistance mohawk a rendu visible ce que Slavoj Žižek appelle une « violence objective[2] » (c’est-à-dire une violence qui agit souterrainement sans qu’il n’en soit jamais question). Ce faisant, elle prépare le terrain pour son propre examen de la façon dont les performances autochtones remettent en question le discours minoritaire du Québec et son propre récit en tant que nation. En d’autres termes, tout comme la crise d’Oka a révélé au grand jour une violence coloniale fondatrice du Québec et du Canada, les performances autochtones rompent avec l’idée d’une nation québécoise qui ne serait pas concernée par cette violence. C’est d’ailleurs ce que démontre l’autrice dans la première partie de son livre en analysant différentes oeuvres de dramaturges et de cinéastes « Québécois·es de souche » qui donnent à voir, très précisément, de quelles façons ces violences, et les processus d’effacement qui les sous-tendent, s’expriment et se matérialisent d’hier à aujourd’hui. Burelle examine d’abord, dans le premier chapitre intitulé « Neptune Redux: The (First) Nation(s) Enacted in Alexis Martin’s Invention du chauffage central en Nouvelle-France », la pièce contemporaine Invention du chauffage central en Nouvelle-France (2016) d’Alexis Martin, en illustrant ensuite comment elle fait écho aux thèmes du Théâtre de Neptune en la Nouvelle-France (1606), une pièce de Marc Lescarbot présentée au début du XVIIe siècle. Burelle, cherchant à nuancer et à interroger l’aisance avec laquelle le peuple québécois résout la question des relations coloniales comme s’il s’agissait d’une histoire ancienne, observe que le discours de l’amitié mis en scène dans ces oeuvres séparées de quatre siècles a pour point commun d’évacuer de façon cohérente et consistante les Premiers Peuples. Renchérissant sur ce point, le deuxième chapitre, « Les Racines Imaginaires / Mythical Métissages: Québec and the Ruse of the Métis Turn », s’intéresse à deux films documentaires ayant connu un succès auprès du public québécois allochtone, soit L’empreinte (2014), qui mettait en vedette l’acteur québécois Roy Dupuis, et Québékoisie (2014), qui relatait un voyage à vélo de deux réalisateur·trices en quête de réponses sur les relations entre Autochtones et Québécois·es. Burelle, par l’entremise de ces objets culturels, opère une critique des discours québécois sur le sang et le métissage qui, plutôt que de reconnaître les peuples autochtones et les critères qu’ils se donnent pour définir l’appartenance de leurs membres, fonctionnent sur un mode d’appropriation d’une identité autochtone. Elle expose également les écarts importants entre les perceptions des Autochtones et celles des colonisateur·trices sur le sujet. Les récits autochtones qui dévoilent et dénoncent le racisme, les atteintes à la dignité, les violations des droits humains et la violence institutionnelle ont pour particularité, avance-t-elle, de trancher résolument avec ces discours hégémoniques qui entretiennent l’illusion d’un métissage et de rapports amicaux jamais troubles entre Autochtones et Québécois·es, rendant ainsi impossible un réel examen de conscience.

La deuxième partie du livre développe un contrepoint critique à ces discours à partir d’une étude détaillée de performances autochtones qui portent un regard autre sur la nation et la souveraineté. En mettant précisément au coeur de son analyse les perspectives autochtones que les oeuvres québécoises précédemment évoquées réduisaient au silence, Burelle arrive à démontrer très clairement en quoi les scénarios coloniaux de la rencontre sont déroutés et remis en cause par les artistes autochtones. Intitulé « Cinematic Encounters on the Reserve », le troisième chapitre, qui s’interroge sur les liens entre contextes sociopolitiques et créations artistiques, saisit le film documentaire Kanehsatake : 270 ans de résistance (1993) de la cinéaste abénaquise Alanis Obomsawin, le long-métrage Mesnak (2011) du dramaturge et cinéaste wendat Yves Sioui Durand, ainsi que deux courts-métrages produits par le Wapikoni mobile, à la lumière de la Loi sur les Indiens de 1976, de la crise d’Oka de 1990 et de la criminalisation de la résistance autochtone. Au terme de sa traversée critique de ces films, Burelle conclut qu’ils dépeignent tous la violence continuelle que subit « la réserve en tant qu’espace colonial d’effacement[3] » (112); ils « le font, ajoute-t-elle, de manière à mettre en lumière la façon dont les peuples autochtones ont été affectés par cet espace de confinement auquel, par ailleurs, ils ont aussi donné forme[4] » (113). Le quatrième chapitre, « Endurance / Enduring Performance: Nadia Myre, La Marche Amun, and the Indian Act’s Tumultuous Geographies », se consacre aux discriminations fondées sur le genre découlant de dispositions de la Loi sur les Indiens, puis il explore l’endurance des femmes autochtones. Il s’ouvre sur une analyse de l’oeuvre de l’artiste visuelle anishinaabe Nadia Myre, Indian Act (2002), de laquelle est tirée l’illustration de couverture de l’ouvrage. Myre « se sert du perlage, ou manidoominensikaan, “une forme artistique traditionnellement féminine”, pour effacer le texte d’un “document eurocentrique, patriarcal et colonial qui avait été conçu dans un but d’assimilation”[5] ». En conservant le potentiel de resignification contenu dans Indian Act, où les perles rouges et blanches réécrivent la loi, Burelle aborde ensuite la Marche Amun, une initiative de femmes innues. En 2010, les participantes à cette marche avaient parcouru un trajet de cinq cents kilomètres, de Wendake à Ottawa, afin de soutenir les droits des femmes autochtones et de demander l’élimination des injustices relatives au genre féminin qui demeurent inscrites dans la Loi sur les Indiens. La chercheuse observe que cette marche retrace les géographies coloniales desquelles ces femmes sont exclues et, surtout, recartographie les gestes autochtones dans le territoire parcouru. En conclusion à cette étude qui honore la présence des femmes autochtones à l’intérieur de lieux artistiques ou le long des routes, Burelle constate que « Myre et les femmes de La Marche Amun imaginent et mettent en oeuvre des espaces où la souveraineté et les droits des femmes coexistent[6] » (138).

Le livre se clôt par une réflexion personnelle de l’autrice sur les liens entre son positionnement (« positionality ») en tant que « Québécoise francophone de souche », son poste de professeure dans une université américaine et les relations qu’elle a nouées avec le théâtre d’Ondinnok et deux de ses cofondateur·trices, Yves Sioui Durand et Catherine Joncas. Dans ce dernier chapitre, intitulé « Theater in Contested Lands: Repatriating Ancestors amid Violence », Burelle porte une attention particulière à la question du rapatriement dans le théâtre et dans le réel. Elle se penche à la fois sur le spectacle Xajoj Tun Rabinal Achi (2010), « une adaptation transnationale d’une ancienne pièce maya conçue par Ondinnok[7] » (141), et « une cause légale de rapatriement opposant la nation Kumeyaay et l’Université de Californie, San Diego[8] » (141). À partir de cette cause, elle examine ce qui se joue dans le rapatriement contesté de restes humains autochtones exhumés d’un site de cette université en 1976, qu’il s’agisse du sens de cette restitution pour la nation Kumeyaay ou des arguments avancés par les parties de l’université s’y opposant. Elle explore ensuite la pièce d’Ondinnok, un projet dramaturgique qui opère une forme de rapatriement et dans lequel des performeur·euses, à l’aide d’objets rituels comme les os et les pierres, répondent physiquement et spirituellement au pillage colonial des corps et des peuples autochtones. Ce chapitre est particulièrement riche, étant donné les difficultés à trouver une production basée sur la cocréation, le multilinguisme, la cérémonie et les performances live et adaptatives. Il souligne aussi l’importance majeure (et encore relativement peu étudiée) de la contribution faite par la compagnie Ondinnok au théâtre autochtone anglophone et francophone au Canada au cours des trois dernières décennies.

Cet ouvrage publié en anglais élève le travail critique d’artistes, d’interprètes et de militant·es autochtones qui ne sont pas toujours connu·es hors du Québec et, à l’inverse, il apporte dans le domaine des études autochtones en contexte québécois des éléments de réflexion solides et pertinents tirés du monde anglophone en Amérique du Nord. En s’appuyant habilement sur des textes théoriques en études de la performance et en études autochtones, et en mobilisant des travaux issus d’autres domaines tels que la philosophie, Burelle problématise, de manière sensible et sans compromis, le projet colonisateur du Québec, encore largement nié. Nourries de ses connaissances approfondies de l’histoire politique, culturelle et littéraire de la province, ses analyses de diverses performances de « Québécois·es de souche » d’une part et d’artistes autochtones d’autre part dévoilent de façon convaincante plusieurs idées reçues et des mythes coloniaux qui doivent encore être déboulonnés en ce qui concerne les Premiers Peuples et le Québec. À cet égard, les travaux en études de la performance et en études autochtones alimentant ce livre font état de nouvelles façons de prendre en compte des formes expressives et des contextes variés afin de réfléchir à des questions qui traversent les frontières habituelles des genres et qui affectent différentes sphères de l’existence. En vue d’élargir le lectorat, et ainsi mieux faire comprendre ces enjeux auxquels nous participons tous et toutes, une traduction française de ce livre serait certainement la bienvenue.