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Contre le théâtre politique : ce titre a de quoi surprendre ceux et celles qui ont lu les précédents ouvrages d’Olivier Neveux, dont Théâtre en luttes[1], une histoire des spectacles militants en France des années 1960 à aujourd’hui, mais aussi Politiques du spectateur[2] qui, dans le sillage de Jacques Rancière, réfléchissait aux conditions d’une émancipation effective du public sur les scènes contemporaines. Pourtant, loin de brûler ce qu’il a adoré, le professeur d’études théâtrales à l’École Normale Supérieure de Lyon poursuit le fil d’une réflexion engagée. Ironique, le titre vise, comme l’ensemble du livre, à faire réagir. De fait, ce n’est pas tant le théâtre politique que condamne Neveux que l’usage répété de l’expression, qui la vide de toute substance :

Car « tout est politique », ô combien, désormais, dans le théâtre public où l’on « frémi[t] de sensibilité politique ». Politique, ce spectacle paternaliste et compassionnel sur tel drame contemporain. Politique, cette oeuvre sexiste et raciste (à moins qu’il ne s’agisse de sa dénonciation, on ne sait plus). […] Et tout aussi bien : politique, ce boulevard. Politique, ce classique

(7).

Refusant de partir d’une définition a priori de la politique, Neveux entreprend d’examiner des manifestations et des spectacles récents qui revendiquent une intention ou une action politiques. Ce faisant, il déconstruit les présupposés dominants, dénonce les illusions de la bonne conscience contemporaine, et indique des voies possibles pour une alliance, dynamique et conflictuelle, de l’art théâtral et de l’activité politique.

Chronique d’un renoncement

La première partie expose tout d’abord les caractéristiques de la « dé-politique culturelle » actuellement menée en France à partir du festival Paroles citoyennes, créé en 2018 par Jean-Marc Dumontet, propriétaire de plusieurs théâtres privés et ami du président Macron. De façon symptomatique, la revendication d’une mission civique – voire civilisatrice – pour le théâtre coexiste, dans ce festival, avec la promotion du modèle entrepreneurial. Le macronisme culturel se caractérise en effet par plusieurs traits convergents : retrait de l’État et incitation à la recherche de financements privés, primauté de la communication sur la culture, logique du projet et mise en concurrence des compagnies soumises à la dictature de l’efficacité. Dans ce cadre, l’affirmation répétée de la vocation politique du théâtre apparaît comme un « mantra » (8) destiné à masquer la vacuité réelle de nombre de propositions artistiques.

Au-delà de l’ère macronienne, Neveux met au jour les origines de cette situation, sans épargner les gouvernements de gauche : la « dé-politique culturelle » était déjà en place durant la présidence de François Hollande (2012-2017) et certains de ses fondements ont été consolidés sous François Mitterrand (1981-1995). Ainsi, s’il a entretenu une alliance provisoire entre les artistes et le chef de l’État, Jack Lang, célèbre ministre de la culture du président socialiste, a aussi discrédité l’action culturelle et jeté les bases d’une valorisation de l’art par les profits économiques que cela engendre – idée dont Neveux démontre, avec force, le caractère pernicieux. En réaction, le critique entreprend une défense lucide du théâtre public. Sans idéaliser cette institution, Neveux valorise notamment le « travail concret mené à la rencontre des publics, sans efficace comptable » (73). Plus globalement, il réactive l’idéal d’un « théâtre service public », selon l’expression de Jean Vilar, c’est-à-dire l’existence de lieux de création soutenus par les fonds publics, mais indépendants et ayant pour vocation d’offrir à tous et toutes un accès à l’art et à la culture. Même si cet idéal remonte à l’après-guerre, il retrouve, pour Neveux, une actualité, car il implique d’arracher le temps du loisir à la logique omniprésente de la rentabilité.

Schématismes et naïvetés du réalisme contemporain

Passant de la critique des discours à l’analyse des formes, la deuxième partie s’attache au réalisme, identifié comme une esthétique théâtrale dominante. Olivier Neveux prolonge alors la réflexion d’Annie Lebrun qui, dans Du trop de réalité[3], dénonçait la saturation d’informations étouffant toute possibilité critique. Cette partie s’ouvre par une analyse de Ça ira (1) fin de Louis, spectacle de Joël Pommerat (2015). « Spectacle sur les pouvoirs de la parole » plus que spectacle politique, Ça ira conjugue « évocation de l’histoire » (les prémisses et les débuts de la Révolution française, de 1787 à 1791) et « exploration de quelques politiques contemporaines » (101). Mais Neveux reproche à Pommerat de présenter le discours politique comme un tout déjà constitué, rhétorique et spectaculaire, et d’évoquer les différentes formes de prises de parole selon une logique purement thématique. Plus encore, il critique l’idéal de neutralité qui anime le metteur en scène : cet idéal masque, selon lui, soit un impensé politique, soit une idéologie sous-jacente.

Avec Jusque dans vos bras, une création des Chiens de Navarre (2018), l’essayiste s’attaque de manière plus virulente à une autre tendance du théâtre contemporain : la provocation affichée, puis transformée en marque de commerce. Prétendument irrévérencieux, le spectacle est en réalité doublement conforme : parce qu’il flatte les préjugés d’une petite communauté de spectateur·trices, mais aussi parce qu’il s’inscrit dans les limites de la rectitude morale, à laquelle il fait in fine allégeance. C’est que Neveux s’emploie à débusquer les logiques de classe et de caste qui sous-tendent les discours universalistes. Ainsi, il déploie également une analyse très stimulante de la polémique développée autour d’Exhibit B de Brett Bailey, en 2014 : alors que le spectacle se donnait comme une dénonciation de la période coloniale en Afrique du Sud, il a provoqué de vives protestations de la part de militants antiracistes qui y voyaient la perpétuation d’un système d’oppression. Sans cautionner l’appel à interdire la pièce, Neveux refuse de se retrancher derrière des principes généraux et de balayer toutes les critiques au nom de la liberté d’expression : quelles que soient les intentions des créateur·trices, il faut entendre le point de vue de ceux et celles qui se sentent blessé·es, dit-il, et interroger la dramaturgie d’un spectacle qui constitue le Noir en figure de l’altérité, restreignant par là même sa réception à un public blanc.

De manière plus générale, en analysant des spectacles précis, l’universitaire s’attache à mettre au jour plusieurs lieux communs de la création contemporaine, comme la condamnation a priori de toute forme d’engagement politique, de « message », ou encore l’idée, formulée par le réalisateur François Ruffin, selon laquelle il faudrait passer par des références à la culture de masse pour atteindre un public populaire. Neveux conteste ainsi l’opposition entre culture populaire et culture savante, et propose de penser le théâtre à l’échelle de l’individu : l’émancipation par le théâtre et l’art est pour lui égalitaire, parce qu’elle offre à chacun·e la possibilité d’un bouleversement intime et inédit. Or, les formes dominantes aujourd’hui paraissent peu propices à un tel bouleversement : asservies à une « réalité » peu problématisée, réduites à l’exploration de thèmes à la mode, elles se limitent, selon Neveux, à leur valeur de compte rendu, au risque du stéréotype et d’une impasse sur les moyens propres à la scène. Face à cette dissolution du théâtre dans la pédagogie, le critique fait l’hypothèse, stimulante, d’une prégnance actuelle du modèle sociologique qui mène à une instrumentalisation de la représentation théâtrale. Loin des origines du théâtre documentaire chez Erwin Piscator et Peter Weiss, on aboutit alors à un réalisme pauvre, strictement constatif, déconnecté de tout projet politique et incapable d’opérer un retour critique sur les moyens qu’il emploie.

Pour une alliance conflictuelle entre théâtre et politique

À la recherche de voies plus fécondes, Neveux examine, dans la troisième partie de son essai, des formes singulières qui lui paraissent échapper à ces tendances. De fait, il ne s’agit pas pour lui d’élaborer une définition générale de « l’art du théâtre », ni d’accorder à telle ou telle esthétique des vertus (ou des vices) intrinsèques. Ainsi, alors que le théâtre documentaire a été pris pour cible dans la deuxième partie, le critique démontre qu’il peut encore produire des spectacles stimulants dès lors que leurs créateur·trices manifestent une inquiétude et une exigence esthétiques et qu’il·elles ne craignent pas de provoquer la contradiction. C’est le cas dans Études / the elephant in the room de Françoise Bloch (2017) qui fait le choix singulier de la fantaisie documentaire pour dénoncer la dictature financière. C’est le cas également dans Décris-ravages d’Adeline Rosenstein (2017), spectacle sur l’histoire de la Palestine, de la conquête napoléonienne à 1948 : l’oeuvre est animée par une réflexion aiguë sur les moyens et les limites de la représentation, et la narration épique progresse en affrontant les difficultés qui s’imposent à elle. Face au manque de sources, ou aux biais induits par l’historiographie coloniale, la metteure en scène recourt à des moyens proprement théâtraux, relevant parfois du bricolage, pour permettre au public de cerner la réalité historique évoquée.

S’il refuse toute prescription générale, Neveux met tout de même en avant certains principes esthétiques à travers les nombreux exemples développés dans cette partie. Parmi eux, la valorisation du « petit », inspirée de Walter Benjamin : les moyens limités du théâtre deviennent autant d’incitations à la création, le théâtre se fabriquant avec du manque et représentant le monde à partir de son absence, en faisant appel aux images qui sont en nous. Ce faisant, il n’est pas asservi à la réalité : « L’enjeu est moins, en effet, de révéler ou dévoiler le monde, que d’en composer un autre » (249). On comprend alors que l’alliance entre théâtre et politique sera d’autant plus féconde qu’elle ne relève pas du consensus, mais d’une tension perpétuellement maintenue entre ces deux pôles qui ne cessent de buter l’un contre l’autre, produisant des formes en rupture avec « les attendus conditionnés par la société de consommation et le spectacle de masse » (217).

Ouvrir le débat

Le refus du consensus est également ce qui anime l’essai de Neveux. Sans jamais céder au schématisme, le critique n’hésite pas à s’engager, mais aussi à penser contre lui-même : on le voit notamment dans l’analyse, en conclusion, d’une chorégraphie de Maguy Marin, Deux mille dix sept (2017), qui ne correspond pas à l’éloge du détour mimétique évoqué précédemment. Grâce à cette exigence intellectuelle et à une « pratique acharnée de spectateur » (23), Neveux parvient à mettre au jour les lieux communs qui menacent de scléroser la scène contemporaine.

Particulièrement efficace est sa critique de la valeur civique, voire démocratique, si souvent accordée à l’assemblée théâtrale : par son examen des orientations idéologiques qui structurent les mises en scène, il démasque avec acuité les discours consensuels et démontre de façon convaincante que de nombreuses représentations dissimulent, sous l’universalisme factice d’un « vivre ensemble » peu défini, les intérêts d’un groupe ou d’une classe. Également vivifiante, l’évocation récurrente du théâtre documentaire permet de faire le point sur une mode qui domine indéniablement les scènes contemporaines. S’il ne condamne pas le genre en lui-même, Neveux pointe tout de même certaines facilités et notamment l’idée que le théâtre pourrait permettre une saisie immédiate du réel, le théâtre documentaire se réduisant alors à un théâtre documenté. En réaction à l’illusion de la transparence, Contre le théâtre politique opère un retour bienvenu à la mimèsis, en défendant la thèse selon laquelle le théâtre est avant tout un lieu de représentation(s) qui affronte la question politique par le biais des signes qu’il construit. Loin d’éloigner le·la spectateur·trice de la réalité, le détour de la fiction, le jeu avec les codes ou l’élaboration d’un dispositif scénique apparaissent au contraire comme les conditions d’une émancipation réelle de l’individu dont l’intelligence, la sensibilité et l’imaginaire sont alors sollicités. L’alliance dynamique, car toujours conflictuelle, établie entre la politique et l’esthétique est ici davantage qu’un paradoxe séduisant ou qu’un dépassement dialectique facile. Elle est formulée au terme d’une réflexion dense, nourrie par une vaste culture philosophique et militante : bien loin de l’érudition gratuite, elle manifeste une connaissance intime des textes et des engagements qui les nourrissent – soulignons, en particulier, les nombreuses références à l’oeuvre de Daniel Bensaïd, que l’essayiste incite à (re)découvrir.

Si Contre le théâtre politique provoque le débat, il est aussi normal qu’il suscite des désaccords ou des interrogations, moins face aux grands axes de l’analyse que face à certains détails de celle-ci. Revendiquant une position de spectateur engagé et porté par un indéniable talent de pamphlétaire, Neveux semble parfois s’écarter du fil de sa démonstration pour aller à contre-courant d’un certain consensus critique et public. Ainsi, pour n’en donner qu’un exemple, on peut s’étonner que la deuxième partie (« Du trop de réalité ») s’ouvre avec Ça ira de Pommerat. Si ce spectacle n’est pas exempt de toute critique, il paraît en revanche très éloigné des dispositifs simplistes de certaines formes documentaires contemporaines, justement pointés dans l’ouvrage. En effet, l’effacement du nom de la plupart des personnages historiques et le parti pris d’actualisation de Ça ira participent d’une stratégie propice à activer la réflexion du public : le spectacle tente d’arracher la Révolution aux images trop lisses ou naïves forgées par la culture scolaire pour montrer le changement de régime comme un processus en cours. Ainsi, le spectacle confronte de façon dynamique un moment historique (restitué dans sa complexité, grâce au travail sur les archives) et notre présent : il s’interroge en particulier sur la démocratie représentative, en mettant en évidence l’écart très rapidement creusé entre les député·es et le peuple dont il·elles sont censé·es porter la voix. Plus largement, on pourra s’interroger sur le choix initial de Neveux qui refuse de formuler une définition préalable de la politique et annonce sa volonté d’examiner des formes diverses, sans légiférer ni proscrire. Au fil du texte, c’est pourtant bien un tri qui s’opère. Ce tri, conforme au sens originel et noble du terme critique, est porté par une exigence esthétique (« une inquiétude portée sur les formes, les dispositifs et les affects sollicités » [193]), éthique (le refus de la bonne conscience) et politique. C’est d’ailleurs cette dernière exigence qui fait l’unité du travail de Neveux, puisque l’on retrouve dans ce récent ouvrage la définition de la politique, déjà posée dans l’introduction du précédent opus : « Elle est ce que produisent les individus pour s’affranchir de la tyrannie de la réalité[4] ».