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11 septembre 2001. La Comédie de Saint-Étienne, Saint-Étienne (France), 2011.

Photographie de Pierre-Étienne Vilbert.

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« Terrorisme » : c’est le mot lâché par Stanislas Nordey en réponse à Marie NDiaye qui, anticipant l’écriture de Berlin mon garçon[1] (2019), l’interrogeait sur le « sujet » de la commande qu’il venait de lui passer (Mentré, 2019 : 41). Loin d’être anecdotique, cette réponse du metteur en scène à l’autrice est emblématique de la prégnance de ce motif dans les dramaturgies françaises de la dernière décennie, particulièrement sanglante : outre l’attaque de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher en janvier 2015 ou les attentats de Paris en novembre de la même année, les tueries antisémites de Montauban et Toulouse en 2012, la prise d’otages de Trèbes ou encore la fusillade de Strasbourg en 2018 attestent, entre autres, d’un déploiement sur tout le territoire d’actions terroristes aux formes variées (attaque ciblée ou fusillade de masse, démarche solitaire ou en commandos), mais ayant un enjeu commun (toutes ces attaques ont été revendiquées par une organisation djihadiste).

Quoiqu’insatisfaisant – avec Sophie Wahnich, on peut en effet considérer que ces événements « n’ont encore trouvé de nom » (Wahnich, 2016) – le terme « terrorisme » s’est néanmoins imposé pour nommer cette « violence préméditée, motivée politiquement, perpétrée contre des cibles non combattantes par des groupes nationaux marginaux ou des agents clandestins d’un État dont le but est généralement d’influencer un public » (Merari, 2015 : 28). C’est qu’il permet de désigner une « contre-puissance », « un antagonisme radical au coeur même du processus de mondialisation », « une force irréductible à [sa] réalisation intégrale » (Baudrillard, 2002b : 36). Le terrorisme, estime Jean Baudrillard, « exacerbe un certain état des choses, une certaine logique de la violence » (idem).

Dans Berlin mon garçon pourtant, ni fusillade, ni prise d’otages; ni explosion, ni revendication. Seulement l’inquiétude d’une femme, Marina, qui quitte Chinon pour Berlin, en quête de son fils « fourvoyé » (NDiaye, 2019 : 49). Celle-ci redoute en effet qu’« attiré par la faute », son « garçon paradoxal », plutôt qu’enfiler une « petite chemise de fleurs », préfère nouer « une ceinture d’explosifs à sa taille » (ibid. : 64), crainte que confortent les déclarations de Charlotte, sa compagne berlinoise :

Monsieur dites-lui que son fils a disparu qu’il s’est enfoncé dans la ville avec le projet le ferme désir de ne reparaître que sous la forme d’un corps qui tue se venge extermine et ravage, dites-lui que son fils a décidé de n’être plus qu’un corps efficace et souverain au secours d’une cause qu’il s’est forgée de toutes pièces mais sans laquelle le corps compétent infaillible et sans valeur n’aurait pas de raison d’être, monsieur dites-lui que son fils dans le secret de la ville attend son heure

(ibid. : 68).

Dans la pièce de NDiaye, où l’« heure » de l’acte terroriste ne coïncide pas avec celle de l’action dramatique, le sujet est résolument déçu – déception inhérente, sans doute, à la commande d’écriture, mais qui ne manque pas pour autant d’interroger sur la capacité du théâtre à se saisir du terrorisme. Des productions récemment présentées sur la scène française contrarient néanmoins une telle intuition et laissent supposer, par le recours à des ressources romanesques[2], une faillite non scénique, mais bien dramaturgique. Car comment écrire, pour le théâtre, la prise d’otages, la fusillade, l’explosion? Comment écrire l’attentat?

Pas plus que la guerre, selon David Lescot, le terrorisme n’est en effet « un objet pour la forme dramatique »; il agit dès lors, dans les oeuvres de celles et ceux qui persistent à vouloir s’en saisir, comme une « pulsion dramaturgique organisant de l’intérieur les modifications de la forme dramatique canonique » (Lescot, 2001 : 12; 16); il participe de sa continue réinvention, sur les plans thématique et esthétique. Quitte, pour rejouer l’attentat, à déjouer le théâtre, selon l’hypothèse qui sera ici mise à l’épreuve à travers l’étude d’une dizaine de pièces françaises écrites entre 2002 et 2019.

Des Justes à 11 septembre 2001

Si Berlin mon garçon déçoit le sujet, à l’inverse, Les justes, qu’Albert Camus écrit en 1949, le satisfait pleinement, ce qui explique peut-être qu’en quête d’écritures théâtrales du terrorisme, des metteurs en scène aussi différents que Gwenaël Morin ou Abd Al Malik s’en soient emparés ces dernières années[3]. Le terrorisme que la pièce décrit nous est pourtant étranger : en effet, elle retrace la préparation, puis l’assassinat du grand-duc Serge Alexandrovitch à Moscou le 17 février 1905, avec l’intention de penser, à l’aune de la Résistance au nazisme à laquelle Camus a contribué, la possibilité d’une action terroriste légitime. Opérée non par des « coeurs médiocres », mais par des « meurtriers délicats », celle-ci vise, par-delà la destruction provoquée, « à recréer une communauté de justice et d’amour » (Camus, 2008c : 203). Cela suppose de valoriser les acteur·trices contre l’action elle-même : de fait, dans Les justes, l’attentat, qui prend la forme d’une « terrible explosion » (Camus, 2008a : 33), est circonscrit au hors-scène au profit de longs échanges entre les personnages sur la nature, l’enjeu et les limites de leur geste. En tant que tel, le terrorisme ne constitue rien d’autre qu’un « contenu » (Lescot, 2001 : 17) compatible avec le « drame absolu » (Szondi, 2006 : 13-18) tel que théorisé par Peter Szondi.

Encore à l’oeuvre chez Camus dont la pièce – moins historique que philosophique[4] (Camus, 2008b : 57) – est de facture traditionnelle, ce modèle se trouve néanmoins radicalement mis à l’épreuve par « l’événement absolu » (Baudrillard, 2002a : 9-10) que constituent les attentats du 11 septembre 2001. Ceux-ci se déterminent en effet par leur forme iconique, selon Baudrillard, qui estime que « l’acte terroriste de New York ressuscite […] l’image » (ibid. : 36) :

Le rôle de l’image est hautement ambigu. Car en même temps qu’elle exalte l’événement, elle le prend en otage. Elle joue comme multiplication à l’infini et, simultanément, comme diversion et neutralisation […]. L’image consomme l’événement au sens où elle l’absorbe et le donne à consommer. Certes elle lui donne un impact inédit jusqu’ici, mais en tant qu’événement-image

(ibid. : 37).

Après le 11 septembre 2001, écrire le terrorisme suppose donc d’écrire un « événement-image », ce qui constitue une gageure pour le drame (drama) pensé depuis l’Antiquité comme étant coupé du spectacle, de son devenir image (opsis) (Aristote, 1980 : 57). En janvier 2002 paraît pourtant aux éditions de l’Arche une brève pièce de Michel Vinaver, patriarche des dramaturges français·es[5], sobrement intitulée 11 septembre 2001. « Écrite aux ciseaux » (Rivière, 2006 : 131), selon la formule de Jean-Loup Rivière, cette pièce procède du collage de citations prélevées dans la presse quotidienne au cours des semaines qui ont suivi les attentats (Vinaver, 2002 : 9). Restituant, sans hiérarchisation apparente, le « tout-venant du réel » (Ortolani, 1998 : 188), 11 septembre 2001 mêle ainsi testament d’un terroriste et témoignages de rescapé·es, discours de George W. Bush et allocution d’Oussama Ben Laden, récit d’un journaliste et interventions d’un choeur. Opérant un retrait notamment perceptible sur le plan linguistique – la pièce a été écrite en anglais, puis traduite en français –, l’auteur entend en effet « réfléchir l’événement plutôt qu’y réfléchir » (Vinaver, 2006). À cette fin, il dit procéder à « l’invention d’un objet de parole en explosion, en implosion, imitant l’explosion des avions, l’implosion des tours » (idem). L’attentat ne saurait donc être circonscrit ici au « BRUIT » du « CRASH D’UN AVION » (Vinaver, 2002 : 17; 23) qui résonne à deux reprises – et que l’auteur, lors de lectures, faisait entendre par le simple froissement d’un papier dans un micro; il se déploie à l’échelle de la pièce qui évoque un « magma avec, par instants, des éruptions » (ibid. : 173). Cette composition dramaturgique à laquelle Vinaver s’est essayé dès Par-dessus bord (1969) est manifeste dans les interventions du Choeur qui, en américain (y compris dans la version française), « rejou[ent] dans la langue la déflagration initiale et le démembrement du corps des mots » (Brun, 2006 : 52) : « Hi / Jacked / Hi / Jacked Jets Jackety Jets / Hijacked Jets / Hi / Jets Hit Trade / World Weird / Worderly Trade / Pentagon / Twin Towers / Falling Down Falling Down Falling / Gone / The Twin Towers Are Falling Down Falling Down Falling Down » (Vinaver, 2002 : 23-25).

Si, pour reprendre le mot du journaliste Edwy Plenel, Michel Vinaver doit être considéré comme « notre historien » (Plenel, 2008 : 133-134), 11 septembre 2001 peut assurément être désignée comme la pièce française sur les attentats de New York, quoiqu’elle ne soit pas la seule à y avoir été consacrée (Siméon, 2003). C’est que ce théâtre, « iconolâtre et iconoclaste » à lire Bérénice Hamidi-Kim, « consomme les images et dit le vide de l’image visuelle par la richesse de l’image verbale » (Hamidi-Kim, 2008 : 254); c’est qu’il parvient à écrire cet « événement-image » (Baudrillard, 2002a : 37) qui semblait ne pouvoir être écrit, en déployant une multiplicité de possibles poétiques. De ce point de vue, 11 septembre 2001 témoigne en effet d’une forte hétérogénéité, mêlant le « verbatim » (Chemama, 2011) à la fiction, au risque de ne plus pouvoir les distinguer[6], procédant, selon une distinction de l’auteur, à la fois de la « pièce-machine » – en retraçant le fil des événements – et de la « pièce-paysage » – en juxtaposant des éléments discontinus (Vinaver, 1993 : 901) –, cultivant un « entre-deux » que dénonce Armelle Talbot en tant qu’il atteste du refus d’affirmer un point de vue sur l’événement et, donc, de le rendre intelligible (Talbot, 2012 : 39). Il reste néanmoins que la pièce autorise irrémédiablement les dramaturgies du terrorisme à venir.

« Dramaturgies de l’Histoire au présent »

Comme Vinaver, les dramaturges qui s’emparent de ce sujet ont le plus souvent « le nez sur le miroir » (Vinaver, 1998 : 130), s’attachant à écrire « l’Histoire en train de se faire, l’Histoire au présent » (ibid. : 284) – quitte, dans cette contemporanéité, dans cette concomitance, à ne pouvoir tirer que des « éclats » du « flot de langage ininterrompu, coulé, enchaîné » (ibid. : 130) qui accompagne l’événement. Se trouve ainsi promue une dramaturgie du « procès-verbal » (Rivière, 2006 : 132), à l’oeuvre tant dans 11 septembre 2001 que dans Moi, la mort, je l’aime, comme vous aimez la vie (2017) de Mohamed Kacimi. Cette dernière trouve en effet son origine dans la lecture de la transcription de la longue négociation entre un agent de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) et Mohammed Merah, retranché dans son appartement, les 21 et 22 mars 2012, après avoir tué sept personnes, dont trois enfants, à Montauban et à Toulouse dans les jours qui ont précédé (Kacimi, 2017b : 49). Composée de cinq séquences qui suggèrent une progression chronologique, Moi, la mort… restitue la vivacité des échanges originaux entre un « Policier » et « Momo » afin de retracer son parcours biographique – notamment sa radicalisation au gré de ses voyages au Moyen-Orient (Kacimi, 2017a : 23; 25-26) – au fil de l’enquête criminelle :

Momo. – Dans la Megane y a une mitraillette automatique système Mach-2 avec plusieurs chargeurs et des munitions. Y a aussi un Uzi, que j’ai utilisé pour combattre. […]
Policier. – T’inquiète pas là, va y avoir une explosion. C’est par rapport à la voiture, la Megane, faut qu’on ouvre le coffre. D’accord? Si tu entends un bruit, c’est pas chez toi, c’est la voiture.
Momo. – Te fous pas de moi, je vous ai donné les clés de la voiture.
Policier. – En général, c’est la procédure, les démineurs, ils n’ouvrent pas avec les clés. Donc ne t’inquiète pas. Y aura pas de souci. D’accord? T’as ma parole. […]
Bruit d’explosion.
Momo. – Ah j’ai entendu c’est…
Policier. – C’est fini. Ils ont ouvert la Megane

(ibid. : 33).

L’oralité (dont témoignent notamment les élisions) atteste d’un ancrage dans l’événement et tend à l’abstraire de sa gangue exceptionnelle pour l’inscrire dans le champ d’un quotidien, que la pièce ressasse en évoquant le mode de vie de Momo, notamment son goût immodéré pour les scooters et les armes, Les Simpson et Call of Duty. Se trouve ainsi favorisée non pas une héroïsation du personnage[7], mais bien une humanisation, où le meurtrier, désigné par son surnom, se mue en « suicidé de la société[8] », selon Isabelle Barbéris qui pointe les « dérives idéologiques » de la pièce et de sa mise en scène fondées sur une « lecture pervertie » d’Hannah Arendt tendant à « la dilution voire l’inversion des responsabilités » (Barbéris, 2017). Kacimi estime néanmoins que cette humanisation est nécessaire pour « comprendre […] ce déraisonnable » (Kacimi, 2017b : 50) qui caractérise à ses yeux l’événement terroriste.

À l’inverse, toute compréhension semble rigoureusement impossible dans Sur/exposition (2015), qu’Aurore Jacob achève vingt jours après l’attaque de Charlie Hebdo et la prise d’otages de l’Hyper Cacher. Invitée au vernissage d’une exposition photographique, recluse dans les toilettes au moment du buffet, la figure féminine qui ouvre la pièce ne parvient pas, en effet, à « comprendre » ce qui vient d’avoir lieu au-delà de ces quatre murs; elle ne parvient pas à identifier le « bruit » entendu : « Un bouchon de champagne. Ou. Autre chose. Ce n’est pas très défini. Le bruit. On n’est pas sûr de sa nature. On doute. Vraiment[9] » (Jacob, 2015 : 4). Dans le ressassement continu de cette « scène primitive » (Baudrillard, 2002a : 36), selon la formule de Baudrillard, l’« explosion joyeuse » se révèle progressivement catastrophique : « Les images se succèdent. Les terroristes. Les images se mélangent. L’explosion. Les images se confondent. L’attentat » (Jacob, 2015 : 4-5).

Déjà convoqué dans Au bout du couloir, à droite (2014) où une jeune femme est arrêtée et torturée parce que soupçonnée d’être une « terroriste dangereuse » (Jacob, 2014 : 11) suite à l’explosion d’un bus, l’événement terroriste enclenche, chez Jacob, une décomposition dramaturgique (par la juxtaposition de séquences autonomes et hétérogènes : témoignages, scènes de groupe, entretiens radiophoniques, etc.), voire un morcellement syntaxique (succession de phrases courtes, souvent averbales; espacement typographique du texte sur la page qui en isole les mots). Dès lors, ce n’est plus seulement l’intellection de l’événement qui est empêchée, mais son énonciation même, selon Aurélie Bocage, double de l’autrice dans la pièce :

L’histoire est impossible à raconter. À cet instant. Je fais de l’ordre. Je coupe. Je fragmente. J’ajoute. Je corrige. À cet instant. J’ordonne. À cet instant. Je crée du sens. À cet instant. Je fais semblant de croire. Ce sens de l’histoire. Je fais semblant de croire. Cette réalité de l’histoire. Je fais semblant de croire. Cette possibilité de l’histoire. Je tente d’organiser le réel pour pouvoir le toucher. C’est impossible. Tout se mélange. Tout m’échappe. […] Je recommence à raconter. L’impossibilité. De raconter. Me tue. À cet instant. Je ne peux plus faire semblant. De raconter. Encore. De donner du sens. Ça m’a tué [sic]. Pourtant. L’histoire hante mon esprit. Pourtant. Je raconte. Encore. Cette impossibilité de dire et de montrer

(Jacob, 2015 : 26).

Dans Sur/exposition, nulle translation « des éclats à la pièce de théâtre », « du fragment à l’objet constitué » (Vinaver, 1998 : 130), selon l’approche de Michel Vinaver : la pièce porte au contraire les stigmates de l’attentat, tout comme Atteintes à sa vie (1997) de Martin Crimp, dont elle constitue une forme de réécriture particulièrement étirée de la onzième séquence où, à l’occasion d’un vernissage, des personnages commentent de manière contradictoire l’oeuvre d’une artiste (Crimp, 2002 : 47-55).

C’est aussi en rupture avec le geste vinavérien que se donne à lire La décennie rouge (2007). Dans cette chronique, Michel Deutsch entend en effet retracer, selon le sous-titre même de la pièce, « une histoire allemande » rythmée, entre 1967 et 1977, par les attentats commis par la Fraction Armée Rouge (RAF) : assassinats, enlèvements, attaques de banque, etc. Initialement, pourtant, le terme « terrorisme » ne désigne pas l’action violente d’Andreas Baader, de Gudrun Ensslin, d’Ulrike Meinhof et de leurs camarades, mais bien « les structures de la société capitaliste » : celles-ci, en effet, promeuvent irrémédiablement un « terrorisme de la consommation » (Deutsch, 2007 : 30-31) à laquelle les personnages s’opposent en incendiant des magasins. Encouragée par des modèles passés (la Révolution française) ou présents (Che Guevara ou les fedayin) (ibid. : 46), c’est la radicalisation progressive de l’action de ces figures qui conduit à la requalifier de « terroriste » (ibid. : 65) dans le discours médiatique que prend notamment en charge la narratrice.

La présence de ce personnage atteste du caractère résolument épique de La décennie rouge que conforte une référence récurrente aux pièces didactiques de Brecht (ibid. : 68-69, 113 et 123). Comme lui, Deutsch procède au montage de cinquante-et-une séquences qui visent à réhistoriciser l’action de la Bande à Baader, ce que dénonce la scène finale se déroulant en 2006 et donnant la parole à un ancien de la Fraction Armée rouge : « l’origine de la RAF, les causes de l’histoire de notre dérive sanglante sont à chercher dans le passé allemand. En disant cela je ne cherche pas à justifier mes actes » (ibid. : 133). S’« il serait faux de juger aujourd’hui les actions de la RAF à la lumière du 11 septembre 2001 », et « absurde » d’« établir un parallèle entre les actions terroristes du groupe Baader-Meinhof, qui se réclamait du marxisme, et le terrorisme islamiste » (ibid. : 3), il reste que la pièce de Michel Deutsch, comme celles d’Emmanuel Darley (2015) et de Dorothée Zumstein (2013), qui explorent également cette « histoire allemande[10] », se dégage de toute moralisation parfois associée au terrorisme (Merari, 2015 : 31-36); elle favorise, au contraire, sa repolitisation, voire sa resémantisation, en opérant une translation de cette notion du singulier, auquel elle est assignée par les discours médiatique et politique, au pluriel. Car c’est bien des terrorismes dont il faudrait pouvoir parler (Delmas-Marty et Laurens, 2010), terrorismes que certaines oeuvres explorent grâce aux pouvoirs de la fiction.

Horizons fictionnels

Le 27 septembre 2001, Wajdi Mouawad réagit, dans les pages du Devoir, aux récents attentats de New York par la publication d’une « Lettre ouverte aux gens de mon âge[11] » (2001). Retraçant l’histoire de la deuxième moitié du XXe siècle, ponctuée des guerres du Vietnam, du Liban, de l’Iran contre l’Irak, des Malouines, du Golfe, Mouawad, chantre de la « colère de la jeunesse », y accuse la « génération de nos parents [d’avoir] fait de nous des touristes affalés sur les plages de nos vies » (Mouawad, 2001). Cette configuration collisionnelle (Hegel, 1997 : 458-459) entre deux générations ressurgit en 2009 lors de l’écriture de Ciels, dernier volet du Sang des promesses – cycle ouvert avec Littoral (1997) et prolongé par Incendies (2003) et Forêts (2006) – qui met en scène le soulèvement violent de la jeunesse contre ses aîné·es :

France, États-Unis, Angleterre, Italie, Russie, Allemagne, Japon, Canada. […] Ces pays sont coupables d’avoir versé le sang des fils du siècle! Cette géographie doit être vue comme la géographie des puissances des premières guerres mondiales, matrices des guerres d’aujourd’hui, d’un siècle mécanique et de son cortège de morts. C’est la géographie du sang versé, c’est la géographie de la jeunesse massacrée. Celle d’hier et celle d’aujourd’hui. Cette voix qui nous condamne et nous menace, c’est la voix de ceux qui sont nés pendant les guerres, Vietnam, Liban, Iran-Irak, et qui ont grandi à l’ombre des hécatombes : Bosnie, Rwanda, Kosovo, Tchétchénie. Ils ont trente ans et cherchent aujourd’hui à donner la parole à toutes les jeunesses sacrifiées avant eux. Une vengeance de la jeunesse par la jeunesse, Occident et Orient confondus. La jeunesse du XXe siècle, dans le silence de son charnier, trouvant parole dans la jeunesse du XXIe siècle, fera entendre sa voix et son cri effroyable

(Mouawad, 2009b : 80-81).

Si, à aucun moment dans cette litanie des événements sanglants de l’histoire contemporaine, il n’est fait référence aux attentats du 11 septembre 2001, il n’en reste pas moins que cette pièce, dont la première « intuition » (Farcet, 2009 : 119-120) apparaît à l’auteur en 2004 lors d’un séjour new-yorkais, est hantée par le terrorisme dont Mouawad propose une lecture originale, à rebours tant des oeuvres que des discours philosophiques ou politiques contemporains. L’« explosion » produite le 11 septembre 2001 est, pour reprendre une formule de Tous des oiseaux (2017), elle aussi resserrée autour d’un attentat, d’une « détonation » poétique (Mouawad, 2019 : 28), marquant profondément et durablement cette écriture émancipée de toute ambition réaliste (Diaz, 2019a).

De fait, dans Ciels, il ne s’agit pas, comme dans les pièces précédemment convoquées, de restituer – directement ou indirectement – un événement réel, mais bien d’inventer un événement possible : la « piste Tintoret » (Mouawad, 2009b : 25), nommée ainsi par les personnages en référence à L’Annonciation (1585) du peintre vénitien à partir de laquelle les insurgé·es ont conçu leur attaque :

En superposant une reproduction réduite du tableau du Tintoret dont l’hypoténuse mesure vingt-neuf centimètres, sur un plan de ville ciblée, on obtient la géographie du viol! Sous la menace de l’ange déployé dans leur ciel, huit villes attendent d’être frappées; Paris, New York, Londres, Padoue, Saint-Pétersbourg, Berlin, Tokyo et Montréal. Le point précis qui coïncidera avec l’oeil de l’oiseau [représentant, sur la toile, le Saint Esprit] indiquera le lien des attentats. Ces images ne sont que des exemples auxquels nous ne pouvons pas nous fier car il reste à déterminer un dernier paramètre : l’échelle. Le point de coïncidence entre le plan de la ville et le tableau est entièrement dépendant de l’échelle de la carte utilisée

(Mouawad, 2009b : 81-82).

Fort de cette « lecture terroriste de L’Annonciation du Tintoret » (ibid. : 77), Clément Szymanowski anime une équipe de « cryptanalyste[s] » recluse dans une « cellule » (ibid. : 30) antiterroriste dont la désignation évoque immanquablement 24 heures chrono (2001-2010), série télévisée qui relève d’une « culture populaire » (Diaz, 2017 : 33) à laquelle Mouawad aime à s’alimenter. Mais à rebours des analystes mené·es par Jack Bauer qui, toujours, réussissent dans les dernières minutes d’une trop longue journée à déjouer un attentat, l’équipe de Clément Szymanowski ne parvient, elle, que trop tardivement à déterminer l’échelle à partir de laquelle identifier les cibles de huit attaques simultanées. Ce n’est en effet qu’à contretemps que les cryptanalystes, toujours confiné·es, apprennent que « [l]’attentat a eu lieu » :

Vincent Chef-Chef. – L’attentat a eu lieu!… il y a cinq heures…
Blaise se précipite et allume la radio.
Une voix. – …a déclaré le chef de la diplomatie. Le monde aujourd’hui a les tympans brisés par un cri qui laisse sourd et hagard, a-t-il ajouté. Je rappelle que les dernières estimations font état de quatre cents morts et plus de douze cents blessés. On parle ici de véritables scènes d’horreur à l’intérieur des musées où ont eu lieu les attentats. On parle de corps démembrés et de tableaux inestimables déchiquetés. […] Je rappelle ici que ce sont huit musées qui ont été attaqués à Paris, Londres, New York, Padoue, Berlin, Tokyo, Saint-Pétersbourg et Montréal

(Mouawad, 2009b : 109-110).

De facture classique[12], à l’instar des Justes que répète alors Wajdi Mouawad avec Stanislas Nordey[13], Ciels (dans laquelle ce dernier[14] joue, ce qui conforte le rapprochement entre ces deux pièces) déploie une dramaturgie de l’événement terroriste afin, ultimement, d’en envisager son dépassement. Alors que le fils de l’un des analystes est victime de l’attentat, la pièce se referme en effet sur la représentation d’une Nativité à certains égards consolatrice – même si, comme dans Incendies, cette « consolation [est] impitoyable » (Mouawad, 2009a : 10) :

Charlie crie.

Il sort de sa chambre.

Traverse le jardin.

Passe au milieu des statues et s’y appuie désespérément.

Charlie pousse un profond hurlement. […]

Dolorosa a une violente contraction.

Elle perd les eaux.

Clément la soutient.

L’allonge. […]

Un enfant naît

(Mouawad, 2009b : 113-114).

Pareil enfantement ouvre – et non plus ferme – Septembres (2009) de Philippe Malone, dont les premiers mots, en allemand puis en français, sont empruntés à un poème de Peter Handke (« Lied Vom Kindsein », 1986) : « als das Kind Kind war / lorsque l’enfant était enfant / ging es mit hängenden Armen / il marchait les bras ballants » (Malone, 2009 : 11). Et la pièce de s’attacher à suivre « la marche » de cet enfant à travers sa maison, les « bras en croix mains ouvertes dans le couloir obscur […] [et] guidé par les doigts grêles [qui] glissent sur le mur » (ibid. : 12; 14). Ce cheminement a métaphoriquement tout d’une naissance : encore muet et aveugle, l’enfant, qui n’a qu’une connaissance tactile du monde, avance « souriant la poitrine triomphante » (ibid. : 13-14). Le monde auquel il naît en franchissant le seuil de sa maison n’est pourtant que ruines : « plaques de tôles noircies », « lames de bitume qui jaillissent du sol », « squelettes de béton », « chicots de grès », « terrils de gravats » (ibid. : 18-19). Tandis que se lève l’aube, encore source d’« émerveillement » (ibid. : 26), l’enfant parcourt ce « paysage dévasté » (Naugrette, 2004) que survolent des « essaims d’avions [comme] DES TAONS SUR LA VILLE » (Malone, 2009 : 28) :

[E]t s’effondre le ciel comme une carcasse morte les bombes en pluie serrée s’abattent elles roulent et heurtent et brisent dévastent l’air hurlant s’élancent les criquets de feu à l’assaut des faubourgs essaims de Haine maintenant Hordes maintenant Hyènes […] et la ville écrasée sous le torse des avions la ville écartelée dans la sueur des obus la ville sous les coups qui pénètrent et qui violent la ville de l’enfant muet qui implore et qui ploie qui suffoque sous l’haleine du phosphore et du souffre cette belle ville-là qui jadis le berça cette cité-là meurt simplement sous le regard de l’enfant dans ses pupilles inertes comme crevées par l’horreur elle meurt simplement

(ibid. : 28-29).

Dépourvue de ponctuation, cette langue, rythmée par des anaphores qui attestent de sa densité, charrie, par le recours massif à l’hypotypose, des images de destruction évidemment matérielle, mais aussi morale, mais surtout politique. En effet, si « la beauté fut la première victime », « l’avenir fut la deuxième victime » et « la justice fut la troisième victime » dans cette guerre menée « POUR NOTRE SÉCURITÉ », au mépris de toute liberté : « on nous chassa POUR NOTRE SÉCURITÉ on interdit la rue POUR NOTRE SÉCURITÉ on abrégea le temps POUR NOTRE SÉCURITÉ » (ibid. : 42, 44, 48 et 49).

Comme, sous les bombes, la « VILLE A CHANGÉ D’AXE » (ibid. : 46), l’enfant, lui, a changé d’âge, est devenu « jeune homme », a désormais accès à la parole (c’est, rappelle Sandrine Le Pors, le propre de l’infans d’en être privé) (Le Pors, 2014 : 15). Une parole née de la dévastation, notamment celle de sa maison vers laquelle, incapable d’aller de l’avant, il « revient » (Malone, 2009 : 45-47); une parole qui n’est que mort, qui n’a de vocation que celle de dresser « l’infinie liste des morts » (ibid. : 30), donnée sous la forme d’une liste de prénoms barrés, dans un dégradé du noir au gris le plus clair (ibid. : 32-34). Parmi ces prénoms, celui, entêtant, de Sveta, la soeur du jeune homme à laquelle, assumant enfin le « je », il s’adresse ultimement pour promettre la vengeance :

[R]egarde regarde je me suis fait beau pour toi j’ai passé une tunique sur ma chemise de soie une belle tunique blanche sur mes pantalons larges une belle tunique blanche et pour tenir l’ensemble en fouillant dans ta chambre en creusant les décombres au milieu du vent j’ai trouvé cette ceinture avec des explosifs Sveta l’ai serrée sur mon ventre à l’endroit où ton souffle jadis calmait mes peurs et je suis sorti et face au soleil couchant face à l’horizon rouge face au vieil occident j’ai promis puis marché alors

(ibid. : 50-51).

La dissolution de la forme dramatique, voire de l’écriture elle-même (la pièce n’est qu’une longue phrase) (Diaz, 2012), atteste de l’impossible dépassement de l’événement dans Septembres, qui procède d’une dramaturgie de l’environnement terroriste : l’attentat (qu’évoque sur la couverture du livre une photographie de Ground Zero) est son seul horizon.

Carrousel et Planétarium

En dépit de cette figure commune de l’enfance sacrifiée, ces deux pièces, pourtant composées au même moment, sont radicalement différentes. Leur confrontation actualise ainsi une opposition entre deux approches divergentes de l’écriture pour le théâtre formulée par Brecht lors de la rédaction de L’achat du cuivre en 1943. « À l’ère de la science », ce dernier appelle en effet à distinguer une dramaturgie de « type C » (pour Carrousel) et une dramaturgie de « type P » (pour Planétarium) (Brecht, 2000 : 685). Si, à l’image des manèges qui « vous promènent sur des chevaux de bois, dans des autos ou des avions, devant toutes sortes de paysages peints », les moyens techniques propres au théâtre carrousel entraînent les spectateur·trices dans un univers fictif auquel, comme dans un « léger état de transe », il·elles ont l’illusion de participer, le théâtre planétarium, à l’image de ces dispositifs de projection qui « montre[nt] les mouvements de astres, autant qu’ils nous sont connus », refuse, lui, toute « identification » afin de permettre au public d’observer un panorama et d’être en capacité d’agir (ibid. : 683-685).

Procédant d’une dramaturgie de l’événement terroriste, Ciels relève sans doute du Carrousel, sa mécanique efficace, semblable à celle des séries télévisées, nous étourdissant un peu; procédant d’une dramaturgie de l’environnement terroriste, Septembres s’apparente peut-être au Planétarium, obligeant, par ce récit singulier, à décoller du sujet – de fait, ainsi que l’écrit Le Pors, Septembres n’est pas une pièce sur le terrorisme (Le Pors, 2014b : 47), mais sur ce qui produit le terrorisme (la guerre, toujours injuste, voire illégitime) et ce que produit le terrorisme : une dévastation totale car matérielle, morale, politique, mais aussi poétique. Cette opposition, que Brecht lui-même jugeait « défectueuse », doit toutefois être nuancée, notamment parce qu’elle est poreuse, Carrousel et Planétarium ayant en commun le « caractère mécanique des représentations » (Brecht, 2000 : 683; 685). L’un et l’autre ne s’excluent pas – au contraire : l’enjeu est, selon l’auteur de L’achat du cuivre, d’« accorder les fonctions d’un planétarium à celles d’un carrousel » (ibid. : 685), ce qui n’interdit pas la création de formes hybrides, voire monstrueuses, à l’image de 11 septembre 2001 relevant, on l’a vu, à la fois de la pièce-machine et de la pièce-paysage, catégories vinavériennes non sans écho avec la typologie brechtienne. Surtout, il faut pointer les limites de la pensée brechtienne (Gaillard, 2017) pour appréhender les dramaturgies françaises du terrorisme. Carrousel et Planétarium n’ont en effet d’autre visée que la « représentation » (Brecht, 2000 : 686), visée dont, à l’inverse, se défient la plupart des autrices et auteurs ici convoqué·es, se détournant parfois du théâtre.

Dans Sur/exposition, sous-titrée Tentatives pour photographier un événement, Aurore Jacob préfère ainsi au « modèle » scénique (Danan, 2002; 2015), un « modèle » plastique que suggère le dispositif même du vernissage. L’exposition muséale discontinue en effet l’écriture dramatique par l’interposition, entre les différentes séquences, de textes dûment encadrés et titrés comme des oeuvres picturales : tous sont, de fait, inspirés des photographies de l’artiste égyptienne Aliaa Magda Elmahdy (Jacob, 2015 : 11; Diaz, 2017b : 130-135). Au terme de la pièce, un paradoxal « Prologue » intitulé « Derrière l’image » offre une « vision d’ensemble » résolument ambiguë en tant qu’elle se refuse à déterminer le « lieu » de la dernière oeuvre exposée, nommée Après l’attentat et composée le 30 janvier 2015 : « Un théâtre ou un musée. Les deux espaces se frottent l’un contre l’autre. Se confondent. Un lieu d’exposition à n’en pas douter. Un lieu où la réalité est suspendue au bout d’un crochet. Le reste est une question de point de vue. Un musée ou un théâtre. / Peu importe » (Jacob, 2015 : 71).

C’est, d’après Charlotte Farcet, non dans un théâtre, mais bien dans un musée – celui, plus précisément, des beaux-arts de Montréal – qu’aurait dû être jouée Ciels (2009 : 124). Organisé autour d’un jardin de statues que peuplent les spectateur·trices, le dispositif scénographique de cette pièce, réalisé par Emmanuel Clolus, a en effet été inspiré par une oeuvre de Cory Arcangel, vue à la Biennale du Whitney Museum of American Art de New York en 2004 : « un ciel en mouvement est projeté sur un écran; un banc est installé devant, sur lequel le spectateur peut s’asseoir » (ibid. : 119-120). C’est la contemplation muette à laquelle appelle cette oeuvre que Mouawad et son scénographe tâcheront de susciter par un dispositif quadrifrontal, les spectateur·trices placé·es au centre de l’espace étant contraint·es de se tourner pour voir ce qui se joue sur chacune des quatre scènes disposées autour d’eux et d’elles. À sa manière, « Ciels s’apparente à une installation plastique » (ibid. : 124).

À rebours, Michel Simonot défend la « théâtralité » de Septembres : « par sa matérialité, sa forme, sa structure […] le texte porte sa force scénique. Dès que l’oeil transmet le texte à la voix, la lecture de Septembres fait aussitôt quelque chose au corps. Elle a besoin de lui. Septembres s’impose comme texte à dire » (Simonot, 2009 : 56). L’oralité du poème dramatique de Philippe Malone, nettement perceptible dans la mise en scène de Michel Simonot – accompagné d’un musicien qui improvise, un comédien scande le texte au micro[15] –, semble néanmoins épuiser toute théâtralité au profit d’une certaine performativité (Diaz, 2019b) à l’instar, étrangement, de 11 septembre 2001 qui, dans une production américaine de Robert Cantarella[16], se prête à l’expérimentation « de positions, de déplacements, de postures, d’intonations changeantes, illustratives, étonnantes, “détonantes” » (Sermon, 2011).

***

Pour rejouer l’attentat, les dramaturgies françaises semblent ainsi s’attacher à déjouer le théâtre afin de promouvoir des représentations alternatives du terrorisme – ce à quoi elles ne parviennent toutefois que partiellement en tant, notamment, qu’elles persistent à envisager ce motif au singulier et non au pluriel. C’est pourtant à cette seule condition que la littérature dramatique pourrait honorer sa vocation telle que définie par Heiner Müller, dans un texte précisément relatif au terrorisme : celle de « rendre impossible la réalité telle qu’elle est » (Müller, dans Raddatz, 1991 : 166).