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Small Talk de Carole Fréchette, avec Julia Vidit, Violette Chauveau, Lindsay Ginepri et Sébastien Amblard. Théâtre du Peuple, Bussang (France), 2014.

Photographie d’Éric Legrand.

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En ce qu’elle renvoie à l’« [a]ction de révéler quelque chose à quelqu’un […], de porter à la connaissance quelque chose de caché, d’inconnu » (Centre national de ressources textuelles et lexicales, s.d.), la révélation est un événement qui fait brusquement irruption. Porteuse d’une nouvelle imprévue, elle repose à la base sur une structure composée de deux entités entre lesquelles est transmis un message, une connaissance ou toute autre forme d’information. Tant qu’elle franchit les frontières entre un soi et un autre, la révélation représente nécessairement une transgression des délimitations sensibles du corps : ce n’est qu’à travers ce passage qu’elle peut pénétrer la conscience d’autrui.

Dans le conte urbain Red voit rouge[1] de Jean Marc Dalpé et la pièce de théâtre Small Talk[2] de Carole Fréchette, la révélation s’avère un mécanisme puissant de la construction du texte dramatique qui donne lieu à des événements révélateurs particulièrement abjects. Compte tenu de l’exhibition de la vulnérabilité et de l’humiliation des personnages, ces textes sont de véritables « dramaturgies de la honte » puisqu’ils interrogent, d’un point de vue éthique, la représentation théâtrale des violences sociales. La pièce de Fréchette et le conte de Dalpé s’insèrent ainsi dans une tendance plus globale du théâtre québécois et franco-canadien contemporain. D’après Lucie Robert, le culte du héros, encore prédominant dans le théâtre du XIXe siècle, a aujourd’hui cédé la place à des dramaturgies d’« humiliés et [d’]offensés » (Robert, 2004 : 149). L’absence de la figure héroïque irait de pair avec la disparition de valeurs positives, et Robert ajoute que « l’on peut se demander comment la peinture de la victime manifeste notre conscience du monde » (idem). En ce que la conscience du monde renvoie à un jugement moral sur ce dernier, les « dramaturgies de la honte » incitent les spectateur·trices à porter un regard critique sur les représentations de violences sociales. Ce faisant, elles reposent sur un dialogue théâtral entre les personnages et le public qui passe aussi bien par le langage que par l’émotion.

Afin de rendre compte de l’aménagement dramaturgique de la parole révélatrice[3] et de ses conséquences par la transgression qu’elle suscite, les deux textes dramatiques seront analysés dans une perspective pragmatique. Il s’agira d’abord de comparer les situations d’énonciation qui encadrent l’événement révélateur pour ensuite déconstruire la représentation de la précarité des protagonistes, car Fréchette et Dalpé introduisent des protagonistes hors du commun, humiliés et offensés avant l’affront. L’analyse des dialogues révélateurs s’appuiera notamment sur la théorie de la « face » d’Erving Goffman, puis fera communiquer cette notion avec la philosophie de l’affect élaborée par Sara Ahmed. Ces deux apports théoriques vont servir à repérer les enjeux éthiques que soulèvent les « dramaturgies de la honte » à l’oeuvre chez Dalpé et Fréchette. En dernier lieu, un commentaire de Michel Foucault sur la transgression permettra d’interroger le jugement moral porté sur les violations survenant lors des dialogues révélateurs.

Des corps vulnérables

Dans Red voit rouge et dans Small Talk, la révélation correspond au point culminant de l’intrigue peu avant la fin du conte et de la pièce[4]. La violence, qui en accompagne le déploiement, répond, dans les deux textes, d’une construction dramaturgique qui prépare le moment révélateur avec soin. Analyser l’avènement des divulgations dans une perspective pragmatique demande donc tout d’abord une mise en exergue des conditions d’énonciation (Ubersfeld, 1996 : 74), notamment des présupposés du dialogue et de l’apparition première des personnages. Les deux éléments constituent la toile de fond sur laquelle sera étalé le spectacle de la honte.

Dans Red voit rouge, le protagoniste Red, un petit délinquant quadragénaire, raconte comment il a été humilié de la pire façon possible à sa propre fête de fiançailles. Les didascalies qui précèdent son récit donnent des indications sur son apparence : « Il porte chemise blanche, cravate et habit. Peut-être une boucle d’oreille à droite. Il est dans la jeune quarantaine et n’a pas de bras gauche » (Dalpé, 2011 : 83). Le handicap physique, l’associant à un groupe minorisé, et le port d’une boucle d’oreille, évoquant une frange de la culture punk, suggèrent de manière implicite et encore vague que Red appartient à un milieu marginal et marginalisé. Le handicap entraîne également l’impression d’une certaine fragilité physique qui contraste avec l’image de l’« homme dur » que semble vouloir indiquer l’anneau à l’oreille.

Pour les lecteur·trices, la vulnérabilité corporelle domine seulement à la première apparition de Red. Pour les spectateur·trices, elle est précédée, et confirmée, par un phénomène sonore. C’est la voix de Red qui vient de l’arrière des coulisses et qui crache une litanie de sacres en anglais : « That little fuck, little shit, little fuckin’ shit » (idem). Quelques instants plus tard, il apparaît physiquement sur scène et s’adresse au public en criant :

Sais-tu c’que m’as y faire à c’t’ostie-là!? C’que j’aimerais y faire!? Le pendre, ostie!… Par les tabarnak de boules, ostie! Le pendre par les boules… à un clou, chriss! Ou mieux que ça… Mieux que ça, man… C’que j’aimerais vraiment y faire à c’t’ostie d’chien sale-là… ça s’rait de l’attacher après mon char avec des chaînes, pis l’traîner partout dans Vanier. Faire le tour de Vanier, fuck!… J’partirais du pont Cummings pis je r’viendrais au pont Cummings pis après que j’sois revenu au point Cummings, je r’partirais… jusqu’à ce qu’y commence à s’défaire, fuck! À se déboîter, fuck! À À À…

(ibid. : 83-84).

Les injures que lance Red à son adversaire dévoilent clairement la plaie que ce dernier lui a infligée, et la violence de ses propos n’arrive pas à renverser les rapports de force entre lui et son offenseur; il ne lui reste plus qu’à manifester sa douleur. Par conséquent, et paradoxalement, le langage cru et brutal du personnage devient un indicateur de la fragilité de son état d’être. En effet, sa vulnérabilité est aussi liée à la précarité inhérente au langage populaire de l’Ontario français. Cette langue, imprégnée d’argot, truffée de fautes grammaticales et d’anglicismes, est jugée inférieure face à une langue anglaise plus soignée. Outre le handicap physique, Red est désavantagé par le statut culturel et linguistique minoritaire de son identité franco-ontarienne.

Dans Small Talk, la protagoniste Justine affronte un défi pas moins délicat : elle n’arrive pas à communiquer avec les autres. Tout au long de la pièce, elle tentera de surmonter cette difficulté, mais ses essais tournent (presque) toujours mal. Sa famille n’est d’ailleurs pas équipée pour l’aider : son frère, un animateur en télévision, ne parle que de lui-même, sa mère souffre d’une aphasie et son père préférerait être muet, comme l’est d’ailleurs sa nouvelle conjointe. À l’opposé de ces personnages qui trouvent tous une solution à leur problème de (non-)communication, Justine ne parvient pas à émerger de sa paralysie linguistique. Empêchée de nouer des contacts, elle est reléguée aux marges de la vie sociale. Parce qu’elle se sent coincée dès qu’elle se trouve dans une conversation, elle « se sauve » (Fréchette, 2014 : 10), comme en témoigne cette discussion avec une ancienne camarade de classe, Amélie. Après quelques répliques habituelles, elle sent l’instinct de fuite et invente un mensonge pour pouvoir s’éloigner de la situation – un essai risqué qui ne joue pas en sa faveur. Irritée par le comportement de Justine, son ancienne amie donne libre cours à son agacement :

Bon, vas-y, cours après ton autobus qui viendra pas, parce qu’il y a aucun autobus qui passe ici. Et ta mère t’attend pas parce qu’elle est morte dans un accident d’auto il y a quelques années. C’est Émilie Mongeau qui me l’a dit. Il y a un camion énorme qui est tombé sur son auto. Il paraît qu’elle a été dans le coma pendant plusieurs jours. Et si t’étais juste un peu plus aimable, je t’offrirais mes sympathies. Parce que je suis sensible, figure-toi, et que ça me fait de la peine, une mère morte en dessous d’un camion. Mais tu t’en fous de ce que je pense, de ce que je sens. Tu t’intéresses à personne

(ibid. : 33).

L’attaque verbale à laquelle se voit exposée Justine souligne également la banalité que peut avoir un dialogue lors d’interactions quotidiennes. Or, entre elle et son amie, il n’y a pas seulement une conversation courante dénuée de rhétoriques. En effet, une autre forme du discours l’anime : le potin. Selon Patricia Meyer Spacks, le commérage représente un élément fondamental de la vie sociale et ne doit pas être restreint à une compréhension négative du terme. Au contraire, le potin désignerait tout phénomène d’échange personnel sur un tiers absent et se trouverait à la base de la vie collective même, installant une intimité et forgeant les alliances (Spacks, 1982 : 30). L’exclusion qui peut résulter de la non-participation au bavardage se manifeste clairement dans le passage cité plus haut : Amélie avoue avoir bavardé sur Justine, soulignant que pour elle, le fait d’avoir papoté atteste sa propre sociabilité. Quand Justine refuse de consentir à cette pratique sociale, elle est vite sanctionnée : « Mais tu t’en fous […]. Tu t’intéresses à personne », lui dit son amie. Son incapacité de tenir des conversations simples entraîne donc de virulentes réactions de ses contemporain·es, ce qui augmente davantage son incertitude et sa fragilité.

Comme Red, la protagoniste de Small Talk se caractérise par une vulnérabilité aiguë et se trouve confrontée à la violence de la réalité sociale sans qu’elle ne sache s’en défendre. En ce qu’elle appartient au soi, la vulnérabilité constitue un des éléments de base du corps humain. Or, plus qu’un fait individuel, elle est universelle dans le sens que, selon la philosophe Sara Ahmed, « la vulnérabilité comprend le rapport du corps au monde, un rapport dont l’ouverture du corps représente un site potentiel du danger, et qui demande l’évasion[5] » (Ahmed, 2004 : 69). Nous retenons deux aspects de cette définition : d’abord, un corps n’est jamais intrinsèquement vulnérable, c’est-à-dire plus fragile que d’autres de par son essence; la vulnérabilité incarne plutôt une conséquence du caractère relationnel propre au domaine social (et par là au monde en général). Ensuite, la vulnérabilité est une ouverture du corps, une fissure qui, à la fois, permet la relation corporelle à autrui et donne lieu à un danger permanent d’intrusion. Dans Red voit rouge et Small Talk, la perméabilité des corps à un extérieur se double d’entraves physiques et linguistiques. Quoique les deux personnages viennent d’environnements distincts (Red d’un milieu défavorisé ontarien, Justine d’un entourage bourgeois québécois) et qu’ils parlent et agissent de façons opposées (Red arrive sur scène enragé tandis que Justine paraît d’abord tranquille et plutôt défensive), ils partagent un état précaire face au social.

Misères sociétales

Par leurs rôles de marginaux, Justine et Red se retrouvent presque toujours dans des positions inférieures à leurs interlocuteur·trices. Ceci est un détail important, car, comme le rappelle Michel Pruner, tout « discours théâtral est […] en situation » (Pruner, 2017 : 84; souligné dans le texte), et cette situation est « déterminée par les conditions matérielles ou psychologiques des interlocuteurs » (idem). Dans Red voit rouge, les rapports de force inégaux entre Red et son adversaire sont mentionnés par le protagoniste dès le début de son monologue. Arrivant sur scène, écumant de rage, à un moment où le public ne connaît pas encore la raison de cette colère, Red commence assez vite à vitupérer contre la conduite du petit frère de son ami d’enfance Maurice : « Le p’tit stuck-up de snob de câlisse qui me r’garde de haut – mother fuckin’ little shit – qui me r’garde de haut, qui s’pense tellement, tellement mieux que moé, tellement supérieur, tellement Ah!!! » (Dalpé, 2011 : 84.) L’infériorité que ressent Red à l’égard du petit frère témoigne surtout de sa conscience d’une hiérarchie entre les deux, laquelle se manifeste à travers des expressions telles que « qui me r’garde de haut » ou « snob », un mot que Red utilise pour le désigner. Ce rapport de force inégal se sédimente en raison de plusieurs facteurs qu’énumère ensuite Red, avec lucidité. Vient tout d’abord la différence du statut social, rendue visible à travers des symboles de prestige : « parce que lui s’promène en Jetta, pas dans une vieille minoune. Parce que lui y vit dans un condo cinq étoiles, pas avec sa mère dans un sous-sol sur Olmstead en face du LCBO » (idem). Cette différence de moyens financiers révèle également une divergence entre leurs niveaux d’éducation et leur travail respectif : contrairement au petit frère qui a « son chriss de diplôme d’université que son père y’a payé » (idem), Red (qui reste silencieux sur ce sujet) semble gagner de l’argent en travaillant pour Maurice, le grand frère de son provocateur. C’est avec ce salaire qu’il compte financer sa bague de fiançailles : « Pour la bague, on s’est entendus sur des paiements pis sur une p’tite jobbe qui voulait que j’fasse » (ibid. : 85). Parce que sa situation d’emploi pourrait être davantage précaire à cause de son handicap et des discriminations qui en résultent, puis de son absence de scolarité, il n’a d’autres choix que d’accepter ces contrats et de maintenir des liens avec cette famille.

Le sentiment d’infériorité que Red éprouve déclenche chez lui une hostilité profonde envers le frère de son ami. Quand ce dernier affiche sa générosité en proposant de couvrir les dépenses de la fête de fiançailles, Red n’éprouve que de la colère : « Fait que the little fuck dit Pourquoi vous faites pas ça icitte? Au restaurant icitte, juste en bas d’la rue icitte?... On us, qu’y dit the little fuck. “On us”! Ç’a vingt-quatre ans pis ça parle comme un big shot. Ç’a vingt-quatre ans pis ça pense que ça connaît tout’! » (Dalpé, 2011 : 86.) L’expression qu’emploie Red pour définir le comportement du frère, lequel parlerait « comme un big shot », dévoile encore un autre motif de sa colère : l’agresseur est le petit frère de Maurice, et en raison de leur différence d’âge, Red se sent en droit de revendiquer une conduite plus discrète du frère. Que ce détail prenne une importance aussi signifiante s’explique par le fait que Red et Maurice sont des amis d’enfance : « Maurice pis moé on s’est toujours entendus… Et! pis c’est moé qui y’a montré comment faire un char avec un coat hanger, t’sais… On s’connaît! » (ibid. : 85.) Loin de dépeindre un milieu bourgeois et aisé, les informations que détient Red[6] au sujet de Maurice et de son frère suggèrent que ceux-ci sont, comme lui, issus du « monde des marginaux, des laissés-pour-compte et des criminels » qui, d’après Lucie Hotte, attirent l’attention de Dalpé depuis trente ans (Hotte, 2007 : 169). Puisque Red n’a jamais été conscient du déséquilibre socioéconomique qui s’est installé entre Maurice et lui au fil des années, ce n’est qu’à sa lecture du petit frère qu’il réalise la relation de pouvoir qui les unit et qui empêche toute possibilité d’égalité. Cette dynamique conflictuelle est d’ailleurs aggravée par l’existence d’une rivalité masculine, caractéristique de l’univers dalpéen, « où les hommes se disputent l’autorité et le respect » (Nutting, 2014 : 261-262). Dans ce cas-ci, la concurrence entre Red et le frère de Maurice débouche sur une attaque féroce qui ne manquera pas de laisser des traces sur le premier.

Dans Small Talk, Justine est constamment confrontée à des rencontres variées (avec des collègues, des anciennes connaissances, des inconnus, etc.), mais c’est avec sa famille qu’elle partage le moment de la révélation. Ce jour-là, les membres de sa famille sont tous réunis pour la première (et la dernière) fois – un détail qui anticipe la valeur de cette scène pour le développement de l’intrigue. Les deux personnages véritablement impliqués dans l’affrontement sont Justine et son frère, Charlie. Contrairement à la hiérarchie socioéconomique établie entre Red et le petit frère de Maurice, le rapport entre Justine et son frère est bien plus marqué par un écart de niveau social et qui ne pourrait être plus grand : Charlie est un animateur de télévision célèbre et il ne manque pas une occasion de s’en vanter en plus de se moquer de la vie peu trépidante de sa soeur. Un message qu’il laisse sur le répondeur de Justine confirme son ascendant sur elle : « Salut ma petite soeur. Encore partie bambocher? C’est une blague. Je sais que t’es là et que tu regardes ton frère à la télé. Une autre blague » (Fréchette, 2014 : 15). Face aux plaisanteries provocatrices de son frère, Justine devient encore plus muette, comme le montre ce court dialogue lors de sa fête d’anniversaire :

CHARLIE. – Ton frère préféré, qui est doux comme un agneau et heureux comme un roi! Bonne fête, ma petite soeur. Qu’est-ce que je te souhaite? La gloire, l’argent, l’aventure, l’amour? Fais ton choix.
JUSTINE. – Euh... Souhaite-moi de…
CHARLIE. – Et c’est pas tout. J’ai une surprise pour vous. [… ]
JUSTINE. – Une surprise pour moi? Qu’est-ce que t’as fait?
Charlie sort et revient avec une jeune femme à son bras

(ibid. : 49).

Charlie est ignorant et ramène toute conversation vers son sujet préféré : lui-même. Au degré d’habileté sociale qui diffère entre ces personnages s’ajoute une autre réalité, sous-jacente à la position qu’ils occupent sur l’échiquier social : parce que Justine et Charlie sont d’un sexe et d’un genre différents, on attend d’eux des comportements qui correspondent à cette organisation binaire du monde[7]. Étant une femme, Justine doit répondre de pratiques sociales que l’on attribue aux femmes, dont le papotage. Comme le souligne Spacks, le potin est généralement associé à la vie sociale des femmes, et même la sociabilité féminine se voit réduite à ce type de conversation : « La notion du “potin féminin” n’existe pratiquement pas : le substantif présume aujourd’hui le genre – non pas seulement parce que les femmes papotent, mais, plus important encore, parce que le potin est le genre de choses que les femmes font[8] » (Spacks, 1982 : 22; souligné dans le texte). Pour la protagoniste, ce lieu commun s’avère contraignant, car son inaptitude à papoter et son refus d’entériner cette norme du discours sont ce qui accélère son exclusion sociale. Bien que cette idée du commérage comme une affaire de femmes soit de plus en plus désuète, elle demeure toujours aussi présente dans l’esprit contemporain et l’imaginaire collectif, si présente qu’elle est inscrite dans l’ordre immuable des choses. La tentative de Charlie de créer un rapprochement entre Justine et sa nouvelle copine, Galina, réitère la force et la persistance de ce script social :

CHARLIE. – … Bon, on vous laisse papoter toutes les deux.
GALINA. – Papoter, qu’est-ce que c’est?
CHARLIE. – Parler entre filles. T’adores papoter, non?

(Fréchette, 2014 : 51.)

Cette conversation ne se termine pas aussi violemment que celle avec Amélie, mais elle est une véritable épreuve pour Justine qui « essaie de respirer, [de] secoue[r] ses bras, […] de se détendre » (idem). Encore une fois, elle n’arrive pas à établir de contact avec une potentielle amie. Ces occasions manquées, ratées, font voir l’incompétence de Justine à entretenir une vie sociale. Le fait qu’elle soit une femme de qui on attend un comportement féminin stéréotypé accentue davantage son incapacité à incarner certaines normes, ses collègues et sa famille ne comprenant ni ne prenant au sérieux son malaise.

Comme dans le conte dalpéen où Red se trouve dans une position inférieure à cause de son statut socioéconomique et de son identité culturelle, Justine rencontre une (op)pression en raison de sa paralysie sociolinguistique et de son étrangeté aux codes de la sociabilité. Le déséquilibre entre les personnages présents lors de l’échange révélateur s’articule, sans équivoque, au détriment des protagonistes Red et Justine et de leurs corps plus exposés que les autres, profondément marqués par leur différence.

La parole révélatrice

Dans Red voit rouge, l’événement de la révélation est mis en récit par Red, seul personnage sur scène. Dès le début de son monologue, il crée un effet de suspense par sa colère qui n’est ni expliquée ni contextualisée. En s’adressant directement aux spectateur·trices, il commence son histoire par l’impératif : « OK, check it out. Check it the fuck out » (Dalpé, 2011 : 84). La répétition de l’exhortation « check it out » (ibid. : 88) annonce le coeur du récit : « On est dans la salle. Tout l’monde est heureux. Danny a’l’a les larmes aux yeux tellement est heureuse là, elle » (ibid. : 87). Il raconte ensuite comment il a rencontré Maurice, son ami, et le petit frère de ce dernier dans un Quick Lunch. Cette rencontre est l’occasion pour Red de demander à Maurice de lui acheter sa bague de fiançailles, en échange de sa main d’oeuvre. Malgré les aversions entre Red et le petit frère de Maurice, les trois hommes concluent un accord selon lequel les deux frères se chargent de se procurer l’anneau. Pourtant, quand vient le jour des fiançailles et que Red attend leur arrivée, il craint que l’entente ne soit pas respectée parce qu’il n’a pas de réponse : « J’laisse un message. J’laisse deux messages... » (idem). Ce n’est qu’implicitement que Red avoue qu’il n’a pas simplement laissé des messages, mais qu’il a dû faire preuve de rudesse pour se faire entendre : « Là, y fait comme si y’est tout’ insulté […]. Encore y m’sort l’affaire que j’le harcèle » (idem). Le désastre commence; il se faufile. Le petit frère de Maurice arrive finalement dans le local, « avec une pitoune, une danseuse en talons ça d’haut, les tétons presqu’à l’air… coké au bout’ tou’és deux » (idem). Il s’avance vers Red et sort une boîte qu’il pose devant lui :

Pis là, y sort une p’tite boîte, la met d’vant moé, me dit de l’ouvrir, de l’ouvrir devant tout l’monde. Moé, c’pas d’même j’voulais faire ça. Mais t’sais Ouvre-la Red! Ouvre-la! J’suis comme pris, fait que... Red sort la boîte de ses poches. Pis sais-tu c’qu’y’a dans p’tite boîte? Hein?! Il l’ouvre avec difficulté, et finalement en sort un condom qui a servi. Longue pause

(ibid. : 88-89).

La révélation est ici déguisée en un cadeau et elle devient opérante par le geste de Red, qui consiste à ouvrir la petite boîte renfermant l’objet de sa honte (le préservatif). Il s’agit bien sûr d’une duperie, voire d’une trahison du petit frère envers Red, mais l’injure qui lui est adressée a ceci de particulier qu’elle ne passe pas par le langage de son destinateur, mais par le geste silencieux de son destinataire et par sa recréation sur scène. En effet, lorsqu’il raconte ce qui s’est passé devant le public, Red est à nouveau obligé de réincarner sa gestuelle, c’est-à-dire d’ouvrir la boîte et de revoir son contenu, et, ainsi, de revenir au sentiment de honte. Autrement dit, il doit imiter l’action pour pouvoir communiquer l’effet que cette révélation a eu sur lui. Le caractère indicible de cet événement devient alors un indicateur de la puissance de l’humiliation, celle-ci étant si profonde qu’elle ôte la parole au protagoniste.

La révélation dans Small Talk a lieu pendant une occasion tout aussi mémorable, soit le « jour J » (Fréchette, 2014 : 62) de l’émission télévisée consacrée à la famille de Charlie. Malgré qu’elle ait refusé d’y participer (ibid. : 58), Justine se rend dans le studio le matin du tournage. Sous l’invitation d’un Charlie « au sommet de sa forme » (ibid. : 66), tous les membres de sa famille racontent leurs anecdotes, tandis que Justine écoute tout « sans broncher » (idem). Quand c’est à son tour de dévoiler un souvenir, elle balbutie : « Quand j’étais petite… Quand j’étais petite, un jour... » (idem). Charlie insiste : « Et moi? […] Et qu’est-ce qui s’est passé? […] Et toi, Justine, qu’est-ce que tu faisais? » (ibid. : 67.) Cédant aux demandes de Charlie, Justine commence à raconter comment, ce jour-là, son frère a interrompu sa soeur pour se moquer d’un homme observé dans une situation embarrassante : « Et pendant que je cherchais, mon frère s’est mis à décrire un gros monsieur qu’il avait vu en revenant de l’école. Il s’était penché pour ramasser quelque chose et son pantalon s’était déchiré. Mon frère mimait l’action et il faisait le bruit du pantalon qui se déchire et tout le monde riait » (idem). Ses mots se déversent en un seul flot et même Charlie ne peut plus l’arrêter :

Je savais que le pantalon avait pas fait scratch aussi fort et que l’homme était pas si gros que ça, et mon frère rajoutait des détails, il faisait des bruits avec sa bouche… et dans ma tête je criais c’est pas vrai, il invente, il raconte n’importe quoi, juste pour dire regardez-moi, applaudissez-moi, aimez-moi… et Marjolaine Saint-Onge a ouvert sa grande gueule pour dire qu’elle avait vu quelque chose de spécial elle aussi dans la rue mais mon frère avait déjà commencé une autre histoire encore plus amusante et sans m’en rendre compte je me suis redressée, j’ai mis mes bras comme ça, le gauche un peu allongé, le droit replié, collé à la taille, mes mains, entrouvertes, pour tenir une mitraillette, j’ai appuyé sur la gâchette et j’ai tiré… Long silence

(ibid. : 68).

La révélation, ici, prend la forme d’une attaque imprévisible. Contrairement à Red qui devient plutôt la victime en subissant les actes de Maurice et de son petit frère, Justine se pose en assaillante. En visant son frère devant tout le monde, elle donne l’impression d’une meurtrière de sang-froid. Cette image bouscule les rapports de force initiaux entre elle, une fille timide (ibid. : 32), et son frère, un présentateur professionnel, un habitué de l’art oratoire. Cependant, même en tant que force agissante et menaçante, Justine ne sort pas indemne de cette attaque : après l’onde de choc et le silence qu’elle suscite, c’est elle qui s’enfuit jusque dans une forêt où elle s’abrite pour « [b]eaucoup de temps » (ibid. : 70). Comme Red, elle fait l’expérience de la honte et de l’humiliation.

Dans les deux oeuvres, les circonstances qui entourent la révélation transforment cette dernière en un scandale; elles exposent un comportement déshonorant de celui ou de celle qui viole les règles informelles de l’interaction sociale. Sans que les personnages aient besoin d’atteindre physiquement le corps et l’intégrité charnelle d’un autre, leurs coups violents arrivent à détruire quelque chose : l’honneur et la dignité de la victime. Ces deux sentiments, que chacun·e essaie naturellement de protéger à tout moment, sont liés à la préservation de ce qu’Erving Goffman appelle « la face ». Celle-ci est « la valeur sociale positive qu’une personne revendique […] à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contrat particulier » (Goffman, 1974 : 9). C’est-à-dire que la face n’est pas la valeur intrinsèque de l’individu, mais qu’elle réside dans l’interaction entre au moins deux personnes; elle est constituée de l’impression que nous donnons aux autres et qui se projette en retour sur nous. En ce sens, la face n’appartient jamais à personne; elle n’est qu’un prêt accordé par la société à ceux et à celles qui respectent ses codes. Par conséquent, elle peut à tout moment être retirée à l’individu qui dévie des normes (ibid. : 13), d’où l’expression : perdre la face.

Ainsi, dans la pièce de Fréchette et le conte urbain de Dalpé, les actes révélateurs outrepassent les règles d’interaction entre les interlocuteur·trices et mettent en danger la dignité des protagonistes. Dans Red voit rouge, Red devient la victime d’une infraction qui le couvre de honte devant les invité·es de sa propre fête de fiançailles. Bien que l’attaque détruise également la face du petit frère, ce dernier ne s’en soucie guère. C’est surtout Red qui tient à sa face dans cette situation, parce que les fiançailles étaient censées impressionner la famille de sa fiancée et défaire les préjugés qui collent à sa peau : « J’content parce que si j’les reçois dans une place de même, pis que j’y donne une belle bague avec un vrai diamant, j’sais qu’y pourront pas dire que j’t’un bum! » (Dalpé, 2011 : 86-87.) Dès que le petit frère arrive, Red sent que sa réputation est touchée : « Ouain, tout l’monde le regarde, la yeule grande ouverte de même. Ensuite tout l’monde me regarde, moé, comme pour dire Qui c’est ça? » (ibid. : 88.) Subir l’humiliation sans savoir s’en défendre signe la démolition de sa face.

Dans Small Talk, la protagoniste elle-même contrevient au rite d’interaction. Par son offensive, elle transgresse plusieurs lois implicites. Tout d’abord, elle n’arrive pas à adopter la ligne de conduite que Charlie (et les autres personnages présents) espère d’elle. Au lieu de raconter une anecdote qui dépeint une image avantageuse de la relation entre son frère et elle, elle avoue l’égoïsme et l’arrogance de Charlie. Et elle ne s’arrête pas là : elle se fait apparaître elle-même au coeur de la violence en décrivant comment, avec une arme imaginaire, elle avait tiré sur son frère, une réaction froidement brutale. Mais en massacrant son frère, Justine détruit surtout sa propre face, parce que c’est elle qui ignore les conventions tacites de la coopération, nécessaires pour préserver la bonne figure de chacun·e. Dans une telle situation, Goffman précise que « l’attaquant est tout aussi coupable que sa victime […][,] car […] en détruisant l’image d’un autre[,] il détruit la sienne » (Goffman, 1974 : 95). Pour cette raison, c’est Justine qui « se sauve » (Fréchette, 2014 : 10) en prenant la fuite; c’est elle qui cherche donc à sauver sa face, et non pas Charlie.

Contrairement à la révélation dans le conte dalpéen, qui confirme le statut inférieur de Red, celle dans Small Talk semble à première vue renverser les rapports de pouvoir entre Justine et son frère. Tout à coup, Justine prend de l’initiative, elle parle et domine la situation. Pourtant, rappelons-le, c’est aussi elle qui devient une victime d’elle-même, exposée à l’irritation des autres. À la fin, comme Red, elle sort humiliée et honteuse de l’affrontement.

Humiliations honteuses

Dans les deux textes dramatiques, la mise à nu des protagonistes se manifeste comme une trahison qui, commise par autrui, rompt toute interaction et met en danger la face, la sienne et celle de l’autre. Les conséquences concrètes de ce coup violent porté à l’intégrité de Red et de Justine font alors surgir le pouvoir illocutoire de la parole. Sur scène, ce dernier est, selon Anne Ubersfeld, « premier, par force, parce que le théâtre est d’abord action, même et surtout par la parole » (Ubersfeld, 1996 : 103). Ce pouvoir du langage de faire quelque chose avec les mots donne une matérialité à l’acte injurieux que subissent les personnages. La matérialité du langage est dès lors indissociable de la matérialité de l’affect. Parce que le ressenti s’inscrit littéralement sur le corps, il est reconnaissable et lisible par l’expression immédiate qu’il induit chez l’individu. Dans Red voit rouge et Small Talk, les révélations représentent des attaques brutales à la dignité de la personne visée. Leur apparition soudaine et inattendue dans le cours de l’existence provoque chez les victimes et, dans le cas de Small Talk, chez l’assaillante également, un état de choc[9]. L’impossibilité de réagir, cette incapacité à se défendre ou à riposter, signale alors l’ampleur de l’affront subi.

C’est l’humiliation de Red et de Justine, causée principalement par la dégradation ou la perte de leur face, qui déclenche immédiatement l’affect de la honte chez eux. Les « signes objectifs du trouble émotionnel » (Goffman, 1974 : 87), comme la fuite de Justine ou le mutisme (voire les bégaiements) de Red, dévoilent leur embarras et entrent en contradiction avec leur désir de faire bonne figure à tout moment, de maîtriser la gêne pour ne pas montrer ni leur confusion ni leur infériorité (ibid. : 15). Comme le démontre Ahmed, cette ambivalence – la honte qui, à la fois, enferme le sujet en lui-même et l’y en expulse – caractérise particulièrement la réaction que cet affect suscite. En effet, celui-ci se réaliserait justement à travers un « double jeu de dissimulation et d’exposition[10] » (Ahmed, 2004 : 104). Selon la philosophe, « la matérialité de la honte – c’est-à-dire sa manière de changer le corps – indique que la honte implique toujours aussi la dé-formation et la ré-formation des espaces corpo-sociaux, puisque les corps honteux se détournent de ceux qui témoignent leur honte[11] » (ibid. : 103). L’individu honteux, c’est lui qui baisse la tête et tente de s’éloigner de l’autre pour changer son positionnement dans l’espace physique. C’est lui qui, perdant la face, tente de retenir le masque. La honte provoque cette tension corporelle immédiate : l’individu, en cherchant à dissimuler sa blessure, la rend davantage visible.

Comme nous l’avons mentionné, Dalpé met en place un conteur / comédien qui donne en rétrospectif un récit oral de l’événement violent. Or, en raison du décalage temporel entre l’événement et le récit, il peut installer une nouvelle situation d’énonciation dans laquelle il ne fait plus face à son offenseur. Sa honte, contrairement à celle de Justine, ne l’oblige pas à une fuite instantanée; elle est plutôt resignifiée, intégrée d’abord dans son discours et, finalement, dans son corps. Perceptible dans son langage violent, dans les injures qu’il lance à son adversaire absent, sa honte s’accorde avec la colère, puis avec une douleur qui, face à l’obscénité de l’incident, rend inutiles les mots. Si les propos agressifs de Red reflètent son impuissance et son embarras, ils laissent éventuellement place à un certain mutisme : pour rendre compte de la révélation offensante, il doit la reproduire en ouvrant la boîte une deuxième fois. Sur scène, il n’est pourtant plus confronté au petit frère; il parle à un auditoire devant lequel il a encore la possibilité de gagner de l’estime. C’est alors la réparation de sa face qui semble être en jeu dans son monologue. Le public, en tant que destinataire, participe au travail de « figuration[12] » (Goffman, 1974 : 15) et Red en est conscient. Quand il livre son récit, il se rapproche de son auditoire par des appels directs[13], comme la répétition de « t’sais », l’insistance derrière l’ordre « check it out », ou encore la question rhétorique « que c’est qui s’est passé? » (Dalpé, 2011 : 84.) Il essaie ainsi de créer un espace intime et protégé où il pourra divulguer sa honte sans mettre en danger son honneur. Montrer sa gêne (bien qu’elle soit dissimulée par la rage) au lieu de se replier sur lui-même ne lui est permis qu’en raison de sa situation d’énonciation particulière : étant le seul personnage présent sur scène, Red ne se trouve plus dans la position qu’il incarnait au moment de la révélation, où il était inférieur à son interlocuteur. Maintenant, c’est lui qui gouverne le récit. En prenant la parole, il récupère une partie du contrôle qu’il avait perdu lors de l’affrontement. Cependant, sa maîtrise demeure fragile : après avoir ouvert la boîte et récité les dernières phrases du petit frère, la conscience de l’humiliation revient et il s’effondre : il « se plie en deux » et crie « OSTIE QUE ÇA FAIT MAL! » (ibid. : 89.) L’injure lui a infligé une douleur si profonde qu’elle devient physiquement insupportable.

Fréchette, quant à elle, construit une situation révélatrice en action, jouée devant les spectateur·trices. Cette action déclenche chez les personnages des réactions divergentes qui démontrent clairement les degrés différents de l’humiliation. Charlie, la victime de l’offense, est choqué, il « regarde intensément Justine » (Fréchette, 2014 : 68) et veut l’empêcher d’aller se réfugier dans la forêt quand il hurle vers elle : « Justine!… Justine, tu t’en iras pas comme ça! » (ibid. : 69.) Bien que sa face soit atteinte, elle n’est pas détruite complètement, la preuve en est qu’il souhaite toujours maintenir l’interaction et avoir le dernier mot[14]. De même, les autres témoins de la scène arrivent à réagir. Christiane, la femme muette du père, commente la riposte de Justine en langue des signes, affirmant que même avec des balles imaginaires, « c’est mal de tuer » (ibid. : 68). Seule Justine perd la face et doit mettre fin à l’échange en s’éloignant le plus vite possible. Sa fuite devient l’expression évidente de la réaction déclenchée par la honte : son corps se dérobe de la vue d’autrui, s’évadant des regards qui projettent l’opprobre. Contrairement au conte urbain de Dalpé, dans la pièce de Fréchette, l’échappée a effectivement lieu sur scène. Les didascalies précisent que Justine « se dirige vers la sortie » et « sort » (ibid. : 69). Cette action rapide n’est pourtant pas la fin de la scène. Comme pour écarter tout doute sur la raison de la fuite, le narrateur de la pièce raconte ensuite comment Justine rougit et sent « [l]a chaleur de la honte » (idem) envahir son visage.

Ces « dramaturgies de la honte » communiquent l’affect provoqué par l’affront de manières différentes selon leur genre dramatique respectif. Chez Dalpé, la révélation est mise en récit par le protagoniste, et l’usage du passé fréquent dans les contes – il était une fois… – l’épargne d’exposer et d’être exposé directement à sa honte devant l’auditoire. Pour rendre compte de sa réaction à l’humiliation, Red a recours au geste – un élément qui contraste néanmoins avec la prévalence de la parole dans le conte. Ce contraste suggère l’étendue et la gravité de l’humiliation qui confisque la parole au protagoniste. Chez Fréchette, la honte est vécue dans un ici et un maintenant propres à plusieurs pièces de théâtre. Le jeu de la comédienne (qui quitte la scène) est commenté par un narrateur omniscient : cela génère un effet de distanciation du public par rapport à l’action de Justine. Dans les deux textes, la honte paraît finalement confronter la dramaturgie à ses limites et imposer des choix qui sortent du cadre de leur appartenance générique : l’action de la pièce, au présent, est ainsi parfois commentée par un narrateur rapportant les faits et la narration du conte urbain a recours au jeu corporel pour faire renaître les gestes honteux.

Violence, transgression et subversion

La place importante accordée aux émotions ainsi que la démonstration de leur puissance d’agir sur le corps de l’autre viennent appuyer l’analyse pragmatique de la matérialité du dialogue théâtral. Le caractère performatif de ce dernier s’exprime de façon semblable à la corporalité de l’affect, surtout dans la « manière dont [il] “retraite” et “remodèle” à tous les instants la situation de parole et les rapports des protagonistes » (Ubersfeld, 1996 : 93). Comme le montre la douleur aiguë que ressent le protagoniste Red à la fin du conte dalpéen, la parole-acte révélatrice agit sur autrui et peut dépasser les bornes du corps. L’intrusion de la parole blessante à l’intérieur du personnage se heurte à une peine qui cherche à expulser la cause de la souffrance. Par ce désir de répulsion de l’affect négatif, le sujet veut rétablir les frontières qui le maintiennent entre un dedans et un dehors, entre un moi et un autre – frontières qui n’existent pas comme telles, mais qui se révèlent par l’épreuve de la douleur. Ces transgressions inévitables font apparaître les délimitations flottantes du corps humain lorsque celui-ci traverse une expérience limite. En effet, selon Ahmed, seule l’expérience d’une infraction permet au sujet d’apercevoir ses contours pour la première fois (Ahmed, 2004 : 27). Dans cette perspective, les infractions, mais aussi chaque moment de la transmission circulaire des paroles et des affects entre les corps, impliquent un mouvement qui franchit nos barrières charnelles individuelles, sans que nous puissions nous en protéger. Parce que le corps se caractérise précisément par son ouverture au monde (ibid. : 69), l’intrusion est à l’origine du « soi » tout court.

La transgression s’impose alors au premier plan de notre réflexion. Dans un article écrit en hommage à Georges Bataille, Michel Foucault explique que « la limite et la transgression se doivent l’une à l’autre la densité de leur être » (Foucault, 1994 : 237). En effet, cette dernière représente « un geste qui concerne la limite » (ibid. : 236), et c’est précisément dans la limite (on pourrait dire la délimitation du corps) qu’elle trouve « son origine même » (idem). Selon Foucault, la dépendance mutuelle entre la norme et le délit est la raison pour laquelle la transgression n’est pas du tout l’expression de la subversion. Au contraire,

[l]a transgression n’oppose rien à rien […]. [Elle] ne cherche pas à ébranler la solidité des fondements […]. Parce que, justement, elle n’est pas violence dans un monde partagé (dans un monde éthique) ni triomphe sur des limites qu’elle efface (dans un monde dialectique ou révolutionnaire), elle prend, au coeur de la limite, la mesure démesurée de la distance qui s’ouvre en celle-ci et dessine le trait fulgurant qui la fait être

(ibid. : 238).

La transgression que décrit Foucault ne se résume en aucun cas en l’annulation de la règle venant d’être corrompue. Au contraire, elle est précisément l’acte qui rend visible, et donc palpable, la limite traversée. En ce sens, la violation consisterait en fait à préserver l’ordre des choses. À cet égard, le choc et le malaise infligés aux témoins de la révélation dans Small Talk et Red voit rouge semblent servir de mise en garde contre une potentielle imitation de la transgression de Justine et de Red. De plus, cette réaction des personnages sur scène ne les touche pas seulement, mais elle atteint également le public qui, en raison de l’effet perlocutoire de la parole, n’est jamais réduit à un rôle passif. Ubersfeld note que « [d]ans la représentation, non seulement nous voyons / entendons l’effet produit sur l’autre, mais nous éprouvons cet effet sur nous-mêmes : la caractéristique du perlocutoire au théâtre est d’être perpétuellement double : il est effet sur l’allocutaire; il est aussi effet sur le spectateur » (Ubersfeld, 1996 : 150; souligné dans le texte). Ainsi, tout comme le personnage impliqué dans l’action ou le conteur récitant ce qu’il vient de vivre, le public est exposé à la révélation et à l’affect que l’acte transgressif provoque[15]. La mécanique de la révélation se révèle donc finalement être le point d’appui de dramaturgies qui influent sur nos réponses et nos jugements. Fréchette et Dalpé présentent des protagonistes entravé·es et faibles dont la vulnérabilité devient un marqueur démonstratif qui suscite des réactions empathiques de la part de l’auditoire.

Dans le conte urbain de Dalpé, Red témoigne de sa honte et de sa vulnérabilité. Malgré son chagrin, il se tournera finalement vers l’amour pour surmonter sa douleur. Vers la fin de son récit, il dit, résolu à émerger du présent de l’événement : « Faut j’pense à elle [sa fiancée]… Pis on veut un p’tit, hein? » (Dalpé, 2011 : 89.) Ce nouvel état d’esprit suggère que seule l’acceptation de sa vulnérabilité, de l’ouverture de son corps au monde, lui permet de laisser derrière lui la scène humiliante et d’entrevoir un avenir; il partage ses blessures et cherche à sortir de sa honte en supplantant la colère par l’amour. Cette confession honnête pave la voie vers l’émancipation du protagoniste qui, d’ailleurs, éveille la sympathie de son public, aidé par diverses stratégies mises en place par l’auteur. En évitant de donner un nom autre que « le petit frère » à l’opposant de Red et en lui refusant une présence réelle sur scène, Dalpé le laisse dans l’anonymat et le relègue à l’absence. Dès lors, l’impuissance du petit frère fait écho au silence de Red dans la situation de la révélation, et ces événements de perte de soi réaffirment une des fonctions du monologue : réparer la face et, par là, la dignité de celui ou celle qui prend la parole.

La pièce de Fréchette présente un cas plus subtil de jugement qui peut être porté sur le comportement transgressif. L’affront de Justine est immédiatement condamné par les personnes autour d’elle, comme le laissent deviner les commentaires dépréciatifs qu’elle reçoit. Elle sait qu’elle a perturbé la loi qui sous-tend les interactions et c’est pourquoi elle s’enfuie. Bien que ces jugements désapprobateurs se fassent alors peut-être l’écho de la réaction du public (du moins, Goffman serait de cet avis, car, selon lui, l’infraction des règles d’interaction est sanctionnée sans délai par ceux et celles qui sont impliqué·es dans le dialogue, y compris donc le public), il semble néanmoins que celui-ci soit plutôt amené à sympathiser avec Justine. Cela s’explique en partie par le fait que c’est elle qui perd la face et qui devient la victime de son propre affront. La dramaturgie de Small Talk est traversée d’un dispositif narratif qui permet à Justine de s’attirer de la compassion : les soliloques fréquents par lesquels elle s’ouvre, s’explique et divulgue sa vulnérabilité. Ces monologues tentent, comme le récit à la première personne de Red, d’établir un rapport confidentiel entre la protagoniste et le public, son interlocuteur privilégié. Dans l’intimité de sa parole solitaire, Justine essaie de faire comprendre ses difficultés et suscite vraisemblablement l’empathie malgré la nature imprévisible et abrupte de son comportement. De plus, en opposition à cette posture vulnérable et sensible, Fréchette dote l’adversaire, le frère, d’un caractère égoïste qui génère de l’antipathie. Face à Charlie, personnage tellement confiant et inébranlable, l’attaque de Justine perd une part de sa brutalité et suggère que la transgression peut avoir un certain potentiel subversif, en troublant l’ordre social. Parce qu’ils persistent à désigner Justine comme une fille timide (Fréchette, 2014 : 32) malgré ses déclarations, les autres personnages ne font que confirmer leur ignorance et leur attitude sexiste, continuant de la juger en fonction de son genre et des attentes sociales qui le consolident. Dans ce contexte, on pourrait alors affirmer que l’attaque directe de Justine n’est pas seulement une atteinte à la face de son frère, dont elle expose le narcissisme au grand public, mais aussi, et surtout, une façon de rompre avec l’image qui lui est imposée en tant que fille[16]. Elle renvoie aux autres la violence qui lui est infligée, et au lieu de médire derrière le dos de son frère, elle le critique en le regardant droit dans les yeux. L’effet de surprise est garanti, car personne ne s’attend d’une jeune femme timide qu’elle tire sur un membre de sa famille sans hésiter, même si ce crime est, dans la pièce, de l’ordre des fantasmes.

***

Notre analyse comparative montre que les deux textes dramaturgiques incitent à la sympathie et au jugement du public, lequel est porté à poser un regard critique sur les actes transgressifs qui fondent les révélations. Pour comprendre leur logique, et les effets conséquents, il importait d’abord de mettre en lumière les limites dévoilées par les conduites transgressives. Dans le conte urbain de Dalpé, Red voit rouge, la révélation confisque la parole à celui qui est censé mettre en récit les événements. Priorisant le geste sur la voix, la révélation renvoie aux limites du langage et du dicible. Stupéfait, Red ne peut pas répondre à l’attaque qu’il reçoit, puis perd sa face et son honneur. En saisissant l’événement autrement, en le narrant, il tente de restaurer sa dignité, mais n’arrive pas à dissimuler la rage et la douleur liées à la honte. Malgré son ton agressif, il parvient néanmoins à se rapprocher de son auditoire et à interpeller en lui un sentiment d’empathie, voire de compassion, sa honte devenant celle du public. Cette contamination de l’affect aurait pour effet, nous le supposons, de susciter un jugement en faveur de Red. Les spectateur·trices sont alors invité·es à désapprouver le comportement transgressif du petit frère et à suivre le personnage dans sa réflexion finale : lorsque confronté à l’impuissance causée par la violence, il vaut mieux s’orienter vers un sentiment de tendresse. La révélation dans Red voit rouge interroge ainsi les limites du supportable, de la honte et de l’humiliation, pour proposer une alternative à la cruauté : l’amour. La pièce Small Talk de Fréchette présente quant à elle à un acte révélateur qui advient grâce à la protagoniste et dont les conséquences (et les réactions présumées qui en découlent) demeurent plus ambiguës. D’une part, en offensant son frère, Justine crée un conflit dans lequel elle va forcément être la perdante. Sa fuite ainsi que le commentaire supplémentaire du narrateur attestent sa honte et, donc, sa conscience de l’affront provoqué par sa conduite. D’autre part, son outrage s’élève contre les préjugés d’autrui qui entretiennent l’idée qu’elle est une fille timide. En raison de ces ambivalences, il devient évident que le jugement du comportement transgressif dépend non seulement de la façon dont la révélation est organisée par la dramaturge, mais également de l’attitude que prennent les spectateur·trices envers les valeurs qui sous-tendent la limite mise à découverte.

Les « dramaturgies de la honte » s’appuient enfin sur une construction dramatique qui met en cause les règles de l’interaction sociale en faisant naître des confrontations violentes entre les personnages. Comme les révélations tombent sur des protagonistes déjà en situation de vulnérabilité, ces affrontements donnent lieu à une interrogation éthique sur la fonction de la honte et sur les choix dramaturgiques relatifs à sa représentation. Parce que la honte est un affect paradoxal qui ne devient visible qu’en étant dissimulé, échappant facilement à la monstration, elle représente un défi au théâtre. Curieusement, le geste violent qui provoque la honte soulève une possibilité de transgression au coeur du texte. Fréchette et Dalpé ont recours à des procédés dramaturgiques inhabituels : la pièce de théâtre se sert du commentaire d’un narrateur et le conte urbain priorise un jeu qui repose sur les gestes. Les raisons qui poussent à opter pour ces stratégies rejoignent la question initiale de Lucie Robert qui se demandait en quoi l’image d’humilié·es et d’offensé·es reflète notre conscience du monde. Small Talk et Red voit rouge ne donnent pas de réponse unanime. Le personnage de Red incite le·la spectateur·trice à découvrir les conséquences violentes de l’infraction révélatrice à travers sa perspective subjective, et le portrait de sa douleur affiche la profonde blessure que lui a infligé l’événement. Son récit suscite alors très probablement la désapprobation du comportement agressif de Maurice et de son frère. La transgression de Justine, au contraire, mène à un jugement moins tranché. Étant à la fois l’assaillante et la victime, Justine éprouve une honte qui démontre la force moralisatrice de cet affect. Or, le commentaire du narrateur, en installant une distance entre l’action jouée et l’action racontée, semble permettre (ou même suggérer) au public une réflexion plus nuancée. Ce narrateur lui ouvre la possibilité de reconnaître une certaine capacité émancipatrice dans la réaction de Justine et de percevoir le caractère politique du théâtre de Fréchette qui, selon Jane Moss, « explore la vie intime et les grandes questions existentielles dans une perspective féminine » (Moss, 2005 : 1118). La révolte de la protagoniste expose donc l’absurdité des règles de communication et, en amont, la complexité de la position du féminin à l’égard de ces conventions.

À travers nos réflexions, la réaction émotive et le jugement moral se sont intimement liés. Reposant sur le rapport étroit entre l’affect et l’éthique, les « dramaturgies de la honte » agencent une parole-acte qui occasionne un sentiment profond de honte imposant, à soi et à autrui, d’importants enjeux éthiques. De la même manière que les protagonistes ne peuvent s’évader de leur honte, le public ne peut, lui non plus, se dérober à l’émotion générée par l’observation de l’humiliation. Autrement dit, la parole révélatrice non seulement remodèle les rapports entre les personnages, mais elle possède également une portée au-delà du texte et de la scène, dans les répercussions que génère le dialogue théâtral sur le public. C’est ce que nous rappellent aussi Erin Hurley et Sara Warner qui notent que ce sont précisément « les affects [qui] nous disent ce que nous désirons et valorisons; [et qui] nous préparent à des actes particuliers[17] » (Hurley et Warner, 2012 : 106). Les représentations dramaturgiques de la honte illustrent pleinement ce constat : témoins des âpres humiliations, les corps des spectateur·trices ne restent ni muets ni passifs, mais sont impliqués dans la circulation affective opérée par la parole révélatrice. La réaction sensible à la honte et à la violence des personnages devient ainsi le miroir de notre conscience du monde.