Abstracts
Résumé
Le personnage de Tullie, fille de Cicéron, a été représenté par plusieurs auteur·trices au XVIIIe siècle, en vertu d’un engouement qui tient sans doute autant à l’estime dont jouit le souvenir de son père qu’à un phénomène de mode selon lequel on s’intéresse aux femmes illustres de l’Antiquité. Ce sont les différentes modalités de ces représentations et de leur mise en discours qui ont retenu notre attention, dans une étude qui prend plus précisément pour objets trois oeuvres où intervient le personnage de Tullie : le roman de la marquise de Lassay, Histoire de Tullie, fille de Cicéron (1726), la tragédie Catilina (1748) de Crébillon père et enfin, le dialogue des morts de Voltaire intitulé « Les Anciens et les Modernes ou la toilette de Mme de Pompadour » (1761). Nous verrons en quoi la représentation du personnage et sa prise de parole sont tributaires de contingences liées au genre littéraire auquel appartient l’oeuvre, dans une perspective à la fois générique et dialogique.
Mots-clés :
- Tullie,
- discours,
- genres littéraires,
- représentations des femmes
Abstract
This article examines various representations of Tullie, Cicero’s daughter, in 18th century literature through a close analysis of three works: the novel Histoire de Tullie, fille de Cicéron (1726) by the Marquess de Lassay, the tragedy Catilina (1748) by Crébillon senior, and the dialogue “Les Anciens et les Modernes ou la toilette de Mme de Pompadour” (1761) by Voltaire. It shows how these different representations of Tullie are shaped by the literary genre of each work, in a perspective that is both generic and dialogical.
Article body
Tullie, « la dernière des femmes illustres de la république romaine » (Diderot et d’Alembert, 1785 : 393), selon l’Encyclopédie méthodique, a suscité un intérêt certain au XVIIIe siècle, auquel a sans doute contribué l’engouement pour les oeuvres de Cicéron, dont elle était la fille[1]. Si l’on connaît principalement le personnage par le biais de l’apothéose offerte par l’orateur après le décès de Tullie et qui nous est parvenue sous la forme d’une consolation[2], plusieurs auteur·trices se sont plu à le mettre en scène de diverses manières. Présentée tantôt comme le modèle de l’honnête femme, tantôt comme une jeune fille subissant l’emprise de ses passions, tantôt encore comme l’héritière d’une culture antique perdue dont on conserve un souvenir nostalgique, Tullie traduit diverses figures qui constituent autant de caractères féminins possibles. Nous nous proposons donc d’observer ces différents portraits de Tullie et les modalités de sa prise de parole dans trois textes publiés entre 1726 et 1761. Pour ce faire, nous nous pencherons tour à tour sur le roman galant de la marquise de Lassay, Histoire de Tullie, fille de Cicéron (1726), sur la tragédie Catilina (1748) de Crébillon père et sur le court dialogue de Voltaire intitulé « Les Anciens et les Modernes ou la toilette de Mme de Pompadour » (1761). Sans offrir une analyse approfondie du personnage, qui dépasserait les limites de cet article, nous souhaitons observer en quoi le discours de Tullie est, ou non, modulé différemment selon le genre dans lequel l’oeuvre s’inscrit, et quelles sont les conséquences de la conformité à ces normes génériques sur la parole féminine mise en scène. Ainsi, on peut penser que le roman galant offre un espace de légitimité plus grand à la voix féminine, considérant le présupposé selon lequel la galanterie constitue un modèle culturel qui place la femme et ses intérêts au coeur des échanges sociaux[3].
Histoire de Tullie, fille de Cicéron
Dans un premier temps, Tullie apparaît comme le personnage central de l’oeuvre de la marquise de Lassay, comme on le devine aisément au titre de l’ouvrage. D’inspiration franchement galante et mondaine, le roman relate les aventures amoureuses de la jeune Tullie, éprise de Lentulus, mais qui épousera finalement Pison, désigné par son père[4]. Le récit est toutefois un prétexte à l’entreprise pédagogique, l’autrice faisant de Tullie un exempla virtutis, comme elle l’annonce dans l’Avis qui figure en tête de l’ouvrage et où elle indique qu’ « il contient tant de délicatesse de Sentimens, une Morale si épurée, & une Pratique si constante des Principes les plus necessaires dans le commerce de la Vie civile, qu’on ose assurer qu’avec sa petitesse, il peut produire une grande utilité dans l’esprit & dans le coeur, si l’on suit l’exemple de Tullie » (Lassay, 1726 : s.p.). En complément à ces notions nécessaires à ce que l’autrice nomme la « Vie civile » et qui sont au coeur de la sociabilité française, l’oeuvre propose plus précisément une réflexion sur le combat entre la raison et les passions, dans une optique plus générale d’aspiration au bonheur. Dans l’« Épître à Mesdemoiselles de L** », qui ouvre l’ouvrage, on insiste d’ailleurs déjà sur l’importance de mener sa vie selon des principes inspirés par la raison, dans une perspective pédagogique clairement revendiquée :
En effet, à qui pourrois-je presenter plus à propos l’Histoire de l’Illustre Fille de Ciceron, qu’à vous, Mesdemoiselles, qui, comme elle, après vous être perfectionnées, autant par l’imitation des exemples domestiques, que par l’étude des Maximes les plus sages, ne prenez que la Raison pour guide & pour regle de toutes vos démarches[?]
(Idem.)
Cette éducation à la raison que s’efforce d’offrir Cicéron à sa fille dans le roman viendra alors motiver les choix et actions de Tullie, notamment dans son commerce amoureux. Dans ce contexte, Tullie, éduquée par son père et acquise au principe selon lequel la manière de se conduire se mesure à l’aune de la raison, devient en proie à un dilemme moral quand entre en jeu son amour pour Lentulus, bien que celui-ci paraisse digne de ses soins. Publiée dans le sillage de Laprincesse de Clèves (1678), l’oeuvre porte comme thème central le combat intérieur auquel se livre la jeune femme qui doit renoncer à sa passion pour Lentulus par devoir envers son père. De fait, Cicéron éduque sa fille selon des principes hérités du stoïcisme, qui réfute le trouble des passions et invite à régler sa vie selon un idéal d’honnêteté et de vertu. Si l’on reconnaît ici aisément le modèle des romans mondains et des historiettes galantes en vogue à la fin du XVIIe siècle, on voit également poindre une nouvelle option pour la figure féminine, qui est celle d’une femme instruite et avide de savoir :
Dans ces premieres années qui ne sont d’ordinaire remplies que de bagatelles, la jeune Tullie marquoit pour les choses solides un goût qui étonnoit tous ceux qui la voyoient, elle apprit aisement à lire & à écrire; les jeux destinez aux enfans ne la réjoûissoient point, & après s’en être occupée quelque temps, plus par complaisance que par inclination, elle se mêloit avec les femmes qui venoient voir sa mere, elle écoutoit avec plaisir ce qu’elles disoient, & lorsqu’elles étoient retirées, elle demandoit avec empressement l’explication de ce qu’elle n’avoit pas compris; elle recevoit les instructions qu’on lui donnoit, avec une avidité peu commune à son sexe & à son âge; […] Des commencemens si heureux firent juger à Cicéron que sa fille ne seroit pas incapable de s’attacher à la Philosophie, il lui en donnoit de tems en tems, des leçons, & l’accoûtuma peu à peu à raisonner
(ibid. : 3-6).
Dépassant les normes de l’éducation réservée aux filles et dont Fénelon avait récemment fourni un traité fort estimé (1687), Tullie a soif de connaissances et est initiée aux principes fondamentaux de la philosophie grâce aux lumières de son illustre père. Au surplus, elle profite des occasions d’apprentissage que lui offrent les visites quotidiennes des familier·ères de la maison, situation qui préfigure cette incursion précoce dans le monde intellectuel par le biais du salon mondain dont profitera Germaine de Staël, qui assistait, dit-on, au salon tenu par sa mère et qui jouissait dès lors de la conversation de tous les hommes et de toutes les femmes de lettres du réseau de Suzanne Necker[5]. Or, sans devenir un parangon de pédanterie ou de préciosité, la jeune Tullie sait contenir les bornes de sa connaissance dans les limites de la politesse, et vit en accord avec les préceptes galants édictés un demi-siècle plus tôt dans l’entourage de Madeleine de Scudéry. Aussi le long portrait qu’offre la marquise de Lassay de Tullie décrit-il parfaitement le modèle de l’honnête femme, de commerce agréable et faite pour la vie en société :
[J]amais personne de son sexe n’eut tant de solidité, tant de penetration, tant de détachement pour l’intérêt; genereuse à l’excès, liberale sans prodigalité, bienfaisante pour tout le monde, compatissante, pleine de pitié pour les miseres d’autrui, elle ne perdoit jamais l’occasion de faire plaisir, & de soulager les miserables; tendre, délicate, vive, & appliquée, non seulement elle ne manquoit pas à ses amis, mais elle prévoyoit & alloit au devant de tout ce qui pouvoit leur faire plaisir; jamais elle n’a cessé d’aimer, ce qu’elle a aimé une fois; la douceur & la severité tenoient chez elle un juste temperament, son esprit cultivé étoit rempli de mille choses; cependant, sans empressement, elle laissoit, avec plaisir, parler les autres, & paroissoit apprendre ce qu’elle sçavoit souvent mieux qu’eux; quand l’occasion s’en presentoit, elle disoit sans affectation qu’elle ne sçavoit rien, & ce qu’il y avoit de plus rare, c’est qu’elle le disoit comme elle le pensoit; son esprit étoit si étendu, & son imagination si vive, que sans se laisser flater parce qu’elle avoit acquis, elle envioit ce qu’elle n’avoit pas encore. Parler de sa sçience étoit l’offenser, mais elle n’y perdoit rien, & on ne sçavoit pas moins qu’en croire, quoiqu’elle parût ne rien dire avec estude, on ne laissoit pas de remarquer dans les moindres choses de la justesse, & de l’attention. Elle parloit peu, mais elle parloit purement la langue de son pays; ses expressions étoient nobles sans être recherchées. Elle étoit enjoüée & badinoit avec esprit, & quoiqu’elle fût née pour les choses serieuses, une bagatelle l’amusoit, & rien ne l’ennuyoit que la mauvaise compagnie. Tout le monde trouvoit de l’agrément dans sa conversation; […] Discrette sans mystere, non seulement elle ne decouvroit pas un secret confié; mais plus discrette qu’on ne le peut dire, elle ne disoit point ce qui ne devoit pas etre dit. Elle oublioit sans peine les injures, & jamais les bienfaits. Elle sçavoit à propos, également, se taire & parler
(ibid. : 24-28).
La forme que prend ce long portrait rappelle immanquablement le modèle scudérien, notamment par l’utilisation répétée de modérateurs, tels que « liberale sans prodigalité », « ses expressions étoient nobles sans être recherchées », etc. Ceux-ci viennent nuancer les qualités octroyées au personnage, ce qui est particulièrement caractéristique du portrait galant, comme l’a relevé Delphine Denis (1996)[6]. Cependant, à ces vertus galantes qu’on lui accorde et qui constituent autant de lieux communs romanesques, s’ajoutent les qualités de l’esprit que marque une raison éclairée, laquelle s’inscrivait déjà en filigrane dans les Conversations sur divers sujets (1680) de Madeleine de Scudéry[7] et que Lassay décrit en ces termes :
La raison lui étoit aussi naturelle que la passion aux autres, mais une raison éclairée, un esprit, & un coeur dans une parfaite intelligence; on ne trouvoit point chez elle une raison chagrine qui refuse aux sens ce qu’ils sont en droit de demander, ni des sens revoltez qui murmurent d’une volupté refusée par la raison
(ibid. : 30).
De fait, le modèle scudérien s’inscrit de manière évidente dans la fabrique même du roman de Lassay, puisque celui-ci est scandé par des conversations qui font écho à celles qui parsèment l’oeuvre de l’illustre Sapho moderne. Le procédé a d’ailleurs attiré l’attention de Nathalie Grande (1994) qui, dans un article consacré à Madeleine de Scudéry, signale que l’ambition moraliste de l’autrice, qui prendra sa pleine mesure dans ses Conversations, infiltrait déjà son oeuvre de romancière. Dans le cas présent, les leçons morales investissent le même type de discours que chez Scudéry, soit celui des conversations tenues entre Cicéron et sa fille. On s’attendrait donc d’une jeune fille aussi raisonnable qu’elle domine les nombreux échanges qu’elle a avec les autres personnages. Toutefois, l’actualisation de cette éducation à la raison et à la vertu laisse une place limitée à Tullie. L’orateur est le principal interlocuteur de ces entretiens et la jeune Romaine demeure plutôt passive, bien qu’elle soit à même de produire des « réparties vives » et des « questions ingénieuses » qui font d’elle une « digne fille de Cicéron » (ibid. : 2-3). Au contraire de la maïeutique socratique, l’élève reçoit ici la leçon en bloc, et le travail de réflexion semble fort limité, comme en témoigne cet échange, suscité par le désintérêt de Tullie pour les Métamorphoses d’Ovide et par son désir d’accéder à une philosophie plus solide :
[C]es Dieux sujets aux passions, me blessent, disoit-elle un jour à son Pere, & j’aime beaucoup mieux ce que vous m’apprenez des Stoïciens; l’homme est né, dites-vous pour la vérité, aidez-moi, mon cher Pere, à la chercher, je sens mon coeur porté à la vertu; de grace apprenez moi en quoi les Philosophes la font consister.
Ciceron ne negligeoit pas des dispositions si favorables; rien n’est utile, lui répondoit-il, que ce qui peut contribuer à vous rendre telle que vous devez être par votre esprit & par votre coeur; la gloire, la beauté dont les personnes de votre sexe font tant de cas, la santé, la liberté, la vie même ne sont ni des biens, ni des maux, ils ne deviennent bons ou mauvais que selon l’usage qu’on en fait.
Hé quel est cet usage? disoit Tullie. La Vertu, repliquoit Ciceron, consiste à se conformer à une certaine Loi naturelle, éternelle & immuable, qui est la règle de tout bien
(ibid. : 7-9).
Loin de constituer un entretien à parts égales, les conversations entre Cicéron et sa fille sont à sens unique : Tullie se limite à quelques questions servant principalement de moteur au discours du philosophe, contrairement aux conversations que mettront plus tard en scène Marie Leprince dans Lemagasin des enfants (1752) ou Louise d’Épinay dans ses Conversations d’Émilie (1774)[8].
Cependant, cette situation évolue au fil du roman. En effet, la prise de parole de Tullie gagne en abondance par la suite et c’est lors d’entretiens avec Cornélie qu’elle fera vraiment valoir la capacité à raisonner qu’elle a apprise de son illustre père. Ainsi, lors de conversations sur l’opposition entre la raison et la passion, sur les mérites de l’amitié et de l’amour et sur le mariage, Tullie domine le dialogue, comme l’a bien montré Donia Akkari (2017) dans l’étude qu’elle a consacrée à l’ouvrage de Lassay. Tullie interrompt d’ailleurs Cornélie à trois reprises, afin d’imposer son point de vue, qui devient alors celui qui semble répondre au projet pédagogique annoncé en ouverture :
Croyez moi, chere Tulliette, la raison est une maîtresse dont le pouvoir est borné, elle s’oppose à tout & ne sert qu’à donner une nouvelle activité à la passion, & il me paroît que par ses combats & ses contradictions, elle rend souvent malheureux sans rendre victorieux, elle fait voir les difficultez sans les surmonter; mais je dis trop, son effet le plus ordinaire, est d’aveugler l’esprit; & la raison avec tout l’empire que vous lui donnez, laisse aussi foible qu’on étoit avant que de l’avoir consultée. Pour moi, je crois absolument que vous vous trompez, repliqua Tullie en l’interrompant. Vous vous connoissez heureusement née, vous n’avez qu’à rendre grace aux Dieux de vos lumières, & à vous reposer sur vous-même de vos mouvemens, je suis sûre que si une passion imprevûë s’élevoit dans votre coeur, la raison seroit la maîtresse. Je n’en sais rien, reprit Cornélie, & j’aime mieux lui en fermer l’entrée, que d’employer une raison qui ne… Je ne vous comprens pas, reprit Tullie en l’interrompant encore une fois; pour moi, il me paroît que la vertu vient à bout de tout, & que la passion la plus forte cede enfin à une raison éclairée
(ibid. : 87-89).
Dans ce passage, Tullie est celle qui dirige l’échange et elle coupe court, littéralement, au discours de Cornélie pour mieux le désavouer. Au surplus, Tullie a le dernier mot à la fin de l’ouvrage, alors que le dénouement, calqué sur celui de Laprincesse de Clèves, nous la présente inflexible et refusant d’épouser Lentulus, dont elle est toujours amoureuse, après la mort de son mari Pison. Les raisons invoquées sont les mêmes que chez la comtesse de Lafayette. Elle croit cette passion contraire à la tranquillité de son âme et elle doute de la constance d’un amant devenu mari :
Non, Lentulus, vous devez l’aveu de ma foiblesse à la passion la plus forte qui fut jamais; mais je vous avoüerai qu’outre les raisons que je vous ai déjà dites, l’union me fait peur; si j’étois moins tendre & moins délicate, je serois plus aisée à déterminer; dès que votre coeur n’aura plus rien à desirer, vous deviendrez tranquille. […] [L]es soins empressez, les attentions délicates ne se trouvent gueres chez un Epoux; l’Amant le plus passionné sent à la longue, refroidir ses ardeurs, que ne dois-je point craindre d’un Epoux à qui le devoir donne ce que ma délicatesse voudroit qu’il n’exigeât jamais que de mon coeur
(ibid. : 271-272).
Tullie impose alors sa décision à l’amant éconduit, qui la quitte, malheureux et affligé. Toutefois, une amitié sincère viendra unir les deux personnages au terme du récit et conforter le choix de l’héroïne, en prouvant la justesse de l’opinion qu’elle défendait dans chacun de ses débats avec Cornélie, notamment en ce qui concerne la préférence donnée à l’amitié sur l’amour. La vertu dont fait preuve Tullie à la fin du roman s’accorde donc avec la philosophie stoïcienne qu’elle a prise pour guide et se présente comme la manifestation d’une « morale du sentiment » (Goubier, 2015 : 1190), en conformité avec l’une des évolutions sémantiques que subit le terme « vertu » au cours du XVIIIe siècle. Or c’est précisément cette qualité du personnage qui sera remise en cause dans la pièce de Crébillon.
Catilina
Quelque vingt ans plus tard, le personnage de Tullie apparaît à nouveau dans la tragédie Catilina de Crébillon père, mais cette fois en tant qu’amante du traître éponyme[9]. Dès la première rencontre entre les deux personnages, à la troisième scène du premier acte, Tullie semble faire preuve de vertu en accusant Catilina, dont elle a découvert l’entreprise conjuratoire :
(Crébillon, 1754 : 15-16).Rien ne peut expier la honte de mes feux :
Mais ne présume pas que ce coeur malheureux,
Que tes fausses vertus t’ont rendu favorable,
T’épargne un seul moment dès qu’il te sait coupable.
Tu le verras plus prompt à s’armer contre toi,
Qu’il ne le fut jamais à t’engager sa foi
Dans cette première prise de parole, la vertu et la rigueur de Tullie prennent le pas sur sa passion, en cohérence avec le personnage qu’avait présenté Lassay dans son roman. En revanche, dans la tragédie, c’est le devoir envers la patrie qui motive le sentiment vertueux, et non le souci égoïste d’une jeune fille acquise aux principes stoïciens et qui aspire au repos. La vertu dont fait preuve Tullie est donc inscrite dans l’idée de citoyenneté et rend compte, à ce titre, d’une autre manifestation de la morale féminine qui prend davantage d’ampleur au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle[10]. D’ailleurs, la jeune fille rejette avec vigueur une passion qu’elle juge déshonorante aux yeux de la République et affirme haut et fort être prête à diriger la réprimande qu’elle juge nécessaire de faire subir à Catilina :
(ibid. : 16).Grands Dieux! N’ai-je brûlé d’une flamme si pure,
Que pour un assassin, un rebelle, un parjure?
Et le barbare encore insulte à ma douleur!
Il veut que mon devoir respecte sa fureur!
Mais, cruel, mon amour n’en sera point complice;
Dût-on charger ma main du soin de ton supplice,
Je n’hésiterai point à te sacrifier :
Tu n’as plus qu’un moment à te justifier
La fière Tullie est ici en tout point conforme à cet idéal de vertu romaine qu’incarne de manière exemplaire une figure comme celle de Caton, qui intervient également dans la pièce. Sans que rien ne justifie une lecture à clés, peut-on y voir un portrait inspiré par la marquise de Pompadour, à qui est dédiée la tragédie, en guise de reconnaissance envers celle qui avait obtenu à l’auteur une pension et une charge de bibliothécaire du roi? Nous pouvons supposer que le rôle politique important accordé au personnage aurait pu en effet trouver un modèle possible chez la maîtresse de Louis XV, mais cet éloge déguisé, si c’en est un, se trouve bientôt nuancé par un retour de la passion chez Tullie : la jeune fille est plongée au coeur d’un dilemme des plus cornéliens, lorsqu’elle est tiraillée entre sa passion pour Catilina et son devoir envers Rome. Catilina a convaincu Tullie qu’elle avait été mal informée de ses intentions, en vertu d’une ruse visant à atteindre Cicéron par le biais de sa fille[11]. Celle-ci hésite alors entre ce que lui inspire son coeur et ce que lui dicte sa raison. Quand Catilina affirme vouloir se rendre au Sénat pour se justifier auprès de Cicéron, Tullie l’incite à abandonner son projet, puisque celui-ci pourrait, au contraire, confirmer son traître dessein :
(ibid. : 37).Il est tems encor, cruel! Ecoutez-moi :
N’allez point au Sénat, fiez-vous à ma foi!
[…]
Laissez-moi désarmer vos redoutables mains;
Accordez à mes pleurs la grace des Romains;
Et qu’il soit dit du moins de l’heureuse Tullie,
Que le Dieu de son coeur fut Dieu de sa Patrie
Dans cette réplique, la jeune fille met de l’avant deux arguments distincts : l’un fondé sur la vertu citoyenne, qui invite Catilina à « [é]coute[r] » la fille du consul, et l’autre sur le sentiment passionnel, par lequel Tullie tente de susciter la sympathie de son amant à l’aide de ses pleurs et en réaffirmant son amour pour lui. La passion de la jeune fille, loin d’être rejetée par le personnage comme chez Lassay, est plutôt instrumentalisée au nom d’une ambition patriotique. Si Tullie fait preuve de vertu, il s’agit donc d’une qualité différente de celle que mettait en valeur la marquise de Lassay : dans le roman galant, la vertu qui est embrassée par Tullie est celle de l’honnête femme, qui ne se laisse pas conduire par ses passions, mais qui met son honneur et son repos au-dessus de ses désirs et de ses sentiments; dans la tragédie de Crébillon, en revanche, c’est le sentiment de la virtu antique qui marque le premier argument du personnage, qui souhaite sauver Rome des desseins malveillants de son amant. Tullie incarne cette fois la voix de la vertu citoyenne, et si la relation avec son père n’est pas mise de l’avant dans la pièce, c’est malgré tout en digne héritière de Cicéron qu’elle se présente, en tentant de persuader Catilina de renoncer à son funeste projet.
Toutefois, devant le refus de Catilina de répondre favorablement à ses exhortations pour mieux accomplir le projet qu’il avait si malicieusement mis sur pied, la jeune fille semble se laisser envahir par sa passion, au détriment de son devoir. Elle fait cependant une dernière tentative pour ramener son amant à de plus justes sentiments, en ayant encore une fois recours à une manifestation pathétique de son attachement : « Cruel Catilina, sois perfide ou fidèle, / Que tu coutes de pleurs à ma douleur mortelle!… Écoutez-moi, cruel! » (Ibid. : 58.) Les imprécations de Tullie ne parviendront pas à toucher le coeur de son amant, mais en lieu et place d’un retour de la jeune fille vers son devoir, c’est plutôt à une victoire de la passion qu’on assiste, lorsqu’elle avoue : « Mon coeur, de ses devoirs autrefois si jaloux, / Qui malgré tout l’amour dont il brûloit pour vous, / Se fit de votre perte un devoir légitime, / Ne sçait plus aujourd’hui que pleurer sa victime » (ibid. : 61). Ainsi, Tullie choisit de renoncer à son devoir envers Rome par sympathie, sinon par amour, pour Catilina. Mais ce dernier refuse encore une fois d’entendre son amante, alors que Tullie, loin de condamner le traître, lui conserve finalement son amour : « Reconnoissez ma voix, c’est la fiére Tullie, / Que l’amour vous ramene & vous reconcilie, / Qui veut vous arracher à votre désespoir, / Et qui ne rougit plus de trahir son devoir » (idem). La voix de Tullie traduit désormais celle de l’amante passionnée, et non plus celle de la citoyenne vertueuse. Loin de se résoudre à une raison éclairée, la fière Romaine se trouve entièrement soumise au pouvoir du sentiment et au déshonneur qui en est la conséquence directe. Malheureusement, malgré le caractère pathétique du discours de Tullie, ses paroles n’ont aucun effet : elle ne peut persuader Catilina de s’enfuir, lui qui a été découvert par Cicéron et le Sénat au cinquième acte. Catilina se donnera alors la mort, comme il l’avait planifié, après sa défaite, sans tenir compte des supplications de son amante.
Or, le manque d’autorité accordée au discours de Tullie semble contredire le statut du personnage dans la pièce, où il joue un rôle central. C’est à la suite de la découverte de son projet que Tullie menace de dénoncer Catilina, ce qui met en branle le noeud de l’action, alors que le traître doit paraître devant le Sénat pour se justifier. C’est également l’amour de Tullie pour Catilina qui motive la haine de Fulvie, laquelle sera au coeur du rapport du conjuré avec le Sénat. Bien que Tullie agisse comme personnage-pivot de l’oeuvre, sa voix reste sans effet et n’a aucun pouvoir sur le dénouement de l’action. Son discours achoppe et laisse toute la place à la passion destructrice qui la dévore, rendant ainsi encore plus manifeste l’impuissance qui la caractérise.
« Les Anciens et les Modernes, ou la toilette de Mme de Pompadour »
La tragédie de Crébillon père que nous venons d’examiner a sans doute contribué à faire naître l’idée, chez Voltaire, d’un dialogue mettant en scène Tullie – si l’on se fie à une référence directe dans le texte[12] – et la marquise de Pompadour, à qui est précisément dédiée la pièce de Crébillon. À nouveau, on voit apparaître le personnage de Tullie, cette fois dans un entretien intitulé « Les Anciens et les Modernes, ou la toilette de Mme de Pompadour » (1761). La jeune fille y devient le symbole d’une Antiquité dont on se languit, dans le contexte d’une critique du raffinement moderne dont le rituel de la toilette constitue l’une des manifestations les plus éclatantes, et la marquise de Pompadour, l’un des emblèmes privilégiés. La description de Tullie qu’offre le texte adopte, par ailleurs, le ton teinté d’ironie typique de Voltaire :
(Voltaire, 1785 [1761] : 86).Mme de Pompadour
Quelle est donc cette dame au nez aquilin, aux grands yeux noirs, à la taille si haute et si noble, à la mine si fière, et en même temps si coquette, qui entre à ma toilette sans se faire annoncer, et qui fait la révérence en religieuse?Tullia
Je suis Tullia, née à Rome il y a environ dix-huit cents ans; je fais la révérence à la romaine, et non à la française : je suis venue je ne sais d’où, pour voir votre pays, votre personne et votre toilette
D’entrée de jeu, le style badin est mis à profit dans une critique de la modernité où le personnage antique incarne la voix de la raison. Par ailleurs, en réponse à Mme de Pompadour qui lui demande dans quel temps elle vivait, Tullie offre une énumération qui devient le prétexte à une critique de la tragédie de Crébillon : « Du temps de Sylla, de Pompée, de César, de Caton, de Catilina, de Cicéron, dont j’ai l’honneur d’être la fille; de ce Cicéron qu’un de vos protégés a fait parler en vers barbares » (ibid. : 87; souligné dans le texte). Le commentaire sur la pièce de son prédécesseur sert de tremplin à Voltaire, qui détourne le dialogue vers le souvenir de Cicéron, qui semble avoir motivé la mise en scène du personnage de Tullie. En effet, c’est plutôt le père qui incarne une éloquence antique conçue comme un modèle d’excellence, Tullie faisant simplement figure de passeuse. À cet art dans lequel dominent les Anciens, Voltaire oppose alors les progrès techniques modernes, du miroir à l’estampe, en passant par l’imprimerie, lorsqu’un savant familier de l’entourage de madame de Pompadour présente à la jeune fille un recueil de vers dédiés à la marquise. Aussitôt, Tullie demande, étonnée : « Mais n’auriez-vous pas du moins employé cette invention à imprimer les ouvrages de mon père? » (Ibid. : 89.) La réponse du savant souligne l’ignorance et la frivolité des auteur·trices (et des lecteur·trices) modernes qui préfèrent les poésies galantes aux ouvrages d’éloquence : « Oui, Madame; mais on ne les lit plus; j’en suis fâché pour monsieur votre père; mais aujourd’hui nous ne connaissons guere que son nom » (idem). Ce constat de la déchéance des lettres et de la perte du savoir rhétorique se trouve d’autant plus mis en évidence par l’arrivée de la collation, composée de tout ce qui représente le luxe moderne, ce superflu nécessaire que donnait à lire Voltaire dans le « Mondain » (1736) : thé, chocolat, café et glaces. Dans ce contexte, Tullie n’intervient pas réellement comme interlocutrice, mais plutôt comme emblème d’une culture antique perdue, d’une époque révolue, dont les Français·es acquis·es aux moeurs modernes, soumis·es aux plaisirs frivoles des sens, ne savent plus reconnaître la valeur. Cette opposition entre Anciens et Modernes se poursuit également sur le terrain des arts et sciences. Voltaire reprend, à cette occasion, une position déjà adoptée par Fontenelle, selon laquelle les connaissances dans ces deux domaines n’ont pu que progresser depuis l’Antiquité, bien que l’éloquence et la direction des États aient déchu. Ainsi, on encense Racine et Molière au détriment de Sophocle et d’Euripide, et Locke et Newton apparaissent comme les chantres de la science moderne. En revanche, du côté de l’éloquence, Cicéron demeure le modèle incontesté, comme en rend compte le duc et pair, un autre familier de la marquise :
Consolez-vous, Madame, nul homme n’approche parmi nous de votre illustre père, pas même l’auteur de la Gazette ecclésiastique, ou celui du Journal chrétien; nul homme n’approche de César, avec qui vous avez vécu, ni de vos Scipions qui l’avaient précédé. Il se peut que la nature forme aujourd’hui, comme autrefois, de ces ames sublimes; mais ce sont de beaux germes qui ne viennent point à maturité dans un mauvais terrain
(ibid. : 90-91; souligné dans le texte).
À la suite de cet éloge de l’orateur, l’occasion aurait été belle de faire voir l’éloquence antique par le biais du discours de Tullie, mais celle-ci, demeurant silencieuse, ne sert que de personnage-relais pour mieux motiver la prise de parole du savant et du duc et pair, qui sont porteurs de la critique de l’un et l’autre camp. En outre, le duc est explicitement encensé par Tullie qui le considère comme « un grand seigneur » qui possède « l’érudition d’un homme d’état » et qui aurait pu être « sénateur romain » (ibid. : 93), tandis que la jeune Romaine s’exprime dans un langage hérité de la mondanité qui met à profit les lieux communs du compliment galant. Quant à Mme de Pompadour, elle n’est réduite qu’à quelques très brèves interventions et elle ne sert vraisemblablement qu’à planter le décor en tant qu’allégorie du luxe effréné des Modernes et de la dégénérescence sociale et culturelle française. Somme toute, le personnage de Tullie paraît manquer de consistance, même en regard de la poétique du dialogue des morts, selon laquelle les interlocuteurs et les interlocutrices ne constituent le plus souvent que des courroies de transmission pour des discours topiques, relevant de la doxa et servant à cerner des débats contemporains[13]. Bien que Tullie soit annoncée comme l’une des deux partenaires du débat, elle n’est pas celle qui porte l’argumentaire. C’était également le cas, on s’en souvient, dans les entretiens avec Cicéron dans le roman de Lassay, où, face à un personnage masculin dont la prise de parole est reconnue et légitimée, elle ne servait que de faire-valoir.
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Ces observations, bien que sommaires, nous invitent à faire quelques constats qui permettent d’ouvrir la voie à une réflexion sur les rapports entre parole féminine et genre littéraire. Revenons rapidement sur les trois cas de figure que nous avons mis de l’avant : Lassay rédige un roman galant suivant la tradition établie par la comtesse de Lafayette et qui suppose d’investir des thèmes hérités de la morale galante, tels que l’opposition entre la raison et la passion, ou entre le mariage et l’amour; Crébillon père propose une tragédie propre à accueillir les grands sentiments et la noblesse de caractère, et dans laquelle peut se déployer le discours de la vertu citoyenne; enfin, Voltaire offre un dialogue qui est propice au débat d’actualité et à la mise en scène de personnages incarnant des idéaux opposés, fermement campés. Ainsi, Tullie représente tour à tour différentes postures possibles pour la femme du XVIIIe siècle : celle de l’honnête femme par excellence, digne héritière de la culture galante chez Lassay; celle de la citoyenne acquise aux idéaux du bien public et amante éplorée chez Crébillon; celle, enfin, de faire-valoir de la parole d’autrui en contexte salonnier et mondain dont rend compte la scénographie de la toilette chez Voltaire. Cependant, dans chacun des cas, il semblerait que le discours de la jeune fille, bien qu’elle soit un personnage central de l’oeuvre, reste sans effet et ne détienne que peu d’autorité. D’abord, elle ne parvient pas à jouir d’un échange réel avec Cicéron dans le roman de Lassay et se contente de s’abreuver aux leçons de l’orateur. Ensuite, elle ne peut se faire entendre de Catilina dans la tragédie éponyme et échoue à persuader son amant d’abandonner son projet et de renoncer à son dessein funeste. Enfin, elle ne sert que de tremplin au discours des autres personnages dans le dialogue voltairien. Cela posé, il ne faut pas passer sous silence l’exception, dans ce corpus, que représente le roman de la marquise de Lassay, où la voix de Tullie réussit, finalement, à se faire réellement entendre. Si, comme on l’a vu, la parole de la jeune fille est réduite au minimum face au monument d’éloquence que représente Cicéron, son discours, en contexte galant, devient porteur d’autorité et constitue le creuset d’une éducation à la sociabilité autant qu’aux préceptes du stoïcisme, répondant ainsi à l’ambition pédagogique mise en évidence dans les textes liminaires. Non seulement le point de vue qu’elle adopte en faveur de la primauté à donner à la raison en regard des passions est appuyé par la fin du récit, qui présente une situation de bonheur apporté par le repos et la tranquillité de l’âme, mais les modalités de son discours lui-même tendent à conforter l’hypothèse d’une autorité acquise par le biais de la parole. En effet, dans ses entretiens avec Cornélie, qui est plutôt en faveur d’un bon usage des passions, Tullie domine littéralement son interlocutrice, en termes à la fois de temps de parole et d’argumentaire. De plus, ses interruptions constantes et sans appel des interventions des autres locuteur·trices, notamment Cornélie et Lentulus, témoignent de l’autorité qu’elle détient. On découvre alors dans le roman de Lassay un souci pédagogique qui va au-delà de la morale galante et de l’honnêteté mondaine et qui a trait à la conquête d’un espace légitime, dans la vie privée et publique, grâce à laquelle la femme gagnerait en autonomie et en autodétermination. D’une part, en tant que femme, la Tullie de Lassay n’en est pas moins fort instruite et revendique une éducation qui sort du cadre ordinaire des études conseillées aux demoiselles. D’autre part, le choix rationnel qu’elle fait en épousant Pison et en refusant d’accepter les faveurs de Lentulus, même après le décès de son époux, rend compte d’un désir d’autonomie qui est celui de la femme parfaitement maîtresse d’elle-même, qui refuse de se soumettre aux caprices du sentiment. Il n’est pas anodin que cette potentialité apparaisse dans le cadre du genre du roman galant, qui suppose justement la représentation de personnages féminins jouissant d’une certaine autorité, et dictant le jeu de la séduction face à des amants soumis à leur volonté. Au contraire, la poétique de la tragédie classique dans laquelle s’inscrit l’oeuvre de Crébillon invite à mettre en scène des figures féminines envahies, voire vaincues, par leurs passions souvent destructrices. À cet égard, les réflexions de Vincent Dupuis dans Le tragique et le féminin (2015) apportent un éclairage intéressant sur la question du rapport entre genre littéraire et féminité. Dans cet ouvrage, l’auteur offre une analyse de la typologie des personnages présentés par les héroïnes tragiques et dégage trois modèles : celui de la furieuse, exemplifiée par Médée, celui de la femme comme être de passion, selon le modèle fourni par Didon, et celui de la femme charmante et trompeuse, qu’incarne notamment Cléopâtre. Si ces personnages féminins détiennent une force oratoire certaine et font preuve d’éloquence, il n’en demeure pas moins que leur destin rend compte d’une forme d’échec, conformément aux principes poétiques de la tragédie classique, comme le rappelle Emy Batache-Watt :
En général, les passionnées raciniennes sont engagées dans un paradoxe paralysant : ainsi, si elles n’arrivent pas à assouvir les besoins d’une passion dévorante, elles subissent les affres d’une frustration intolérable, mais si, par contre, elles doivent user de force ou de violence pour posséder l’objet de leur désir, elles finissent par le détruire et par se perdre elles-mêmes
(Batache-Watt, 1976 : 229).
Dès lors, les discours féminins se traduisent tantôt par l’imprécation furieuse et pathétique, tantôt par la plainte, témoin de l’impuissance qui caractérise le personnage et du déterminisme qui marque son destin. En ce sens, alors que les discours de Tullie dans la tragédie de Crébillon restent sans effet, conformément à la représentation de l’héroïne tragique typique, qui est soumise au joug de ses passions[14], la parole de la jeune Romaine dans le roman galant lui confère une certaine agentivité, ou du moins un pouvoir d’autodétermination. Acquise aux avantages que représente une raison éclairée, elle peut en user pour combattre une passion susceptible d’être cause de malheur pour mieux prendre en main son propre destin. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que ce soit le roman qui soit porteur d’aspirations nouvelles concernant le rôle social des femmes. La parole féminine peut s’y déployer plus aisément en profitant de la latitude que laisse un genre en pleine mutation et qui s’inscrit d’emblée dans la valorisation d’un univers féminisé. Dans le roman de Lassay se donne ainsi à voir une parole féminine capable de s’imposer, et on peut supposer que cette quête de légitimité soit rendue possible par la poétique même du genre romanesque, ouvert à des potentialités nouvelles autant en termes de discursivité que de représentations. Évidemment, il ne s’agit là que d’un cas de figure isolé, et une étude d’un corpus plus vaste permettrait de valider la justesse de ces constats. Or, il semblerait que très peu de romanciers et romancières, au XVIIIe siècle, aient eu recours à des personnages féminins inspirés de la tragédie classique dans la composition de leurs oeuvres, contrairement à la marquise de Lassay. Sans doute l’inflexion bourgeoise et sensible que prend le roman au siècle des Lumières[15] peut-il expliquer ce désintérêt des romanciers et romancières pour les femmes illustres de l’Antiquité. Au siècle précédent, on observe toutefois une tendance similaire dans le roman Cléopâtre (1651) de La Calprenède, où la reine d’Égypte jouit d’une plus grande agentivité que dans la pièce de Mairet (1637), par exemple. Plus près de notre corpus, les discours tenus par les personnages féminins dans le roman de Madame de Villedieu intitulé Les exilés de la cour d’Auguste (1672-1673) sont également révélateurs d’une certaine autorité accordée à la parole féminine. Ces exemples mériteraient davantage d’attention, mais l’étude des figures de Tullie à laquelle nous nous sommes livrée permet déjà, nous l’espérons, d’ouvrir la voie à une nouvelle manière d’interroger le rapport entre le roman et la parole féminine, dans lequel la hiérarchie et la codification des genres invitent à concevoir une certaine modélisation du discours féminin, lui-même en quête de légitimité et ouvert à des caractères novateurs.
Appendices
Note biographique
Kim Gladu est professeure associée à l’Université du Québec à Rimouski. Elle mène un projet de recherche à titre de cochercheuse qui porte sur les « Jeux et enjeux de la parole des femmes : l’énonciation féminine en question (XVe-XVIIIe siècle) ». Elle est également l’autrice d’un ouvrage paru aux Éditions Hermann en 2019 sous le titre La grandeur des petits genres : l’esthétique rococo à l’âge de la galanterie. 1670-1760. Elle dirige actuellement un projet de recherche financé par le programme Développement-Savoir du CRSH et qui a pour titre « Écrire l’Amérique française dans Le Mercure galant : discours d’actualité et imaginaire colonial sous Louis XIV ».
Notes
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[1]
Notons que Tullie n’apparaît toutefois ni dans Les femmes illustres ou les harangues héroïques (1642) de Georges de Scudéry ni dans La gallerie des femmes fortes (1647) du père Le Moyne. On retrouve cependant une Dissertation sur l’histoire de Tullie (1679) par Caspar Sagittarius et des Remarques sur le fanum de Tullia (1719) par Nicolas-Hubert Mongault.
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[2]
Une traduction de la Consolation de Cicéron sur la mort de sa fille Tullia paraît chez Camusat et Pierre Le Petit en 1644, puis dans les Oeuvres complètes de Cicéron en 1670, chez Du Ryer.
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[3]
À ce propos, voir Alain Viala, La France galante (2008) et Delphine Denis, Le Parnasse galant : institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle (2001).
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[4]
D’après l’Encyclopédie méthodique, Tullie aurait eu en fait trois époux, Pison étant le premier (Diderot et d’Alembert, 1785 : 393).
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[5]
Voir notamment Antoine Lilti, « Mondanité et politique : le salon Necker » (2006).
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[6]
La référence au modèle galant du XVIIe siècle se donne aussi à voir dans certains commentaires insérés dans le roman, notamment à propos de la supériorité de l’amitié sur le commerce amoureux et le mariage. Tullie affirme, par exemple, que « s’il est des mariages heureux, il n’en est pas de délicieux » (Lassay, 1726 : 122).
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[7]
C’est le cas notamment dans celle consacrée aux plaisirs, où l’autrice mentionne que « les plaisirs qui naissent du coeur & de la raison, joins ensemble, sont toûjours tous purs » (Scudéry, 1680 : 56).
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[8]
Voir à ce sujet Isabelle Brouard-Arends et Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval (dir.), Femmes éducatrices au siècle des Lumières (2007).
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[9]
Rappelons que la première de la pièce a lieu le 20 décembre 1748.
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[10]
À ce propos, voir le collectif dirigé par Huguette Krief, Marc André Bernier et moi-même, La vertu féminine, de la cour de Sceaux à la guillotine (2022).
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[11]
En effet, Catilina avoue, dès la première scène du premier acte : « Cette flamme où tu crois que tout mon coeur s’applique, / Est le fruit de ma haine & de ma politique / Si je rends Cicéron favorable à mes feux, / Rien ne peut désormais s’oposer à mes voeux. / Je tiendrai sous mes loix & la fille & le pere, / Et j’y verrai bientôt la République entiere » (Crébillon, 1754 : 8).
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[12]
En effet, le personnage de Tullie mentionne : « J’allai hier à la comédie de Paris; on y jouait Catilina et tous les personnages de mon temps; je n’en reconnus pas un. Mon père m’exhortait à faire des avances à Catilina; je fus bien surprise » (Voltaire, 1785 [1761] : 87-88). Rappelons que l’époque correspond à un épisode de conflit entre Voltaire et Crébillon qui se disputaient les honneurs de la tragédie française, d’où la critique que Voltaire adresse indirectement à son rival dans ce passage. Notons aussi que le personnage de Tullie n’apparaît pas dans la Rome sauvée que proposera Voltaire en 1752 sur le même sujet.
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[13]
À ce propos, voir Stéphane Pujol, Le dialogue d’idées au XVIIIe siècle (2005). Nous nous permettons également de renvoyer à notre article « Romancières de l’au-delà : un dialogue des morts entre Mlle de Scudéry et Mme de Graffigny » (Gladu, 2019).
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[14]
Ce manque d’efficacité de la parole de Tullie sera également manifeste dans la tragédie du Triumvirat (première le 23 décembre 1754) du même Crébillon et à propos de laquelle Grimm mentionnera : « Tullie est un dragon qui dit à propos de rien des injures atroces à des gens qu’elle doit haïr, mais qu’elle doit aussi ménager pour l’intérêt de la patrie et de son père » (Grimm [1754], cité dans Tourneux, 1877 : 212-213).
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[15]
À ce sujet, voir l’ouvrage de Charlène Deharbe, Du théâtre au récit de soi dans le roman-mémoires du XVIIIe siècle (2016).
Bibliographie
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