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À défaut d’avoir pu assister à des productions théâtrales cet automne, on a tout de même pu se réjouir de la parution de l’ouvrage le plus ambitieux jamais publié au Québec dans le champ des études théâtrales. Le théâtre contemporain au Québec, 1945-2015 : essai de synthèse historique et socio-esthétique arrive en effet à point, près de dix ans après la dernière grande étude sur le théâtre québécois. Il faut dire que, depuis la parution des travaux dirigés par Dominique Lafon qui étudiaient deux décennies (1975-1995) du théâtre québécois[1], et de ceux de Sylvain Schryburt, qui exploraient les mutations des années 1940 à 1980[2], on attendait impatiemment qu’un chantier poursuive l’effort entamé par ces chercheur·euses et aboutisse à une rétrospective approfondie, retraçant les mutations de notre théâtre national depuis sa fondation. Voilà donc l’entreprise dans laquelle s’est lancé Gilbert David, accompagné par Hervé Guay, Hélène Jacques, Yves Jubinville ainsi qu’une vingtaine de chercheur·euses issu·es de différentes universités québécoises[3].

On ne peut qu’être enthousiaste en ouvrant Le théâtre contemporain au Québec, colosse de près de six-cent-cinquante pages, qui, avec ses allures de livre de table à café, n’annonce en rien la profondeur des recherches qui le précèdent. Le livre a pour objectif de s’adresser autant au « grand public » qu’aux étudiant·es et aux enseignant·es, expliquaient Gilbert David et Hélène Jacques dans un entretien accordé cet automne au Devoir[4]. À ce titre, on peut dire que le pari est relevé : un lectorat curieux ou une personne amatrice d’histoire prendra en effet plaisir à feuilleter cet ouvrage, alors qu’un·e féru·e de théâtre ou un·e chercheur·euse voudra s’y consacrer pleinement, en le parcourant de long en large.

L’ouvrage est composé de cinq parties, qui épousent autant de périodes historiques, chacune d’elles couvrant entre dix et vingt années : 1. Le temps des réformes (1945-1959); 2. Du renouveau théâtral à l’éclatement des pratiques (1960-1979); 3. Du théâtre postcolonial aux scènes postmodernes (1980-1989); 4. Percées internationales et horizons incertains (1990-1999); et 5. Porosité des frontières et défis de transmission (2000-2015). Les chapitres, quant à eux, reprennent une structure tripartite similaire : d’abord, la description de l’institution théâtrale, ensuite l’analyse des pratiques scéniques et enfin, l’étude de la réception critique. La section portant sur la réception critique, qui épingle les discours sur le théâtre propres à l’époque concernée, est probablement la plus stimulante, mais c’est également celle qui fut la plus laborieuse à concevoir en raison de la nature éphémère de la représentation théâtrale, comme le soulignent les auteur·trices du livre. Dans les cas où il n’y a pas de captation des oeuvres ni de critiques parues dans les périodiques, il faut s’en remettre au « rayonnement » d’une pièce ou encore à la mémoire des chercheur·euses qui ont assisté aux productions, ce qui limite la fiabilité de la réception.

Outre la difficulté d’étudier la réception critique des pièces, d’autres obstacles se sont présentés aux auteur·trices durant la conception de l’ouvrage. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur un constat d’échec, alors qu’on affirme sans ambages qu’il est impossible « d’aboutir à une véritable histoire du théâtre au Québec » (23). Les auteur·trices nous invitent plutôt à envisager cet ouvrage comme un « appel à poursuivre le travail interprétatif déjà entamé » (24). L’approche préconisée se veut donc moins mémorielle qu’analytique. Les auteur·trices disent en effet vouloir se tenir « à distance [de] la célébration mémorielle qui a trop souvent consisté à aplanir voire à taire les tensions qui dynamisent le théâtre comme la société elle-même pour leur substituer un récit louangeur et triomphaliste » (23). Ils ont donc préféré « mettre d’abord en relief en quoi et pourquoi les codes, le genre et les pratiques se différencient et comment les créateurs parviennent à innover au fil du temps » (23). La perspective, si elle n’est pas à proprement parler historique, s’inscrit plus frontalement dans l’approche sociologique. L’étude s’appuie principalement sur les travaux de sociologues français·es, puisant des concepts chez Pierre Bourdieu (et Gisèle Sapiro, par extension) et Nathalie Heinich, qu’on a cherché à adapter à la réalité québécoise.

Si cet ouvrage apparaît comme une réussite à plusieurs niveaux, c’est bien parce qu’il évite plusieurs écueils particuliers aux collectifs, notamment celui du « piège anthologique ». De fait, on ne succombe pas à la tentation de faire se succéder de multiples résumés impressionnistes. Les auteur·trices s’engagent plutôt dans une véritable analyse rétrospective des périodes étudiées à partir des sources primaires qui fondent leur documentation (revues et magazines de théâtre, mémoires et thèses, documents d’archives tirés de la presse écrite, etc.), qui plus est, en proposant des interprétations inédites. Ainsi, le livre s’engage non seulement dans une restitution des idées sur le théâtre (le déjà-dit, déjà-écrit), mais propose également des hypothèses originales et suggère des remises en question. Son intérêt doit d’ailleurs beaucoup à ce regard critique, qui incite par exemple les auteur·trices à remettre en question une certaine historiographie qui cible la naissance du théâtre québécois en 1945 (35). L’ouvrage y va d’autres propositions intéressantes; citons par exemple cette suggestion, posée dès les premières pages, de fonder « un musée des arts du spectacle vivant au Québec » (16).

Le livre évite également les répétitions, les incohérences, les parties inégales, les digressions, par l’effort réel d’écriture et de suture qui est exercé pour articuler les différentes sections. Les paragraphes sont courts, clairs, séparés par des sous-titres et liés les uns aux autres par un récit qui assure la cohésion du tout. La lecture est agréable, d’autant qu’elle n’est pas encombrée par un trop grand nombre de citations ou de statistiques. L’ouvrage ne succombe pas non plus à la tentation de faire un long commentaire socio-historique sur chaque période; il choisit plutôt de rester au plus près de son sujet, à savoir les pratiques théâtrales. On apprécie d’ailleurs l’effort de schématisation (et sa visée didactique) qui est exercé à la fin des chapitres, où l’on présente de courtes synthèses qui permettent de faire ressortir les points saillants de chacune des périodes. L’attention du lectorat sera également captée par certains passages insérés dans le corps du texte – sortes d’arrêts sur image – qui capturent l’esprit des personnages ayant marqué leur époque. Parmi ces portraits, celui de Jean-Claude Germain en activiste est particulièrement intéressant : on insiste sur son regard critique et sur les « positions tranchées » qu’il défend dans « ses interventions publiques, souvent polémiques » (149), lui qui écrivait, dans les pages de Jeu en 1978, qu’il n’y aurait pas de pièces de théâtre québécoises « tant et aussi longtemps que l’establishment théâtral ne se sera pas libéré de sa mission civilisatrice, éducative et moralisatrice » (149; souligné dans le texte).

Le livre est également parsemé de « cahiers iconographiques » qui agrémentent les réflexions de documents visuels issus de fonds d’archives (photographies, dessins, programmes de théâtre, maquettes, etc.). Les annexes, qui sont franchement bien choisies, sont quant à elles placées à la fin de chaque chapitre plutôt qu’à la toute fin de l’ouvrage. On y trouve, à titre d’exemple, un commentaire sur l’allocution « Pour un théâtre national et populaire » (94) de Gratien Gélinas, ou encore une vignette sur la costumière Marie-Laure Cabana (90). Ces annexes contiennent également des figures très intéressantes (ex. : diagramme de Venn, courbes, graphiques, etc.) qui permettent de représenter visuellement certaines données. Pour montrer la diversité de ces figures, on mentionnera par exemple un diagramme qui illustre les quatre pôles (commercialisation, engagement, espace social binational et art en tant qu’absolu) de l’institution théâtrale dans sa phase embryonnaire, de 1920 à 1960 (96); un graphique qui montre la répartition des subventions théâtrales en 1985 (299); ou encore un tableau qui retrace la présence notable de dramaturges spécialisé·es en théâtre jeune public entre 1970 et 2015 (544).

La force de l’ouvrage tient peut-être à sa mégalomanie, c’est-à-dire à son ambition de couvrir une large période de temps, et ce, non seulement en l’abordant dans un angle historique, mais aussi en l’interprétant à l’aune d’un cadre socio-esthétique. À ce sujet, il peut être utile de s’en remettre aux derniers mots de l’introduction, qui résument bien le projet du livre :

Une chose est certaine, le théâtre vivant est inévitablement ancré dans l’actualité la plus brûlante, même lorsqu’il puise sa matière première dans les textes ou les expériences d’anciens mondes. Pourtant, afin de baliser de manière avertie son avenir, le théâtre, face à la pluralité de ses pratiques actuelles, gagne sûrement à tempérer son penchant pour le « présentisme » (Hartog, 2012 [2003]), en veillant à se reconnaître et à se penser à même les traces laissées par ses vies antérieures. Telle fut, en dernière instance, la profonde conviction qui a guidé de bout en bout notre entreprise

(24).

De fait, plusieurs passages du livre résonnent avec l’époque actuelle, particulièrement ceux qui explorent les liens, toujours très étroits, entre théâtre et politique. Dans le deuxième chapitre, qui couvre les années 1960-1979, on revient sur les cas emblématiques des Belles-soeurs et des Fées ont soif, mais aussi sur divers exemples de troupes collectives misant sur des pratiques engagées, telles que le Grand Cirque Ordinaire, le Théâtre des Cuisines ou encore le Théâtre Euh! qui se lancent dans « l’aventure militante » non sans avoir la tendance à « surestim[er] la capacité du théâtre politique à faire changer les choses » (145). Si la démarche de certaines de ces troupes fait penser à celles de créateur·trices actuel·les, la remémoration détaillée de querelles marquantes ne manque pas, elle non plus, de faire écho aux cavalcades récentes sur la liberté de création. Une des querelles décrites dans l’ouvrage met en scène Michel Bélair, critique de théâtre au Devoir, qui regrette, dans une remarquable volte-face, d’avoir manqué d’indulgence envers les premières créations du Théâtre d’Aujourd’hui dans quelques-unes de ses chroniques. Bélair y va de ce repentir en 1973 : « Il est peut-être plus important de dire des choses que de savoir exactement comment les dire; de parler, quitte à se répéter, au lieu d’attendre jusqu’à ce que l’on puisse exprimer les mêmes réalités d’une façon parfaite : il est des maladresses plus essentielles que certains silences » (167; souligné dans le texte). Ce qui retiendra notre attention dans cet exemple, c’est surtout le commentaire interprétatif qui le jouxte. Les auteur·trices en viennent à positionner ce discours dans un cadre esthétique, en saisissant le rétropédalage de Bélair à la lumière d’une conception du théâtre valorisant l’engagement des créateur·trices :

Cette volte-face d’un critique ayant peur de freiner la liberté d’expression est typique du début des années 1970 […] : alors que le sous-champ de l’engagement se trouve à l’apogée de sa légitimation, la pertinence du contenu sociopolitique des créations est survalorisée en capital de sympathie au point que leurs faiblesses ou leurs maladresses ne contribuent en rien à les discréditer

(167).

Il est également intéressant de noter que cet « excès dans la course à la radicalité » à laquelle on assiste vers la fin des années 1970 sera suivi, selon les auteur·trices, par un « retour de balancier qui s’opère chez la critique comme à l’intérieur du milieu par rapport à la valorisation de l’art engagé » (125). Considérant que les créateur·trices de théâtre sont actuellement fortement engagé·es au Québec – autant d’un point de vue environnemental, par différentes initiatives écoresponsables, que politiques par les mandats (féministes, antiracistes, misant sur la diversité) que se dotent des institutions théâtrales[5] –, il y a tout lieu de se demander si on assistera à un tel retour du balancier dans quelques années. Le temps nous le dira.

Enfin, quelles critiques peut-on adresser à un ouvrage aussi ambitieux? S’il fallait à tout prix chercher quelques points négatifs après ne pas avoir tari d’éloges, on pourrait mentionner que l’entrée en matière est un peu longue. La fin de l’introduction est particulièrement dense, un peu nichée, et abonde en références qui sont trop expéditives pour être réellement fécondes. Le « grand public », auquel au demeurant on prétend vouloir s’adresser, trouvera cette entrée en matière un peu aride, bien que la description du cadre méthodologique puisse intéresser un·e chercheur·euse universitaire. Le livre aurait bénéficié, à mon sens, d’annexer ces considérations méthodologiques à la toute fin. En outre, le premier chapitre apparaîtra peut-être moins stimulant aux yeux des féru·es de théâtre, non pas parce qu’il est moins étoffé, mais bien parce qu’il répète plusieurs éléments déjà révélés par Sylvain Schryburt dans l’ouvrage que j’ai évoqué plus tôt. On regrette également que les dernières années, celles de 2015-2020, n’aient pas été couvertes, puisqu’elles ont été absolument déterminantes en instillant de nouvelles idées dans le champ théâtral contemporain.

In fine, si la parution du Théâtre contemporain au Québec est aussi réjouissante, c’est peut-être parce qu’elle agit comme un pied de nez à l’époque actuelle qui laisse entrevoir un avenir plutôt sombre pour le théâtre québécois. Que des chercheur·euses aient rassemblé leur force pour concevoir un ouvrage d’une telle envergure montre bien que cet art suscite toujours la passion, fût-il considéré par d’autres comme moribond. Il nous reste à espérer que cet intérêt ne soit pas que dirigé vers le passé, mais qu’il annonce des années encore fastes pour le théâtre québécois.