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La mélancolie des dragons de Philippe Quesne. Wiener Festwochen, Vienne (Autriche), 2008.

Photographie de Martin Argyroglo.

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Le terme « atelier » désigne le lieu où s’élabore un projet artisanal, industriel ou artistique. Mais contrairement à celui des sculpteur·trices et des peintres, l’atelier du·de la scénographe a ceci de spécifique qu’il n’héberge qu’une partie du processus de création. D’autres ateliers prennent ensuite le relais pour construire le décor avant qu’il ne soit livré sur les lieux de la représentation. Mais en quoi l’atelier constitue-t-il le lieu d’actualisation du processus de création du·de la scénographe? Que comprend cette première étape de travail? Telles sont les questions auxquelles je tenterai de répondre en m’intéressant particulièrement aux rôles fondamentaux du dessin, de la maquette et du plan dans le passage de la virtualité à l’acte de création.

Pour effectuer ce travail, je prendrai appui sur une série d’entretiens que j’ai menés en 2019 et en 2020 avec trois scénographes contemporains qui ont durablement marqué, et marquent toujours, la scène française et internationale : Richard Peduzzi[1], Raymond Sarti[2] et Philippe Quesne[3].

Si les statuts de ces trois scénographes varient (Peduzzi et Sarti travaillent en collaboration avec des metteur·es en scène alors que Quesne crée lui-même les mises en scène de ses spectacles), et si cette différence d’activité engage, nous le verrons, des processus de travail distincts, ces trois praticiens se saisissent tous des outils préparatoires en tant que matériaux ouverts et poreux.

Ces rencontres ont participé à l’élaboration de mon propre espace de création en générant de précieux matériaux qui m’ont permis de mieux comprendre ce qui, dans l’approche du processus de création de chacun de ces trois praticiens, fait scénographie. Le travail de recherche constitue en effet lui aussi un vaste atelier dans la mesure où il demeure le lieu d’élaboration d’une pensée à l’oeuvre. Le mien s’est largement nourri de la matière polymorphe recueillie lors de ces échanges. Une fois ces entretiens réalisés, j’ai pris conscience qu’il était tout aussi intéressant d’exploiter ce que m’a livré l’observation des lieux dans lesquels travaillent les scénographes rencontrés que les esquisses et les maquettes réalisées par ces derniers. L’élaboration de cette recherche m’a également permis de confronter les approches du processus de création des trois scénographes rencontrés. Cet article constitue, en ce sens, une actualisation de ce travail comparatif.

L’espace scénographique, un espace nécessairement incomplet

L’espace scénographique a ceci de paradoxal qu’il est à la fois achevé et incomplet. Il est achevé dans la mesure où une fois le rideau levé, l’exposition ouverte ou le clap frappé, le·la scénographe a livré sa commande et finalisé son travail. Il demeure cependant nécessairement incomplet, car il ne s’actualise qu’en laissant place aux comédien·nes, aux acteur·trices, aux chanteur·euses, aux visiteur·euses, aux spectateur·trices et aux oeuvres : au-delà de laisser un espace vacant pour qu’il soit occupé, il s’agit plutôt, pour le·la scénographe, de produire un espace qui se laisse habiter. La différence entre le fait d’occuper un espace et de l’habiter peut paraître ténue, mais elle est fondamentale. Un espace occupé renvoie à l’idée d’une stricte addition d’une spatialité et de corporéités; les échanges entre espace et corps se limitent à leur fonctionnalité.

À l’inverse, un espace qui se laisse habiter articule le géographique au symbolique en conduisant, au moyen des personnes qui l’habitent, à l’avènement d’un espace incarné, c’est-à-dire ouvert à l’imaginaire, en opérant un dialogue entre une stricte géographie et l’espace fictionnel qu’elle produit pour un public, le temps de la représentation. Mais comment se conçoit une telle approche? En quoi le processus de création scénographique contribue-t-il à faire de l’espace dramaturgique cette alliance complexe entre achèvement et incomplétude, entre géographie et imaginaire? Je tenterai de comprendre en quoi ces duplicités, caractéristiques du geste poïétique du·de la scénographe, participent à produire du jeu, c’est-à-dire à laisser advenir les possibles tout en proposant un projet concret. Pour ce faire, je m’arrêterai sur trois outils essentiels aux scénographes pour mener à bien leurs projets : le dessin, la maquette et le plan.

Le dessin peut s’exprimer de plusieurs manières. Souvent qualifié d’« esquisse » ou de « croquis[4] », il désigne les travaux préparatoires réalisés en deux dimensions et chargés de transmettre une image mentale destinée à être modifiée au cours du processus de création. La maquette, également appelée « modèle réduit », désigne quant à elle une réalisation en volume qui autorise, contrairement aux pièces graphiques, qu’on gravite autour d’elle afin de définir le point de vue des spectateur·trices / visiteur·euses. Enfin, le plan sert, au théâtre, à localiser les différentes implantations de décor. Majoritairement utilisé en scénographie muséale, il permet notamment de définir le cheminement emprunté par le·la visiteur·euse, colonne vertébrale d’un projet muséographique. Si ces médias sont tous trois employés pour mettre en oeuvre un projet, chaque scénographe les utilise dans l’ordre qui lui convient en fonction des besoins et de la sensibilité de ses collaborateur·trices[5] .

La scénographie ou l’art de créer un espace en attente

Dans la première livraison du dossier « Qu’est-ce que la scénographie? » d’Études théâtrales, le scénographe José Manuel Castanheira[6] envisage ses dessins comme des « paysages ouverts […], des cartes imprégnées de désir; des rêves d’événements à venir », précisant que « le dessin du scénographe implore, attend et sait qu’à tout moment, l’acteur lui donnera la vie » (Castanheira, 2012 : 66). De même, pour Georges Banu, le scénographe Yannis Kokkos vise, dans ses dessins, « non pas tant la réussite plastique, que la captation de ce qui sera en mouvement » (Banu, 1989 : 10).

Ces considérations m’intéressent, car elles témoignent toutes deux du fait que le dessin, et plus largement les outils de représentation du·de la scénographe, ne se résument pas à un strict moyen de communication et de recherche ni même à une oeuvre d’art. Un outil de communication a en effet pour but de délivrer un message clair et ordonné. Une oeuvre d’art induit quant à elle un autoréférencement qui n’est, par définition, pas de la même nature qu’un art appliqué. Si les dessins, les travaux et les esthétiques des scénographes que j’ai sélectionnés diffèrent énormément, tous dépassent la simple fonction de communication et d’autoréférencement pour rester des outils poreux veillant à maintenir cet équilibre fragile qui consiste, pour le·la scénographe, à faire place pour laisser place. Mais de quelles manières et sous quelles formes s’exprime cette porosité?

Transcender l’espace

L’importance de la structure symbolique dans l’élaboration du plan

Pour Sarti, le plan, avant d’être un document formel qui dimensionne et répartit différents espaces entre eux, est avant tout investi d’une dimension symbolique. À ce propos, le scénographe prend exemple sur un lieu qui se trouve sur l’île de Raiatea, appelée aussi l’« île sacrée », située en Polynésie française. Ce lieu est le marae de Taputapuātea. Un marae est une plate-forme construite le plus souvent en pierre volcanique ou en corail et où se déroulaient d’anciens cultes polynésiens. Les chefs s’y réunissaient pour prendre des décisions politiques. C’est également là qu’on intronisait les rois.

Marae de Taputapuātea.

Image de Pierre Lesage.

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L’île de Raiatea, appelée également « Hawaiki » en maohi, se situe au centre du triangle polynésien formé par Hawaï, la Nouvelle-Zélande et Rapanui. La Polynésie orientale est ainsi à l’image d’une pieuvre avec, en son centre, l’île de Raiatea qui forme la tête et ses huit tentacules : elle s’étale sur l’ensemble du comme pour relier toutes les îles entre elles. La figure de la pieuvre permet ici de traduire les relations qui sous-tendent et justifient l’organisation de cet archipel. Sarti se saisit de cet exemple pour expliquer l’importance qu’il confère à la notion de structure symbolique :

Pour moi, c’est là où commence la scénographie, sur cette question du plan symbolique visible ou invisible, car la question n’est pas tant de donner à voir que de rendre présent en sous-main, pour que justement le dialogue entre géographie et symbolique puisse naître. […] Je suis absolument convaincu que le plan dépasse des aspects pratiques. C’est là où l’on peut parler de scénographie, c’est de l’organisation spatiale, mais c’est aussi tout ce que tu investis dans le plan pour aller chercher une dimension symbolique. Après, il n’est pas nécessaire que les visiteur·euses le ressentent, au même titre qu’il n’est pas nécessaire que la pieuvre existe, mais elle est quand même là. Le plan, la pieuvre, c’est la base de l’écriture, c’est la portée musicale, nul besoin de voir le dessin des notes, de la mélodie

(entretien du 24 août 2019).

Photogrammes du documentaire Taputapuāteale berceau du peuple polynésien (2015), montrant le lien entre la situation des îles de la Polynésie orientale et la dimension symbolique de la figure de la pieuvre.

Images d’Archipel Production.

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Le plan comme dramaturgie

En pointant la portée de la dimension symbolique dans la réalisation d’un plan, Sarti met en exergue un champ qui outrepasse le domaine de la géographie, et donc du tangible, pour convoquer une sphère immatérielle qui sous-tend la naissance d’un lieu. Cette dimension symbolique qui soutient l’élaboration d’un plan est à la base de la plupart des projets du scénographe. Je pense, par exemple, à l’idée du rayonnement comme principe de base de l’exposition intitulée Marie Curie, une femme au Panthéon (2017)[7], ou encore à la manière de traiter la question des migrations pour Kréyol Factory (2008-2009)[8].

Ainsi, lors de l’exposition consacrée à la physicienne Marie Curie, qui s’est tenue au Panthéon de Paris en 2017, Raymond Sarti a-t-il cherché à produire un dialogue entre la scénographie et le bâtiment qui l’hébergeait. L’écho entre ces deux instances a trouvé une réponse dans le plan d’implantation du dispositif organisé en étoile rayonnante à 360° :

Il s’agissait de trouver le lien entre Marie Curie, l’atome, l’irradiation et le bâtiment : comment la scénographie est-elle irradiée dans le Panthéon? Comment cette femme a-t-elle irradié aussi, au sens propre comme au sens figuré, au milieu de ces grands hommes? J’avais besoin que ce plan existe de cette manière pour essayer de faire comprendre que ce n’était pas simplement une histoire esthétique, mais aussi symbolique

(idem).

Esquisse de l’exposition temporaire Marie Curie, une femme au Panthéon. Panthéon, Paris (France), 2017.

Esquisse de Raymond Sarti.

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Pour l’exposition temporaire Kréyol Factory, qui traitait de l’histoire des peuples caribéens, constituée de traversées, de dérives et d’exodes, Sarti a imaginé́ une mer métaphorique constituée de cimaises reprenant la forme de vagues et parcourant l’espace de façon transversale. « Je voulais », dit-il, « qu’on se sente submergé et qu’on n’ait de cesse de changer de territoire parce qu’on était dans une histoire de migration » (idem), témoignant ainsi, une fois encore, de sa volonté de transcender l’espace visible pour mieux l’incarner.

Esquisse et maquette de l’exposition temporaire Kréyol Factory. Grande Halle de La Villette, Paris (France), 2008-2009.

Esquisse et maquette de Raymond Sarti.

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Sortir de la cage de scène

Un autre aspect caractérise cette volonté de convoquer une spatialité qui outrepasse le strict espace scénique : nombre de dessins réalisés par Peduzzi appellent la présence d’oiseaux alors que ceux-ci ne figurent dans presque aucune des scénographies finales. Représentés de manière enfantine, les deux petits traits liés au centre peuvent paraître anecdotiques, mais ils acquièrent une grande importance. Peduzzi justifie leur présence par le fait de « montrer l’au-delà, l’extérieur, le lointain » (entretien du 7 mars 2020), c’est-à-dire tout ce à quoi le spectateur ou la spectatrice n’a pas accès, car à tout moment, il est vrai, les oiseaux peuvent s’envoler et sortir de la cage.

En outre, il me semble que ces animaux servent aussi à rendre le ciel habité, participant ainsi à transformer le décor en scénographie pour en faire, certes, une cage, mais aussi un lieu traversé par la vie. Ces oiseaux nous intriguent, nous posent une question davantage qu’ils ne nous donnent une réponse et participent par là même à conférer plus d’épaisseur dramaturgique à l’espace[9]. Mais en plus de transcender celui-ci en y incluant paradoxalement ce qui le dépasse, les outils de représentation du scénographe visent également à ne pas enclore les intentions scénographiques de façon trop arrêtée.

Notes et esquisses de L’éveil du printemps de Frank Wedekind. Comédie-Française, Paris (France), 2019.

Notes et esquisses de Richard Peduzzi.

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Laisser planer le doute

Si certains motifs participent à créer une ambiguïté dramaturgique, les techniques utilisées témoignent également d’une volonté de laisser le propos ouvert. Ainsi, à l’image de nombreuses esquisses de Guy-Claude François[10], certains dessins de Richard Peduzzi sont-ils réalisés à l’aide de traits tremblés. Ses esquisses de Tristan et Isolde (2007-2008)[11] et De la maison des morts (2007)[12] nous mettent en présence de lignes dansantes parfois composées de traits brisés. Peduzzi produit ici un dessin qui tremble volontairement, comme s’il cherchait à éviter de fixer le propos pour mieux laisser advenir son souffle. La valeur du trait rejoint le vibrato du·de la violoniste qui confère une certaine texture à la note en faisant vibrer son doigt sur la corde, telle une manière de faire part, de façon délibérée, de la fragilité et de l’humanité du geste, à l’image du processus de création lui-même… comme si le décor ne pouvait se résoudre à être contenu tout entier dans le trait qui le représente.

Esquisses et aquarelles des opéras Tristan et Isolde de Richard Wagner et De la maison des morts de Leoš Janáček. Teatro alla Scala, Milan (Italie), 2007-2008; Festival d’Aix-en-Provence, Aix-en-Provence (France), 2007.

Esquisses et aquarelles de Richard Peduzzi.

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On retrouve cette idée d’impossibilité à fixer une forme chez Quesne, qui « jette l’éponge » sur la capacité d’un espace à rendre compte de la poésie, de l’atmosphère du lieu et de l’instant. Car le dessin représente moins, pour le scénographe, un outil de prévisualisation que des notes graphiques qu’il réalise à la manière de l’architecte Yona Friedman[13]. Ce traitement épuré témoigne de la façon dont Quesne « pratique un espace » (entretien du 21 juin 2021) en limitant son langage graphique à un ensemble de courts traits noirs homogènes pour fixer sur papier les situations dramaturgiques rencontrées. Le scénographe livre à ce propos : « Ce n’est pas un dessin qui va vouloir rendre inspirante la scénographie, parce qu’on ne peut pas bien dessiner une planche de bois ou un bout de plastique qui a une poésie naturelle. Il faudrait coller dans un cahier le plastique noir qui est si inspirant » (idem). Dans l’approche de Quesne, la question de la formalisation du doute au sein des supports de création se traduit en effet par la méfiance de l’artiste à l’égard du dessin qui « voudrait simuler et prévisualiser une scénographie » (idem). Le metteur en scène réalise en revanche énormément de croquis et de prises de notes, mettant ses outils de scénographe au service de la mise en scène : « quand j’ai basculé de scénographe à auteur de spectacles, j’ai eu besoin du dessin comme note et pour savoir comment pratiquer un espace » (idem).

La mélancolie des dragons de Philippe Quesne. Wiener Festwochen, Vienne (Autriche), 2008.

Photographie de Martin Argyroglo.

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Quesne privilégie en effet ce que les Allemand·es appellent la « Bauprobe », c’est-à-dire des éléments (cloisons, volumes, tracés) à l’échelle 1, placés sur le plateau pendant la répétition : « C’est vraiment devenu une règle. Je ne crois qu’à l’échelle 1 expérimentée avec les corps qui habiteront la pièce comme des animaux qui se font un terrier » (idem).

Justesse versus exactitude : l’exemple de la maquette

Dans son ouvrage La pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss consacre un chapitre à la notion de bricolage, s’arrêtant sur les vertus du modèle réduit : « Plus petite, la réalité de l’objet paraît moins redoutable du fait d’être quantitativement diminuée, elle nous semble quantitativement simplifiée. […] [À] travers le modèle réduit », ajoute-t-il, « la chose peut être saisie, sous-pesée dans la main, appréhendée d’un seul coup d’oeil » (Lévi-Strauss, 1985 [1962] : 38). La fonction de la maquette consisterait donc à représenter l’espace dans sa totalité pour pouvoir l’embrasser d’un seul coup d’oeil, permettant ainsi au regard qui le domine d’en prendre possession. Cette pensée rejoint les paroles de Castanheira, qui affirme que « grâce [aux maquettes] [il peut] regarder le monde de loin » (Castanheira, 2012 : 66).

Mais cette prise de pouvoir, cette maîtrise de l’oeil sur l’espace, est atténuée par la présence d’un autre paradoxe, car si le recours au volume permet de préciser le travail graphique entrepris à l’aide du dessin, le degré de réalisme n’est pas toujours proportionnel au degré de compréhension du projet scénographique. En effet, ce n’est pas parce que le degré de précision est élevé que l’information et la compréhension sont de meilleure qualité. « Plus une maquette est fidèle », dit Peduzzi, « plus c’est compliqué à voir pour les gens, et plus c’est du papier blanc en fait, plus ils comprennent » (entretien du 7 mars 2020). Sa façon de réaliser la maquette rejoint sa manière d’envisager la conception du dessin. Puisque trop d’informations et de précisions pourraient nuire à la lecture du projet, il fait de la maquette un support qui contient une marge de manoeuvre. Celle-ci permet de laisser une place à ses différent·es interlocuteur·trices – constructeur·trices, directeur·trice technique et metteur·e en scène, notamment. C’est sans doute ce qui différencie la justesse de l’exactitude : l’exactitude décrirait une fidélité extrême entre le volume réduit et le décor à l’échelle 1, alors que la justesse résiderait dans sa propension à permettre une libre interprétation, autorisant par là même une appropriation du travail réalisé.

Le travail en volume réduit permet également de trouver le juste rapport entre les spectateur·trices et le décor en ajustant les proportions des volumes entre eux, y compris au sein d’un même élément de décor. Ainsi Peduzzi déclare-t-il : « Quelquefois, il faut être faux par rapport à la réalité. Donc pour être vrai, il faut être faux. Par exemple, un mur de brique ou de pierre n’est pas obligé d’avoir la proportion de pierres naturelles sur un mur. Il faut trouver l’échelle [appropriée], dans tout ça » (idem).

Attester d’un choix

Cet équilibre précaire qui consiste à réaliser un support suffisamment ouvert pour pouvoir être interprété est rendu possible, dans les dessins de Sarti, par la présence quasi systématique d’un cadre, qui agit comme un moyen d’attester la fin du processus de recherche graphique, comme une manière de dire : « J’ai vu, j’ai conscience de proposer un point de vue, de rendre visible, et en cela, je le souligne, j’en prends la responsabilité, je l’encadre » (entretien du 24 août 2019). Le tremblement du trait, la succession d’esquisses et de dessins, la figuration du mystère et du doute sont alors contrebalancés par l’affirmation d’un cadre qui vient se placer en contrepoint.

Esquisse de Les noces du rétameur / La fontaine aux saints d’après John Millington Synge. Comédie de Colmar – Centre dramatique national d’Alsace, Colmar (France), 2010.

Esquisse de Raymond Sarti.

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De la même manière, Peduzzi achève son dessin en y ajoutant des oiseaux; ce geste clôt son témoignage graphique pour mieux l’ouvrir et dire ainsi que la scénographie échappe toujours un peu à qui tient à la définir (Peduzzi, 2014 : 225-261).

Chaque scénographe aborde le dessin, le plan et la maquette de manières différentes. Si, pour Peduzzi, lui-même peintre, l’approche du dessin se confond parfois avec l’oeuvre d’art (au point d’accrocher les dessins comme des tableaux), si Sarti accorde une dimension particulière à la recherche d’inclusion du lieu dans le milieu, et si l’entreprise créative de Quesne est davantage comparable à une « partition[14] » (Sermon et Chapuis, 2016), tous cherchent à rendre les signes poreux, à la fois ouverts et fermés, présents et absents, pour transmettre non pas un message exact, mais une intention la plus juste possible.

On voit ainsi à quel point l’atelier constitue, pour le·la scénographe, un lieu où son projet prend acte par le truchement des trois outils qu’on lui connaît. Mais cette actualisation n’est qu’une étape du cheminement par lequel une scénographie prend vie. Si la phase de conception s’achève à la sortie de l’atelier du·de la scénographe, il ne faut pas oublier qu’un environnement dramaturgique ne s’accomplit et ne se révèle pleinement que par l’action qui le traverse. Même finalisée, une scénographie reste en effet un espace transitif en attente de ceux et celles qu’elle accueille : acteur·trices, chanteur·euses, performeur·euses, musicien·nes, marionnettes, animaux ou objets en mouvement, sans oublier les visiteur·euses et les spectateur·trices à qui ce travail est in fine destiné. En cela, l’atelier du·de la scénographe porte la promesse d’une rencontre ô combien féconde entre un regard et son objet; une rencontre où le jeu insufflé tout au long du processus de création par le·la scénographe devient habité par celui des différent·es acteur·trices.